Revendication par l’Etat d’un bien manuscrit rare : l’indemnisation du propriétaire

·

·

Revendication par l’Etat d’un bien manuscrit rare : l’indemnisation du propriétaire
Ce point juridique est utile ?

M. A… de Villoutreys a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l’Etat à lui verser la somme de 300 000 euros en réparation des préjudices résultant de la revendication par l’Etat du manuscrit ” Commentaria in evangelium sancti Lucae ” détenu par sa famille depuis 1901. Par un jugement n° 1821972 du 17 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.


 

Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 22 juillet 2022, 458590

M. A… de Villoutreys a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l’Etat à lui verser la somme de 300 000 euros en réparation des préjudices résultant de la revendication par l’Etat du manuscrit ” Commentaria in evangelium sancti Lucae ” détenu par sa famille depuis 1901. Par un jugement n° 1821972 du 17 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 20PA02713 du 21 septembre 2021, la cour administrative d’appel de Paris a, sur appel de M. de Villoutreys, annulé ce jugement et mis à la charge de l’Etat la somme de 25 000 euros à verser à M. de Villoutreys à titre d’indemnisation de son intérêt patrimonial à jouir de ce bien.

Par un pourvoi enregistré le 22 novembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la ministre de la culture demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de rejeter l’appel de M. de Villoutreys ;

3°) de mettre à la charge de M. de Villoutreys la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

– le code général de la propriété des personnes publiques ;

– le code du patrimoine ;

– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseillère d’Etat,

– les conclusions de Mme B… de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, avocat de la ministre de la culture et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de M. A… de Villoutreys ;

Considérant ce qui suit

:

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’un manuscrit de la fin du XVème siècle comportant le texte ” Commentaria in Evangelium sancti Lucae ” attribué à Saint-Thomas d’Aquin a été acquis par l’aïeul de M. A… de Villoutreys lors d’une vente aux enchères publiques en 1901. Conservé depuis lors dans sa famille, il a été mis en dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991 avant d’être restitué à M. de Villoutreys en 2016, à sa demande, ainsi que l’acte de mise en dépôt le permettait, en vue de sa vente. Sur le fondement de l’article L. 111-2 du code du patrimoine, la maison de ventes Jean Emmanuel Prunier a sollicité le 26 mars 2018, en qualité de mandataire de M. de Villoutreys, la délivrance du certificat requis pour l’exportation hors du territoire national des biens culturels, autres que les trésors nationaux, présentant un intérêt notamment historique ou artistique. Par une décision du 18 mai 2018, le ministre de la culture a refusé de délivrer ce certificat et demandé la restitution de cet ouvrage comme appartenant au domaine public de l’Etat, en se fondant sur la circonstance qu’il faisait partie de la bibliothèque de la chartreuse de Bourbon-lèz-Gaillon, devenue la chartreuse d’Aubevoye, lors de l’intervention du décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789 plaçant tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la Nation. La demande de M. de Villoutreys tendant à l’annulation de cette décision pour excès de pouvoir a été rejetée par un jugement du 17 juillet 2020 du tribunal administratif de Paris, devenu définitif. Parallèlement, M. de Villoutreys a saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité de 300 000 euros en réparation des préjudices moral et financier qu’il estimait avoir subis du fait de la restitution du manuscrit, demande qui a été rejetée par un jugement du 17 juillet 2020. Le ministre de la culture se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 21 septembre 2021 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a annulé ce jugement et condamné l’Etat à verser à M. de Villoutreys une indemnité de 25 000 euros en réparation de la perte de son intérêt patrimonial à jouir du manuscrit. Par la voie du pourvoi incident, M. de Villoutreys demande l’annulation de cet arrêt en tant qu’il n’a pas fait intégralement droit à sa demande.

Sur le pourvoi principal de la ministre de la culture :

2. Aux termes de l’article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : ” Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes “.

3. Il découle de ces stipulations que si, en vertu du principe désormais énoncé à l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, les biens qui relèvent du domaine public des personnes publiques sont inaliénables et imprescriptibles, le détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public dont la restitution est ordonnée peut prétendre à la réparation du préjudice lié à la perte d’un intérêt patrimonial à jouir de ce bien, lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances dans lesquelles cette restitution a été ordonnée que cette personne supporterait, de ce fait, une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi. Alors même que le détenteur de bonne foi tenu à l’obligation de restitution ne justifierait pas d’une telle charge spéciale et exorbitante, il peut prétendre, le cas échéant, à l’indemnisation des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu’il a pu être conduit à exposer ainsi que, en cas de faute de l’administration, à l’indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute.

4. Il résulte de ce qui vient d’être dit, en premier lieu, qu’en reconnaissant, sur le fondement de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, eu égard notamment à la durée de détention par la famille de M. de Villoutreys du manuscrit en cause, que celui-ci disposait d’un intérêt patrimonial à en jouir suffisamment reconnu et important pour constituer un bien au sens de ces stipulations et que l’intérêt public majeur qui s’attachait à la restitution à l’Etat de cette œuvre d’art n’excluait pas, par principe, le versement à son détenteur d’une indemnité en réparation du préjudice résultant de cette perte de jouissance, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit.

5. En deuxième lieu, en recherchant, pour apprécier si M. de Villoutreys pouvait, dans les circonstances de l’espèce, prétendre à une indemnisation du fait de la perte de son intérêt patrimonial à jouir du manuscrit, si la privation de ce manuscrit constituait pour lui une charge spéciale et ” excessive “, et non une charge spéciale et ” exorbitante “, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit, eu égard à l’équivalence des deux termes pour la mise en œuvre du régime d’indemnisation en cause.

6. En troisième lieu, la cour administrative d’appel n’a pas entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique en jugeant, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, et notamment de la durée et des conditions de détention de bonne foi du manuscrit par la famille du requérant, ainsi que de l’attitude des pouvoirs publics qui n’en ont jamais revendiqué la propriété jusqu’à la vente aux enchères de 2018, alors qu’ils en avaient eu la possibilité au moins depuis la signature de la convention de dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991, que la privation de l’intérêt patrimonial à jouir de ce manuscrit constituait en l’espèce, pour M. de Villoutreys, une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi.

7. Enfin, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que la réparation de cette charge spéciale et exorbitante incluait nécessairement l’indemnisation d’un préjudice moral. Elle s’est livrée à une appréciation souveraine des faits de l’espèce, exempte de dénaturation, en jugeant qu’un tel préjudice moral était caractérisé en l’espèce.

8. Il résulte de ce qui précède que la ministre de la culture n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

Sur le pourvoi incident de M. de Villoutreys :

9. Dès lors que le préjudice financier allégué par M. de Villoutreys ne résulte pas d’une privation de propriété mais d’une privation de jouissance d’un bien n’ayant jamais cessé d’appartenir au domaine public de l’Etat, c’est sans erreur de droit que la cour administrative d’appel a jugé que la réparation devait nécessairement être inférieure à la valeur vénale du manuscrit.

10. Si M. de Villoutreys se prévaut d’une estimation de la valeur vénale du manuscrit, évaluée entre 200 000 et 300 000 euros, pour revendiquer une indemnisation de son préjudice financier à hauteur de 250 000 euros, à laquelle s’ajouterait une indemnisation de son préjudice moral à hauteur de 50 000 euros, la cour administrative d’appel a souverainement fixé, sans dénaturer les faits de l’espèce ni les pièces du dossier, l’évaluation de l’indemnisation de l’ensemble des préjudices à 25 000 euros.

11. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi incident de M. de Villoutreys doit être rejeté.

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

12. Dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par la ministre de la culture, d’une part, et par M. de Villoutreys, d’autre part, présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

————–

Article 1er : Le pourvoi de la ministre de la culture est rejeté.

Article 2 : Le pourvoi incident de M. de Villoutreys est rejeté.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la ministre de la culture et à M. A… de Villoutreys.  


0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x