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15 juin 2023
Cour d’appel de Douai
RG n°
22/01347
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D’APPEL DE DOUAI
CHAMBRE 2 SECTION 2
ARRÊT DU 15/06/2023
****
N° de MINUTE :
N° RG 22/01347 – N° Portalis DBVT-V-B7G-UFRZ
Jugement (N° 2021J00018) rendu le 07 mars 2022 par le tribunal de commerce de Dunkerque
APPELANT
Monsieur [H], [K], [Y] [N]
né le [Date naissance 2] 1990 à [Localité 4]
demeurant [Adresse 3]
représenté par Me Véronique Planckeel, avocat au barreau de Dunkerque, avocat constitué
INTIMÉE
SA Caisse d’Epargne et de Prévoyance Hauts de France agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice domiciliés ès qualités audit siège
ayant son siège social, [Adresse 1]
représentée par Me Dominique Vanbatten, avocat au barreau de Dunkerque, avocat constitué
DÉBATS à l’audience publique du 21 mars 2023 tenue par Samuel Vitse magistrat chargé d’instruire le dossier qui a entendu seul les plaidoiries, les conseils des parties ne s’y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).
Les parties ont été avisées à l’issue des débats que l’arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.
GREFFIER LORS DES DÉBATS : Marlène Tocco
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Samuel Vitse, président de chambre
Nadia Cordier, conseiller
Agnès Fallenot, conseiller
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 15 juin 2023 après prorogation du délibéré du 1er juin 2023 (date indiquée à l’issue des débats) et signé par Samuel Vitse, président et Marlène Tocco, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 7 mars 2023
****
EXPOSE DU LITIGE
Par acte sous seing privé du 10 juin 2017, la société Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts de France (la banque) a consenti à la société [N] création un prêt professionnel d’un montant de 90 000 euros, remboursable en quatre-vingt-quatre mensualités de 1 160,83 euros, au taux d’intérêt contractuel de 1,50 % l’an.
Par acte sous seing privé du même jour, M. [N] s’est porté caution solidaire de cet engagement, dans la limite de la somme de 58 000 euros couvrant le paiement du principal, des intérêts et, le cas échéant, des pénalités ou intérêts de retard, ce pour une durée de cent vingt-six mois.
Par jugement du 7 janvier 2020, le tribunal de commerce de Dunkerque a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l’égard de la société [N] création.
Par lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 21 janvier 2020, la banque a adressé sa déclaration de créance au liquidateur judiciaire, incluant la somme restant due au titre du prêt professionnel.
Par lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 22 janvier 2020, la banque a vainement mis en demeure M. [N] de lui régler sous quinzaine la somme de 41 926,11 euros au titre de son engagement de caution.
Le 22 janvier 2021, la banque a assigné M. [N] devant le tribunal de commerce de Dunkerque aux fins de voir condamner celui-ci à lui payer, au titre du cautionnement, la somme de 41 926,11 euros majorée des intérêts au taux de 4,50 % l’an à compter du 22 janvier 2020, dans la limite de 58 000 euros.
‘ Par jugement du 7 mars 2022, le tribunal de commerce de Dunkerque a accueilli cette prétention, rejeté les autres demandes et condamné M. [N] aux dépens.
‘ Par déclaration du 18 mars 2022, M. [N] a relevé appel de cette décision en ce qu’elle a rejeté l’ensemble de ses arguments et demandes reconventionnelles et en ce qu’il a été condamné au paiement de la somme de 41 926,11 €, majorée au taux d’intérêt contractuel de 4,50 % l’an à compter du 22 janvier 2020, le tout dans la limite de son engagement plafonné à 58 000 euros.
‘ Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 8 septembre 2022, M. [N] demande à la cour de :
« – RÉFORMER le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de DUNKERQUE le 07 mars 2022 dans toutes ses dispositions,
– DÉBOUTER la CAISSE D’ÉPARGNE DES HAUTS DE FRANCE de toutes ses demandes fins et prétentions,
– DIRE que l’engagement de caution de Monsieur [N] était manifestement disproportionné et que la CAISSE D’ÉPARGNE ET DE PRÉVOYANCE DES HAUTS DE FRANCE ne peut dès lors s’en prévaloir,
– CONDAMNER la CAISSE D’ÉPARGNE ET DE PRÉVOYANCE DES HAUTS DE France à verser à Monsieur [H] [N] la somme de 41 926,11 € à titre de dommages et intérêts
– A TITRE SUBSIDIAIRE :
‘ PRONONCER la déchéance du droit aux intérêts de la CAISSE D’ÉPARGNE ET DE PRÉVOYANCE DES HAUTS DE FRANCE
‘ DIRE que la créance produira des intérêts au taux légal
‘ RÉDUIRE la clause pénale à 100,00 €
‘ REPORTER le paiement des sommes dues pour un durée de deux ans ou, à défaut, octroyer à Monsieur [N] de larges délais de paiement.
– En tout état de cause :
‘ CONDAMNER la CAISSE D’ÉPARGNE ET DE PRÉVOYANCE DES HAUTS DE FRANCE à verser à Monsieur [H] [N] une somme de 3 000,00 € sur le fondement de l’article 700 du Code de Procédure Civile.
‘ CONDAMNER la CAISSE D’ÉPARGNE ET DE PRÉVOYANCE DES HAUTS DE FRANCE aux entiers dépens de première instance et d’appel, dont distraction au profit de Maître PLANCKEEL avocat. »
‘ Dans ses conclusions notifiées par voie électronique le 2 août 2022, la banque demande à la cour de :
« – Déclarer l’appel de Monsieur [N] recevable mais mal fondé ;
– Confirmer purement et simplement le jugement rendu par le tribunal de Commerce de DUNKERQUE le 7 mars 2022 en ce qu’il a condamné Monsieur [H] [N] à payer à la Caisse d’Epargne et de Prévoyance Hauts de France la somme de 41.926,11 € en principal augmentée des intérêts au taux contractuel de 1,50 % majoré trois points soit au taux de 4,50 % l’an à compter du 22 janvier 2020 et ce dans la limite de son engagement de caution d’un montant de 58.000 € ;
– Débouter Monsieur [H] [N] de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
– Condamner Monsieur [H] [N] à payer à la concluante une somme de 2.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens. »
En application de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions précitées des parties pour l’exposé de leurs moyens.
‘ L’ordonnance de clôture a été prononcée le 7 mars 2023.
MOTIFS DE LA DECISION
1. Sur la recevabilité de l’appel
L’appel de M. [N] sera déclaré recevable, aucun élément produit ne justifiant d’écarter la demande formée en ce sens.
2. Sur la disproportion du cautionnement
Aux termes de l’article L332-1 du code de la consommation, dans sa rédaction applicable au litige, soit celle antérieure à l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021, un créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation.
Il résulte de ce texte que la disproportion de l’engagement de caution s’apprécie au jour de la souscription du contrat et, à supposer l’existence d’une disproportion manifeste à cette date, au jour où la caution est appelée, celle-ci pouvant être revenue à meilleure fortune entre-temps.
La charge de la preuve de la disproportion initiale incombe à la caution, tandis qu’il revient au créancier de prouver l’absence de disproportion lors de la mise en oeuvre de la garantie.
La disproportion de l’engagement est appréciée au regard de l’ensemble des biens et revenus existants de la caution, déduction faite de ses engagements et charges.
Une disproportion manifeste au regard des facultés contributives de la caution, est une disproportion flagrante et évidente pour un professionnel normalement diligent entre les engagements de la caution et ses biens et revenus.
Pour apprécier la situation financière de la caution, le créancier est en droit de se fier aux informations fournies par celle-ci, sauf anomalies apparentes ou connaissances personnelles dont il disposerait. La communication de ces informations repose sur un principe de bonne foi, à charge pour les cautions de supporter les conséquences d’un comportement déloyal.
La disproportion de l’engagement de caution emporte la déchéance du droit du créancier.
En l’espèce, il convient d’examiner la disproportion de l’engagement de caution litigieux au jour de sa souscription (2.1), puis d’apprécier la capacité de la caution à y faire face au moment de son appel par le créancier (2.2).
2.1 Sur la disproportion au jour de la souscription de l’engagement de caution
Il résulte de la fiche patrimoniale renseignée par M. [N] le 23 mai 2017 que celui-ci était alors célibataire et disposait d’un revenu mensuel de 1 900 euros, tandis qu’il devait s’acquitter d’un loyer mensuel de 950 euros. Il disposait d’une somme de 2 000 euros sur son compte courant et d’un Livret A dont le solde s’élevait à 20 euros. La fiche ne fait état d’aucun autre élément patrimonial.
Au regard de tels éléments, l’engagement de caution de M. [N] était manifestement disproportionné à ses biens et revenus au jour de sa souscription, et ce même en tenant compte des parts sociales détenues par l’intéressé dans la société [N] création à hauteur de 8 000 euros, dont l’intimée soutient à juste titre qu’elles doivent être prises en considération.
2.2 Sur la capacité de la caution à faire face à son engagement au jour de son appel par le créancier
M. [N] a été appelé par assignation délivrée le 22 janvier 2021, date à laquelle il convient d’apprécier son aptitude à faire face à son engagement.
La charge de la preuve d’une telle aptitude incombe à la banque, laquelle ne produit toutefois aucune pièce à cet effet.
M. [N] verse pour sa part un relevé de situation Pôle Emploi en date du 28 janvier 2021, dont il résulte qu’il percevait alors une allocation d’aide au retour à l’emploi d’un montant mensuel de 1 286,12 euros. Il était marié sous le régime de la séparation de biens et partageait donc les charges de la vie courante avec son épouse, le couple occupant un logement grevé d’un prêt immobilier remboursé par l’épouse seule.
Au regard de tels éléments, la situation financière de M. [N] au jour de son appel ne lui permettait toujours pas de faire face à son engagement.
En conséquence, la banque ne peut se prévaloir du cautionnement litigieux et sa demande en paiement formée à ce titre ne peut qu’être rejetée.
3. Sur la demande de dommages et intérêts
Aux termes de l’article 1231-1 du code civil, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.
En l’espèce, M. [N] reproche à la banque d’avoir manqué à ses devoirs de mise en garde (3.1) et d’information (3.2), ce qui lui aurait causé un préjudice (3.3).
3.1 Sur le manquement au devoir de mise en garde
L’établissement dispensateur de crédit est tenu d’une obligation de mise en garde à l’égard de la caution non avertie. Une telle obligation lui impose, d’une part, d’attirer l’attention de la caution sur le risque d’endettement excessif né de l’octroi du prêt pour le débiteur principal, d’autre part, de lui exposer les risques de l’opération au regard de ses propres facultés contributives.
Une caution est avertie si elle dispose des compétences nécessaires pour apprécier le contenu et la portée du concours financier consenti ainsi que les risques liés à son octroi. Le caractère averti d’une caution ne peut être déduit de sa seule qualité de dirigeant de la société débitrice principale.
Le préjudice résultant d’un manquement au devoir de mise en garde s’analyse en une perte de chance d’éviter le risque réalisé, étant observé que la réparation d’une perte de chance intervient à l’aune de la chance perdue, sans pouvoir être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.
En l’occurrence, avant de créer la société [N] création, M. [N] avait suivi des formations (institut de soudure, génie mécanique, développement commercial) et exercé des fonctions (responsable technico-commercial, chef d’atelier) ne lui ayant apporté aucune compétence particulière pour apprécier le contenu et la portée d’un concours financier, de sorte qu’il ne peut être qualifié de caution avertie, étant rappelé que le statut de dirigeant de société ne saurait suffire à conférer une telle qualité.
M. [N] soutient uniquement que la banque a omis de lui exposer les risques de l’opération au regard de ses propres facultés contributives, sans évoquer le risque d’endettement excessif pour le débiteur principal.
Ainsi qu’il a été dit, le cautionnement souscrit était manifestement disproportionné aux biens et revenus de M. [N], de sorte que la banque se devait de le mettre en garde contre les risques de l’opération, ce dont elle ne rapporte pas la preuve qui lui incombe.
Il s’ensuit que la banque a manqué à son devoir de mise en garde.
3.2 Sur le manquement au devoir d’information
L’établissement dispensateur de crédit est tenu d’une obligation d’information précontractuelle à l’égard de la caution, sans que le caractère non averti de celle-ci détermine la délivrance d’une telle information, laquelle porte notamment sur la nature et l’étendue des autres sûretés personnelles et/ou réelles garantissant le remboursement du concours financier consenti au débiteur principal.
Le préjudice résultant d’un manquement au devoir d’information s’analyse en une perte de chance d’éviter le risque réalisé, la réparation consécutive étant dès lors soumise aux principes précédemment rappelés.
En l’occurrence, M. [N] reproche à la banque de ne pas l’avoir informé des conditions générales de fonctionnement de la garantie parallèlement accordée par Bpifrance, dont l’existence prêtait selon lui à confusion, dès lors qu’une telle sûreté est évoquée en premier lieu dans le contrat de prêt, donnant ainsi l’impression que les autres sûretés, dont le cautionnement litigieux, présentent un caractère subsidiaire.
La banque n’établit pas la délivrance de l’information dont elle devait s’acquitter au titre de la garantie accordée par Bpifrance. En effet, le contrat de prêt est silencieux sur le mécanisme d’une telle garantie et ses rapports avec le cautionnement litigieux, tandis que l’engagement de caution solidaire distinctement conclu se borne à indiquer qu’en cas de pluralité de cautions, l’engagement de chaque caution lui est propre et ne peut donc avoir d’incidence au regard des autres cautions, une telle mention étant insuffisamment précise pour valoir information sur l’absence de caractère subsidiaire du cautionnement litigieux au regard de la garantie accordée par Bpifrance.
Il s’ensuit que la banque a manqué à son devoir d’information.
3.3 Sur le préjudice subi par la caution
Ainsi qu’il a été dit, le préjudice résultant d’un manquement au devoir de mise en garde ou d’information s’analyse en une perte de chance d’éviter le risque réalisé.
Encore faut-il que la victime du manquement soit effectivement tenue d’exécuter le contrat litigieux, après réalisation du risque.
En l’occurrence, M. [N] n’est pas tenu d’exécuter le contrat de cautionnement litigieux, celui-ci se trouvant privé d’effet par la disproportion initiale de son engagement et son incapacité d’y faire face lors de la mise en oeuvre de la garantie.
Il sera en conséquence débouté de sa demande de dommages et intérêts.
4. Sur les dépens et les frais irrépétibles
L’issue du litige justifie de condamner la banque aux dépens de première instance, le jugement étant infirmé de ce chef, ainsi qu’aux dépens d’appel, dont distraction au profit de l’avocate de l’appelant. Tenue aux dépens, la banque sera également condamnée à payer à M. [N] la somme de 2 000 euros au titre de ses frais irrépétibles d’appel, tandis qu’elle sera déboutée de sa propre demande formée au même titre.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu’il a rejeté les demandes présentées en défense ainsi que celles d’indemnité procédurale ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare recevable l’appel formé par M. [N] ;
Déboute la société Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts de France de sa demande en paiement au titre du cautionnement souscrit par M. [N] ;
Déboute M. [N] de sa demande de dommages et intérêts ;
Condamne la société Caisse d’épargne et de prévoyance Hauts de France à payer à M. [N] la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rejette sa propre demande d’indemnité procédurale ;
La condamne aux dépens de première instance et d’appel ;
Autorise Maître Planckeel, avocate, à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle aurait fait l’avance sans avoir reçu provision.
Le greffier Le président
Marlène Tocco Samuel Vitse