Interdiction de représentation d’un artiste chanteur : Conseil d’État, Juge des référés, 17 mars 2023, 472161

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Interdiction de représentation d’un artiste chanteur : Conseil d’État, Juge des référés, 17 mars 2023, 472161
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Extraits :
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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

M. A… D… a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’une part, d’ordonner la suspension de l’exécution de l’arrêté du 28 février 2023 par lequel la maire de Rennes a interdit la représentation de son spectacle prévu le 18 mars 2023 dans cette commune et, d’autre part, d’enjoindre à la maire de Rennes de le laisser participer au festival ” Boomin Fest “. Par une ordonnance n° 2301288 du 10 mars 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a suspendu l’exécution de l’arrêté du 28 février 2023, prononcé la suppression de passages de la requête de M. D… présentant un caractère injurieux et rejeté le surplus des conclusions des parties.

Par une requête, enregistrée le 15 mars 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la commune de Rennes demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’annuler l’article 1er de cette ordonnance ;

2°) de rejeter la demande de M. D… ;

3°) de mettre à la charge de M. D… la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

– la condition d’urgence n’est pas satisfaite dès lors, d’une part, que M. D… ne démontre pas l’urgence à prononcer à bref délai la mesure de suspension sollicitée et s’est, en tout état de cause, placé lui-même dans la situation d’urgence qu’il invoque en tardant à contester l’arrêté et, d’autre part, que les demandes de remboursement des places de concert n’affectent pas sa situation financière mais seulement celle de l’entreprise organisatrice du spectacle ;

– il n’est pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression, à la liberté de réunion ni à la liberté d’entreprendre ;

– la mesure d’interdiction prononcée est adaptée, nécessaire et proportionnée eu égard aux risques d’atteinte à la dignité de la personne humaine, à l’ordre public et à la sécurité publique liés à la tenue du concert ;

– la mesure d’interdiction prononcée est justifiée au regard des circonstances de l’affaire ;

– les propos tenus par M. D… dans plusieurs de ses chansons revêtent un caractère raciste ou antisémite, constituant des provocations et incitations à la violence ainsi qu’une remise en cause des valeurs républicaines créant des risques importants d’atteinte à la dignité de la personne humaine et à la sécurité publique ;

– la circonstance que M. D… se serait engagé à ne pas réitérer ses propos n’est pas, contrairement à ce qu’a retenu le juge des référés du tribunal administratif, de nature à justifier la suspension de l’exécution de la mesure d’interdiction en cause ;

– si M. D… n’a pas fait l’objet de condamnations pénales pour les propos tenus dans ses chansons, c’est en raison de la prescription des faits et non de leur absence de matérialité ;

– les éléments qu’elle a présentés devant le juge des référés du tribunal administratif sont de nature à établir l’existence des risques allégués ;

– la mesure d’interdiction contestée est nécessaire eu égard, en premier lieu, au climat de violence existant à Rennes depuis plusieurs mois, entretenu par des groupuscules, constituant un risque de troubles graves à la sauvegarde de la sécurité et de l’ordre publics, en deuxième lieu, à la forte mobilisation des forces de l’ordre dans ce contexte, qui ne permettra pas de contenir d’éventuels débordements liés au concert de M. D… et, en dernier lieu, à ce qu’aucune mesure moins attentatoire aux libertés n’apparaissait suffisante.

Par un mémoire en défense, enregistré le 16 mars et un nouveau mémoire enregistré le 17 mars 2023, M. D… conclut au rejet de la requête et à ce qu’une somme d’un euro soit mise à la charge de la commune de Rennes en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Il soutient que la condition d’urgence est satisfaite et qu’il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

– la Constitution, notamment son Préambule ;

– le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la commune de Rennes et, d’autre part, M. D…,

Ont été entendus lors de l’audience publique du 17 mars 2023, à 14 heures 30 :

– Me Gury, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Rennes, qui conclut aux mêmes fins que sa requête et demande en outre au juge des référés de prononcer la suppression de passages injurieux des écritures en défense de M. D… ;

– Me Froger, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. D… ;

– le représentant de M. D… ;

à l’issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l’instruction au

17mars à 18h.

Considérant ce qui suit

:

Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : ” Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) “.

2. Par un arrêté du 28 février 2023, la maire de Rennes a interdit la représentation du spectacle de M. A… D… dit, E…, programmée le 18 mars 2023 dans la salle ” Le Liberté ” à Rennes, dans le cadre du festival ” Boomin Fest “. La commune de Rennes relève appel de l’ordonnance du 10 mars 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Rennes, statuant dans les conditions prévues au troisième alinéa de l’article L. 511-2 du code de justice administrative, en tant qu’elle a, par son article 1er, suspendu l’exécution de cet arrêté.

3. Ainsi que l’a rappelé le juge des référés du tribunal administratif, l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion. Les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.

4. Il résulte des termes de l’arrêté attaqué que, pour prononcer l’interdiction en litige, la maire de Rennes s’est fondée sur ce que les textes du rappeur Freeze Corléone contenaient des propos constituant ” de véritables provocations et incitations à la haine, voire à la violence (…) remettant en cause les valeurs républicaines et la cohésion nationale “. La maire s’est également fondée sur ce que ces propos ” étaient de nature à très fortement exacerber les tensions déjà vives entre différents groupuscules politiques extrêmes présents à Rennes ” qui ont conduit à des affrontements et sur ce que la venue de l’artiste pouvait constituer un nouveau prétexte pour des violences. La maire évoque également le fait que la programmation du concert suscite de nombreux débats et réactions au sein de la population locale. Elle a estimé que, eu égard à ces différents éléments et à la circonstance que les forces de l’ordre sont déjà fortement mobilisées par la prévention du risque terroriste et par la sécurisation des manifestations répétées, l’interdiction de ce spectacle constituait la seule mesure de nature à assurer le maintien de l’ordre public.

5. D’une part, s’il résulte de l’instruction que le rappeur Freeze Corléone a écrit et chanté des textes, dont le contenu n’est pas contesté, comportant des passages faisant référence de manière positive au nazisme et revêtant clairement un caractère antisémite, il est soutenu par l’intéressé que ces textes ne sont plus ceux qui composent aujourd’hui ses concerts. Il produit à cet égard une liste des chansons qu’il doit interpréter lors du concert du 18 mars 2023, qui ne comporte aucun des textes mentionnés par la commune dans sa requête comme comportant des propos racistes ou antisémites. Cette allégation est corroborée par la production, à l’issue de l’audience, de la liste des chansons interprétées au cours des concerts donnés par M. D… au printemps et à l’été 2022, qui ne comportent pas les titres en cause, ce que confirme, pour le plus récent d’entre eux, sa captation disponible sur le site Youtube. En outre, si M. D… a fait l’objet, à la suite d’un signalement en septembre 2020, à raison de ces propos, d’une enquête de la brigade de répression de la délinquance contre la personne, cette enquête a débouché sur un classement sans suite un an plus tard au motif que les faits susceptibles de recevoir une qualification pénale étaient prescrits et il n’est pas allégué que l’intéressé aurait, depuis lors, fait l’objet d’une nouvelle enquête ou de poursuites pénales à raison de la réitération de tels propos. Par suite, il ne résulte pas de l’instruction que la tenue du concert litigieux ferait naître un risque avéré de commission d’une infraction susceptible de porter atteinte au respect de la dignité humaine et de caractériser un trouble à l’ordre public.

6. D’autre part, si la commune requérante fait état de débats et de réactions suscités au sein de la population par la venue de l’artiste et du risque que le spectacle soit le prétexte d’affrontements entre groupes politiques violents, elle ne produit, au soutien de la réalité d’une telle menace à l’ordre public, aucun élément autre que quelques messages électroniques qu’elle a reçus déplorant la programmation du concert de M. D… et quelques tweets de soutien à celui-ci à la suite de l’intervention de son arrêté. En l’absence de risque avéré de troubles causés par le concert lui-même, la commune ne saurait utilement se prévaloir, pour justifier du caractère proportionné de la mesure d’interdiction du spectacle, de l’engagement des forces de l’ordre pour encadrer les manifestations liées à la réforme des retraites attendues le jour du concert.

7. Il résulte de ce qui précède qu’en prenant l’arrêté d’interdiction contesté, la maire de Rennes a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’entreprendre.

8. Par ailleurs, eu égard à la proximité du concert, l’arrêté d’interdiction porte aux intérêts de

M. D… un préjudice grave et immédiat, constitutif d’une situation d’urgence.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la commune de Rennes n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance qu’elle attaque, le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a suspendu l’exécution de l’arrêté du 28 février 2023.

Sur la demande de suppression des passages injurieux :

10. Si la commune de Rennes soutient que les passages injurieux des écritures produites par M. D… devant le juge des référés du tribunal administratif et dont celui-ci a prononcé la suppression seraient réitérés dans les écritures d’appel de l’intéressé et si elle en demande de nouveau la suppression en appel, il ne ressort pas du mémoire en défense produit par M. D… en appel que les passages en cause y auraient été reproduits. Par suite, les conclusions aux fins de suppression de ces passages ne peuvent qu’être écartées.

Sur les conclusions relatives à l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Ces dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à la charge de M. D…, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Rennes la somme demandée à ce titre par M. D….

O R D O N N E :

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Article 1er : La requête de la commune de Rennes est rejetée.

Article 2 : Les conclusions de M. D… tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la Commune de Rennes et à M. A… D….

Copie sera adressée au ministre de l’intérieur et des outre-mer.

Fait à Paris, le 17 mars 2023

Signé : M. C… B…


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