23 mars 2023
Cour d’appel de Versailles
RG n°
22/06109
COUR D’APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 59C
12e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 23 MARS 2023
N° RG 22/06109 – N° Portalis DBV3-V-B7G-VOKS
AFFAIRE :
S.A.S. BUREAU VERITAS MARINE & OFFSHORE
C/
S.A.R.L. VAL’FERRY
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 23 Septembre 2022 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE
N° Chambre : 4
N° RG : 2021F00561
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Oriane DONTOT
Me Martine DUPUIS
TC NANTERRE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT TROIS MARS DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :
S.A.S. BUREAU VERITAS MARINE & OFFSHORE – REGISTRE INTERNATIONAL DE CLASSIFICATION DE NAVIRES ET DE PLATEFORMES OFFSHORE
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Me Oriane DONTOT de l’AARPI JRF AVOCATS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 617 et Me Charlotte PEIGNON et Me Sébastien LOOTGIETER de la SCP VILLENEAU ROHART SIMON ET ASSOCIES, Plaidants, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : P0160
APPELANTE
****************
S.A.R.L. VAL’FERRY
Anse des Mûriers
[Localité 3]
Représentée par Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625 et Me François LE BORGNE DE LA TOUR de la SELARL H. McLEAN & F. LE BORGNE, Plaidant, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 15 Décembre 2022 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Monsieur François THOMAS, Président,
Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller,
Madame Bérangère MEURANT, Conseiller,
Greffier, lors des débats : M. Hugo BELLANCOURT,
EXPOSÉ DU LITIGE
Par contrat du 28 avril 2017, la SNC Aremiti, armateur et propriétaire du navire à grande vitesse « Aremiti 4 », a chargé la SAS Bureau Veritas Marine & Offshore (ci-après Bureau Veritas) de procéder à la classification de la coque et des moteurs du navire.
Du 28 avril au 31 août 2017, la société Bureau Veritas a effectué une visite complète de renouvellement de la classe de ce navire et elle a émis en dernier lieu, le 12 janvier 2018, un certificat provisoire de classification, d’une durée de validité de 6 mois.
Par contrat du 7 février 2018, la société Aremiti a vendu le navire « Aremiti 4 » à la SARL Val’Ferry, au prix de 3.500.000 €. Le navire, rebaptisé « Idéal » a été mis en service en octobre 2018.
Le 6 avril 2018, la société Val’Ferry a conclu un contrat de classification avec la société Bureau Veritas.
A compter du 29 juin 2019, le navire a connu trois avaries de moteur, la dernière ayant conduit à interrompre son exploitation en septembre 2019.
Par courrier du 9 septembre 2020, la société Val’Ferry a demandé à la société Aremiti de lui communiquer un certain nombre de documents afin de mener à bien ses investigations. Cette dernière lui a répondu, le 17 septembre 2020, que tous les documents lui avaient été remis lors de la livraison du navire. La mise en demeure de la société Val’Ferry en date du 9 octobre 2020 est demeurée vaine.
Parallèlement, par courrier du 8 juin 2020, la société Val’Ferry a informé la société Bureau Veritas que sa responsabilité délictuelle était susceptible d’être engagée.
Par actes du 20 janvier 2021, la société Val’Ferry a fait assigner les sociétés Aremiti et Bureau Veritas devant le tribunal de commerce de Nanterre aux fins de les voir condamner in solidum à lui payer la somme en principal de 6.799.368,28 €.
La société Aremiti puis la société Bureau Veritas ont soulevé une exception d’incompétence.
La société Val’Ferry s’est ensuite désistée de son instance à l’égard de la société Aremiti. Il a été pris acte de ce désistement par jugement du 15 décembre 2021.
Par jugement contradictoire du 23 septembre 2022, le tribunal de commerce de Nanterre a :
– Dit l’exception d’incompétence d’attribution formulée par la société Bureau Veritas Marine & Offshore recevable ;
– Débouté la société Bureau Veritas Marine & Offshore de son exception d’incompétence d’attribution et s’est déclaré matériellement compétent ;
– Dit qu’à défaut d’appel dans les délais légaux, le dossier sera transmis à la juridiction sus visée dans les conditions prévues par l’article 82 du code de procédure civile ;
– Débouté les parties de leur demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– Convoqué les parties à l’audience de mise en état de la quatrième chambre du 17 novembre 2022 pour conclusions au fond ;
– Rappelé que l’exécution provisoire est de droit ;
– Conservé chaque partie en ses dépens.
Par déclaration reçue au greffe le 5 octobre 2022 et enregistrée le 6 octobre 2022, la société Bureau Veritas a interjeté appel du jugement et a été autorisée par ordonnance du 18 octobre 2022 à assigner la partie intimée à jour fixe pour l’audience du 15 décembre 2022.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 1er décembre 2022, la société Bureau Veritas Marine & Offshore demande à la cour de :
– La recevoir en son appel, l’y déclarer bien fondée ;
– Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Nanterre le 28 janvier 2022 ;
– Rejuger l’affaire à nouveau ;
– Juger que la clause d’arbitrage stipulée dans le contrat de classification conclu entre la société Aremiti et la société Bureau Veritas Marine & Offshore le 28 avril 2017 n’est ni manifestement nulle ni manifestement inapplicable à la société Val’Ferry ;
– Dire que la clause d’arbitrage stipulée dans le contrat de vente entre la société Val’Ferry et la société Aremiti le 1er septembre 2017 n’est ni manifestement nulle ni manifestement inapplicable à la société Bureau Veritas Marine & Offshore qui est en droit de s’en prévaloir ;
– Faire droit à l’exception d’incompétence soulevée par la société Bureau Veritas Marine & Offshore ;
– Juger que les juridictions françaises sont incompétentes pour connaitre de l’action de la société Val’Ferry contre la société Bureau Veritas Marine & Offshore au titre du contrat litigieux ;
– Se déclarer incompétent en vertu du principe compétence-compétence et renvoyer les parties à mieux se pourvoir devant un tribunal arbitral à Londres ;
– Débouter la société Val’Ferry de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
– Condamner la société Val’Ferry à régler à la société Bureau Veritas Marine & Offshore la somme de 30.000 € de dommages-intérêts pour procédure abusive sur le fondement de l’article 1240 du code civil et la somme de 20.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l’instance, dont distraction au profit de Me Oriane Dontot, JRF & associés, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions notifiées le 5 décembre 2022, la société Val’Ferry demande à la cour de :
– Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 23 septembre 2022 en ce qu’il a dit l’exception d’incompétence d’attribution formulée par la société Bureau Veritas Marine & Offshore recevable ;
Statuant à nouveau,
– Déclarer irrecevable l’exception d’incompétence soulevée par la société Bureau Veritas Marine & Offshore ;
– En conséquence, l’en débouter ;
Subsidiairement,
– Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 23 septembre 2022 en ce qu’il a débouté la société Bureau Veritas Marine & Offshore de son exception d’incompétence d’attribution et en ce qu’il s’est déclaré matériellement compétent ;
En tout état de cause,
– Condamner la société Bureau Veritas Marine & Offshore à payer à la société Val’Ferry la somme de 15.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– La condamner aux dépens ;
Très subsidiairement, au cas où par extraordinaire la cour estimerait devoir juger l’exception d’incompétence de la société Bureau Veritas Marine & Offshore recevable et bien fondée,
– La débouter de ses demandes de condamnation à l’encontre de la société Val’Ferry.
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la recevabilité de l’exception d’incompétence
La société Val’Ferry soulève, au visa de l’article 75 du code de procédure civile, l’irrecevabilité de l’exception d’incompétence formulée par la société Bureau Veritas. Elle fait grief à cette dernière d’avoir invoqué dans ses conclusions d’incompétence déposées à l’audience du 22 juin 2021 devant le tribunal de commerce, deux clauses compromissoires renvoyant à des mécanismes d’arbitrage différents, forçant ainsi son adversaire à aller plaider devant deux tribunaux arbitraux différents pour faire juger par chacun d’eux qu’il est incompétent avant de pouvoir revenir devant le juge étatique français, ce qui est contraire au principe de loyauté procédurale qui sous-tend l’obligation faite par l’article 75 précité. Elle soutient que le demandeur à l’exception doit indiquer dans le déclinatoire de compétence devant quelle juridiction il sollicite que l’affaire soit portée et qu’il importe peu que la société Bureau Veritas ait par la suite reformulé ses prétentions dans de nouvelles écritures, rappelant que la jurisprudence interdit sous peine d’irrecevabilité de l’exception d’opérer dans le déclinatoire de compétence une désignation principale accompagnée d’une désignation subsidiaire, sauf s’il invoque l’existence d’une convention d’arbitrage et l’incompétence territoriale de la juridiction saisie, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
La société Bureau Veritas répond que l’exception d’incompétence qu’elle a soulevée est recevable. Elle fait valoir qu’elle invoque non pas simultanément mais subisidiairement les clauses d’arbitrage stipulées tant dans le contrat de classification conclu entre elle et la société Aremiti, vis-à-vis desquelles la société Val’Ferry est un tiers intéressé, que dans le contrat de vente conclu entre les sociétés Aremiti et Val’Ferry, vis-à-vis desquelles la société Bureau Veritas est un tiers intéressé ; que l’article 75 du code de procédure civile n’a pas vocation à s’appliquer en matière d’arbitrage ; qu’en outre elle ne s’est nullement dispensée de faire un choix puisqu’elle a précisé en première instance que le tribunal compétent était LCIA (London Court of International Arbitration). Elle considère enfin que c’est à tort que la société Val’Ferry se réfugie derrière un prétendu principe de loyauté.
*****
Aux termes de l’article 75 du code de procédure civile, « S’il est prétendu que la juridiction saisie en première instance ou en appel est incompétente, la partie qui soulève cette exception doit, à peine d’irrecevabilité, la motiver et faire connaître dans tous les cas devant quelle juridiction elle demande que l’affaire soit portée ».
Cette règle n’est pas applicable lorsque le demandeur à l’exception bénéficie d’une option légale de compétence ou s’il invoque l’existence d’une convention d’arbitrage et l’incompétence territoriale de la juridiction saisie.
Dans ses conclusions d’incompétence n°1 devant le tribunal de commerce de Nanterre, notifiées le 21 juin 2021, la société Bureau Veritas a demandé aux premiers juges de se déclarer incompétents au profit du tribunal arbitral à Londres en se prévalant d’une part, de la clause d’arbitrage (clause 15) figurant dans ses conditions générales et prévoyant le règlement des litiges par un tribunal arbitral à Londres constitué selon les règles de la LCIA (London Court of International Arbitration) et d’autre part, de la clause compromissoire (clause 16) stipulée dans le contrat de vente conclu entre les sociétés Aremiti et Val’Ferry, selon laquelle tous les litiges relatifs à cet accord feraient l’objet d’un arbitrage à Londres.
En présence d’une convention d’arbitrage – qui peut prendre la forme d’une clause compromissoire insérée dans un contrat – l’article 75 susvisé du code de procédure civile n’a pas vocation à s’appliquer.
L’exception d’incompétence doit donc être jugée recevable, par confirmation de la décision entreprise.
Sur le bien-fondé de l’exception d’incompétence
L’appelante sollicite l’infirmation du jugement entrepris en ce qu’il a déclaré le tribunal de commerce de Nanterre matériellement compétent. Elle fait valoir que le contrat de classification conclu entre elle et la société Aremiti contient une clause d’arbitrage dont la société Val’Ferry avait connaissance puisqu’après avoir acheté le navire, elle a elle-même conclu avec la société Bureau Veritas un contrat de classification stipulant une clause compromissoire dont les termes sont identiques. Elle prétend que le principe compétence-compétence, consacré par l’article 1448 du code de procédure civile, selon lequel les arbitres se prononcent par priorité sur leur propre compétence, a vocation à s’appliquer en l’espèce, peu important que la société Val’Ferry soit un tiers au contrat de classification conclu entre les sociétés Bureau Veritas et Aremiti, et ce d’autant plus que l’action engagée par la société Val’Ferry est en relation avec ledit contrat. Elle soutient que la clause compromissoire de ses conditions générales n’est pas manifestement inapplicable ; que le champ d’application de cette clause n’est pas restreint aux seules parties au contrat, ni aux seuls litiges contractuels et que si la clause doit être interprétée, cela relève exclusivement de la compétence des arbitres ; que la nature délictuelle de l’action introduite par la société Val’Ferry ne rend pas la clause compromissoire manifestement inapplicable ; qu’en acquérant le navire, l’intimée a succédé aux droits et obligations du vendeur, la société Aremiti. Elle ajoute que la clause compromissoire n’est pas manifestement nulle ; qu’en effet la clause a été conclue entre professionnels et n’est pas abusive ; que l’article 1171 du code civil n’a pas vocation à s’appliquer, s’agissant d’un contrat librement négocié entre les parties ; qu’en outre, la clause ne crée pas un déséquilibre significatif entre les parties, chacune d’elles ayant le même droit égal et équitable de recourir à l’arbitrage ; qu’enfin la clause n’est pas contraire à l’ordre public, l’affaire étant arbitrable et les parties étant libres de choisir un siège d’arbitrage à l’étranger.
Elle s’estime en droit de se prévaloir également de la clause compromissoire stipulée dans le contrat de vente conclu entre les sociétés Aremiti et Val’Ferry dès lors qu’en tant que société de classification, elle a participé à l’exécution de ce contrat. Elle soutient que cette clause n’est pas manifestement nulle, soulignant que le juge anglais, saisi d’une action ‘anti-suit’ par la société Aremiti, a considéré que la clause était valide en ordonnant à la société Val’Ferry de cesser de passer outre en maintenant son action devant le tribunal de commerce de Nanterre et que celle-ci s’est exécutée en régularisant le 17 août 2021 des conclusions de désistement au profit de la société Aremiti. Elle énonce que la clause compromissoire du contrat de vente n’est pas non plus manifestement inapplicable et que son intervention était de l’intérêt du vendeur comme de l’acheteur, le certificat de classification étant selon le contrat une condition suspensive du transfert de propriété du navire.
L’intimée répond que la clause compromissoire du contrat de classification entre la société Bureau Veritas et la société Aremiti, dont les termes sont très clairs, est manifestement inapplicable au litige dans la mesure où cette clause ne vise que les litiges entre les parties au contrat tandis que l’action de la société Val’Ferry, qui n’était pas partie à ce contrat, est de nature délictuelle, que les opérations de classification intervenues en 2017, avant la vente du navire, l’ont bien été au bénéfice de la société Aremiti et que le contrat de classification n’a ouvert aucun droit ni aucune obligation transmissible à l’acquéreur du navire. Elle soutient que ce contrat est un contrat d’adhésion et que la clause compromissoire qu’il contient est entachée de nullité manifeste au regard des dispositions de l’article 1171 du code civil et subsidiairement de celles de l’article L.442-6-I 2° du code de commerce dans sa version antérieure à la loi du 18 octobre 2021 (sic) ; qu’en effet, une telle clause renvoyant à un arbitrage à Londres est de nature à créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, la société Aremiti ou la société Val’Ferry n’ayant pas les moyens financiers de supporter les coûts des frais d’arbitrage et d’avocats, considérablement plus élevés que ceux exposés dans le cadre d’une procédure (judiciaire ou même arbitrale) en France. Elle ajoute que la clause compromissoire du contrat de classification, qui stipule au surplus l’application de la loi anglaise, est entachée d’une deuxième cause de nullité manifeste en ce qu’elle est contraire aux règles d’ordre public du droit français régissant la responsabilité délictuelle. Elle fait valoir que les conditions de mise en oeuvre de la responsabilité délictuelle sont plus restrictives en droit anglais qu’en droit français ; que la clause en question constitue une clause d’exonération de responsabilité ; que tous les éléments du dossier rattachent le litige à la France ; que laisser un tribunal arbitral anglais, échappant au contrôle du juge de l’annulation français, le soin d’en connaitre conduirait à déroger aux dispositions d’ordre public de l’article 1240 du code civil.
La société Val’Ferry soutient ensuite que la clause compromissoire contenue dans le ‘Memorandum Agreement’ conclu entre elle et la société Aremiti, le 1er septembre 2017, est aussi manifestement inapplicable au litige. Elle conteste que les effets de cette clause puissent s’étendre aux parties directement impliquées dans l’exécution du contrat qui la stipule, cette règle, propre à l’arbitrage international, n’ayant pas vocation à s’appliquer en l’espèce, s’agissant d’un contrat de droit interne entre deux sociétés françaises pour la vente d’un navire français à livrer en France. Elle considère en outre que cette clause est manifestement nulle en ce qu’elle renvoie à un tribunal arbitral à constituer à Londres et prévoit l’application du droit anglais alors que les deux parties sont françaises. Elle ajoute qu’à supposer que ladite clause compromissoire puisse être étendue à la société Bureau Veritas, elle serait entachée d’une nullité manifeste au regard de l’action délictuelle de la société Val’Ferry à son encontre.
*****
L’action engagée par la société Val’Ferry à l’encontre de la société Bureau Veritas vise à obtenir la condamnation de cette dernière à lui verser des dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1240 du code civil, suite aux avaries moteurs rencontrées par le navire « Aremiti 4 » acquis le 7 février 2018. Il est invoqué à cet effet un manquement de la société Bureau Veritas dans les opérations de classification effectuées avant la vente du navire.
La clause invoquée par la société Bureau Veritas, insérée à l’article 15 du contrat de classification signé le 28 avril 2017 par les sociétés Bureau Veritas et Aremiti, est ainsi rédigée :
« 15. LOI APPLICABLE ET RÉSOLUTION DES LITIGES
15.1 Les présentes Conditions sont régies et doivent être interprétées exclusivement en référence à la loi anglaise (Royaume-Uni).
15.2 Les Parties devront faire leurs efforts raisonnables afin de régler de bonne foi et de façon amiable tout litige par le biais d’une négociation de trente (30) jours à partir de la date de réception par l’une des Parties de la notification écrite de l’existence du litige.
15.3 A défaut, le litige sera en dernier lieu réglé définitivement par voie d’arbitrage selon le Règlement de la LCIA, lequel Règlement est réputé incorporé dans la présente clause. Le Tribunal arbitral sera constitué de trois (3) arbitres. Le siège de l’arbitrage sera Londres (Royaume-Uni) ».
Cette clause est une clause compromissoire au sens de l’article 1442 du code de procédure civile.
En application de l’article 1448 du code de procédure civile, applicable en matière d’arbitrage international en vertu de l’article 1506 de ce même code, lorsqu’un litige relevant d’une convention d’arbitrage est porté devant une juridiction de l’Etat, celle-ci se déclare incompétente sauf si le tribunal arbitral n’est pas encore saisi et si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable.
La nullité ou l’inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage, seule de nature à faire obstacle à la compétence prioritaire de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence, doit pouvoir être constatée lors d’un examen sommaire par le juge étatique, tout contrôle substantiel et approfondi étant exclu.
Le manquement allégué en l’espèce par la société Val’Ferry à l’égard de la société Bureau Veritas à l’appui de son action en responsabilité délictuelle, est relatif aux prestations réalisées par la société de classification en exécution du contrat conclu avec la société Aremiti.
La clause compromissoire prévue au contrat de classification du 28 avril 2017 n’est donc pas sans lien avec le litige.
Il ne peut par ailleurs être d’emblée considéré que la clause litigieuse, intitulée « Loi applicable et résolution des litiges », est restreinte aux seules parties aux contrats, ni aux seuls litiges contractuels, comme le prétend la société Val’Ferry. En outre, il est constant que les actions de nature délictuelle ne font pas obstacle à l’application d’une convention d’arbitrage.
Il s’en déduit que la clause compromissoire n’est pas manifestement inapplicable.
L’appelante souligne au demeurant, sans être contredite, que dans le contrat de vente du navire « Aremiti 4 », les sociétés Aremiti et Val’Ferry ont fait le choix de confier la résolution de tout litige à un tribunal arbitral à Londres, outre celui de la loi anglaise comme loi applicable au contrat, et ce alors même que ces sociétés sont des sociétés françaises et que la vente portait sur un navire battant pavillon français, ce qui rend inopérant l’argument de l’intimée selon lequel les règles de l’arbitrage international devraient être écartées, d’autant que, comme le souligne la société Bureau Veritas, le navire avait vocation à naviguer sur toutes les mers du globe.
Au surplus, après avoir acheté le navire, la société Val’Ferry a elle-même conclu avec la société Bureau Veritas, le 6 avril 2018, un contrat de classification portant sur ce navire. Ce contrat contient une clause d’arbitrage rédigée en anglais dans des termes similaires à ceux du contrat conclu entre les sociétés Bureau Veritas et Aremiti.
La société Val’Ferry soutient que le contrat passé entre les sociétés Bureau Veritas et Aremiti constitue un contrat d’adhésion au sens de l’article 1110 du code civil et que la clause compromissoire qu’il contient, renvoyant à un arbitrage à Londres, est de nature à créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties dans la mesure où il est de notoriété publique que les frais d’un arbitrage à Londres sont exorbitants et où, contrairement à la société Bureau Veritas, une petite compagnie maritime régionale telle la société Aremiti ou la société Val’Ferry n’a pas les moyens financiers de supporter de tels coûts. Elle en déduit la nullité manifeste de la clause litigieuse.
Toutefois, outre que comme relevé précédemment, les sociétés Aremiti et Val’Ferry ont elles-mêmes choisi de recourir à un arbitrage à Londres en cas de litige survenant relativement au contrat de vente du navire, et à supposer que le contrat en question puisse être qualifié de contrat d’adhésion, ce qui impliquerait un examen approfondi des circonstances ayant précédé la signature de ce contrat et des intentions réelles des parties excédant la compétence du juge étatique, le seul choix de recourir à la justice arbitrale ne saurait caractériser un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties. En tout état de cause, la cour observe que la société Val’Ferry se contente sur ce point de procéder par voie d’affirmation et, au surplus, aucun élément ne permet de démontrer que la société Val’Ferry n’a pas librement et pleinement consenti à l’ensemble des clauses contractuelles parmi lesquelles figure la clause compromissoire.
Le caractère délictuel de la responsabilité imputée à la société Bureau Veritas ne suffit pas non plus à rendre manifestement nulle la clause compromissoire, dans la mesure où le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait de l’existence en droit interne de dispositions d’ordre public, cette question concernant au demeurant le droit applicable au contrat et non la compétence.
Ces éléments ne permettent ainsi pas d’établir que la clause compromissoire insérée au contrat de classification du 28 avril 2017 est manifestement inapplicable ou nulle. Ils ne peuvent en conséquence faire obstacle à la compétence prioritaire du tribunal arbitral pour statuer sur sa propre compétence.
Il doit donc être retenu que les juridictions étatiques françaises sont incompétentes, et ce sans qu’il soit utile de statuer sur la clause compromissoire contenue dans le contrat de vente conclu entre les sociétés Aremiti et Val’Ferry.
Le jugement entrepris sera infirmé.
Sur la demande de la société Bureau Veritas au titre de la procédure abusive
La société Bureau Veritas sollicite le versement de dommages-intérêts pour procédure abusive au motif que la société Val’Ferry a agi de mauvaise foi en portant son action devant une juridiction française en violation des clauses compromissoires stipulées dans le contrat de vente conclu avec la société Aremiti et dans les contrats de classification. Elle reproche à l’intimée d’avoir tenté de tromper la religion du tribunal en ne produisant pas le Memorandum of Agreement qu’elle a signé avec la société Aremiti.
La société Val’Ferry répond qu’il ne peut lui être reproché d’avoir abusé de son droit d’agir en justice et qu’elle n’a aucunement tenté de tromper la religion du tribunal. Elle considère que la demande reconventionnelle de la société Bureau Veritas, associée à son exception d’incompétence au profit de deux juridictions d’arbitrage différents, participe d’une stratégie destinée à l’épuiser procéduralement en lui imposant, outre les coûts de deux arbitrages à Londres, une charge financière tenant au paiement de dommages et intérêts.
*****
L’exercice d’un droit ne dégénère en abus qu’en cas de faute équipollente au dol, qui n’est pas démontrée en l’espèce à l’encontre de la société Val’Ferry. En conséquence, la société Bureau Veritas sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive, sur laquelle le tribunal a omis de statuer, quoique saisi de cette demande.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
Les dispositions du jugement déféré relatives aux dépens et à l’article 700 du code de procédure civile seront infirmées.
La société Val’Ferry, qui succombe, supportera les entiers dépens de première instance et d’appel. Elle sera en outre condamnée à verser à la société Bureau Veritas la somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
INFIRME le jugement rendu le 23 septembre 2022 par le tribunal de commerce de Nanterre sauf en ce qu’il a dit recevable l’exception d’incompétence d’attribution formulée par la société Bureau Veritas Marine & Offshore ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
DÉCLARE les juridictions étatiques françaises incompétentes pour connaître du litige ;
RENVOIE la société Val’Ferry à mieux se pourvoir ;
DÉBOUTE la société Bureau Veritas Marine & Offshore de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ;
CONDAMNE la société Val’Ferry aux entiers dépens de première instance et d’appel ;
CONDAMNE la société Val’Ferry à verser à la société Bureau Veritas Marine & Offshore la somme de 5.000 € au titre de l’article 700 du code procédure civile ;
DÉBOUTE la société Val’Ferry de sa demande de ce chef.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par Monsieur François THOMAS, Président et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le greffier, Le président,