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TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1]
Expéditions
exécutoires
délivrées le:
■
4ème chambre 1ère section
N° RG 20/10952
N° Portalis 352J-W-B7E-CTEL6
N° MINUTE :
Assignations des :
20 et 22 Octobre 2020
JUGEMENT
rendu le 06 Février 2024
DEMANDEUR
Monsieur [B] [T]
[Adresse 10]
[Adresse 10]
[Localité 7]
représenté par Me Martine SULTAN FUENTES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0337, avocat postulant, et par Me Cécile BIGUENET-MAUREL, avocat au barreau de GRASSE, avocat plaidant
DÉFENDERESSES
Madame [N] [S]
[Adresse 4]
[Localité 8]
représentée par Me Aude LEBAULT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0866
CNP ASSURANCES
[Adresse 5]
[Localité 6]
représentée par Me Stéphanie COUILBAULT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1590
Décision du 06 Février 2024
4ème chambre 1ère section
N° RG 20/10952 – N° Portalis 352J-W-B7E-CTEL6
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Géraldine DETIENNE, Vice-Présidente
Nathalie VASSORT-REGRENY, Vice-Présidente
Pierre CHAFFENET, Juge
assistés de Nadia SHAKI, Greffier,
DÉBATS
A l’audience du 21 Novembre 2023 tenue en audience publique devant Madame DETIENNE, juge rapporteur, qui, sans opposition des avocats, a tenu seule l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en a rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
JUGEMENT
Prononcé par mise à disposition
Contradictoire
En premier ressort
EXPOSE DU LITIGE
Le 28 juin 1994, [L] [T], née le [Date naissance 2] 1925, a souscrit auprès de la société CNP Assurances un contrat d’assurance-vie « Poste Avenir », n°343953390 01/2, en optant pour la clause bénéficiaire insérée dans le bulletin d’adhésion rédigée de la façon suivante : « Mon conjoint, à défaut par parts égales mes enfants nés ou à naître, à défaut de l’un, ses descendants, à défaut les survivants, à défaut mes héritiers».
Le 17 juillet 2006, [L] [T] a adressé à la société CNP Assurances une demande de modification de la clause bénéficiaire de son contrat en désignant : « Mme [N] [S] née le [Date naissance 1] 1942 à [Localité 11], à défaut mon petit-fils Mr [T] [I], à défaut ses héritiers, à défaut mes héritiers ». Figurait au bas de ce courrier, l’acceptation de Mme [S], petite-cousine d'[L] [T].
Par correspondances adressées les 17 et 18 juillet 2006 à [L] [T] alors domiciliée chez son fils, M. [B] [T], la société CNP Assurances l’a informée de la prise en compte de la modification de la clause bénéficiaire et de l’acceptation de Mme [S].
Par ordonnance du 20 juillet 2006, [L] [T] a été placée sous sauvegarde de justice puis, par jugement du 28 décembre 2006, sous curatelle renforcée, un curateur extérieur étant désigné « en raison des dissensions familiales » existant avec son fils.
Le 2 juillet 2008, [L] [T] a rédigé un testament en la forme authentique aux termes duquel elle a institué légataires universels :
– M. [C] [J], fils de sa sœur [D], ou à défaut ses héritiers, à concurrence de deux tiers,
– Mme [N] [S] ou à défaut M. [C] [J] ou encore à défaut les héritiers de ce dernier, à concurrence d’un tiers.
[L] [T] est décédée le [Date décès 3] 2020 en laissant pour lui succéder son fils, héritier réservataire, ainsi que Mme [S] et M. [J], institués en qualité de légataires universels par le testament authentique du 2 juillet 2008, à concurrence d’un tiers pour la première et de deux tiers pour le second.
Le 18 septembre 2020, la société CNP Assurances a versé à Mme [S] la somme de 169.846,09 euros au titre du contrat d’assurance-vie « Poste Avenir » souscrit par [L] [T].
C’est dans ce contexte que M. [B] [T] a, par actes extra-judiciaires des 20 et 22 octobre 2020, fait citer la société CNP Assurances et Mme [S] devant le tribunal judiciaire de Paris afin de voir annuler la désignation de Mme [S] en qualité de bénéficiaire du contrat d’assurance-vie souscrit par [L] [T].
Parallèlement, par actes des 11 et 22 septembre 2020, M. [T] a fait citer Mme [S] et M. [J] devant le tribunal judiciaire de Blois aux fins de voir annuler le testament du 2 juillet 2008 pour insanité d’esprit.
Par jugement du 10 mars 2022, le tribunal judiciaire de Blois a débouté M. [T] de sa demande de nullité du testament et dit que ce testament devait être soumis à réduction pour libéralité excessive portant atteinte à la réserve de M. [T], sous réserve de la quotité disponible. Cette décision a été frappée d’appel.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 5 avril 2022, M. [T] demande au tribunal de :
« Vu les articles 414-1, 414-2 du Code civil,
Vu l’article 1240 du Code civil,
Déclarer nul et de nul effet le changement de désignation de bénéficiaire au profit de Mme [N] [S], relatif au contrat d’assurance vie n° 343593390 01/2/B20, daté par la CNP ASSURANCES du 17 juillet 2006,
Dire et juger que le seul bénéficiaire du contrat sera M. [B] [T], fils de feue Mme [L] [T] précédemment désigné,
Condamner Mme [N] [S] et la SA CNP ASSURANCES in solidum au paiement à M. [B] [T] de la somme de 169.846,89 € au titre du contrat d’assurance vie et de la somme de 30.000 € de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1240 du Code civil,
Condamner Mme [N] [S] au paiement de la somme de 5.000 € sur le fondement de l’article 700 du CPC,
Condamner Mme [N] [S] et la SA CNP ASSURANCES aux entiers dépens.
Rappeler que le jugement à intervenir est immédiatement exécutoire de par la Loi ».
Aux termes de ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 6 mai 2022, Mme [S] demande au tribunal de :
« Vu les articles 414-1 et 414-2 et suivants du Code civil,
Vu l’article 514 du Code de procédure civile,
Décision du 06 Février 2024
4ème chambre 1ère section
N° RG 20/10952 – N° Portalis 352J-W-B7E-CTEL6
Vu la jurisprudence,
– ORDONNER que Monsieur [B] [T] n’apporte pas la preuve de l’insanité d’esprit de Madame [L] [T] au jour où elle a modifié la clause de son contrat d’assurance vie souscrit auprès la CNP Assurances et institué Madame [N] [S] en qualité de seule bénéficiaire dudit contrat ;
– ORDONNER qu’aucune manœuvre dolosive n’a été commise par Madame [N] [S] aux fins de se voir désigner comme bénéficiaire de l’assurance vie souscrite par Madame [L] [T] auprès de CNP Assurances ;
Par conséquent :
– DEBOUTER Monsieur [B] [T] de sa demande d’annulation de la clause bénéficiaire régularisée le 17 juillet 2006 par Madame [L] [T] sur son contrat « Poste Avenir » n°343593390 01/2 souscrit auprès de la CNP Assurances ;
– DEBOUTER Monsieur [B] [T] pour le surplus de ses demandes ;
A titre reconventionnel :
– CONDAMNER Monsieur [B] [T] à verser à Madame [N] [S] la somme de 30.000 € sur le fondement de l’article 1240 du Code civil ;
– CONDAMNER Monsieur [B] [T] à verser à Madame [N] [S] la somme de 2.500 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens de l’instance.
Subsidiairement : si la clause bénéficiaire devait être annulée :
– CONDAMNER Madame [N] [S] à verser à CNP Assurances la somme de 119.399,09 € nette perçue par elle, à charge pour CNP Assurances de s’acquitter ensuite du montant qui s’avérerait dû à Monsieur [B] [T] ;
– DEBOUTER CNP Assurances de sa demande tendant à condamner Madame [N] [S] à reverser les fonds perçus au demandeur,
– Débouter CNP Assurances de sa demande tendant à condamner Madame [N] [S] à lui verser la somme de 169.846,09 €.
En tout état de cause :
– ECARTER toute exécution provisoire de la décision, celle-ci étant incompatible avec la nature de l’affaire. ».
Aux termes de ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 4 janvier 2022, la société CNP Assurances demande au tribunal de :
« -Rejeter la demande de nullité de la modification bénéficiaire régularisée le 17 juillet 2006 par Mme [T] sur son contrat « POSTE AVENIR », n° 343953390 01/2 ;
– Subsidiairement, si par extraordinaire le Tribunal accueillait l’argumentation de M. [B] [T] et annulait la désignation bénéficiaire du 17 juillet 2006, il est demandé au Tribunal de condamner directement Mme [S] à reverser les fonds perçus au demandeur.
Très subsidiairement, si le Tribunal annulait la modification bénéficiaire du 17 juillet 2006 et condamnait la Société CNP Assurances à reverser une seconde fois le capital décès, il est demandé au Tribunal de :
– condamner Mme [N] [S] à lui reverser les fonds perçus, soit une somme de 169.846,09 € en vertu des articles 1302 et suivants du Code civil relatifs à la restitution de l’indu;
– juger que le capital décès assuré ne pourra être versé aux enfants de l’assurée que sur justificatifs du lien de parenté et dans les conditions prévues au Code général des impôts (art 757B / 806 III / 292B Annexe II).
– Rejeter toute demande complémentaire formulée contre la CNP Assurances y compris la demande de dommages et intérêts ;
– Ecarter l’exécution provisoire ;
– Condamner toute partie perdante à verser la somme de 2.400 € à la Société CNP Assurances au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Condamner toute partie perdante aux entiers dépens dont distraction au profit de la Selarl MESSAGER COUILBAULT, représentée par Maître Stéphanie COUILBAULT-DI TOMMASO, Avocat au Barreau de Paris, en application de l’article 699 du Code de procédure civile. ».
L’ordonnance de clôture a été rendue le 3 janvier 2023.
Pour un plus ample exposé des faits de la cause et des prétentions des parties, il est fait expressément référence aux pièces du dossier et aux dernières écritures des parties conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
A titre liminaire, il convient de relever que les demandes tendant à voir « ordonner » formulées par Mme [S] ne constituent pas des prétentions au sens des dispositions de l’article 4 du code de procédure civile en ce qu’elles ne sont pas susceptibles d’emporter des conséquences juridiques mais constituent, en réalité, les moyens qu’elle invoque au soutien de ses demandes. Il ne sera donc pas statué sur ces « demandes » qui ne donneront pas lieu à mention au dispositif.
Sur la demande tendant à voir annuler la modification de la clause bénéficiaire
M. [T] fait valoir pour l’essentiel que, lors de la modification de la clause bénéficiaire, [L] [T] souffrait, depuis de nombreuses années, de troubles psychiatriques sévères ayant entraîné des hospitalisations répétées, qu’elle était de ce fait vulnérable et influençable et que Mme [S] a profité de cet état de faiblesse pour l’inciter à le rejeter et à modifier la clause bénéficiaire de son contrat d’assurance-vie. Il prétend également que la lettre de modification de la clause bénéficiaire ne peut pas être prise en compte car elle n’est pas écrite de la main d'[L] [T] et n’exprime pas de manière certaine et non équivoque sa volonté.
Mme [S] objecte que M. [T] ne rapporte pas la preuve de l’insanité d’esprit d'[L] [T] au moment du changement de bénéficiaire. Elle fait valoir que certains des éléments médicaux invoqués sont anciens, que d’autres ont été établis à la demande de M. [T] et révèlent un parti pris manifeste dont il ressort que celui-ci avait présenté aux praticiens en cause une vision tronquée de la situation familiale, que le médecin expert inscrit sur la liste établie par le procureur de la République a simplement retenu un certain affaiblissement et conclu à une mesure de curatelle ; qu’aucun élément ne justifie d’une dégradation de l’état de santé d'[L] [T] dans les mois qui ont suivi la rédaction de l’acte et qu’elle a, au contraire, continué à vivre seule à son domicile jusqu’au mois de mars 2016. Elle prétend que M. [T] ne rapporte pas plus la preuve de l’abus de faiblesse qu’il lui impute ou de manœuvres ou mensonges mis en œuvre pour se voir désigner bénéficiaire et que les relations du demandeur avec sa mère se sont dégradées lorsque celle-ci a découvert qu’il avait utilisé la procuration dont il disposait sur ses comptes bancaires pour effectuer des opérations à son profit. Elle affirme enfin que la lettre du 17 juillet 2006 a été signée par [L] [T] et exprime d’une manière certaine et non équivoque sa volonté.
La société CNP Assurances conclut de la même façon que M. [T] ne rapporte pas la preuve de l’insanité d’esprit d'[L] [T] à la date de l’acte contesté. Elle fait notamment valoir qu’à cette date, [L] [T] ne faisait l’objet d’aucune mesure de protection ; qu’en octobre 2016, elle a été placée sous curatelle renforcée et non sous tutelle ce qui démontre qu’elle n’était pas hors d’état d’agir elle-même ; que le contenu de la lettre du 17 juillet 2006 est clair et non ambigu et que la seule condition de forme exigée pour la validité d’une modification de clause bénéficiaire est qu’elle soit signée par l’assurée ce qui est le cas en l’espèce.
Sur ce,
A titre liminaire, il convient de préciser que les articles 414-1 et 414-2, dans leur rédaction issue de la loi du 5 mars 2007, ne s’appliquent pas aux actes juridiques conclus antérieurement à leur entrée en vigueur de sorte qu’ils ne sont pas applicables en l’espèce à la modification de la clause bénéficiaire rédigée le 17 juillet 2006 et que celle-ci est soumise aux articles 489 et 489-1 anciens du code civil.
Aux termes de l’article 489 ancien du code civil « Pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. Mais c’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte. Du vivant de l’individu, l’action en nullité ne peut être exercée que par lui, ou par son tuteur ou curateur, s’il lui en a été ensuite nommé un. Elle s’éteint par le délai prévu à l’article 1304. ».
L’article 489-1 ancien dispose : « Après sa mort, les actes faits par un individu, autres que la donation entre vifs ou le testament, ne pourront être attaqués pour la cause prévue à l’article précédent que dans les cas ci-dessous énumérés :
1° Si l’acte porte en lui-même la preuve d’un trouble mental ;
2° S’il a été fait dans un temps où l’individu était placé sous la sauvegarde de justice ;
3° Si une action avait été introduite avant le décès aux fins de faire ouvrir la tutelle ou la curatelle. ».
En application de ces dispositions et de l’article 9 du code de procédure civile, il appartient à M. [T] de rapporter la preuve de l’insanité d’esprit d'[L] [T] au moment du changement de la clause bénéficiaire, le placement sous sauvegarde de justice et l’ouverture de la mesure de curatelle n’étant pas eux-mêmes de nature à rapporter cette preuve.
Pour ce faire, il produit un certain nombre d’éléments médicaux établis entre 2000 et 2005 dont il ressort qu'[L] [T] souffrait d’un trouble anxieux généralisé depuis l’enfance, qu’elle a connu, à partir de 1991, des épisodes dépressifs majeurs s’intégrant dans une maladie bi-polaire et ayant donné lieu à son hospitalisation à plusieurs reprises (pour la dernière fois en 2002) et qu’elle bénéficiait d’un suivi à l’hôpital [9]. Si lors de son hospitalisation survenue en décembre 2001, soit plusieurs années avant la rédaction de l’acte objet du litige, il a été évoqué « un syndrome extra pyramidal post-neuroléptique pouvant s’intégrer dans une maladie de Steele [W] », M. [T] ne communique aucune pièce susceptible d’établir que le diagnostic de cette maladie, dont il indique sans être contesté qu’il s’agit d’une maladie neurodégénérative, a été confirmé alors que Mme [S] produit un certificat établi le 5 septembre 2006 par le docteur [V] [O], neurologue, qui indique : « Mme [T] [L] m’avait consulté en 2001 pour un syndrome extrapyramidal médicamenteux. Je la revois ce jour pour faire un bilan neurologique. Cette patiente n’a pas de maladie de STEELE-RICHARDSON évoqué en 2001 compte tenu du recul de 5 ans. Tout au plus un petit syndrome extrapyramidale médicamenteux ne gênant pas la vie quotidienne. Sur le plan cognitif ; n’est pas confuse, tout a fait présente, n’a pas d’atteinte praxique (gestuel conservé), ni d’atteinte phasique (langage conservé cohérent) une discrète atteinte mnésique avec un MiniMentalTest à 27/30. Une petite atteinte mnésique ne me semblant pas justifier la mise sous tutelle mais tout au plus une mise sous curatelle et par un tiers compte tenu des problèmes familiaux évoqués durant la consultation ». Il convient en outre de relever qu'[L] [T] était suivie régulièrement à l’hôpital [9] ce qui était de nature à permettre une stabilisation de son état et que l’existence de la pathologie invoquée est insuffisante à elle seule pour rapporter la preuve qu'[L] [T] était atteinte d’un trouble mental au moment de l’acte.
M. [T] verse ensuite aux débats des éléments médicaux établis dans un temps très proche de l’acte en litige :
– un certificat du 16 juin 2006 aux termes duquel le docteur [B] [R], médecin généraliste, indique qu'[L] [T] « présente une dégénérescence neurologique avec ralentissement idéo moteur la rendant vulnérable et influençable justifiant sa mise sous tutelle ou curatelle »,
– un certificat du docteur [H], médecin généraliste, daté du 23 juin 2006, certificat établi selon le praticien « afin de protéger cette personne contre tout malfaisant » et qui indique qu'[L] [T] présente une « DEGENERESCENCE NEUROLOGIQUE associée à un syndrome anxio-dépressif chronique et un ralentissement idéo-moteur, rendant cette personne très INFLUENCABLE et très vulnérable. Certificat établi le 23 juin 2006 »,
– le questionnaire renseigné par le docteur [H] le 27 juin 2006 à la demande du juge des tutelles dont il ressort que, selon lui, [L] [T] présentait une altération totale de ses facultés mentales ou corporelles empêchant l’expression de sa volonté et justifiant l’ouverture d’une mesure de tutelle et qu’elle ne pouvait pas valablement et sans risque se voir attribuer la faculté de faire un testament.
Cependant, en premier lieu, ces certificats et particulièrement celui du docteur [B] [R], dont il n’est pas contesté qu’il n’avait auparavant jamais examiné [L] [T], sont particulièrement succincts alors que le docteur [M], psychiatre inscrit sur la liste des médecins spécialistes établie par le procureur de la République de Blois conformément à l’article 1245 du code de procédure civile, qui a examiné [L] [T] le 15 juillet 2006 soit 2 jours avant l’acte critiqué, conclut qu'[L] [T] présente « un certain affaiblissement de son efficience intellectuelle » et « a besoin d’une curatelle spéciale de l’article 512 du code civil ». C’est cette mesure qui sera décidée par le juge des tutelles et non une mesure de tutelle, celui-ci considérant qu'[L] [T] avait besoin d’être assistée dans les actes de la vie civile mais était en mesure de tester librement.
En deuxième lieu, Mme [S] produit des éléments médicaux établis quelques mois après l’acte critiqué dont les conclusions viennent également contredire les certificats produits par M. [T]. Ainsi, dans un courrier du 5 septembre 2006, le docteur [E] [Z], dont il n’est pas contesté qu’il était le médecin traitant d'[L] [T], indique : « Je vous adresse Madame [T] [L], âgée de 81 ans, pour laquelle un pb médico-légal apparaît suite à une mesure de sauvegarde de justice semble-t-il un peu hâtive. Me [F] semble en bon état général tant d’un point de vue physique que psychique en rapport avec son âge. Merci de nous donner votre avis détaillé sur ce plan ». Le certificat établi le même jour par le docteur [O], évoqué ci-avant, conclut à l’absence de maladie de Steele [W]. Il mentionne également : « Tout au plus un petit syndrome extrapyramidale médicamenteux ne gênant pas la vie quotidienne. Sur le plan cognitif ; n’est pas confuse, tout a fait présente, n’a pas d’atteinte praxique (gestuel conservé), ni d’atteinte phasique (langage conservé cohérent) une discrète atteinte mnésique avec un MiniMentalTest à 27/30. Une petite atteinte mnésique ne me semblant pas justifier la mise sous tutelle mais tout au plus une mise sous curatelle et par un tiers compte tenu des problèmes familiaux évoqués durant la consultation ».
De même, le docteur [K] [P], psychiatre au groupe hospitalier [9], indique, dans un courrier daté du 13 octobre 2006 adressé au médecin traitant d'[L] [T] : « Son état dépressif est bien stabilisé sous Effexor 150 mg. Son fonctionnement social me parait tout à fait autonome. Je ne retrouve pas de troubles mnésiques ou cognitifs manifestes ce jour. (…) En conséquence je n’ai pas d’argument pour valider la demande de mise sous tutelle de la patiente ».
En troisième lieu, il convient de relever que les éléments médicaux produits par M. [T] ont été établis à sa demande en vue de l’ouverture d’une mesure de protection et que, dans la correspondance qu’elle a adressée au juge des tutelles le 16 octobre 2006, [L] [T] explique que cette démarche a été initiée par son fils après qu’elle lui a retiré la procuration dont il disposait sur ses comptes bancaires en raison de retraits injustifiés. La lecture de ce courrier ne révèle en outre aucune altération des facultés intellectuelles de sa rédactrice mais démontre au contraire qu’elle était en mesure d’exprimer ses souhaits dans des termes clairs et dépourvus de toute ambiguïté.
En quatrième lieu, il sera relevé que Mme [S] affirme sans être contestée que le juge des tutelles a été informé de la modification de la clause bénéficiaire dès l’ouverture de la mesure de protection. Or, ni lui, ni le curateur n’ont estimé nécessaire de remettre en cause cette désignation.
Dès lors, au vu de ces considérations, les éléments médicaux produits par M. [T], même s’ils ont été établis dans un temps voisin de l’acte, ne sont pas suffisants pour établir que le 17 juillet 2006, [L] [T] était atteinte d’un trouble mental.
Les attestations produites par M. [T] ne contiennent quant à elles aucun élément susceptible de rapporter la preuve en cause. Il en est de même des éléments médicaux établis en 2014 et 2020 qui, s’ils évoquent, pour le premier un syndrome démentiel et pour le second des troubles cognitifs existant depuis plusieurs années, ne datent pas l’apparition de ces troubles et ne précisent pas davantage leur nature et leur ampleur.
Force est donc de constater que M. [T] ne rapporte pas la preuve qui lui incombe qu'[L] [T] était au moment de la modification de la clause bénéficiaire atteinte d’un trouble mental la mettant dans l’incapacité d’exprimer sa volonté.
S’agissant des faits d’abus de faiblesse reprochés à Mme [S], M. [T] ne produit aucun élément probant susceptible d’en rapporter la preuve et notamment d’établir que Mme [S] « n’aurait eu de cesse de s’accaparer les valeurs mobilières » d'[L] [T]. Le fait qu’elle ait, à plusieurs reprises, demandé au juge des tutelles ou au curateur de lui accorder une somme supérieure à celle dont elle bénéficiait et qu’elle ait eu connaissance de la consistance du patrimoine d'[L] [T] est à cet égard insuffisant. S’agissant de la lettre du 14 février 2007 qui aurait été rédigée par Mme [S] au nom d'[L] [T] et adressée au curateur « pour résilier une assurance-vie » désignant M. [T] et en souscrire une autre à son profit, il sera relevé que le courrier versé en pièce n°23 n’est pas signé mais qu’il concerne le contrat objet du litige dont la clause bénéficiaire avait déjà été modifiée en faveur de Mme [S] à la date de sa rédaction. Quant à la seconde correspondance datée du 14 février 2007, elle est signée de la main d'[L] [T] et ne tend pas à conférer un quelconque avantage à Mme [S]. M. [T] ne justifie pas non plus de relations de connivence préjudiciables à [L] [T] entre Mme [S] et le mandataire de celle-ci, ni que Mme [S] aurait « obtenu de Me [A], clerc de notaire, qu’elle établisse un testament » l’instituant comme légataire universelle.
S’agissant des critiques formées à l’encontre de l’acte du 17 juillet 2006 en ce qu’il ne refléterait pas l’intention d'[L] [T], il convient de rappeler, comme le fait justement la société CNP Assurances, que la modification de la clause bénéficiaire n’est soumise à aucune condition de forme particulière pour autant qu’elle soit signée du stipulant et que sa volonté soit exprimée de manière certaine et non équivoque. Le fait que le document du 17 juillet 2006 ne soit pas écrit de la main d'[L] [T] est par conséquent insuffisant pour démontrer qu’il n’est pas l’expression de sa volonté.
Si M. [T] affirme que la signature est « tremblante, hésitante et confuse » et émet de ce fait l’hypothèse qu’elle émane d’un tiers, il ne dénie pas formellement la signature d'[L] [T]. De plus, ni le tracé de cette signature, ni sa comparaison avec celle apposée sur les autres pièces produites aux débats ne permettent de conclure qu’elle n’émane pas d'[L] [T] ou qu’elle traduit « une fatigue révélatrice de la dégénérescence relevée par les experts », la signature d’une personne étant susceptible d’évoluer avec le temps et en fonction des conditions dans lesquelles elle est réalisée.
Il sera relevé au surplus que la volonté d'[L] [T] de gratifier Mme [S] et de limiter les droits de M. [T] à la seule réserve héréditaire est confirmée par les termes du testament reçu le 2 juillet 2008, en présence de deux témoins et alors qu'[L] [T] était assistée de son curateur, ainsi que par plusieurs correspondances signées par la défunte ; que la modification de la clause bénéficiaire désignant Mme [S] en lieu et place de M. [T] est intervenue après qu'[L] [T] a découvert que celui-ci faisait une utilisation qu’elle jugeait abusive des procurations dont il disposait sur ses comptes bancaires et que les dissensions familiales existant entre eux ont également été relevées par le juge des tutelles.
Force est par conséquent de constater que M. [T] ne rapporte pas la preuve que le document daté du 17 juillet 2006 ne refléterait pas la volonté d'[L] [T] de modifier la clause bénéficiaire du contrat d’assurance-vie.
Du tout, il résulte que la demande de M. [T] tendant à voir annuler la modification de la clause bénéficiaire ne peut pas prospérer. M. [T] sera par conséquent débouté de cette demande ainsi que de ses demandes subséquentes tendant à voir dire qu’il est le seul bénéficiaire du contrat d’assurance-vie objet du litige et à voir condamner in solidum Mme [S] et la société CNP Assurances à lui verser la somme de 169.846,89 euros au titre du contrat d’assurance-vie.
Sur la demande de dommages et intérêts formée à l’encontre de Mme [S]
Au soutien de cette demande, M. [T] fait valoir que les fautes commises par Mme [S] lui ont causé un préjudice financier et moral qu’il évalue à la somme de 30.000 euros.
Sur ce,
Aux termes de l’article 1240 du code civil, « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. ».
Il ressort des développements qui précèdent que M. [T] ne rapporte pas la preuve d’une faute de Mme [S]. Il ne justifie pas davantage du préjudice financier et moral qu’il invoque, aucune argumentation n’étant développée pour caractériser ce préjudice. Il sera par conséquent débouté de la demande qu’il forme de ce chef.
Sur la demande de dommages et intérêts formée à l’encontre de la société CNP Assurances
M. [T] prétend que la société CNP Assurances a commis une faute engageant sa responsabilité en enregistrant la modification de la clause bénéficiaire alors que la demande n’était pas écrite de la main d'[L] [T], que la signature de l’assurée était tremblante, hésitante et confuse et qu’il lui a, par trois correspondances adressées au mois d’août 2016 signalé l’état de faiblesse d'[L] [T]. Il reproche également à la compagnie d’assurance d’avoir, dans ce contexte, versé le capital-décès à Mme [S].
Après avoir souligné le caractère tardif de cette demande, la société CNP Assurances oppose que la désignation de bénéficiaire revêtait toutes les apparences de validité, qu’à la date de la modification, [L] [T] disposait de son entière capacité juridique ; que la demande de modification était signée de sa main et qu’elle était par conséquent tenue de l’enregistrer. Elle ajoute qu’elle a réglé le capital-décès dans le délai légal impératif qui lui est imparti par les dispositions de l’article L.132-23-1 du code des assurances et qu’il appartenait à M. [T], informé dès 2006 de la modification de la clause, de saisir le curateur, le juge des tutelles et/ou les juridictions judiciaires, y compris après le décès de sa mère, pour voir annuler l’acte ou, à tout le moins, faire bloquer les fonds.
Sur ce,
Il résulte des développements qui précèdent que M. [T] ne peut pas reprocher à la société CNP Assurances d’avoir enregistré la demande de modification de la clause bénéficiaire. Il ne peut pas plus lui faire grief d’avoir versé le capital-décès à Mme [S]. M. [T] échouant à rapporter la preuve d’une faute de la société CNP Assurances, il sera débouté de la demande de dommages et intérêts qu’il forme à son encontre.
Sur la demande reconventionnelle de Mme [S]
Mme [S] fait valoir qu’en raison des accusations non fondées de M. [T], elle est contrainte de subir deux procédures ; que les opérations successorales sont suspendues ; que M. [T] est animé d’un esprit de vengeance et lui reproche manifestement d’avoir aidé [L] [T] à découvrir l’utilisation abusive de la procuration sur son compte bancaire, qu’elle souffre de ce fait d’un préjudice moral et financier.
Sur ce,
L’exercice d’une action en justice constitue en principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner lieu à l’octroi de dommages et intérêts que dans le cas de malice, mauvaise foi ou erreur équipollente au dol. L’appréciation inexacte que M. [T] a faite de ses droits n’est pas en soi constitutive d’une faute et Mme [S] ne produit aucun élément susceptible de caractériser sa mauvaise foi, notamment l’esprit de vengeance et le caractère diffamatoire de sa mise en cause qu’elle invoque. Elle ne démontre pas plus le préjudice moral et financier qu’elle prétend subir. Elle sera par conséquent déboutée de sa demande de dommages et intérêts.
Sur les demandes accessoires
La demande tendant à voir annuler la clause bénéficiaire ayant été rejetée, les demandes subsidiaires formées par Mme [S] et la société CNP Assurances sont sans objet et il n’y a pas lieu de les examiner.
M. [T] qui succombe sera condamné aux dépens qui pourront être recouvrés par le conseil de la société CNP Assurances dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.
Il convient, en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, de mettre à la charge de M. [T] une partie des frais non compris dans les dépens et exposés par Mme [S] et la société CNP Assurances à l’occasion de la présente instance. Il sera condamné à leur payer à chacune la somme de 2.000 euros à ce titre.
L’exécution provisoire est, en vertu des articles 514-1 à 514-6 du code de procédure civile issus du décret 2019-1333 du 11 décembre 2019, de droit pour les instances introduites comme en l’espèce à compter du 1er janvier 2020. Au vu de l’issue du litige et dès lors qu’elle est compatible avec la nature de l’affaire, il n’y a pas lieu de l’écarter.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement par jugement contradictoire, en premier ressort et par mise à disposition au greffe,
Déboute M. [B] [T] de l’intégralité de ses demandes ;
Déboute Mme [N] [S] de sa demande de dommages et intérêts ;
Condamne M. [B] [T] à payer à Mme [N] [S] et à la société CNP Assurances (SA) la somme de 2.000 euros chacune au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne M. [B] [T] aux dépens qui pourront être recouvrés, par la Selarl Messager [Y], représentée par Maître [G] [Y], dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile ;
Dit n’y avoir lieu à écarter l’exécution provisoire de droit ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes comme inutiles ou mal fondées;
Fait et jugé à Paris le 06 Février 2024.
Le GreffierLa Présidente
Nadia SHAKIGéraldine DETIENNE