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ARRÊT DU
25 Novembre 2022
N° 1959/22
N° RG 19/02165 – N° Portalis DBVT-V-B7D-SVU5
FB / GD
Jugement du
Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de ROUBAIX
en date du
07 Octobre 2019
(RG 18/0039 -section )
GROSSE :
aux avocats
le 25 Novembre 2022
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D’APPEL DE DOUAI
Chambre Sociale
– Prud’Hommes-
APPELANT :
Mme [M] [W] [V]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me Julie PENET, avocat au barreau de LILLE
INTIMÉE :
SAS EOS FRANCE
[Adresse 3]
[Localité 6]
représentée par Me Loïc LE ROY, avocat au barreau de DOUAI, et assistée par Me Isabelle MARCUS MANDEL, avocat au barreau de PARIS
DÉBATS : à l’audience publique du 20 Septembre 2022
Tenue par Frédéric BURNIER
magistrat chargé d’instruire l’affaire qui a entendu seul les plaidoiries, les parties ou leurs représentants ne s’y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré,
les parties ayant été avisées à l’issue des débats que l’arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe.
GREFFIER : Gaetan DELETTREZ
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Olivier BECUWE
: PRÉSIDENT DE CHAMBRE
Frédéric BURNIER
: CONSEILLER
Isabelle FACON
: CONSEILLER
ARRÊT : Contradictoire
prononcé par sa mise à disposition au greffe le 25 Novembre 2022,
les parties présentes en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 du code de procédure civile, signé par Olivier BECUWE, Président et par Valérie DOIZE, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE : rendue le 15 février 2022
EXPOSÉ DU LITIGE
Madame [M] [W] épouse [V] été engagée par la société Cofidis à compter du 12 décembre 1994 en qualité de conseillère. Son contrat a été transféré en juin 2001 à la société Contentia France.
Madame [W] épouse [V] a été promue chef de service, le 1er octobre 2004, puis directrice de recouvrement amiable, et enfin, à compter du 1er juin 2010, directrice des opérations amiables et judiciaires.
Le 1er juillet 2016, la société Contentia France a été rachetée par la société EOS Credirec (devenue EOS France), puis a été renommée EOS Contentia.
Un avenant a été régularisé entre les parties le 20 janvier 2017 confirmant Madame [W] épouse [V] dans ses fonctions de directrice des opérations amiables et judiciaires et lui conférant le statut de cadre dirigeant.
Par lettre du 15 janvier 2018, Madame [W] épouse [V] a été mise à pied à titre conservatoire et convoquée pour le 25 janvier 2018, à un entretien préalable à son licenciement.
Par lettre du 31 janvier 2018, la société EOS France a notifié à Madame [W] épouse [V] son licenciement pour faute grave, lui reprochant d’avoir adressé une lettre dénigrante envers l’équipe et sa hiérarchie aux plus hautes instances de la société actionnaire ainsi qu’à un client.
Le 19 février 2018, Madame [W] épouse [V] a saisi le conseil de prud’hommes de Roubaix et formé des demandes afférentes à un licenciement nul, ainsi qu’à l’exécution de son contrat de travail.
Par jugement du 7 octobre 2019, le conseil de prud’hommes de Roubaix a :
– déclaré irrecevable la demande avant dire droit tendant au rejet de la pièce adverse 29, formulée par Madame [W] épouse [V] ;
– débouté Madame [W] épouse [V] de l’intégralité de ses demandes ;
– condamné Madame [W] épouse [V] à payer à la société EOS France les sommes de:
– 6 600 euros à titre de dommages et intérêts pour violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail;
– 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile;
– condamné Madame [W] épouse [V] aux dépens.
Madame [W] épouse [V] a régulièrement interjeté appel de ce jugement par déclaration du 30 octobre 2019, en visant expressément les dispositions critiquées.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 21 juillet 2020, Madame [W] épouse [V] demande à la cour d’infirmer le jugement et, statuant de nouveau, de :
– déclarer illicite et écarter des débats la preuve résultant du procès-verbal de constat dressé par Maître [T], huissier de justice, en date du 8 mars 2018 (pièce adverse n° 29);
– déclarer recevable sa prétention tendant à la condamnation de la société EOS France au paiement de la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour exécution fautive du contrat de travail;
– assortir la somme de 22 500 euros versée au titre de la prime de performance 2017 des intérêts au taux légal entre la date de réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et d’orientation et la date du 10 avril 2019;
– condamner la société EOS France au paiement de ces intérêts;
– condamner la société EOS France au paiement de la somme de 2 153,50 euros au titre des congés payés afférents, avec intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et d’orientation;
– dire le licenciement nul, et à titre subsidiaire, sans cause réelle et sérieuse ;
– condamner la société EOS France au paiement des sommes de :
– 3 439,65 euros à titre de rappel de salaire sur mise à pied conservatoire;
– 343,96 euros au titre des congés payés afférents;
– 28 127,25 euros au titre de l’indemnité compensatrice de préavis;
– 2 812,72 euros au titre des congés payés afférents;
– 103 367,63 euros au titre de l’indemnité de licenciement;
– 225 018,00 euros nets à titre de dommages et intérêts;
et à titre subsidiaire 164 075,00 euros nets;
– 10 000,00 euros à titre de dommages et intérêts à titre de dommages et intérêts pour exécution fautive du contrat de travail;
– 5 000,00 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes, Madame [W] épouse [V] expose que :
– la demande tendant à faire écarter des débats le procès-verbal de constat dressé par Maître [T], huissier de justice, en date du 8 mars 2018, constitue une défense au fond, et non une exception de procédure, pouvant être présentée en tout état de cause ; devant la juridiction prud’homale, la procédure est orale, de sorte que l’exception de procédure peut être soulevée à l’audience avant toute référence aux prétentions de fond ; cette pièce a été produite en cours de procédure par la partie adverse;
– le constat par huissier de justice d’échanges de courriels stockés sur son ordinateur est illicite car ces messages à caractère personnel auraient dû être supprimés dans les 10 jours suivant son départ en application de la charte informatique de l’entreprise ; la production de ces courriels dans le cadre du présent débat porte atteinte au respect de sa vie privée ;
-sa demande de dommages et intérêts pour exécution fautive du contrat de travail, présentée pour la première fois en cause d’appel, est la conséquence de manquements de l’employeur en cours d’exécution du contrat de travail dénoncés en première instance;
– elle avait sollicité en première instance le paiement d’une prime de performance de 22 500 euros due au titre de l’année 2017 ; à la faveur de la saisine de juridiction prud’homale, la société EOS France a procédé au versement de ce bonus en mars 2019, plus d’un an après la date d’exigibilité; cette somme doit produire intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et d’orientation à celle de parfait paiement le 10 avril 2019; elle ouvre également droit à une indemnité de congés payés;
– elle a subi une modification unilatérale de son contrat de travail, le paiement tardif de sa rémunération variable, des manquements graves de l’employeur à son obligation de sécurité ainsi qu’une atteinte à sa santé et à son avenir professionnel ; l’employeur est tenu de réparer le préjudice né de la mauvaise exécution de ses obligations résultant du contrat de travail;
– le licenciement caractérise une atteinte à sa liberté d’expression ; les termes du courrier litigieux n’étaient ni excessifs, ni injurieux, ni diffamatoires; elle s’est bornée à dénoncer des agissements effectivement subis ; son intention n’était pas de porter atteinte aux intérêts de la société mais de signaler une situation inacceptable dont plusieurs salariés étaient victimes ; la communication de cette lettre a été restreinte aux actionnaires ; les difficultés rencontrées n’ont pas été divulguées à des clients ou des tiers mais seulement à Monsieur [N], ancien président de la société Contentia, qui l’avait assuré de son soutien; la société EOS France n’a subi aucun préjudice ; elle n’a violé ni son obligation de discrétion, ni celle de confidentialité ; ce licenciement qui porte atteinte à une liberté fondamentale encourt la nullité ;
– si la cour devait déclarer le licenciement non pas nul mais sans cause réelle et sérieuse, les nouvelles dispositions de l’article L.1235-3 du code du travail, qui cantonnent le pouvoir souverain des juges dans la réparation du préjudice intégral résultant du licenciement abusif, doivent être écartées ;
– aucune violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail ne peut lui être reprochée ; la société EOS France ne caractérise aucun préjudice au soutien de sa demande reconventionnelle.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 22 avril 2020, la société EOS France, qui a formé appel incident, demande à la cour de confirmer le jugement sauf en ce qu’il a limité la condamnation de Madame [W] épouse [V] au paiement de la somme de 6 600 euros à titre de dommages et intérêts pour violation de l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail et, statuant de nouveau, de :
– déclarer irrecevable la demande nouvelle formée en cause d’appel par l’appelante tendant à obtenir des dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité contractuelle de l’employeur;
– déclarer irrecevable la demande de rejet de la pièce n°29 formulée par l’appelante, et à titre subsidiaire, la dire mal fondée et en débouter l’intéressée ;
– débouter Madame [W] épouse [V] de l’intégralité de ses demandes ;
– condamner Madame [W] épouse [V] au paiement de la somme de 10 000 euros pour violation de l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail ;
– condamner Madame [W] épouse [V] au paiement de la somme de 5 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
La société EOS France fait valoir que :
– la demande présentée pour la première fois en cause d’appel par Madame [W] épouse [V], recherchant la responsabilité contractuelle de l’employeur, ne tend pas aux mêmes fins que les prétentions soumises au conseil de prud’hommes; elle n’est ni l’accessoire ni la conséquence ni le complément des demandes soumises aux premiers juges aux fins de contestation du bien fondé du licenciement et de rappel de salaire ;
– la demande visant à écarter la pièce n°29 n’a pas été présentée par la salariée in limine litis ; l’intéressée a conclu expressément sur cette pièce avant de solliciter son irrecevabilité ou son rejet dans le cadre de conclusions ultérieures ;
– cette pièce porte constat de 5 courriels qui ont été trouvés sur la messagerie professionnelle de la salariée et qui n’étaient pas identifiés comme ayant un caractère personnel; l’appelante évoque à tort une violation de la charte informatique de l’entreprise qui ne prévoit le destruction, dans les 10 jours suivants le départ d’un salarié, que des documents ayant un caractère personnel manifeste de par leur objet ou leur nom; l’employeur est en droit d’accéder aux messages contenus sur la messagerie professionnelle d’un salarié qui ne sont pas identifiés comme personnels et peut les utiliser légitimement comme moyen de preuve ; ces courriels qui évoquent les recherches d’emploi de l’intéressée et ses relations avec son nouvel employeur sont directement en lien avec son activité professionnelle et ne constituent pas une violation de son intimité; ces courriels ne sont produits que pour donner un éclairage au dossier mais n’ont pas été opposés à la salariée dans le cadre de son licenciement ;
– le bonus au titre de l’année 2017 a été réglé ; le contrat de travail de l’intéressée prévoit que le calcul du bonus annuel inclut l’indemnité de congés payés;
– il est reproché à Madame [W] épouse [V], qui avait le statut de cadre dirigeant, d’avoir, le 11 janvier 2018, adressé un courrier visant à discréditer les dirigeants de l’entreprise et à dénigrer celle-ci, aux actionnaires de la société Otto détenant les capitaux de la société EOS France ainsi qu’à un client; sous prétexte de dénoncer une situation personnelle, l’intéressée a porté des accusations graves et malveillantes à l’encontre de la présidente, du directeur général et de l’entreprise de manière générale; elle a décrit une gestion catastrophique en citant des noms de clients et de partenaires; elle a violé délibérément ses obligations de loyauté, discrétion et confidentialité; elle a donné une très large publicité à cette lettre auprès de personnes ayant un lien capitalistique indirect avec la société EOS France ; les actionnaires du groupe Otto ne peuvent être regardés comme les supérieurs hiérarchiques de la salariée; le courrier a également été adressé à Monsieur [N], membre du comité de direction de la société Oney Bank, important client de la société EOS France; ce courrier avait pour seul objectif de contraindre l’employeur d’accepter un départ négocié, auparavant refusé, alors que l’intéressée venait d’apprendre qu’elle était embauchée par une société concurrente; la démarche de Madame [W] épouse [V] a largement dépassé sa liberté d’expression et est constitutive d’une faute grave;
– Madame [W] épouse [V] ne justifie d’aucun préjudice puisqu’elle avait trouvé un emploi auprès de la société Payboost avant même son licenciement;
– les manquements invoqués par l’appelante pour rechercher la responsabilité contractuelle de l’employeur ne sont pas étayés;
– Madame [W] épouse [V] qui a cessé de travailler à compter du 5 décembre 2017 en adressant des arrêts maladie et a ainsi abandonné ses équipes, et qui n’a pas hésité à nuire aux intérêts de l’entreprise, alors qu’un nouvel emploi l’attendait, n’a pas exécuté de bonne foi son contrat de travail.
L’ordonnance de clôture a été prononcée le 15 février 2022.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la recevabilité de la demande nouvelle formée en cause d’appel
Aux termes de l’article 564 du code de procédure civile, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait. Toutefois, l’article 565 du même code précise que les prétentions ne sont pas nouvelles, dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent et l’article 566 ajoute que les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.
En l’espèce, la demande de dommages et intérêts pour exécution fautive du contrat de travail formée par Madame [W] épouse [V] pour la première fois en cause d’appel, fondée sur trois moyens tirés d’une modification unilatérale du contrat de travail, de manquements graves de l’employeur à son obligation de sécurité et d’une atteinte à la santé et à l’avenir professionnel de l’intéressée, ne représente ni l’accessoire, ni la conséquence ni le complément nécessaire de la seule prétention concernant l’exécution du contrat de travail, initialement soumise au conseil de prud’hommes, qui visait à obtenir le paiement d’un élément de rémunération variable.
Madame [W] épouse [V] sera donc déclarée irrecevable en sa demande.
Sur la demande tendant à écarter la pièce n°29 de l’intimée
L’appelante demande que, par infirmation du jugement déféré, la pièce n°29 produite par l’intimée soit écartée des débats.
Cette pièce est un procès verbal de constat du 8 mars 2018, dressé par Maître [T], huissier de justice, qui a consulté, à la demande de l’employeur, la messagerie professionnelle de Madame [M] [W] épouse [V] ([Courriel 4]) et y a relevé la présence de cinq messages :
– un courriel adressé à l’intéressée, le 19 janvier 2018, par Madame [X] [L], assistante de direction au sein de la société Payboost, portant invitation à participer le 20 février suivant à un séminaire au sein de cette entreprise;
– un courriel adressé le 31 août 2016 par Madame [W] épouse [V] à ‘[Courriel 5]’ mentionnant notamment : ‘la synthèse de tout cela, à mon retour de congé, est que mon travail m’amuse moins (…) Mon problème est que les actionnaires de Contentia viennent de me filer une prime surprise assez conséquente (parce que parait-il j’ai contribué fortement à la valorisation de l’entreprise et que grâce à cela Contentia a pu être très bien vendue – tu me diras c’est cool pour la prime mais moralement, je ne trouve pas cela honnête d’aller leur dire que je m’ennuie juste après !!) Et aussi que nous venons d’être racheté donc il peut être intéressant de laisser les choses se mettre en place, autrement dit il est urgent d’attendre !! Et puis, question classique qu’est-ce que je suis capable de faire d’autre ” Enfin, bref, j’en suis là de mes réflexions … A suivre … J’échafaude des scénarii dont l’un pourrait être que je sois virée [suivent trois émoticones sourire] J’ai 22 ans d’ancienneté – je partirai avec minimum 2 ans de salaire – je solde mon prêt immo histoire d’être à l’aise financièrement – je glande quelques mois histoire de réfléchir à mon avenir’;
– un courriel adressé à l’intéressée, le 26 novembre 2017, portant confirmation d’un rendez-vous le 30 novembre suivant avec Monsieur [E] [H], CEO de la société Payboost;
– un courriel adressé à l’intéressée, le 2 décembre 2017, par à ‘[Courriel 5]’ portant réponse à un message de cette dernière daté de la veille, lequel mentionnait : ‘3ème entretien pour le poste de responsable de site [Localité 7] + île de la Réunion !!’;
– un courriel adressé le 10 janvier 2018 par Madame [W] épouse [V] à Madame [X] [L], portant organisation d’un déplacement à [Localité 6] de l’intéressée et de son équipe au sein de la société Payboost.
La demande tendant à écarter des débats ce procès-verbal de constat au motif qu’il constituerait un moyen de preuve illicite, doit s’analyser comme une défense au fond, pouvant être proposée en tout état de cause conformément aux dispositions de l’article 72 du code de procédure civile. Dès lors, cette demande ne peut être déclarée irrecevable au motif qu’elle n’a pas été présentée in limine litis devant le conseil de prud’hommes.
Il ne peut être fait grief à l’employeur d’avoir pris connaissance de ces messages, stockés sur la messagerie professionnelle de la salariée, en l’absence d’un élément quelconque (nom du fichier de stockage, intitulé, mention explicite, identité de l’expéditeur …) permettant de les identifier comme ayant un caractère personnel.
Par ailleurs, il ne peut être reproché à l’employeur de ne pas avoir procédé à la destruction de ces messages dans les 10 jours suivants le départ de la salariée en application de la charte d’utilisation des outils informatiques de la société Contentia dans la mesure où ce texte n’impose une telle suppression que pour les ‘documents ayant un caractère personnel manifeste de par leur objet ou leur nom’. Or, les intitulés ou objets des courriels litigieux ne signalaient nullement un éventuel caractère personnel.
Si ces messages échangés par Madame [W] épouse [V] avec des tiers à la relation professionnelle qu’elle entretenait alors avec la société EOS France sont susceptibles de relever de sa vie privée, la production dans le cadre de la présente instance de ces éléments, qui ont été obtenu de manière licite et qui se bornent à évoquer le devenir professionnel de la salariée, apparaît indispensable à l’exercice par l’employeur du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, à savoir la nécessité d’étayer le contexte dans lequel se sont produits les faits qualifiés par celui-ci de faute grave et démontrer l’absence de bonne foi de l’intéressée dans l’exécution de son contrat de travail à l’appui de sa demande reconventionnelle.
Dès lors, il n’y a pas lieu d’écarter des débats la pièce n°29 communiquée par l’intimée. Le jugement déféré sera confirmé de ce chef.
Sur les demandes afférentes au versement du bonus
L’article 8 du contrat de travail de Madame [W] épouse [V], daté du 20 janvier 2017, prévoit notamment que l’intéressée ‘bénéficiera d’une rémunération variable , ‘bonus annuel’, versé annuellement, sur la base de la réalisation d’objectifs annuels (…) Il est d’ores et déjà entendu entre les parties que le bonus annuel est soumis à cotisations sociales et son calcul inclut l’indemnité de congés payés à hauteur de 10%’.
Dans son acte introductif d’instance du 19 février 2018, Madame [W] épouse [V] a, notamment, demandé la condamnation de la société EOS France à lui payer la somme de 21 535 euros au titre d’un bonus.
Il est constant qu’en cours d’instance, en avril 2019, la société EOS France a versé à Madame [W] épouse [V] la somme de 22 500 euros au titre du bonus portant sur l’année 2017, de sorte que le conseil de prud’hommes n’a pas eu à statuer sur cette demande.
L’article L.1231-6 du code du travail dispose que les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d’une obligation de somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux légal, à compter de la mise en demeure. Ces dommages et intérêts sont dus sans que le créancier soit tenu de justifier d’aucune perte.
Le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêts distincts de l’intérêt moratoire.
Si l’acte introductif d’instance vaut mise en demeure, il ne peut être reproché à l’employeur, au regard des modalités de versement de ce bonus au cours des années précédentes, aucun retard dans le paiement avant le terme du mois d’avril 2018.
Dès lors, la société EOS France, qui ne justifie pas le retard constaté dans le paiement de cet élément de rémunération contractuel, sera condamnée au paiement d’intérêts légaux sur la somme de 22 500 euros du 1er mai 2018 au 10 avril 2019.
En revanche, l’inclusion de l’indemnité de congés payés dans la rémunération variable forfaitaire résultant d’un accord exprès des parties exposé dans la clause contractuelle susvisée, il convient de débouter l’appelante de sa demande tendant au versement d’une indemnité de congés payés afférente à ce bonus.
Sur le licenciement pour faute grave
La faute grave résulte d’un fait ou d’un ensemble de faits imputables au salarié, qui constitue une violation des obligations découlant du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle nécessite le départ immédiat du salarié, sans indemnité.
La preuve de la faute grave incombe à l’employeur, conformément aux dispositions des articles 1353 du code civil et 9 du code de procédure civile.
En l’espèce, la lettre de licenciement du 31 janvier 2018, qui fixe les limites du litige en application des dispositions de l’article L.1232-6 du code du travail, est libellée dans les termes suivants :
« Vous avez cru devoir dans ce contexte adresser le 11 janvier dernier un courrier en français et en anglais à destination des représentants de nos actionnaires EOS et OTTO:
– [A] [S] [C], directrice financière du groupe OTTO et présidente du conseil de surveillance d’EOS basée en Allemagne,
– [P] [F], DRH du groupe OTTO basée en Allemagne,
– [O] [B], PDG du groupe EOS en Allemagne,
– Dr [Y] [D], DG d’EOS (membre du conseil d’administration d’EOS à qui [X] [R] reporte directement),
– [U] [J], DG d’EOS CONTENTIA et président de la nouvelle filiale informatique du groupe EOS ACT,
et surtout à Monsieur [N] aujourd’hui et membre du Comité de Direction de la société ONEY BANK qui n’est autre qu’un client important de la société EOS CONTENTIA !
Aux termes de ce courrier, non seulement vous discréditez nommément les dirigeants de la société EOS CONTENTIA mais encore plus généralement vous dénigrez l’entreprise auprès d’un client de la société EOS CONTENTIA et des actionnaires allemands du groupe, ce qui est totalement inacceptable.
Ainsi vous ne craignez pas d’écrire :
‘Moi, [M] [V] [W], directrice des opérations, subis actuellement un traitement inacceptable qui doit être porté à votre connaissance tant la situation est grave et préjudiciable aux groupes Eos et Otto (…) Un climat délétère s’est installé pour moi mais également pour l’ensemble des collaborateurs managers de l’entreprise (…)
Des propos déplacés et dégradants ont été tenus, indignes d’un président (…)
J’ai été bouleversée par de telles agressions (…)
Je ne suis pas la seule à subir de tels agissements. De nombreux salariés expriment leur mal être notamment dans la catégorie des cadres managers. Ils déplorent particulièrement le manque de respect et un mode de fonctionnement très descendant, sans aucun esprit collaboratif (le turn over est de 33% sur 2017 !!)(…)
Certains de ces éléments sont visibles pour les clients de l’entreprise dont certains, majeurs expriment leur inquiétude (ex:EDF dit lors du dernier comité de pilotage en décembre que Contentia était une pépite et qu’aujourd’hui nous avons perdu notre sens de l’innovation/ d’autres clients comme Natixis, Cofidis, Engie expriment leur insatisfaction).
Nos partenaires judiciaires, partenaires historiques, entendent beaucoup d’informations souvent négatives sur Eos Contentia et s’inquiètent également (…)
Tous ces éléments altèrent l’image du groupe EOS sur le marché français et nuisent à sa réputation depuis le rachat.
EOS perd progressivement son capital ‘d’entreprise professionnelle, compétence aux valeurs humaines fortes’ et cela se propage sur le marché. Et sa réputation (…)
Me concernant j’aimerais que vous preniez en compte toutes ces années durant lesquelles j’ai oeuvré (…) Je souhaite très sincèrement trouver une solution amiable (…)
Vous pouvez prendre contact avec mon avocat qui me représente (…)’
Sous prétexte de dénoncer des faits prétendument graves et préjudiciables aux groupes EOS et OTTO, il apparaît que vous ne faites qu’évoquer votre situation personnelle.
Ainsi et pour mieux illustrer vos propos sur votre situation personnelle, vous n’hésitez pas à distiller des accusations graves sur la gestion de la société EOS CONTENTIA, à porter atteinte à sa réputation professionnelle et à diffamer vos supérieurs hiérarchiques que vous allez jusqu’à accuser de violence psychologique à votre égard.
Par ailleurs, et alors que cette lettre est adressée à l’un de nos clients, vous citez d’autres noms de clients violant ainsi délibérément les obligations de discrétion et de confidentialité auxquelles vous êtes tenue.
Vous cherchez par ce biais manifestement à ‘extorquer’ un départ négocié, départ que vous avez déjà expressément sollicité le 4 décembre 2017, qui vous a été refusé, la société souhaitant au contraire vous donner tous les moyens pour mener à bien vos missions.
En outre, ce courrier mensonger a été adressé non seulement à toute la direction des groupes EOS et OTTO mais également, comme il a été dit, à un client du groupe, ce dernier n’ayant en tout état de cause aucun pouvoir et étant aujourd’hui totalement extérieur à la direction du groupe, il ne peut s’agir de votre part que d’une action délibérée destinée à nuire à votre employeur.
En votre qualité de cadre dirigeant, vous ne pouvez ignorer les répercussions particulièrement graves que votre mail risque d’engendrer sur la société, ses dirigeants et nos relations avec notre client ONEY BANK entre autres.
Votre attitude révèle une déloyauté manifeste envers notre société, une intention de nuire patente et constitue par ailleurs un manquement grave à vos obligations professionnelles (notamment le devoir de discrétion, confidentialité, bonne foi et loyauté).
Dans ces conditions, nous vous notifions par la présente votre licenciement pour faute grave ».
L’appelante, qui ne conteste pas avoir rédigé et envoyé aux destinataires évoqués par l’employeur le courriel litigieux daté du 11 janvier 2018, soutient que cette mesure constitue une violation de sa liberté d’expression.
La lettre de licenciement ne reprend pas l’intégralité des faits dénoncés par Madame [W] épouse [V]. Concernant les points relevant de la situation personnelle de l’intéressée, elle ne vise que ceux pouvant revêtir un caractère excessif ou diffamatoire. Par ailleurs, elle retient essentiellement comme fautives les allégations générales visant le climat interne et l’image externe de la société.
Ainsi, il est, tout d’abord, reproché à Madame [W] épouse [V] d’avoir écrit ‘Des propos déplacés et dégradants ont été tenus, indignes d’un président (…) J’ai été bouleversée par de telles agressions (…)’. Il ressort de la lecture du courriel litigieux que ces propos auraient été tenus lors d’un entretien organisé le 4 décembre 2017 (également qualifié dans ce document de: ‘très brutal, d’une violence telle que j’étais en larmes’).
Cette assertion tend à imputer au président de la société Eos Contentia des faits de violences verbales, susceptibles d’entraîner à l’encontre de celui-ci des poursuites disciplinaires voire pénales.
Dans ses écritures, l’appelante, qui souligne la violence de cet entretien, indiquant avoir été ‘humiliée et écrasée’, ne précise nullement l’exacte teneur des propos prononcés, se bornant à évoquer ‘une remise en cause virulente de ses compétences, et ce sans légitimité aucune’.
Elle ne produit aucun élément susceptible d’étayer l’allégation litigieuse selon laquelle ont été proférés, à cette occasion, des propos déplacés, dégradants ou indignes caractérisant une agression.
Il s’ensuit que les termes du courriel du 11 janvier 2018 ont, sur ce point, un caractère excessif et diffamant de sorte qu’ils constituent un abus de la liberté d’expression.
L’employeur fait également grief à Madame [W] épouse [V] d’avoir, dans le cadre du courriel du 11 janvier 2018, fait état d’une prétendue inquiétude voire insatisfaction de plusieurs clients et partenaires, dont certains étaient nommément désignés.
Ces allégations de la salariée ne sont ni développées dans le corps du courriel litigieux ni étayées par la production de pièces en cours d’instance.
La diffusion de ces informations infondées auprès des dirigeants du groupe détenant les capitaux de la société Eos Contentia était de nature à discréditer les organes de direction de cette dernière.
Surtout, ce courriel, et donc ces assertions relatives aux difficultés supposément rencontrées avec différents clients importants, ont été adressées à un tiers, Monsieur [N], qui non seulement n’exerçait plus, à cette date, la moindre fonction au sein de la société Eos Contentia, mais se trouvait alors être membre du comité de direction d’une société cliente de l’intimée. Cette divulgation à un tiers d’informations économiques stratégiques pour l’entreprise, par ailleurs sans fondement, constitue à la fois un abus de la liberté d’expression et une violation du secret professionnel et de l’obligation de discrétion, rappelés à l’article 14 du contrat de travail de l’intéressée conclu le 20 janvier 2017.
Les griefs susvisés sont fondés et caractérisent des abus de la liberté d’expression de la salariée.
Compte tenu du statut de cadre dirigeant de Madame [W] épouse [V], du caractère réfléchi et délibéré de la démarche litigieuse, la cour retient que ces faits suffisent à justifier la rupture immédiate du contrat de travail, sans qu’il soit nécessaire d’analyser les autres griefs.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu’il a dit le licenciement fondé sur une faute grave et débouté Madame [W] épouse [V] de l’ensemble de ses demandes afférentes à un licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse.
Sur la demande reconventionnelle de dommages et intérêts pour violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail
Selon l’article L.1222-1 du code du travail, le contrat de travail est exécuté de bonne foi.
Les arrêts maladie de Madame [W] épouse [V] à compter du 5 décembre 2017 ne peuvent être regardés comme un manquement à l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail alors qu’aucun élément, notamment d’ordre médical, ne permet de mettre en doute leur validité.
Par ailleurs, il résulte des précédentes considérations que l’envoi par Madame [W] épouse [V] du courriel daté du 11 janvier 2018 peut être regardé comme une violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail.
Toutefois, l’intimée ne justifie ni de l’existence ni de l’étendue d’un préjudice effectif causé par ce manquement.
Le jugement sera donc infirmé en ce qu’il a alloué des dommages et intérêts à la société EOS France pour violation de cette obligation.
Sur les autres demandes
Il convient de confirmer le jugement en ce qu’il a condamné Madame [W] épouse [V], qui a succombé en première instance, à payer à la société EOS France une indemnité de 3 000 euros pour frais de justice, ainsi qu’aux dépens de première instance.
L’équité ne commande pas qu’il soit fait application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Confirme le jugement déféré,
sauf en ce qu’il a condamné Madame [M] [W] épouse [V] à payer à la SAS EOS France la somme de 6 600 euros à titre de dommages et intérêts pour violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail,
Statuant à nouveau sur les points infirmés et y ajoutant :
Déboute la SAS EOS France de sa demande de dommages et intérêts pour violation de l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail,
Déclare irrecevable la demande nouvelle formée en cause d’appel par Madame [M] [W] épouse [V] tendant à obtenir des dommages et intérêts pour exécution fautive du contrat de travail,
Condamne la SAS EOS France à payer à Madame [M] [W] épouse [V] les intérêts légaux sur la somme de 22 500 euros du 1er mai 2018 au 10 avril 2019,
Déboute Madame [M] [W] épouse [V] de sa demande d’indemnité de congés payés sur le bonus versé au titre de l’année 2017,
Déboute les parties de leurs demandes respectives formées en cause d’appel en application de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne le SAS EOS France aux dépens d’appel.
LE GREFFIER
Valérie DOIZE
LE PRESIDENT
Olivier BECUWE