Démarchage systématique des clients par un ancien salarié : une concurrence déloyale ?

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Démarchage systématique des clients par un ancien salarié : une concurrence déloyale ?

La société Asseris, absorbée par la SARL Victor Hugo Services (VHS) en octobre 2018, est spécialisée dans le courtage d’assurance pour les professionnels de l’immobilier. Mme [X] [C], assistante administrative et commerciale chez Asseris depuis 2011, a été licenciée en mai 2017 et a créé une société concurrente, « Les Assurances Immobilières », en décembre 2017. VHS a constaté des actes de concurrence déloyale et a obtenu une autorisation judiciaire pour procéder à un constat au domicile de Mme [C] et au siège de sa société. En mars 2020, VHS a assigné Mme [C] et sa société en justice pour détournement de clientèle. Le tribunal de commerce de Bobigny a rendu un jugement en mars 2022, déclarant que les actions de Mme [C] ne constituaient pas un détournement déloyal et déboutant toutes les parties de leurs demandes. VHS a interjeté appel en mai 2022, demandant l’infirmation du jugement et des dommages-intérêts. Mme [C] et sa société ont demandé la confirmation du jugement initial. L’ordonnance de clôture a été rendue en janvier 2024.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

18 septembre 2024
Cour d’appel de Paris
RG
22/08844
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 1

ARRÊT DU 18 SEPTEMBRE 2024

(n° 096/2024, 6 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : 22/08844 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CFYQU

Décision déférée à la Cour : jugement du 22 mars 2022 du tribunal de commerce de BOBIGNY – 5ème chambre – RG n° 2020F00539

APPELANTE

S.A.R.L. VICTOR HUGO SERVICES, Société au capital de 152 450 euros immatriculée au registre du commerce et des sociétés de PARIS sous le numéro 422 496 828, agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités au siège social situé

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Jean-François LOUIS de la SCP SOUCHON – CATTE – LOUIS et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0452

Assistée de Me Kimberley LEVY de la SCP SOUCHON – CATTE – LOUIS et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0452

INTIMÉES

Madame [X] [C]

Demeurant [Adresse 1]

[Localité 6]

S.A.R.L. LES ASSURANCES IMMOBILIÈRES immatriculée au registre du commerce et des sociétés de PARIS sous le numéro 834 218 703, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés au siège social situé

[Adresse 5]

[Localité 3]

Représentées par Me Stéphane FERTIER de la SELARL JRF AVOCATS & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0075

Assistées de Me Philippe MAGNOL, avocat au barreau de PARIS, toque : C 1573

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 18 juin 2024, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Isabelle DOUILLET, présidente de chambre et Mme Déborah BOHEE, conseillère chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport.

Ces magistrates ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

– Mme Isabelle DOUILLET, présidente de chambre,

– Mme Françoise BARUTEL, conseillère,

– Mme Déborah BOHÉE, conseillère.

Greffier lors des débats : Mme Karine ABELKALON

ARRÊT :

contradictoire ;

par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;

signé par Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre et par Soufiane HASSAOUI, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

*

EXPOSÉ DU LITIGE

La société Asseris, aux droits de laquelle vient la SARL Victor Hugo Services (VHS) suite à absorption par transmission universelle de patrimoine le 28 octobre 2018, est spécialisée dans le courtage de produits d’assurance, particulièrement auprès des professionnels de l’immobilier.

La société VHS est une filiale du Syndicat national des professionnels de l’immobilier (SNPI), comme l’était la société Asseris.

Mme [X] [C], qui exerçait depuis le 1er février 2011 les fonctions d’assistante administrative et commerciale de la société Asseris, et était à ce titre chargée de gestion et de suivi des contrats d’assurance, a été licenciée le 29 mai 2017.

Mme [C] a créé le 1er décembre 2017 une société de courtage d’assurance sous le nom de « Les Assurances Immobilières ».

Ayant constaté des faits de concurrence déloyale, selon elle, dès le début de l’année 2018 et été alertée par des clients de ce que Mme [C] les avait démarchés pour leur proposer des produits d’assurance similaires à ceux commercialisés par Asseris, la société VHS a sollicité du tribunal et obtenu l’autorisation, par ordonnance du 3 mai 2019 rectifiée le 9 août 2019, de procéder à un constat en matière informatique au domicile de Mme [C] ainsi qu’au siège social de la société Les Assurances Immobilières. L’huissier et l’expert ont exécuté la mesure d’instruction les 23 et 25 septembre 2019.

Par ordonnance du 24 mars 2020, le Juge des référés du tribunal de commerce de Bobigny a ordonné la communication des pièces séquestrées au profit de la société Victor Hugo Services.

Par actes d’huissier de justice du 25 mars 2020, la société Victor Hugo Services venant aux droits de la société Asseris a fait assigner la société Les Assurances Immobilières et Mme [X] [C] devant le tribunal de commerce de Bobigny en réparation du préjudice prétendument subi du fait d’un détournement de clientèle déloyal.

Par jugement rendu le 22 mars 2022, dont appel, le tribunal de commerce de Bobigny :

– reçoit la société VHS venant aux droits de la société Asseris en sa demande principale et la Dit recevable ;

– juge que la manière de démarcher les clients de la société Asseris et les adhérents du SNPI n’est pas un acte de détournement de clientèle déloyal ;

– déboute la société VHS venant aux droits de la société Asseris de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

– déboute Mme [X] [C] et la société Les Assurances Immobilières de l’ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

– déboute l’ensemble des parties de leurs demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

– rappelle que l’exécution provisoire est de droit ;

– condamne la société VHS venant aux droits de la société Asseris aux entiers dépens de la présente instance ;

– liquide les dépens à recouvrer par le Greffe à la somme de 95.66 euros TTC (dont 15.94 euros TVA).

La société Victor Hugo Services, venant aux droits de la société Asseris, a interjeté appel de ce jugement le 3 mai 2022.

Dans ses uniques conclusions, transmises le 26 juillet 2022, la société VHS, venant aux droits de la société Asseris demande à la cour de :

Vu l’article 1240 du Code civil et l’article L.131-1 du Code des procédures civiles d’exécution,

– déclarer la Société Victor Hugo Services recevable en son appel.

Y faisant droit :

– infirmer en toutes ses dispositions le jugement frappé d’appel.

Statuant à nouveau :

– condamner solidairement Madame [X] [C] et la Société Les Assurances Immobilières à payer à la Société Victor Hugo Services une somme de 180.000 € à titre de dommages et intérêts, en réparation du préjudice subi du fait du détournement déloyal de clientèle dont ils sont les auteurs.

– faire interdiction à Madame [X] [C] et à la Société Les Assurances Immobilières, de contacter tout client suivi par Madame [C] lorsqu’elle était salariée d’Asseris à l’avenir, et sous quelque forme que ce soit, sous astreinte de 2.500 € par infraction constatée.

– condamner solidairement Madame [X] [C] et la Société Les Assurances Immobilières aux entiers dépens de l’instance, qui seront recouvrées directement par la SCP Souchon-Catté-Louis, Avocat au Barreau de PARIS, agissant par Maître EJan-François Louis, en application de l’article 699 du Code de procédure civile.

– condamner solidairement Madame [X] [C] et la Société Les Assurances Immobilières à payer à la Société Victor Hugo Services une somme de 15.000 € en application des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile.

Dans leurs uniques conclusions, transmises le 20 octobre 2022, Mme [X] [C] et la S.A.R.L. Les Assurances Immobilières demandent à la cour de :

Vu l’article 1240 du Code civil,

– confirmer, dans toutes ses dispositions, le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de Bobigny en date du 22 mars 2022 dont il a été interjeté appel.

En conséquence,

– débouter la Société VHS de l’ensemble de ses demandes, fins et écritures.

Y ajoutant,

– condamner la Société VHS à régler à Madame [X] [C] et à la Société Les Assurances Immobilières la somme de 8.000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

– condamner la Société VHS aux entiers dépens, en ce compris le timbre d’appel.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 30 janvier 2024.

MOTIFS DE LA DÉCISION

En application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu’elles ont transmises, telles que susvisées.

Sur les chefs de jugement non contestés

Le jugement n’est pas contesté en ce qu’il a déclaré recevable la demande de la société VHS venant aux droits de la société Asseris, et en ce qu’il a débouté Mme [C] et la société Les Assurances Immobilières de l’ensemble de leurs demandes.

Sur les actes de concurrence déloyale

La société VHS soutient que Mme [C] s’est livrée à un démarchage systématique des clients d’Asseris qu’elle suivait ; qu’elle a attiré l’attention de ses anciens clients en annonçant vouloir les entretenir de leur contrat actuel alors qu’il s’agissait de les convaincre de le transférer vers sa nouvelle structure ; qu’elle a ciblé les adhérents du SNPI, clients de VHS qu’elle suivait, et non des adhérents d’autres syndicats de professionnels de l’immobilier ; que la description des prestations que Mme [C] s’est dite en mesure d’offrir correspondait aux produits proposés par son ancien employeur, et se voulait plus avantageuse en termes de garanties, de personnalisation et de souplesse de gestion ; qu’il s’agit d’un procédé déloyal, en ce que Mme [C] a utilisé ses fonctions passées chez Asseris pour prendre contact avec des clients qu’elle traitait, en présentant sa démarche, de manière trompeuse, comme une démarche d’examen de leurs garanties, pour pouvoir aussitôt les orienter vers la société qu’elle venait de créer pour exercer exactement la même activité qu’Asseris ; que Mme [C] a adressé ce mail à 123 agences immobilières adhérant du SNPI et clients d’Asseris du 13 novembre 2017 au 19 mars 2018 soit sur une durée de 4 mois ; qu’elle a constitué une société pour concurrencer VHS, en s’associant avec des concurrents et a conservé le fichier clients d’Asseris et l’a utilisé au moins à deux reprises pour réaliser des campagnes de démarchage ciblées.

La société VHS ajoute que Mme [C] a utilisé l’avantage que lui procurait sa connaissance des produits souscrits par les clients qu’elle a ciblés pour leur faire une offre commerciale adaptée à leurs contrats en cours et ainsi les détourner vers la structure qu’elle enait de créer ; que cette connaissance lui a permis non seulement de contacter ses anciens clients, mais de leur faire une proposition adaptée en fonction des produits qu’ils avaient souscrits auprès de VHS ; que Mme [C] a préparé un courrier type de résiliation qu’elle a adressé aux clients de VHS ;qu’elle a détournés afin qu’ils résilient leur contrat avec Asseris.

Mme [C] et la société Les Assurances Immobilières font valoir que le démarchage effectué par Mme [C] est licite ; que rien dans les termes du courriel-type envoyé aux prospects n’est déloyal ou dénigrant à l’encontre de la société VHS ; qu’il s’agit d’une présentation objective et véridique de la situation professionnelle de Mme [C] ; qu’elle propose des garanties immobilières en mettant en avant les avantages ; que le mail incriminé invite le prospect à la contacter uniquement si celui-ci est intéressé ; qu’il ne pousse pas à la résiliation en précisant « si vos contrats obligatoires (RCP et garantie financière) n’ont pas été renouvelés » ; qu’il n’est jamais fait directement référence au SNPI ou à la société VHS et aux garanties que cette dernière propose ; que l’adresse email nominative de Mme [C] aurait dû être supprimée par la société VHS après son départ en 2017, de sorte que l’accès aux mails de Mme [C] constitue une intrusion volontaire et malveillante de la part de la société VHS.

Elles ajoutent que les coordonnées des agents immobiliers sont publiques et que le SNPI tient un annuaire de ses adhérents qui est également public de sorte que Mme [C] s’est constitué son propre fichier de prospects à partir d’informations librement accessibles ; que Mme [C] a assumé pendant 7 ans les fonctions d’assistante administrative et commerciale, de sorte qu’elle connaissait le nom des clients qu’elle suivait dans le cadre de son emploi, ce qui a facilité ses démarches de prospection.

Sur ce,

La cour rappelle qu’en vertu du principe de la liberté du commerce et de l’industrie, le démarchage de la clientèle d’autrui, fût-ce par un ancien salarié ou représentant de celui-ci, est libre dès lors que ce démarchage ne s’accompagne pas d’un acte déloyal (Cass., Com. 10 février 2015 n° 13-24.399).

Le seul fait pour une société à la création de laquelle a participé l’ancien salarié d’un concurrent, de détenir des informations confidentielles relatives à l’activité de ce dernier et obtenues par ce salarié pendant l’exécution de son contrat de travail, constitue un acte de concurrence déloyale (Cass. Com. 7 décembre 2022 n° 21-19.860).

La création, par un ancien salarié, d’une entreprise concurrente de celle dans laquelle il était auparavant employé n’est pas constitutive d’actes de concurrence illicite ou déloyale, dès lors que cette création n’était pas interdite par une clause contractuelle et qu’elle n’a pas été accompagnée de pratiques illicites de débauchage de personnel ou de détournement de clientèle, que le salarié peut préparer sa future activité concurrente à condition que cette concurrence ne soit effective qu’après l’expiration du contrat de travail, et que le seul déplacement de clientèle vers une entreprise concurrente ne constitue pas un acte de concurrence déloyale en l’absence de manoeuvres ou procédés déloyaux.

En l’espèce, Mme [C] n’était pas tenue par une clause de non concurrence. S’il n’est pas contesté qu’elle a démarché des professionnels de l’immobilier aux fins de leur proposer des garanties immobilières par l’intermédiaire de la société Les Assurances Immobilières, dont elle est gérante, la société VHS, qui a pourtant procédé à un procès-verbal de constat au domicile de Mme [C], sur son ordinateur ainsi qu’au siège social de la société Les Assurances Immobilières qu’elle a créée, n’apporte aucun élément de preuve de ce que Mme [C] aurait volé, détourné ou déloyalement conservé un fichier clientèle de son ex-employeur, les clients incriminés démarchés étant adhérents du SNPI, dont il est constant qu’il met à disposition sur son site internet les noms et coordonnées des professionnnels de l’immobilier via un annuaire, ces informations étant donc librement accessibles, et les démarches de prospection de Mme [C] ayant pu être facilitées par le fait qu’elle connaissait le nom des clients, ayant été chargée de gestion et de suivi des contrats d’assurance pendant sept années, ce qui ne peut lui être reproché.

Il n’est pas davantage démontré le caractère trompeur et déloyal des messages incriminés adressés par Mme [C] à des clients de la société VHS, les mails offrant ses services indiquant tout d’abord, de façon objective et avérée, ‘N’exerçant plus au sein du SNPI mais désormais chez un courtier spécialisé en loyers impayés’, puis, ‘Si vos contrats obligatoires n’ont pas été renouvelés, je peux vous adresser un devis’, ou encore ‘je peux si vous le souhaitez, vous proposer un devis personnalisé en fonction de vos souhaits’ ou ‘si vous souhaitez obtenir une tarification, vous serait-il possible de m’adresser votre sinistralité », et encore, ‘vous trouverez ci-après l’ensemble des garanties que je propose’ mettant en avant les avantages des offres, ces éléments caractérisant une offre claire de services dans le cadre d’une démarche commerciale mesurée auprès de prospects, la précision de ce qu’elle peut apporter ‘des garanties supplémentaires avec un meilleur taux en ce qui concerne le contrat loyers impayés’ étant laudative, ce qui est usuel en matière commerciale, sans être dénigrante envers la société VHS, ni trompeuse à l’égard desdits prospects, lesquels sont des professionnels avertis à même d’effectuer leur comparaison de taux.

Le jugement entrepris qui a retenu qu’aucun élément de fait ne démontre un acte déloyal de détournement de clientèle ni aucun autre acte déloyal allant au-delà de l’exercice d’une libre concurrence sera donc confirmé.

PAR CES MOTIFS,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Condamne la société Victor Hugo Services (VHS) aux dépens d’appel, et vu l’article 700 du code de procédure civile, la condamne à verser à ce titre, la somme globale de 8 000 euros à Mme [X] [C] et à la société Les Assurances Immobilières.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE


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