Diffamation : décision du 21 avril 2020 Cour de cassation Pourvoi n° 19-81.172

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Diffamation : décision du 21 avril 2020 Cour de cassation Pourvoi n° 19-81.172
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N° Y 19-81.172 F-D

N° 664

SM12
21 AVRIL 2020

CASSATION PARTIELLE

M. SOULARD président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 21 AVRIL 2020

MM. G… B… et I… W… ont formé des pourvois contre l’arrêt de la cour d’appel de Colmar, chambre correctionnelle, en date du 21 novembre 2018, qui, pour diffamation non publique, a condamné le premier à deux amendes de 38 euros, le second à 38 euros d’amende, et a prononcé sur les intérêts civils.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.

Sur le rapport de M. Bonnal, conseiller, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. G… B… et de M. I… W…, les observations de la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle et Hannotin, avocat de M. C… S…, et les conclusions de M. Quintard, avocat général, après débats en l’audience publique du 10 mars 2020 où étaient présents M. Soulard, président, M. Bonnal, conseiller rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. MM. L… K… et C… S…, agents de l’Office national des forêts (ONF), ont porté plainte et se sont constitués partie civile du chef de diffamation publique envers fonctionnaires publics, à la suite de l’envoi, par M. B…, maire de la commune de Kintzheim (Bas-Rhin), de deux courriers datés des 25 et 28 septembre 2015, courriers ensuite diffusés à d’autres destinataires par M. W…, agent de l’ONF, en vue de l’examen par une commission administrative paritaire d’un projet de mutation dans l’intérêt du service concernant ce dernier et faisant notamment suite à un rapport du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail qui faisait état d’un malaise existant au sein de l’unité territoriale de l’ONF de Sélestat en raison de son comportement à l’égard des plaignants.

3. Au sein de la lettre du 25 septembre 2015, adressée aux maires de cinq communes voisines et au directeur des ressources humaines de l’ONF, étaient incriminés les extraits suivants : « le 23 février 2015 des travaux de défrichement, de décaissement et avec création d’une piste sans autorisation de la DDT ni de la commune, ont eu lieu dans la forêt communale … j’ai porté plainte mais sans mettre en cause l’ONF et sans connaître toute la genèse de cette illégalité … après enquête, ces travaux ont été autorisés (et supervisés en partie) par M. S…, un collègue de M. W…, qui n’a pas en charge la gestion de notre forêt communale … le même jour et pour la même raison, il a fait l’objet d’une tentative d’agression de la part de M. S…, ancien gendarme … La commune pourrait également avoir des griefs contre l’ONF. A ce titre on peut dénombrer quelques exemples : Marché de l’Avent : la non mise à disposition de bûcherons comme prévu initialement pour la préparation du marché de l’Avent suite à une décision du supérieur hiérarchique de M. W… (au profit de M. S…) … Réalisation des coupes 2014 : au mois de novembre dernier nos coupes ont été brutalement interrompues sur décision du supérieur hiérarchique de M. W… (au profit de M. S…) … E… : plus d’une fois la commune a subi les conséquences du débardage de bois provenant du triage de M. S… … Bûcheron de Kintzheim : MM. K… et U… de l’ONF ont porté plainte contre un bûcheron habitant Kintzheim parce qu’il les a montrés du doigt et dit qu’ils étaient incompétents ! … ».

4. Les plaignants visaient, dans la lettre du 28 septembre 2015, adressée au directeur territorial de l’ONF pour l’Alsace, les passages qui suivent : « j’inscrirai à l’ordre du jour du conseil municipal exceptionnel ces différents dysfonctionnements listés ci-après (liste non exhaustive) : la création d’une carrière, d’une piste et d’un défrichement (et supervisés en partie) par M. S…, alors qu’il n’a pas en charge la forêt de Kintzheim ; la décision de M. K… de retirer des bûcherons de la forêt de Kintzheim avant le marché de l’Avent de 2014 … la décision de l’arrêté coupe à l’automne 2014 par M. K… ; le refus de M. K… de fournir un planning prévisionnel des coupes ; les difficultés rencontrées par M. W… auprès de M. K… pour l’obtention de la main d’oeuvre pour les travaux forestiers ; les dégâts forestiers en forêt de Kintzheim, suite à des travaux de débardage relevant de la responsabilité de M. S… ; l’absence de surveillance générale décidée par M. K… lors de manifestations en forêt de Kintzheim ; une borne de périmètre non remise en place suite à des travaux sur le triage de M. S… … ».

5. Après requalification, MM. B… et W… ont été renvoyés, du chef de diffamation non publique, devant le tribunal de police, qui les a relaxés.

6. Les parties civiles, M. W…, qui s’en est ultérieurement désisté, et, à titre incident, le ministère public, ont relevé appel de ce jugement.

Examen des moyens

Sur les premier et second moyens

Enoncé des moyens

7. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, R. 621-1 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale.

8. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a déclaré M. B… coupable d’avoir, les 25 et 28 septembre 2015, commis les contraventions de diffamation non publique à l’égard de M. S…, l’a condamné à deux amendes de 38 euros et l’a condamné, in solidum avec M. W…, à payer à M. S… la somme de 1 500 euros à titre de dommages-intérêts, outre celle 2 500 euros sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale alors :

« 1°/ que la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires ; qu’en retenant, pour écarter la bonne foi de M. B… et retenir en conséquence que les faits de diffamation non publique étaient établis, que le but poursuivi par celui-ci n’était pas légitime, quand il ressortait tant de ses propres constatations que des écrits prétendument diffamatoires eux-mêmes que M. B… avait entendu prendre la défense de M. W… à la suite de la décision de mutation d’office qu’il était envisagé de prendre à son égard, en dénonçant les dysfonctionnements de l’ONF, les agissements de certains de ses préposés et le climat délétère qui s’y était installé dans ce secteur, ce dont résultait le caractère légitime de l’intérêt poursuivi et, partant, la bonne foi de M. B…, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés ;

2°/ que la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires ; qu’en retenant, pour écarter la bonne foi de M. B… et retenir en conséquence que les faits de diffamation non publique étaient établis, que celui-ci n’aurait pas fait preuve, dans ses propos, de prudence et de mesure, quand il ressortait des deux courriers argués de caractère diffamatoire que M. B…, pour prendre la défense de M. W… à la suite de la décision de mutation d’office qu’il était envisagé de prendre à son égard, résultant d’un conflit personnel l’opposant à M. S…, avait, avec tact et mesure, informé tant la hiérarchie de celui-ci que les autres maires concernés de faits objectifs et étayés, dans des termes qui n’étaient ni excessifs, ni outranciers, et n’excédaient pas le ton que suppose la démonstration du bien-fondé d’un point de vue dans le cadre d’une situation de conflit, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés. »

9. Le second moyen est pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 29, alinéa 1er, et 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, R. 621-1 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale.

10. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a déclaré M. W… coupable d’avoir, le 9 octobre 2015, commis la contravention de diffamation non publique à l’égard de M. S…, l’a condamné à une amende de 38 euros et l’a condamné, in solidum avec M. B…, à payer à M. S… la somme de 1 500 euros à titre de dommages-intérêts, outre celle 2 500 euros sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale alors :

« 1°/ que ne donneront lieu à aucune action en diffamation les discours ou les écrits nécessaires à l’exercice des droits de la défense ; qu’en déclarant M. W… coupable de diffamation non publique pour avoir adressé, aux membres d’une commission administrative paritaire sur le point d’émettre un avis sur la mutation d’office qu’il était envisagé de prendre à son encontre à titre de sanction disciplinaire pour divers faits impliquant M. S…, des éléments nécessaires à l’exercice de ses droits de la défense, éclairant le contexte de la procédure et le comportement de ce dernier, aux motifs inopérants que ces courriers ont été adressés aux membres de cette commission, et non à la commission elle-même, et que celle-ci n’aurait au demeurant qu’un rôle purement consultatif, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés ;

2°/ que tout arrêt doit comporter les motifs de nature à justifier la décision ;
qu’en jugeant, pour déclarer M. W… coupable de diffamation non publique et écarter l’exception visée à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, qu’il avait non seulement adressé les courriers litigieux aux membres de la commission, mais également à M. F… X…, agent de l’ONF qui n’en faisait pas partie, sans mieux s’expliquer sur ce point, quand il résultait des conclusions de M. W…, qui n’était pas contredit par MM. S… et K…, que M. X… était susceptible d’y siéger (p. 3, § 1er), la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision ;

3°/ qu’en toute hypothèse, la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires ; qu’en retenant, pour écarter la bonne foi de M. W… et retenir en conséquence que les faits de diffamation non publique étaient établis, que celui-ci aurait fait preuve d’animosité personnelle à l’égard de M. S… en rediffusant les courriers établis par M. B… aux membres de la commission sur le point de donner un avis sur la mesure de mutation d’office dont il allait faire l’objet, quand ce critère ne peut recevoir application dans le cadre d’une procédure disciplinaire impliquant des relations professionnelles dégradées entre deux collègues, sauf à priver chacun d’eux de toute possibilité de se défendre utilement, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés. »

Réponse de la Cour

11. Les moyens sont réunis.

Sur le second moyen, pris en ses deux premières branches

12. Pour écarter le moyen tiré de l’immunité de l’article 41, alinéa 4, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l’arrêt attaqué énonce notamment que, n’ayant qu’un rôle purement consultatif consistant à donner des avis non contraignants pour les décisions relatives aux carrières individuelles des agents, la commission administrative paritaire ne peut être assimilée ni à un tribunal au sens du texte précité, ni même à une instance disciplinaire.

13. En l’état de ces seules énonciations, et dès lors que, dans l’exercice de ses attributions consultatives en matière de mutations, y compris dans l’intérêt du service, une commission administrative paritaire ne saurait être assimilée à une juridiction devant laquelle peuvent s’exercer les droits de la défense, la cour d’appel n’a méconnu aucun des textes visés au moyen.

14. Ainsi, les griefs ne sont pas fondés.

Mais sur le premier moyen et sur le second moyen pris en sa troisième branche

Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale :

15. La liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où elles constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du premier de ces textes.

16. En matière de diffamation, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s’exprimait dans un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, de rechercher d’abord, en application de ce même texte, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s’ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s’agissant de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence dans l’expression.

17. Enfin, selon le dernier de ces textes, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

18. L’arrêt attaqué énonce d’abord que les propos poursuivis sont diffamatoires à l’égard de M. S…, auquel sont imputés deux actes susceptibles de donner lieu à des sanctions pénales ou disciplinaires, à savoir d’avoir, d’une part, autorisé en dehors de son secteur d’intervention un défrichement qualifié d’illégal et ayant fait l’objet d’une plainte, d’autre part, le jour de cette plainte et sans doute en raison de celle-ci, commis une tentative d’agression contre M. W….

19. Pour refuser le bénéfice de la bonne foi à M. B…, l’arrêt énonce que celui-ci souhaitait prendre la défense de M. W…, agent de l’ONF mais aussi membre du conseil municipal, défense qui pouvait passer par le signalement de dysfonctionnements de l’ONF imputables à des collègues de celui-ci, mais ne nécessitait nullement de se livrer à des attaques personnelles contre M. S… et de les répercuter à l’ensemble des maires du même triage forestier que la commune de Kintzheim, de sorte qu’il n’y a ni légitimité du but poursuivi, ni prudence ou mesure dans l’expression, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres critères communément admis pour retenir la bonne foi.

20. Pour exclure également M. W… du bénéfice de la bonne foi, les juges ajoutent qu’il existait, avant les lettres litigieuses, un climat délétère entre celui-ci et M. S…, les faits de harcèlement que ce dernier imputait à son collègue ayant donné lieu au déclenchement, par un représentant syndical, d’un droit d’alerte, puis à une enquête effectuée pour le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui a conclu que « l’attitude de M. W… a pour effet une dégradation des conditions de travail de l’équipe et qu’elle altère la santé physique ou mentales de plusieurs personnes », de sorte qu’il ne peut être considéré que c’est sans animosité personnelle à l’endroit de M. S… que M. W… a diffusé les lettres de M. B….

21. En se déterminant ainsi, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision pour les motifs qui suivent.

22. S’agissant de M. B…, en premier lieu, les juges se sont contredits en reconnaissant qu’il pouvait dénoncer des dysfonctionnements de l’ONF imputables à des collègues de M. W…, tout en lui déniant la légitimité du but qu’il poursuivait en informant les maires concernés de ces dysfonctionnements, qui constituaient pourtant pour eux un sujet d’intérêt général.

23. Ils ne pouvaient, en second lieu, se prononcer sur la bonne foi de ce prévenu, en qualifiant ses propos d’attaques personnelles dénuées de prudence, sans examiner si ceux-ci reposaient sur une base factuelle suffisante.

24. S’agissant de M. W…, les juges ne pouvaient déduire une animosité personnelle, de nature à le priver du bénéfice de la bonne foi, des mauvaises relations entre lui et M. S…, alors que c’était précisément pour éclairer les membres de la commission administrative paritaire appelée à donner un avis sur un projet de mutation dans l’intérêt du service entendant tirer les conséquences de cette situation que M. W… avait transmis à ceux-ci les courriers adressés par M. B….

25. La cassation est en conséquence encourue de ce chef.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Colmar, en date du 21 novembre 2018, mais en ses seules dispositions relatives à la condamnation de MM. B… et W… du chef de diffamation non publique à l’égard de M. S…, aux peines et aux intérêts civils, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

Et pour qu’il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Nancy, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d’appel de Colmar et sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le vingt et un avril deux mille vingt.

 


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