Délais de prescription et responsabilité dans le cadre de la construction : enjeux et interprétations

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Délais de prescription et responsabilité dans le cadre de la construction : enjeux et interprétations

Monsieur et Madame [N] et [P] [Z] ont construit leur maison entre 2004 et 2005 par la société Bois et Matériaux Associés (BMA). En 2015, ils se plaignent de dégradations de la couverture en tuiles en terre cuite, ce qui les pousse à demander une expertise judiciaire en 2016. En 2018, l’expertise est élargie à l’assureur de BMA et à IMERYS, le fabricant des tuiles. En juillet 2023, les époux [Z] assignent BMA, MAAF Assurances et IMERYS pour obtenir réparation. MAAF conteste la recevabilité de la demande pour cause de prescription, affirmant que le délai de garantie décennale a commencé en 2005. IMERYS soutient qu’elle n’est pas responsable en tant que fabricant. Les défendeurs demandent le rejet des prétentions des époux [Z] et des indemnités pour frais. Les époux [Z] contestent la date de début de la prescription et affirment que des travaux ont continué jusqu’en 2008. Le juge a finalement rejeté les fins de non-recevoir, déclaré l’action des époux recevable et condamné les défendeurs à payer des frais. L’affaire est renvoyée pour des conclusions au fond.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

10 octobre 2024
Tribunal judiciaire de Poitiers
RG
23/02086
MINUTE N° :
DOSSIER : N° RG 23/02086 – N° Portalis DB3J-W-B7H-GCJK

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE POITIERS

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ÉTAT
EN DATE DU 10 OCTOBRE 2024

DEMANDEURS :
LE :

Copie simple à :
– Me BOUYSSI
– Me LECLER-CHAPERON
– Me LOUBEYRE
– Me DE CAMBOURG

Copie exécutoire à :
– Me BOUYSSI

Monsieur [N] [Z]
demeurant [Adresse 2]
représenté par Me Renaud BOUYSSI, avocat au barreau de POITIERS,

Madame [P] [Z]
demeurant [Adresse 2]
représentée par Me Renaud BOUYSSI, avocat au barreau de POITIERS,

DEFENDEURS :

Monsieur [M] [Y], en qualité de mandataire ad hoc de la société BOIS ET MATERIAUX ASSOCIES (BMA)
demeurant [Adresse 5]
représenté par Me Cécile LECLER-CHAPERON, avocat au barreau de POITIERS,

SA MAAF ASSURANCES
dont le siège social est sis [Adresse 3]
représentée par Me Isabelle LOUBEYRE, avocat au barreau de POITIERS,

SASU EDILIANS (IMERYS TOITURE)
dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par Me Anne DE CAMBOURG, avocat au barreau de POITIERS, avocat postulant, Me Delphine TROUSSET, avocat au barreau de TOURS, avocat postulant

COMPOSITION :

JUGE DE LA MISE EN ETAT : Stéphane WINTER, Vice-président

GREFFIER : Thibaut PAQUELIN

Débats tenus publiquement à l’audience d’incidents du 23 mai 2024.

EXPOSE DU LITIGE :

Monsieur et Madame [N] et [P] [Z] ont fait construire courant 2004-2005 leur maison d’habitation [Adresse 2] à [Localité 4] (Vienne) par la société Bois et Matériaux Associés (BMA), chargé des postes ossature bois-charpente, couverture-zinguerie, placo-isolation, pose menuiseries.

S’étant plaints courant 2015 d’une dégradation anormale de la couverture, composée de tuiles à emboitement en terre cuite, et reprochant à la société IMERYS, fabricant desdites tuiles, son inertie, les époux [Z] ont obtenu suivant ordonnance du juge des référés du 6 juillet 2016 l’organisation d’une expertise judiciaire confiée à Monsieur [H].

Par ordonnance de référé du 2 mai 2018, les opérations d’expertise ont été étendues àn a SA MAAF ASSURANCES, assureur de la société BMA, et étendu la mission de l’expert à l’examen de nouveaux désordres en lien avec le dispositif d’isolation de la structure de la maison.

Monsieur [H] a établi son rapport le 12 novembre 2021.

Par actes des 24 et 27 juillet 2023, les époux [Z] ont fait assigner Monsieur [M] [Y] en sa qualité de liquidateur amiable de la société BMA, la SA MAAF ASSURANCES et la SASU EDILIANS (IMERYS TOITURE) en réparation des préjudices résultant des désordres.

Par ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 8 avril 2024, la MAAF, au visa des articles 122, 789 du code de procédure civile, 1792 et suivants du code civil, a demandé que les prétentions des époux [Z] soient déclarées irrecevables pour cause de prescription et que ceux-ci soient condamnés à lui payer la somme de 1.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

A l’appui, elle a indiqué que le délai de la garantie décennale prévue par les articles 1792 et suivants du code civil avait démarré le 5 décembre 2005, date du paiement des travaux achevés sans relevé de réserves, ce qui constituait selon elle une réception tacite de l’ouvrage, l’assignation en référé expertise délivrée en 2016 n’ayant pu interrompre le délai déjà expiré. Elle a contesté que la société BMA ait achevé ses travaux concernés par les désordres dénoncés qu’en 2018, précisant que les travaux dont se prévalaient ses adversaires étaient liés à d’autres devis que ceux en lien avec le problème de couverture et qui avaient amené des interventions étalées de la société BMA, lesquelles ne pouvaient décaler d’autant le point de départ de la prescription décennale. Elle a précisé qu’une opération de construction globale n’empêchait pas la possibilité de réception par tranches. Elle a ajouté que les époux [Z] échouaient à démontrer par ailleurs que la prise de possession de la maison n’aurait eu lieu qu’en 2018, ne justifiant pas d’un obstacle à la prise de possession dès 2005, le problème de chauffage énoncé étant étranger aux lots confiés initialement à la société BMA.

Par ses conclusions d’incident notifiées par RPVA le 8 mars 2024, la SASU EDILIANS a demandé le rejet des prétentions des époux [Z] pour défaut de qualité à agir et pour cause de forclusion et leur condamnation au paiement d’une indemnité de 2.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

A l’appui, elle a exposé que les époux [Z] ne pouvaient rechercher sa responsabilité sur le fondement des articles 1792 du code civil, elle-même, en sa qualité de fabricant des tuiles lititieuses, n’étant pas un constructeur au sens de l’article 1792-1, lesdites tuiles ne pouvant être qualifiées d’élements d’équipement faisant indissociablement corps avec l’ouvrage au sens de l’article 1792-2. Elle a ajouté que l’assignation en référé expertise ayant été délivrée en juin 2016, alors que le chantier avait été soldé mi-mars comme cela résultait des termes de ladite assignation, le délai de la garantie décennale était expiré.

Par ses conclusions d’incident notifiées par RPVA le 9 avril 2024, Monsieur [Y] a demandé le rejet des prétentions des époux [Z] pour cause de forclusion, le rejet des exceptions opposées par la SASU EDILIANS et la condamnation des époux [Z] au paiement d’une indemnité de 2.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens dont distraction au profit de Maître LECLER-CHAPERON, avocate.

A l’appui, il a fait valoir que les lots confiés à la société BMA avaient été réceptionnés au plus tard le 5 décembre 2005, par voie de règlement des travaux, aucune procédure de référé-expertise n’ayant interrompu le délai décennal avant son expiration, que les maîtres de l’ouvrage, qui n’auraient jamais présenté la moindre réclamation du chef des travaux, ne justifiaient pas que les marchés n’ont été soldés que mi-mars 2016, un simple envoi d’un document descriptif de travaux en février 2016 n’étant pas constitutif d’une intervention, et que le contentieux qui aurait empêché leur prise de possession de la maison avant 2008 était sans incidence sur la date de réception des lots confiés.

S’agissant de la SASU EDILIANS, Monsieur [Y] a expliqué qu’en cas de rejet de l’exception de forclusion opposée à l’action des maîtres de l’ouvrage, il était fondé à pouvoir mettre en cause la SASU EDILIANS en sa qualité de fournisseure des tuiles litigieuses, le délai de prescription biennal n’expirant de ce chef qu’en juillet 2025.

Par leurs dernières conclusions d’incident en réponse notifiées par RPVA le 21 mai 2024, les époux [Z] ont demandé le rejet des exceptions opposées par leurs adversaires et leur condamnation à leur payer la somme de 1.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

A l’appui, ils ont contesté que le délai de prescription décennal ait démarré le 5 décembre 2025, date du règlement d’une facture éditée par la société BMA, alors que les travaux qu’il lui avaient confiés se sont, selon eux, étalés sur trois, de mai 2005 à la toute fin 2008, des factures ayant émises jusqu’en novembre 2008, en référence au devis initial ou à un avenant, tandis qu’aucun des postes confiés n’étaient encore achevés et qu’une réception partielle au sein d’un même lot était prohibée, Monsieur [Y] ayant en outre attesté en 2007 et 2009 de l’état d’inachèvement de certains travaux.

Les époux [Z] ont par ailleurs soutenu que la question de l’applicabilité du régime de la garantie décennale à la SASU EDILIANS relevait de l’appréciation du juge du fond, non du juge de la mise en état, qu’en tout état de cause, ils disposaient d’un action directe à l’encontre du fournisseur au titre de la responsabilité délictuelle, indépendamment des dispositions visées à l’assignation.

L’affaire a été plaidée à l’audience du 23 mai 2024, la décision mise en délibéré au 19 septembre 2024, date prorogée au 3 octobre 2024 en raison d’une surcharge d’activité.

MOTIFS DE LA DECISION :

L’article 789 du code de procédure civile dispose notamment que lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu’à son dessaisissement, seul compétent, à l’exclusion de toute autre formation du tribunal, pour statuer sur les fins de non-recevoir.
L’article 122 du même code édicte que constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

La SASU EDILIANS soutient qu’elle n’a pas qualité pour se défendre au titre de l’action en garantie décennale par les époux [Z], n’étant pas selon elle constructeur au sens de l’article 1792-1 du code civil et que les tuiles litigieuses ne pouvaient pas être qualifiées d’élements d’équipement faisant indissociablement corps avec l’ouvrage au sens de l’article 1792-2 du même code.
Cependant, le défaut de qualité comme l’a qualifié la SASU EDILIANS se confond ici avec le défaut de fondement de l’action en garantie décennale, s’agissant du débiteur de la garantie et de la nature du désordres en relevant, qui relève de l’appréciation du juge du fond et non du juge de la mise en état.
Il sera donc jugé que le moyen soulevée n’est pas une fin de non recevoir.
L’article 1792-4-1 énonce que toute personne physique ou morale dont la responsabilité peut être engagée en vertu des articles 1792 à 1792-4 du présent code est déchargée des responsabilités et garanties pesant sur elle, en application des articles 1792 à 1792-2, après dix ans à compter de la réception des travaux ou, en application de l’article 1792-3, à l’expiration du délai visé à cet article.
L’article 1792-6 du mêeme code précise dans son alinéa 1er que notamment la réception est l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserves, qu’elle intervient à la demande de la partie la plus diligente, soit à l’amiable, soit à défaut judiciairement.
Il est constant que cet article 1792-6 n’exclut pas la circonstance d’une réception tacite, caractérisée par la volonté non équivoque pour le maître de l’ouvrage d’accepter celui-ci.
En l’espèce, il ressort des débats et des pièces produites les éléments suivants :
– la société BMA a été notamment chargée du devis n° 0403690 B du 17 mars 2005 du lot “OSSATURE BOIS – CHARPENTE” et du lot “PLACO-ISOLATION”, pour un total HT de 115.373,08 euros,
– la facture du 15 novembre 2005 n° 0511460 éditée par la société BMA pour un total HT de 73.214,93 euros, portant la mention “Référence au devis et avenant n° 0403690 B en date du 17 mars 2005″, fait apparaître des postes de travaux non exécutés au titre du lot OSSATURE BOIS-CHARPENTE (postes n° 3, 4, 5, 6, 7, 25 et 26), du lot PLACO-ISOLATION (postes n° 42 à 45) et du lot MENUISERIES FOURNIES PAR LE CLIENT (n° 46 à 53),
– cette facture a été réglée le 5 décembre 2005 par les époux [Z],
– la facture du 26 février 2006 n° 0602494 éditée par la société BMA portant la mention “Référence au devis et avenant n° 0403690 B en date du 17 mars 2005″ fait apparaître des postes de travaux non exécutés au titre du lot OSSATURE BOIS-CHARPENTE (postes 5, 7 et 20),
– l’état des “travaux restant à réaliser” établi par la société BMA le 26 février 2006 fait notamment apparaître les postes n° 5,7 et 20 du lot OSSATURE BOIS-CHARPENTE et le poste n° 5 du lot PLACO-ISOLATION, pour un total HT (outre des postes des lots COUVERTURE et MENUISERIE) de 8.044,04 euros,
– Monsieur [Y], en qualité de gérant de la société BMA a délivré aux époux [Z] une attestation datée du 24 mai 2007 par laquelle, rappelant que son entreprise a été chargée des lots charpente ossature bois placo et isolation, il a attesté que “certains travaux à [sa] charge sont dans l’attente de la reprise de chantier et par conséquent inachevés, du fait du ou des litiges que rencontre notre client avec le chauffagiste”,
– la société BMA a éditée une dernière facture n° 0811663 le 13 novembre 2008 où figurent les postes n° 5 et 7 du lot OSSATURE BOIS-CHARPENTE, la référence au devis et avenant n° 080903 apparaissant erronée dès lors que le devis n° 080903 du 9 octobre 2008 ne vise que des postes du lots PLACO-ISOLATION.
Dans ces conditions et aucun des lots confiés à la société BMA suivant devis du 17 mars 2005 n’était achevé à la date du 26 février 2006, la MAAF et Monsieur [Y], ès-qualités, à qui il incombe de prouver que les travaux, seraient-il examinés lot par lot, ont été tacitement réceptionnés à telle date, ne sauraient se prévaloir de ce chef du règlement du règlement de la facture du 15 novembre 2005 intervenu le 5 décembre 2005.
A leur égard, le délai de prescription/forclusion décennale n’était pas expiré à la date de délivrance de l’assignation en référé-expertise le 26 février 2016 à l’encontre de la la société BMA.
S’agissant de la SASU ELIANDIS, assignée en référé-expertise par acte délivré le 14 juin 2016, et à qui il incombe de prouver que les travaux ont été tacitement réceptionnés à telle date, elle soutient que le chantier a été soldé mi-mars 2006 par les époux [Z].
Dès lors que les derniers travaux du lot OSSATURE BOIS – CHARPENTE, auquel se rattache l’intervention de la SASU EDILIANS, sans que cette indication puisse préjuger de l’application du régime de la garantie décennale relevant de l’appréciation du juge du fond, ont été facturés le 18 novembre 2008, soit moins de 10 ans avec l’assignation de juin 2016, l’exception de forclusion qu’elle a opposée sera rejetée, étant relevé qu’il n’appartient pas au juge de la mise en état de recherche si les travaux relevant à proprement parler de la charpente constituraient un lot à part et de vérifier si, avant cette facturation du 18 novembre 2008, ceux-ci avaient déjà été réceptionnés.
Dans ces conditions, l’action engagée par les époux [Z] sera jugée recevable.
Les défendeurs seront tenus aux dépens de l’incident.
Il n’est pas inéquitable de condamner les défendeurs à payer aux époux [Z] la somme de 1.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,
Le juge de la mise en état, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par ordonnance contradictoire, et susceptible d’appel,
REJETONS les fins de non recevoir opposées par la SA MAAF ASSURANCES, Monsieur [M] [Y] et la SASU EDILIANS,
DECLARONS l’action engagée par Monsieur et Madame [N] et [P] [Z] recevable,
CONDAMNONS la SA MAAF ASSURANCES, Monsieur [M] [Y], ès-qualité de liquidateur amiable de la société BMA et la SASU EDILIANS aux dépens de l’incident,
CONDAMNONS la SA MAAF ASSURANCES, Monsieur [M] [Y], ès-qualité de liquidateur amiable de la société BMA et la SASU EDILIANS à payer à Monsieur et Madame [N] et [P] [Z] la somme de 1.500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,
RAPPELONS que la présente ordonnance est exécutoire de plein droit à titre provisoire.
RENVOYONS l’affaire à l’audience virtuelle de mise en état du 28 novembre 2024 pour les conclusions au fond de Maître Cécile LECLER-CHAPERON.
Le Greffier Le Président

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