Diffamation par écritures judiciaires : le droit aux dommages et intérêts

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Diffamation par écritures judiciaires : le droit aux dommages et intérêts
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Une partie appelante ne peut être condamnée à des dommages-intérêts sur les fondements de l’article 559 et 1240 du code civil à raison du contenu de ses écritures produites devant la cour d’appel. Seules les dispositions spéciales prévues à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent fonder une condamnation à indemnisation à raison d’écrits produits devant les tribunaux et de leur caractère prétendument diffamatoire


Selon la Cour européenne des droits de l’homme, de manière générale, la condamnation à des dommages-intérêts constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression et pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (Paturel c. France, arrêt du 22 mars 2006, n° 54968/00, § 24).

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties, et de critiques très larges de la part de l’avocat de la défense en vue de garantir le libre exercice de sa profession et le droit de son client à un procès équitable. ([E] c. Finlande, arrêt du 21 mars 2002, n° 31611/96, § 49).

Il en résulte qu’éclairés par la jurisprudence de la Cour européenne, les articles 6 et 10 de la CEDH s’opposent, au regard des impératifs de libre exercice des droits de la défense et de droit à un procès équitable, à ce qu’une partie appelante d’un jugement soit condamnée, sur le fondement des articles 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil, à des dommages-intérêts à raison d’un passage ou d’un extrait de ses écritures remises à la cour d’appel.

En effet, seules les dispositions spéciales prévues à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent fonder une condamnation à indemnisation à raison d’écrits produits devant les tribunaux et de leur caractère prétendument diffamatoire. Encore faut-il que les passages litigieux soient étrangers à l’instance judiciaire. (1re Civ., 28 septembre 2022, n° 20-16.139, publié ; Crim., 11 octobre 2005, n° 05-80.545, publié)

Une telle interprétation, si elle n’a pas été affirmée antérieurement par la deuxième chambre civile, est conforme aux articles 6 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.


 

CIV. 2

LM

COUR DE CASSATION
______________________

Audience publique du 8 juin 2023

Cassation

Mme MARTINEL, conseiller doyen
faisant fonction de président

Arrêt n° 575 FS-B

Pourvoi n° B 19-25.101

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 8 JUIN 2023

1°/ M. [K] [A],

2°/ Mme [P] [R], épouse [A],

tous deux domiciliés [Adresse 1],

ont formé le pourvoi n° B 19-25.101 contre l’arrêt rendu le 2 octobre 2019 par la cour d’appel d’Orléans (chambre des urgences), dans le litige les opposant à la Société générale, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.

Les demandeurs invoquent, à l’appui de leur pourvoi, trois moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Latreille, conseiller référendaire, les observations de la SCP Zribi et Texier, avocat de M. et Mme [A], de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la Société générale, et l’avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l’audience publique du 18 avril 2023 où étaient présents Mme Martinel, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Latreille, conseiller référendaire rapporteur, Mmes Durin-Karsenty, Vendryes, M. Waguette, Mme Caillard, conseillers, Mmes Jollec, Bohnert, M. Cardini, Mme Bonnet, conseillers référendaires, M. Adida-Canac, avocat général, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l’article R. 431-5 du code de l’organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Orléans, 2 octobre 2019) et les productions, le 6 avril 2018, la Société générale (la banque) a fait pratiquer, en vertu d’un acte de prêt notarié en date du 11 juin 2007, une saisie-attribution sur le compte bancaire de Mme [R] et de son époux M. [A].

2. M. et Mme [A] ont contesté cette saisie devant un juge de l’exécution.

3. Par jugement du 29 janvier 2019, ce juge a débouté M. et Mme [A] de leurs demandes, validé la saisie litigieuse, et les a condamnés à payer à la banque une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. M. et Mme [A] font grief à l’arrêt de rejeter toutes leurs demandes, de valider, pour son montant, la saisie-attribution pratiquée par la banque le 6 avril 2018 et de les condamner à verser diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, alors « qu’en statuant, globalement, en des termes de nature à faire peser un doute légitime sur l’existence d’un parti pris contre les époux [A], incompatibles avec l’exigence d’impartialité objective, la cour d’appel a violé l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

Réponse de la Cour

Vu l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

5. Selon ce texte, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial.

6. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris. La Cour distingue entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur ou quel était son intérêt dans une affaire particulière, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime ([B] c. Belgique, arrêt du 1er octobre 1982, n° 8692/79, § 30, et [O] c. Royaume-Uni [GC], arrêt du 16 décembre 2003, n° 57067/00, § 69). Dans le cadre de la démarche subjective, la Cour a toujours considéré que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à la preuve du contraire ([W] c. Danemark, arrêt du 24 mai 1989, 10486/83, § 47). La Cour reconnaît la difficulté d’établir l’existence d’une violation de l’article 6 pour partialité subjective. C’est la raison pour laquelle, dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions de partialité, elle a eu recours à la démarche objective. La frontière entre les deux notions n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective). (CEDH, Kyprianou c/ Chypre [GC], arrêt du 15 décembre 2005, n° 73797/01, n° 119)

7. L’arrêt énonce que les débiteurs se sont soigneusement abstenus d’engager une procédure d’inscription de faux à l’encontre du procès-verbal de dénonciation qui leur a été délivré, et par ailleurs qu’une procédure engagée par leur adversaire n’aurait fait que tourner à leur confusion et aurait pu entraîner de nouveaux frais à leur charge de sorte qu’ils devraient se féliciter de ne pas avoir fait l’objet d’une assignation en la matière.

8. En statuant ainsi, en analysant, dans les motifs de l’arrêt, les thèses des parties selon des modalités différentes, celle de la banque étant présentée avec neutralité, celle des débiteurs étant ponctuée d’expressions révélant une appréciation subjective de leur cause et traduisant des jugements de valeur, une telle présentation étant de nature à faire peser un doute légitime sur l’impartialité de la juridiction, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Et sur le moyen relevé d’office

9. Après avis donné aux parties, conformément à l’article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l’article 620, alinéa 2, du même code.

Vu les articles 1240 du code civil, 559 du code de procédure civile, 6, § 1, et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

10. Selon l’article 6, § 1, de la Convention précitée, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial.

11. Selon l’article 10, § 1, de la Convention précitée, toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

12. L’article 10, § 2, stipule que l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

13. Par ailleurs, il résulte de l’article 559 du code de procédure civile qu’en cas d’appel principal dilatoire ou abusif, l’appelant peut être condamné à des dommages-intérêts qui lui seraient réclamés.

14. La question se pose de savoir si une partie appelante peut être condamnée à des dommages-intérêts sur les fondements de l’article 559 précité et 1240 du code civil à raison du contenu de ses écritures produites devant la cour d’appel.

15. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, de manière générale, la condamnation à des dommages-intérêts constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression et pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (Paturel c. France, arrêt du 22 mars 2006, n° 54968/00, § 24).

16. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties, et de critiques très larges de la part de l’avocat de la défense en vue de garantir le libre exercice de sa profession et le droit de son client à un procès équitable. ([E] c. Finlande, arrêt du 21 mars 2002, n° 31611/96, § 49).

17. Il en résulte qu’éclairés par la jurisprudence de la Cour européenne, les articles 6 et 10 de la CEDH s’opposent, au regard des impératifs de libre exercice des droits de la défense et de droit à un procès équitable, à ce qu’une partie appelante d’un jugement soit condamnée, sur le fondement des articles 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil, à des dommages-intérêts à raison d’un passage ou d’un extrait de ses écritures remises à la cour d’appel.

18. En effet, seules les dispositions spéciales prévues à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent fonder une condamnation à indemnisation à raison d’écrits produits devant les tribunaux et de leur caractère prétendument diffamatoire. Encore faut-il que les passages litigieux soient étrangers à l’instance judiciaire. (1re Civ., 28 septembre 2022, n° 20-16.139, publié ; Crim., 11 octobre 2005, n° 05-80.545, publié)

19. Une telle interprétation, si elle n’a pas été affirmée antérieurement par la deuxième chambre civile, est conforme aux articles 6 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

20. Pour condamner M. et Mme [A] à payer à la banque une certaine somme à titre de dommages-intérêts, la cour d’appel, qui n’était pas saisie d’une demande de l’intimée sur le fondement de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, retient essentiellement que la mauvaise foi des appelants est patente, qu’ils n’ont pas craint dans leurs écritures de reprocher des malversations à la banque qu’ils accusent pratiquement d’escroquerie, qu’un tel comportement constitue à l’évidence un abus fautif, de nature à causer un préjudice à la partie intimée, l’abus déjà constaté par le juge de l’exécution ayant été aggravé par la procédure d’appel et le contenu de l’argumentation malveillante de M. et Mme [A].

21. En statuant ainsi, alors que les appelants ne pouvaient être condamnés à des dommages-intérêts sur le fondement des dispositions des articles 1240 du code civil et 559 du code de procédure civile, à raison d’un passage ou d’un extrait de leurs conclusions devant la cour d’appel, fussent-ils de nature à heurter et choquer, la cour d’appel a violé les textes et principes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE l’arrêt rendu le 2 octobre 2019, entre les parties, par la cour d’appel d’Orléans ;

Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris ;

Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;

En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du huit juin deux mille vingt-trois.

 


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