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Face à une suspicion de vol de fichiers clients, le recours à l’article 145 du code de procédure civile peut se révéler très efficace.
Aux termes de l’article 145 du CPC, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé. L’application de ce texte suppose que soit constatée l’existence d’un procès en germe possible et non manifestement voué à l’échec au regard des moyens soulevés, sans qu’il revienne au juge statuant en référé ou sur requête de se prononcer sur le fond. Constituent des indices suffisants de vol de données clients : l’importance de transferts de contrats de clients, la concomitance avec le recours à un nouvel outil de gestion (CRM EniOne), le signalement d’un lanceur d’alerte. Ces éléments suffisent à caractériser l’existence d’un motif légitime et établissent un procès en germe aux fins de faire cesser une possible concurrence déloyale et de réparer les conséquences dommageables de celle-ci, lequel n’apparaît pas, en l’état, manifestement voué à l’échec. Par ailleurs, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. (Cass., Ass. plén., 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648). Le juge, saisi sur requête, doit rechercher si la mesure sollicitée exige une dérogation au principe de la contradiction. L’éviction de ce principe directeur du procès nécessite que la requérante justifie de manière concrète les motifs pour lesquels, dans le cas d’espèce, il est impossible de procéder autrement que par surprise. La société OHM Energie, fournisseur de gaz indépendant, est accusée par ENI Gas & Power France de concurrence déloyale. ENI a demandé une mesure d’instruction in futurum, qui a été accordée par le tribunal de commerce de Paris le 21 avril 2023. OHM Energie a contesté cette ordonnance en assignant ENI devant le juge des référés, demandant sa rétractation et la restitution des éléments saisis. Le 27 novembre 2023, le juge a rejeté la demande de rétractation et confirmé l’ordonnance du 21 avril, tout en ordonnant un tri des pièces saisies. OHM Energie a interjeté appel de cette décision. Dans ses conclusions, elle demande l’infirmation de la décision et la nullité des actes accomplis en exécution de l’ordonnance contestée. ENI, de son côté, demande le rejet de l’appel et la confirmation des ordonnances précédentes, ainsi que des condamnations financières à l’encontre d’OHM Energie. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 1 – Chambre 2
ARRÊT DU 05 SEPTEMBRE 2024
(n° 283, 8 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 24/00010 – N° Portalis 35L7-V-B7I-CIVGH
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 27 Novembre 2023 -Président du TC de PARIS 04 – RG n° 2023040804
APPELANTE
S.A.S.U. OHM ENERGIE, RCS de Paris sous le n°834 673 808, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Ayant pour avocat plaidant Me Marine CLEMENT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0150
INTIMÉE
S.A. ENI GAS & POWER FRANCE, RCS de Nanterre sous le n°451 225 692, agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Florence GUERRE de la SELARL SELARL PELLERIN – DE MARIA – GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018
Ayant pour avocat plaidant Me Anne-Laure-Hélène DES YLOUSES, avocat au barreau de PARIS, toque : D1148
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 06 Juin 2024 en audience publique, devant Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et Laurent NAJEM, Conseiller, conformément aux articles 804, 805 et 905 du CPC, les avocats ne s’y étant pas opposés.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre,
Michèle CHOPIN, Conseillère,
Laurent NAJEM, Conseiller,
Qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre, dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Saveria MAUREL
ARRÊT :
– CONTRADICTOIRE
– rendu publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signé par Marie-Hélène MASSERON, pour la Présidente de chambre et par Jeanne PAMBO, Greffière, présente lors de la mise à disposition.
EXPOSE DU LITIGE
La société OHM Energie est un fournisseur de gaz indépendant. La société ENI Gas &Power France (ENI) est fournisseur d’électricité et de gaz, elle s’est dotée en 2021 d’un outil de gestion dénommé EniOne.
Soupçonnant la société OHM Energie d’avoir accompli des actes de concurrence déloyale, par requête en date du 11 avril 2023, la société ENI Gas & Power France a sollicité du président du tribunal de commerce de Paris une mesure d’instruction in futurum.
Par ordonnance du 21 avril 2023, le président du tribunal de commerce de Paris a fait droit à cette requête et désigné Me [S], commissaire de justice, pour y procéder.
La mesure a été exécutée le 20 juin 2023.
Par exploit du 13 juillet 2023, la société OHM Energie a fait assigner la société ENI Gas & Power France devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris aux fins de voir :
juger recevable et bien fondée sa demande de rétractation de l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 par le président du tribunal de commerce de Paris sur requête de la société ENI Gas & Power France ;
juger que la requête de la société ENI Gas & Power France du 11 avril 2023 ne caractérisait pas l’existence d’un motif légitime ni les circonstances permettant de déroger au principe du contradictoire ;
juger que les mesures sollicitées dans le cadre de ladite requête ne sont pas légalement admissibles ;
En conséquence,
rétracter en toutes ses dispositions l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 ;
ordonner la restitution à la société OHM Energie de l’ensemble des éléments saisis et informations recueillies sur le fondement de l’ordonnance rétractée.
Par ordonnance contradictoire du 27 novembre 2023, le juge des référés du tribunal de commerce de Paris a :
rejeté la demande de rétractation de l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 ;
débouté la société OHM Energie de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
confirmé l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 ;
dit que la levée de séquestre des pièces obtenues lors des opérations de constat par le commissaire de justice instrumentaire sera, conformément aux articles R 153-3, R 153-8 du code de commerce, la suivante et demandé à la société OHM Energie de faire un tri sur les fichiers des pièces séquestrées en trois catégories :
*catégorie ” A ” : les pièces qui pourront être communiquées sans examen ;
*catégorie ” B ” : les pièces qui sont concernées par le secret des affaires et que les défenderesses refusent de communiquer ;
*catégorie ” C ” : les pièces que les défenderesses refusent de communiquer mais qui ne sont pas concernées par le secret des affaires ;
dit que ce tri où chaque pièce sera identifiée par numérotation distincte, sera communiqué à Me [S], en sa qualité de séquestre pour un contrôle de cohérence avec le fichier initial séquestré ;
dit que pour les pièces concernées par le secret des affaires, la société OHM Energie conformément aux articles R. 153-3 à R. 153-8 du code de commerce, communiquera au président ” un mémoire précisant pour chaque information ou partie de la pièce en cause, les motifs qui lui confèrent le caractère d’un secret des affaires ” ;
fixé le calendrier suivant :
*communication par la société OHM Energie à Me [S], commissaire de justice de ce tribunal et au président, des tris des fichiers demandés avant le 15 janvier 2024 ;
*renvoyé l’affaire après contrôle de cohérence par le commissaire de justice à l’audience du 20 février 2024 à 14h30 pour la réalisation de la levée de séquestre ;
dit que Me [S] ès qualité de séquestre ne pourra procéder à la libération des éléments susvisés entre les mains de la société ENI Gas & Power France et/ou à la destruction des pièces communicables qu’après que tous les délais d’appel soient expirés, que dans cette attente, Me [S] ès qualités conservera sous séquestre l’ensemble des pièces ;
condamné la société OHM Energie à payer à la société ENI Gas & Power France la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, déboutant pour le surplus.
Par déclaration du 8 décembre 2023, la société OHM Energie a interjeté appel de cette décision de l’ensemble des chefs du dispositif.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 25 avril 2024, la société OHM Energie demande à la cour, au visa des articles 16, 145 du code de procédure civile, L 153-1, L 153-2 et R. 153-1 et suivants du code de commerce, de :
la juger recevable et bien fondée en son appel ;
infirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions ;
Et statuant à nouveau :
juger que la requête de la société ENI Gas & Power France du 11 avril 2023 ne caractérisait pas l’existence d’un motif légitime ni de circonstances permettant de déroger au principe du contradictoire ;
juger que les mesures sollicitées dans le cadre de ladite requête ne sont pas légalement admissibles ;
En conséquence:
rétracter en toutes ses dispositions l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 ;
prononcer la nullité par voie de conséquence de tous les actes accomplies en exécution de cette ordonnance ;
faire interdiction à la société ENI Gas & Power France d’utiliser, à quelques fins que ce soit et devant quelque juridiction que ce soit le procès-verbal de constat d’huissier dressé en application de l’ordonnance du 21 avril 2023 ainsi que les pièces et informations recueillies par les huissiers qui ont instrumenté ;
débouter la société ENI Gas & Power France de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
ordonner la restitution à celle-ci de l’ensemble des éléments saisis et informations recueillies sur le fondement de l’ordonnance rétractée ;
condamner la société ENI Gas & Power France à lui payer la somme de 5. 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens de première instance et d’appel ;
dire que ceux d’appel seront recouvrés par Me Boccon-Gibod conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées le 13 mai 2024, la société ENI Gas & Power France demande à la cour, au visa des articles 145 et suivants du code de procédure civile, de :
A titre principal,
rejeter l’appel formé par la société OHM Energie visant à l’infirmation de l’ordonnance rendue le 27 novembre 2023 ;
débouter la société OHM Energie de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
rejeter les conclusions d’OHM Energie pour violation de principes essentiels du procès équitable ;
confirmer l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 ;
confirmer l’ordonnance rendue le 27 novembre 2023 ;
confirmer la levée du séquestre conformément aux termes de l’ordonnance du 27 novembre 2023 ;
En tout état de cause,
condamner la société OHM Energie au paiement de la somme de 4.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
A titre liminaire, la société ENI Gas Power France demande à ce que les dernières écritures de la société OHM Energie soient écartées des débats, puisqu’elles constituent selon elle une violation des principes équitables du procès en ce qu’elles sont accompagnées d’une pièce n°26 faisant l’objet en réalité de la mesure de séquestre.
Cette pièce est destinée à étayer le moyen développé par la société OHM Energie sur la disproportion de la mesure et consiste en un échange de courriels, susceptible d’établir que la pièce saisie est sans lien avec le litige.
Toutefois, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. (Cass., Ass. plén., 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648).
Mais en l’espèce, c’est le rejet des écritures de la société OHM Energie qui est sollicité et non celui de ladite pièce n°26.
Dans ces conditions, il ne peut être fait droit à cette demande telle qu’elle est formulée et tendant à voir écarter les dernières écritures de la société OHM Energie, dont il n’est pas démontré qu’elles seraient constitutives d’une violation des principes essentiels du procès équitable.
Sur le fond, aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.
L’application de ce texte suppose que soit constatée l’existence d’un procès en germe possible et non manifestement voué à l’échec au regard des moyens soulevés, sans qu’il revienne au juge statuant en référé ou sur requête de se prononcer sur le fond.
La société OHM Energie soutient notamment qu’il n’existe aucun motif légitime à la mesure d’instruction ordonnée en ce que la société ENI Gas & Power se contente d’alléguer qu’elle a été victime d’un détournement de la base de données issue du CRM EniOne, tout en reconnaissant que ses prestataires peuvent être vecteurs de la fuite, que les preuves apportées par la société ENI Gas & Power ne sont pas probantes dans ces conditions. Elle prétend que les mesures d’instruction sollicitées sont au surplus inutiles, alors que la société ENI Gas & Power explique dans sa requête être déjà en possession d’éléments lui permettant de retenir une éventuelle responsabilité de la société OHM Energie et de la société Kompar dans la commission d’actes de concurrence déloyale. Elle fait valoir en outre qu’il n’existe aucune circonstance particulière justifiant que la mesure soit réalisée de manière non-contradictoire et que celle-ci est disproportionnée.
La société ENI Gas & Power France expose pour sa part qu’elle dispose d’éléments rendant crédible et plausible l’implication de la société OHM Energie dans le détournement et l’utilisation de la base de données issue du CRM EniOne, ces éléments étant aussi de nature à servir de fondement à une future action en concurrence déloyale. Les mesures d’instruction sollicitées ont vocation à déterminer le niveau d’implication de la société OHM Energie ainsi que les moyens ayant permis à la société Kompar, son prestataire, d’accéder à la base de données issue du CRM EniOne. Elle précise que la dérogation au principe du contradictoire est justifiée en ce que les mesures sollicitées visent principalement à rechercher des courriels risquant d’être détruits par la société OHM Energie. Elle ajoute que les mesures ordonnées ne présentent aucun caractère disproportionné et que seuls les documents qui répondent à plusieurs mots-clés cités dans l’ordonnance du 21 avril 2023 ont été exportés.
Au cas présent, il est établi que la société ENI Gas & Power a entendu se doter au cours de l’année 2021 d’un outil de gestion de son portefeuille, le CRM EniOne.
Elle expose que concomitamment au recours à ce nouvel outil, elle a constaté une augmentation de démarchages abusifs de ses clients.
Elle produit en annexe de la requête présentée les pièces suivantes :
un compte rendu de réunion du 25 août 2022, organisée par le Médiateur national de l’énergie avec la société OHM Energie, concernant ses pratiques commerciales en présence de la commission de régulation de l’énergie, mentionnant que ” de nombreuses plaintes ont été reçues concernant les pratiques de cette société ” qui ” paraissent peu respectueuses des consommateurs d’énergie et pourraient constituer des pratiques trompeuses “,
le signalement d’un lanceur d’alerte, qui par courriel du 26 septembre 2022 indique : ” je viens par le présent mail vous indiquer qu’il y a eu un glissement de portefeuille client ENI. La société Kompar France qui travaille avec plusieurs sous-traitants en Tunisie, ils offrent le CRM avec les frais minute et fichiers. Il injecte (sic) des fichiers volés de plusieurs grandes structures comme Téléperformance (base de données ENI etc..)..le but c’est de changer l’offre de gaz ou électricité de ENI vers le compte de OHM Energie ou Wekiwi. La pratique en question dure depuis 2021. ”
un courriel du Médiateur national de l’Energie en date du 26 septembre 2022 exposant : ” en juin dernier, vous m’aviez signalé un étrange démarchage dont vous aviez été la victime, au profit de OHM Energie. Nous avions identifié que la société Kompar pouvait en être à l’origine. Or, nous venons de recevoir ce signalement qui corrobore ce que nous suspections ” (suit le courriel du lanceur d’alerte),
un extrait du rapport d’activité du Médiateur de l’énergie indiquant que la société OHM Energie a le taux de litige le plus élevé,
la retranscription d’enregistrements audio d’entretiens entre clients d’ENI Gas & Power France et conseillers de télévente (pièce n°2) et extraits de comptes-rendus fournis par le prestataire BVA (pièce n°3), dont il ressort en substance que des clients ENÎ se sont plaints d’avoir vu leur contrat transféré sans leur accord auprès de la société OHM Energie, la société OHM Energie ayant invoqué auprès d’eux le fait qu’ENI serait rachetée par elle, que les deux sociétés auraient fusionné, qu’ENI refuserait désormais la vente aux particuliers ou pratiquerait des prix plus élevés.
Elle fait état, en outre, au sein de sa requête de ce que trois de ses salariés, Mme [M], M. [C] et M. [P] ont été débauchés pour rejoindre la société OHM Energie alors que chacun d’eux avait une connaissance précise du CRM EniOne auquel ils avaient accès.
L’importance de ces transferts de contrats de clients, sa concomitance avec le recours au nouvel outil de gestion qu’est le CRM EniOne et les circonstances de sa découverte par un signalement d’un lanceur d’alerte, notamment, suffisent à caractériser l’existence d’un motif légitime, les faits ci-dessus rapportés établissant un procès en germe aux fins de faire cesser une possible concurrence déloyale et de réparer les conséquences dommageables de celle-ci, lequel n’apparaît pas, en l’état, manifestement voué à l’échec, étant relevé toutefois que ces éléments en la possession de la société ENI Gas & Power France ne permettent pas de mesurer précisément l’implication de la société OHM Energie dans les agissements litigieux.
Par ailleurs, le juge, saisi sur requête, doit rechercher si la mesure sollicitée exige une dérogation au principe de la contradiction. L’éviction de ce principe directeur du procès nécessite que la requérante justifie de manière concrète les motifs pour lesquels, dans le cas d’espèce, il est impossible de procéder autrement que par surprise.
Aux termes de la requête, la société Eni Gas & Power France a justifié la nécessité de déroger au principe de la contradiction par la fragilité intrinsèque des éléments de preuve recherchés pouvant définitivement être détruits ou dissimulés, le risque de concertation entre les différents protagonistes du dossier, la gravité des faits soupçonnés et l’importance des préjudices en résultant.
L’ordonnance qui y fait droit, tenant compte des éléments développés par la requérante, retient que la dérogation au principe de la contradiction est justifiée par le ” risque fort de dissimulation voire de destruction d’éléments de preuve “, ce risque étant d’autant plus accru que les éléments recherchés sont des ” données informatiques, numériques ou électroniques par essence furtives et susceptibles d’être aisément détruites, occultées et altérées “.
La motivation de la requête, replacée dans le contexte de celle-ci dont il n’est pas interdit au juge de tenir compte pour apprécier les circonstances justifiant une dérogation au principe de la contradiction, doit être considérée comme suffisante dès lors qu’il est constant que concomitamment au recours au CRM EniOne et au débauchage de salariés, de nombreux clients de la société Eni Gas & Power France ont transféré leurs contrats à la société OHM Energie, dans des circonstances non établies mais susceptibles de constituer des manquements civils qu’il convenait de découvrir de manière effective.
Le juge ayant statué sur la requête, a ainsi, pour motiver la dérogation au principe de la contradiction, tenu compte des éléments produits par les requérantes pour étayer leur demande.
Ainsi, tant l’ordonnance rendue sur requête que la requête elle-même caractérisent la nécessité pour l’intimée de ne pas procéder par voie contradictoire afin que la mesure d’instruction sollicitée soit opérante.
Enfin, il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que constituent des mesures légalement admissibles les mesures d’instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi. Il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.
Or, l’ordonnance sur requête a circonscrit les mesures à une période précise (du 1er février 2022 à la date des constatations), tout en prévoyant une combinaison de mots-clés, excluant au surplus au moment du tri les documents non pertinents.
Ainsi, la mesure d’instruction est circonscrite dans le temps, mais aussi dans son objet et elle a vocation à permettre d’appréhender les seuls documents en lien avec la captation de la clientèle alléguée par l’intimée, et, donc avec l’objet du futur litige.
Il convient encore de rappeler qu’une mesure de séquestre des éléments recueillis a été prévue, afin de préserver, le cas échéant, le secret des affaires et que la procédure de levée de séquestre dont le premier juge est encore saisi, permettra d’aménager les conditions de communication des pièces saisies dans le respect du secret professionnel et du secret des affaires et de vérifier l’utilité ou non des pièces saisies pour le futur procès, étant observé que la mesure de séquestre en elle-même n’est pas critiquée in fine par l’appelante.
Ainsi, la mesure ordonnée, utile et proportionnée à la solution du litige, ne porte pas une atteinte illégitime aux droits de la société OHM Energie et, tenant compte de l’objectif poursuivi, concilie le droit à la preuve des intimées et le droit au secret des affaires de l’appelante.
Dans ces conditions, il y a lieu de confirmer l’ordonnance critiquée en ce qu’elle a rejeté la demande de rétractation de l’ordonnance rendue le 21 avril 2023 et organisé la levée du séquestre selon les modalités qu’elle a fixées.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
La partie défenderesse à une mesure ordonnée sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ne peut être considérée comme une partie perdante au sens de l’article 696 du code de procédure civile. En effet, les mesures d’instruction sollicitées avant tout procès le sont au seul bénéfice de celui qui les sollicite, en vue d’un éventuel procès au fond, et sont donc en principe à la charge de ce dernier.
En revanche, il est possible de laisser à chacune des parties la charge de ses propres dépens et, dès lors, de faire application de l’article 700 du code de procédure civile au profit de l’une d’elles.
Au regard de l’issue du litige, chacune des parties conservera la charge de ses dépens exposés tant en première instance qu’en appel, l’ordonnance entreprise étant réformée de ce seul chef.
La société OHM Energie sera condamnée à payer à la société ENI Gas & Power France contrainte d’exposer des frais irrépétibles pour assurer sa défense en appel, la somme de 5.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, l’ordonnance rendue étant confirmée de ce chef.
Rejette la demande tendant à voir écarter des débats les dernières écritures de la société OHM Energie ;
Confirme l’ordonnance entreprise sauf en ses dispositions relatives aux dépens ;
Statuant à nouveau de ce seul chef et y ajoutant,
Laisse à chacune des parties la charge des dépens qu’elle a exposés tant en première instance qu’en appel ;
Condamne la société OHM Energie de Gestion à payer à la société ENI Gas & Power France la somme de 5.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIÈRE POUR LA PRÉSIDENTE
EMPÊCHÉE