Diffamation : décision du 7 janvier 2020 Cour de cassation Pourvoi n° 18-85.620

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Diffamation : décision du 7 janvier 2020 Cour de cassation Pourvoi n° 18-85.620
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N° N 18-85.620 F-P+B+I

N° 2642

EB2
7 JANVIER 2020

CASSATION PARTIELLE

M. SOULARD président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, a rendu l’arrêt suivant :

CASSATION PARTIELLE des pourvois formés par M. I… Q…, la société […], civilement responsable, contre l’arrêt de la cour d’appel de Versailles, 8e chambre, en date du 5 septembre 2018, qui, sur renvoi après cassation (Crim., 14 mars 2017, pourvoi n° 15-86.929), pour diffamation publique envers un particulier, a condamné le premier à 2 000 euros d’amende et a prononcé sur les intérêts civils .

La COUR, statuant après débats en l’audience publique du 13 novembre 2019 où étaient présents dans la formation prévue à l’article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Soulard, président, M. Bonnal, conseiller rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller de la chambre.

Greffier de chambre : Mme Darcheux.

Sur le rapport de M. le conseiller BONNAL, les observations de la société civile professionnelle WAQUET, FARGE et HAZAN, la société civile professionnelle SEVAUX et MATHONNET, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général LEMOINE .

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Un mémoire commun aux demandeurs a été produit.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. M. M… F… et la société […] ont fait citer devant le tribunal correctionnel de Paris M. Q…, directeur de la publication de l’hebdomadaire […], en qualité de prévenu, et la société éditrice de ce journal, en qualité de civilement responsable, à la suite de la publication, le 25 septembre 2013, d’un article intitulé “Des notes de la CIA et de la DGSE annoncent un coup d’État à Conakry” et sous-titré “Les troubles pourraient être déclenchés dès la semaine prochaine”, article qu’ils estimaient intégralement diffamatoire à leur égard.

3. L’arrêt qui, confirmant la décision des premiers juges, déclarait nulle la citation a été annulé par la Cour de cassation, qui a renvoyé la cause et les parties devant la cour d’appel de Versailles.

Examen des moyens

Sur le premier moyen de cassation

Enoncé du moyen

4. Le moyen est pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 109, alinéa 2, et 593 du code de procédure pénale.

5. Le moyen critique l’arrêt “en ce qu’il déclaré M. Q… coupable du délit de diffamation publique envers un particulier et l’a condamné à payer 2 000 euros d’amende, déclaré la société […] – […] civilement responsable de M. Q…, condamné solidairement ces derniers à payer à M… F… et à la société […] la somme de 20 000 euros chacun à titre de dommages et intérêts, ordonné à titre de réparation civile, la publication du dispositif du présent arrêt dans […], Le Monde, Le Figaro et Courrier international, aux frais, solidairement, de M. Q… et de la société […] – […], dans la limite de 3 000 euros par publication et condamné solidairement M. Q… et la société […] – […] à payer à M… F… et à la société […] la somme globale de 10 000 euros sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale ;

1°) alors que tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l’exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l’origine ; que l’arrêt relève (p. 9) que Mme W…, journaliste, entendue comme témoin, a expliqué avoir été « destinataire, peu avant les élections en Guinée, de deux notes confidentielles de la part d’une “source” en laquelle elle avait toute confiance et dont elle n’entendait pas révéler le nom, opposant le principe du secret des sources », notes « qu’elle a alors retransmise à M. Y…, plus compétent qu’elle pour y donner suite, soit “pour qu’il les examine et juge si ça valait le coup de faire un papier” » et qu’ « elle a affirmé n’avoir “pas eu de doute sur l’authenticité de ces notes” » ; que M. Y… (arrêt, p. 10) a indiqué que « lui étaient parvenues des informations fiables sur un probable coup d’État contre le régime d’D… Z… », « qu’il avait pu constater qu’il s’agissait d’une “source fiable, crédible,” qu’il avait “passé des coups de fil pour s’assurer que ces notes avaient été établies par les services” et qu’il “en avait ensuite vérifié le contenu” » ; qu’en déduisant l’absence d’enquête sérieuse du fait que M. Y… avait tu des investigations que l’article 109 alinéa 2 du code de procédure pénale l’autorisait à ne pas divulguer pour protéger ses sources, la cour d’appel a violé ce texte, ensemble l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

2°) alors que l’exception de bonne foi n’exige pas la preuve de la vérité des faits ; qu’en s’abstenant d’examiner, au regard des exigences propres à cette exception, prenant en compte la nature d’intérêt général du sujet traité, si les témoignages de Mme W…, M. J… et M. L…, rapprochés du témoignage de M. Y… et des autres pièces versées aux débats (articles de presse et pièces judiciaires dont l’authenticité n’a pas été contestée) n’ayant à ce stade fait l’objet d’aucune analyse, ne constituaient pas un faisceau d’éléments cohérents suffisant à justifier du sérieux de l’enquête et d’une base factuelle autorisant la publication des propos litigieux, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision ;

3°) l’article intitulé « Des notes de la CIA et la DGSE annoncent un coup d’État à Conakry », sous-titré « Selon les services secrets, les troubles pourraient être déclenchés dès la semaine prochaine », expose « la thèse retentissante » soutenue dans ces notes selon laquelle un coup d’État serait préparé par des mercenaires soutenus par un roi du diamant ; qu’après avoir qualifié ces notes d’« écrits » aux « relents de roman d’espionnage », l’article relève qu’ils « s’appuient sur une réalité non moins romanesque », évoque « une affaire de corruption internationale autour d’une fabuleuse mine de fer » et fournit des éléments de contexte historique, politique et judiciaire ; que revenant au contenu des deux notes, l’article pose alors la question : « F… a-t-il décidé de sauvegarder ses intérêts guinéens par des moyens musclés ? » en indiquant qu’il s’agit de « la conviction des services français et US, qui n’apportent pas de preuve mais font des rapprochements », rapprochements dont la teneur est ensuite exposée ; que c’est à tort que, pour conclure à un manque de prudence dans l’expression, l’arrêt a affirmé que le journaliste s’était « borné à reprendre à son compte, sans aucun recul, la teneur comme les conclusions des deux notes confidentielles » ;

4°) l’animosité personnelle s’entend de considérations personnelles, étrangères et extérieures au sujet traité, d’un mobile dissimulé aux lecteurs qui constitue une part substantielle de l’information révélée au public et qui est étranger au litige ; qu’elle ne saurait se réduire à un simple manque de prudence ou de recul ni se déduire du silence gardé par un journaliste pour protéger ses sources ; que l’animosité personnelle du journaliste n’a pas été légalement justifiée”.

Réponse de la Cour

Vu l’article 593 du code de procédure pénale ;

6. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

7. L’arrêt attaqué, après avoir rejeté l’exception de nullité de la citation, retient que les propos poursuivis imputent aux parties civiles d’avoir recruté des mercenaires, préparé un coup d’État, organisé une insurrection violente, corrompu le pouvoir en place et déstabilisé le régime guinéen par des moyens illégaux, pour favoriser un parti fictif et protéger leurs intérêts miniers.

8. L’arrêt reproduit, en les résumant, les déclarations des témoins entendus au titre de l’offre de preuve. Mme W… dit avoir reçu, peu avant les élections en Guinée, d’une source de confiance et dont elle ne révèle pas le nom, deux notes dites blanches, sur l’authenticité desquelles elle n’a pas eu de doute et qu’elles a transmises à M. Y…. Ce dernier déclare notamment que lui étaient parvenues, d’une source fiable et crédible, ainsi que le lui avaient confirmé les appels téléphoniques passés pour s’assurer que ces notes avaient été établies par les services, des informations, dont il avait vérifié le contenu, sur un probable coup d’État contre le régime du président guinéen, M. D… Z…, et ajoute qu’il y avait eu deux morts quelques mois avant les élections. M. J…, politologue, qui se trouvait à Conakry au moment des élections de 2013, et M. L…, professeur émérite de droit public, qui a connu M. Z… sur les bancs de l’université, mentionnent le caractère plausible des rumeurs et des informations publiées par l’hebdomadaire.

9. Sur l’offre de preuve, l’arrêt retient que ni les documents produits, soit plusieurs textes, certains en langue anglaise, non traduits, et deux notes dites blanches, qui ne peuvent être rattachées à un quelconque service secret, français ou américain, ni les déclarations des témoins, compte tenu de leur teneur, ne démontrent d’aucune façon l’organisation ni même la participation des parties civiles au coup d’État visant le régime guinéen, et en déduit que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n’est pas rapportée.

10. Pour refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi, les juges énoncent que le sujet de l’article, à savoir la situation à Conakry, était d’actualité, compte tenu de la proximité des élections dans ce pays, de sorte que l’information pouvait paraître légitime, mais que font défaut la prudence nécessaire dans l’expression comme l’absence d’animosité envers les parties civiles, le journaliste s’étant borné à reprendre à son compte, sans aucun recul, la teneur comme les conclusions des deux notes confidentielles précitées, dont l’origine reste ignorée, et qu’il a jeté un doute sur leur réalité, en taisant les investigations qu’il a affirmé avoir entreprises pour les accréditer, de sorte que la base factuelle nécessaire est insuffisante.

11. En se déterminant ainsi, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision pour les trois motifs qui suivent.

12. Il lui appartenait, en premier lieu, d’analyser précisément les pièces de l’offre de preuve et les déclarations des témoins entendus à ce titre, également invoquées par le prévenu au soutien de l’exception de bonne foi, afin d’énoncer les faits et circonstances lui permettant de juger si les propos reposaient ou non sur une base factuelle, sans écarter les documents présentés comme des notes blanches au seul motif que le prévenu ne révélait pas par quelles sources il les avait obtenus.

13. Elle ne pouvait, en deuxième lieu, refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi aux motifs d’un défaut de prudence dans l’expression et d’une animosité personnelle de l’auteur de l’article, alors qu’elle devait apprécier ces critères d’autant moins strictement que, d’une part, elle constatait, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne, que les propos s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général, d’autre part, il résulte de ce qui précède que son appréciation sur la suffisance de leur base factuelle n’était pas complète.

14. En troisième lieu, elle ne pouvait déduire l’animosité personnelle du journaliste de sa seule analyse selon laquelle les propos seraient privés de base factuelle et exprimés sans prudence, alors qu’une telle animosité envers la partie civile ne peut se déduire seulement de la gravité des accusations et du ton sur lequel elles sont formulées, mais n’est susceptible de faire obstacle à la bonne foi de l’auteur des propos que si elle est préexistante à ceux-ci et qu’elle résulte de circonstances qui ne sont pas connues des lecteurs.

15. La cassation est en conséquence encourue.

Portée et conséquences de la cassation

16. Quoique les motifs ci-dessus ne concernent que la bonne foi, l’arrêt cassé prononçant, dans son dispositif, une décision globale sur la culpabilité, celle-ci est intégralement remise en cause, ainsi que les décisions qui en sont la conséquence, sur la peine et les intérêts civils.

17. Seule la décision distincte sur le rejet de l’exception de nullité n’est pas atteinte par la cassation.

18. Il n’y a pas lieu de statuer sur le second moyen de cassation.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, sauf en ce qu’il a rejeté l’exception de nullité de la citation, l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Versailles, en date du 5 septembre 2018, et pour qu’il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d’appel de Versailles et sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le sept janvier deux mille vingt ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.

 


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