Déchéance de marque : le calcul du délai de forclusion 
Déchéance de marque : le calcul du délai de forclusion 
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Le délai de forclusion par tolérance ne peut courir à partir du simple usage d’une marque postérieure, même si le titulaire de celle-ci procède par la suite à son enregistrement. 

Jurisprudence Budejovický Budvar

Interprétant l’ancien article 9 de la première directive 89/104 rapprochant les législations des États membres sur les marques, d’une façon qui reste applicable aux dispositions actuelles, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que la première condition nécessaire pour faire courir le délai de forclusion par tolérance est l’enregistrement de la marque postérieure dans l’État membre concerné (CJUE, 22 septembre 2011, Budejovický Budvar, C-482/09, dispositif point 2).

Le simple usage d’une marque postérieure

La CJUE a explicitement précisé que le délai de forclusion par tolérance ne peut courir à partir du simple usage d’une marque postérieure, même si le titulaire de celle-ci procède par la suite à son enregistrement (même arrêt, point 54).

Le délai est de 5 ans

Ainsi, le délai de la forclusion ne peut courir avant l’enregistrement de la marque. Ce délai est de 5 ans. En l’espèce, l’action en nullité formée le 1er octobre 2021 des marques enregistrées en 2020 n’était donc pas forclose. 


TRIBUNAL

JUDICIAIRE

DE PARIS 

3ème chambre 

3ème section

No RG 21/12470 – 

No Portalis 352J-W-B7F-CVIPD

No MINUTE : 

Assignation du :

01 Octobre 2021

Incident

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT

rendue le 13 Septembre 2022

DEMANDERESSE AU FOND

DEFENDERESSE A L’INCIDENT

Société CANADA GOOSE INTERNATIONAL AG

[Adresse 3]

[Localité 1] (SUISSE)

représentée par Maître Olympe VANNER de l’AARPI JACOBACCI AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0260

DEFENDERESSES AU FOND

DEMANDERESSES A L’INCIDENT

S.A.S. SWEET PANTS

[Adresse 4]

[Adresse 4], 

[Adresse 4]

[Localité 2]

S.A.S. SWEET PANTS RETAIL

[Adresse 4]

[Adresse 4], 

[Adresse 4]

[Localité 2]

représentées par Maître Alexandra ABRAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0223

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Arthur COURILLON-HAVY, juge,

assisté de Lorine MILLE, greffière.

DEBATS

A l’audience sur incident du 19 mai 2022, avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue le 05 juillet 2022 et prorogée en dernier lieu au 13 septembre 2022.

ORDONNANCE

Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe

Contradictoire

En premier ressort

Exposé du litige

1. La société de droit suisse Canada goose international ag (ci-après « Canada Goose »), qui vend des vêtements, reproche d’une part aux sociétés Sweet pants et ‘Sweet pants retail’ de désigner des vêtements et des services de vente au détail de vêtements par un signe qui contreferait deux de ses marques de l’Union européenne par risque de confusion et par atteinte à leur renommée ; et demande d’autre part la nullité de trois marques françaises détenues par la société Sweet pants en ce qu’elles désignent ces mêmes produits et services, au motif encore d’un risque de confusion et d’une atteinte à la renommée de ses deux marques. 

2. Par le présent incident, les sociétés Sweet pants soulèvent l’irrecevabilité des demandes en raison de la forclusion par tolérance de leurs trois marques.

Droits invoqués en demande

3. La société Canada goose invoque les marques semi-figuratives de l’Union européenne suivantes, dont elle est titulaire no 010494979, « Canada goose arctic program » déposée le 15 décembre 2011, enregistrée le 17 mai suivant,  invoquée en ce qu’elle désigne notamment les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25 ; 

  représentée ci-dessous, et que le tribunal peut décrire ainsi : en couleur, un anneau blanc à bords rouges dans lequel il est écrit en rouge, en capitales, en haut « canada goose », en bas « arctic program », et sont dessinés en rouge sur chaque côté 5 petites feuilles d’érable ; anneau qui entoure un disque bleu sur lequel est dessinée une masse blanche irrégulière comme une carte, contenant 4 petits vides irréguliers ; disque au centre duquel, sur la masse blanche, est représenté en rouge un symbole de cible dont partent, invisibles sous la masse blanche mais visibles sur le disque bleu, 12 rayons rouges fins divisant le disque en autant de quartiers égaux, à la manière de longitudes partant d’un pôle) :

 no015731458, « Canada goose arctic program », déposée le 5 aout 2016, enregistrée le 22 février 2018, 

 invoquée en ce qu’elle désigne notamment les « services de magasins de vente au détail de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires, de chaussures, de chapellerie ; Services de magasins de vente au détail en ligne de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires, de chaussures, de chapellerie », en classe 35 

  et représentée ci-dessous (en noir et blanc, identique pour le reste à la première marque) :

Naissance et objet du litige

4. Elle a fait adresser à la société Sweet pants, le 7 octobre 2016, un courrier l’avertissant du risque de confusion du logo représenté ci-dessous, que celle-ci exploitait et avait déposé comme marque, avec sa marque « Canada goose arctic program » (en couleur), et la mettant en demeure notamment de modifier les enregistrement de ses marques et de s’abstenir d’exploiter ce logo pour des vêtements d’extérieur. Ce à quoi la société Sweet pants a répondu qu’elle contestait le risque de confusion, proposait de s’abstenir d’utiliser le signe pour des manteaux destinés à des conditions extrêmes, et qu’en échange la société Canada goose s’abstienne elle-même d’utiliser sa marque pour des pantalons de jogging.

5. Puis, après avoir adressé une autre mise en demeure le 26 janvier 2021 à la société Sweet pants et à la société Sweet pants retail, la société Canada goose les a assignées le 1er octobre 2021 en nullité de trois marques françaises, et en contrefaçon, demandant sur ce fondement une interdiction, une destruction, des informations comptables et commerciales, une provision de 50 000 euros, et la publication du jugement.

6. Les 3 marques dont elle demande la nullité sont les marques françaises suivantes, qui appartiennent à la société Sweet pants :

 no 3 905 569, déposée le 16 mars 2012, enregistrée le 6 juillet suivant, représentée ci-dessous, en ce qu’elle est enregistrée pour les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25

 no 4 589 269, déposée le 10 octobre 2019, enregistrée le 14 février 2020, représentée ci-dessous, en ce qu’elle est enregistrée pour les « vêtements, chaussures, chapellerie » en classe 25 et les « services de magasins de vente au détail, de vente par correspondance et de vente utilisant des moyens de télécommunication (Internet) d’articles de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires et de chapellerie, articles chaussants », en classe 35

 no 4 589 265, déposée le 10 octobre 2019, enregistrée le 14 février 2020, représentée ci-dessous, la demande en nullité visant les mêmes produits et services que la marque précédente ;

7. Le signe dont l’usage est critiqué correspond à la deuxième marque ci-dessus (4 589 269).

8. Par conclusions du 17 février 2022, les défenderesses ont soulevé une fin de non-recevoir tirée de la connaissance par la demanderesse de l’usage de leurs marques depuis plus de 5 ans. C’est l’objet du présent incident.

Prétentions et moyens des parties dans le cadre de l’incident

9. Dans leurs dernières conclusions d’incident signifiées par voie électronique le 18 mai 2022, les sociétés Sweet pants et Sweet pants retail demandent de déclarer irrecevables les demandes en nullité et les demandes en contrefaçon, de rejeter l’ensemble des demandes, et de condamner la demanderesse au principal à leur payer 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

10. Se fondant sur les articles L. 716-2-8 et L. 716-4-5 du code de la propriété intellectuelle, elles font valoir l’usage croissant et massif de leurs marques en France et dans le monde à partir de 2012, accompagné d’une communication intense, dans le même secteur et parfois dans les mêmes magasins que Canada goose, laquelle exercerait en outre une surveillance du marché, de sorte qu’elle n’a pas pu, selon elles, ignorer cet usage ; elles estiment également que la société Canada goose, ayant envoyé sa première mise en demeure le 7 octobre 2016, avait nécessairement connaissance de l’usage de la marque avant le 1er octobre.

11. Elles soutiennent que la forclusion concerne non seulement la marque enregistrée en 2012 mais également les marques enregistrées en 2020, car toutes étaient exploitées, et que si l’existence d’une marque enregistrée est une condition à la forclusion, le point de départ du délai de forclusion ne serait pas nécessairement la date de l’enregistrement, mais pourrait être un évènement antérieur, et en particulier la date de la connaissance de l’usage de cette marque.

12. En outre, poursuivent-elles, si le signe dont il a été fait usage en pratique correspond à la marque 4 589 269 de 2020 et non exactement à la marque de 2012, il ne s’agirait toutefois que de différences minimes n’altérant pas le pouvoir distinctif de celle-ci, de sorte que, comme pour l’appréciation de l’usage sérieux d’une marque dans le cadre de la déchéance, il faudrait considérer que l’usage de ce signe légèrement différent valait usage de la marque pour caractériser la forclusion. Ainsi, selon elles, les trois marques seraient protégées par la forclusion, et raisonner autrement, par exemple en ne retenant la forclusion que pour la marque de 2012 et pas pour les deux autres serait non seulement contraire à l’objectif de sécurité juridique des tiers poursuivi par les textes mais aboutirait également à une situation contradictoire où une marque serait protégée mais pas le signe qui est utilisé ni la marque plus récente correspondant à ce signe.

13. Dans ses dernières conclusions signifiées par voie électronique le 13 mai 2022, la société Canada goose international ag résiste à la fin de non-recevoir ainsi qu’à la demande reconventionnelle, et réclame elle-même 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

14. Elle soutient d’abord que la forclusion par tolérance, qui doit selon elle est interprétée strictement, ne peut courir, au plus tôt, qu’à compter de l’enregistrement de la marque concernée, et pour l’usage postérieur à cet enregistrement ; ensuite que l’usage doit être celui d’un signe identique à la marque ; qu’en effet, les conditions de la forclusion devraient être appréciées individuellement pour chaque enregistrement, que raisonner autrement reviendrait à contourner les dispositions prévoyant que l’on ne peut opposer la tolérance que pour une marque enregistrée et pour l’usage postérieur à l’enregistrement, et que l’analogie avec la déchéance ne serait pas pertinente car dans le cas de la déchéance, admettre l’usage sous une forme modifiée est favorable au titulaire de la marque et réduit le domaine de cette exception tandis que pour la tolérance, admettre l’usage sous une forme modifiée reviendrait à aggraver la sanction.

15. Elle conteste en toute hypothèse avoir eu connaissance de l’usage de la marque en France avant le 1er octobre 2016, contestant la pertinence des éléments rapportées, notamment en ce qu’ils seraient hors délai, ne permettraient pas d’identifier l’usage précisément pour les produits concernés, en France ; en ce qu’elle-même n’était alors pas personnellement présente en France et commercialisait ses produits uniquement par des revendeurs multimarques qui ne lui auraient rien dit à propos de Sweet pants, et que ce ne serait qu’à l’occasion de son entrée dans le marché français fin 2016 qu’elle aurait découvert la marque litigieuse.

16. À titre infiniment subsidiaire, elle fait valoir qu’à supposer que l’usage du signe vaut usage de la marque de 2012, cet usage n’a concerné que les pantalons de jogging, de sorte que la forclusion ne serait acquise que pour ces produits, et que les demandes resteraient recevables pour les autres produits et services.

17. L’incident a été entendu à l’audience du 19 mai 2022.

MOTIFS

Cadre juridique

18. Aux termes de l’article 9 de la directive 2015/2436 rapprochant les législations des États membres sur les marques,

« Le titulaire d’une marque antérieure [dont une marque de l’Union européenne], qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité, sur la base de cette marque antérieure, pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque postérieure n’ait été demandé de mauvaise foi. » 

Cette disposition a été transposée en droit français, en des termes similaires et non expressément incompatibles, à l’article L. 716-2-8 du code de la propriété intellectuelle.

19. Et l’article 16, paragraphe 2, du règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne prévoit une limitation au droit conférée par la marque, selon laquelle lors d’une procédure en contrefaçon, le titulaire d’une marque de l’Union européenne ne peut interdire l’usage d’une marque nationale enregistrée postérieurement lorsque cette marque postérieure n’aurait pas été déclarée nulle en vertu, notamment, de l’article 9 de la directive 2015/2436.

20. Les faits de la présente espèce (dans la mesure où leur période est déterminable malgré l’absence totale d’indication en ce sens dans la partie de l’assignation relative à la contrefaçon) dépendent également, pour partie, des dispositions antérieures abrogées par la directive et le règlement précités ; mais ces dispositions, bien qu’organisées différemment, prévoyaient un régime identique (article 9 de la directive 2008/95, transposé, en des termes très succincts mais non expressément incompatibles, aux articles L. 714-3 et L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle, dans leur version antérieure au 11 décembre 2019), de sorte qu’il n’est pas nécessaire de les citer, et l’interprétation donnée aux dispositions antérieures doit être appliquée aux nouvelles.

Sommaire

21. Les parties s’opposent en premier lieu sur la possibilité que le délai de forclusion par tolérance d’une marque postérieure débute avant l’enregistrement de cette marque quand l’usage du signe qui la constitue avait débuté et était déjà connu de celui à qui l’on oppose la forclusion ; en deuxième lieu sur la possibilité de justifier une telle forclusion par l’usage d’un signe non strictement identique à la marque postérieure ; enfin sur la connaissance par la société Canada goose, au 1er octobre 2016, de l’usage du signe exploité par les sociétés Sweet pants.

Point de départ et enregistrement de la marque

22. Interprétant l’ancien article 9 de la première directive 89/104 rapprochant les législations des États membres sur les marques, d’une façon qui reste applicable aux dispositions actuelles, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que la première condition nécessaire pour faire courir le délai de forclusion par tolérance est l’enregistrement de la marque postérieure dans l’État membre concerné (CJUE, 22 septembre 2011, Budejovický Budvar, C-482/09, dispositif point 2).

23. Et elle a explicitement précisé que le délai de forclusion par tolérance ne peut courir à partir du simple usage d’une marque postérieure, même si le titulaire de celle-ci procède par la suite à son enregistrement (même arrêt, point 54).

24. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment les sociétés Sweet pants, le délai de la forclusion ne peut courir avant l’enregistrement de la marque. Ce délai est de 5 ans. L’action en nullité formée le 1er octobre 2021 des marques enregistrées en 2020 n’est donc pas forclose, et la fin de non-recevoir à leur égard est, par conséquent, écartée.

Usage de la marque postérieure sous une forme qui diffère de l’enregistrement

25. Ni l’article 9 de la directive 2015/2436 et avant elle des directives précédentes, ni les dispositions analogues du règlement, ne définit la notion d’usage de la marque postérieure, condition à la forclusion par tolérance. À la connaissance du tribunal (et des parties, qui n’ont proposé aucune jurisprudence sur ce point), cette notion n’a pas été spécialement interprétée pour les besoins de ces dispositions par la Cour de justice ; ni par les juridictions nationales.

26. Le considérant 29 de la directive envisage la forclusion par tolérance car « il importe, pour des raisons de sécurité juridique, de prévoir que, sans porter atteinte à ses intérêts en tant que titulaire d’une marque antérieure, ce dernier ne peut plus demander la nullité ou s’opposer à l’usage d’une marque postérieure à la sienne dont il a sciemment toléré l’usage pendant une longue période, sauf si la marque postérieure a été demandée de mauvaise foi. » À titre de comparaison, le considérant 32 insiste sur le fait que « une marque enregistrée ne devrait être protégée que dans la mesure où elle est effectivement utilisée », ce qui justifie l’exigence d’un usage sérieux, posée à l’article 16. 

27. Il n’en ressort pas que l’usage exigé du titulaire d’une marque seconde, pour être protégé face à une marque antérieure, soit apprécié de façon plus stricte que l’usage exigé du titulaire de toute marque pour la maintenir valide. En définitive, pour assurer l’objectif de cette disposition, qui est d’assurer l’équilibre entre les droits du titulaire de la marque antérieure et la sécurité juridique du titulaire d’une marque postérieure, l’élément déterminant est que le premier puisse apprécier la gravité de l’atteinte que lui cause et lui causera à l’avenir l’usage fait par le second, et l’identifier sans ambigüité comme étant un usage d’une ou plusieurs marques postérieures.

28. Un tel objectif n’impose pas nécessairement une identité parfaite de la forme sous laquelle la marque postérieure est utilisée et de la forme sous laquelle elle est enregistrée ; il faut seulement qu’il soit évident qu’il s’agit bien de la même marque, et que l’atteinte qu’elle cause à la marque antérieure soit stable, donc que son pouvoir distinctif soit le même et tienne aux mêmes éléments. À ces conditions, il est indifférent pour le titulaire de la marque antérieure que la marque postérieure soit utilisée à l’identique ou sous une forme légèrement modifiée.

29. En revanche, une exigence de stricte identité serait excessive dans la vie des affaires, qui peut amener à de légères modifications des éléments de communication et d’identification d’une entreprise. La protection accordée à une marque postérieure par la forclusion serait alors illusoire si elle était perdue du seul fait d’une modification marginale du signe sans incidence sur sa capacité distinctive.

30. Il serait enfin peu cohérent de permettre au titulaire d’une marque de la préserver de la déchéance en l’exploitant sous une forme légèrement modifiée, comme le permet expressément l’article 16, paragraphe 5, sous a) de la directive, mais sans le protéger contre une marque antérieure dont le titulaire n’aurait pas agi après un long délai. La protection accordée par la marque postérieure serait ainsi éternellement diminuée, inférieure à celle des autres marques, ce qui nuit à la sécurité juridique de tous les acteurs.

31. L’équilibre recherché par l’article 9, interprété à la lumière du considérant 29 et de l’ensemble de la directive, ne peut alors être atteint qu’en assimilant également à l’usage au sens de cet article le cas d’usage visé à l’article 16, paragraphe 5, sous a) de la directive, à savoir « l’usage de la marque sous une forme qui diffère par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif dans la forme sous laquelle celle-ci a été enregistrée, que la marque soit ou non enregistrée aussi au nom du titulaire sous la forme utilisée ».

32. Par ailleurs, il est évident que si la tolérance s’apprécie enregistrement par enregistrement, et qu’ainsi la tolérance d’une marque ‘A’ ne vaut pas tolérance d’une marque ultérieure ‘B’, même si celle-ci (B) est identique à la forme sous laquelle celle-là (A) a été utilisée en pratique, réciproquement l’existence d’une marque ultérieure ‘B’ identique à la forme exploitée d’une marque ‘A’ est absolument sans effet sur l’acquisition de la tolérance à l’égard de celle-ci. Cela peut certes mener à une situation paradoxale où une marque B est potentiellement annulable alors que l’usage du signe auquel elle correspond exactement est protégé par la forclusion acquise par la marque A qui en est une forme légèrement différente ; mais ce paradoxe ne traduit, en réalité, que l’inutilité du second dépôt (B) quasi-identique au premier, sans créer de situation concrète déséquilibrée ou imprévisible pour les personnes concernées.

33. Au cas présent, le signe utilisé (indiqué dans le courrier de mise en demeure, tel que reproduit ci-dessus au paragraphe 4), est presque identique à la marque de 2012 : il s’agit d’un anneau couleur crème à bords rouges dans lequel il est écrit en bleu, en capitales, en haut « sweet pants® », en bas « since 1982 », et sont dessinées, à gauche et à droite, 3 petites étoiles rouges ; anneau qui entoure un disque bleu marine dans lequel est dessinée une feuille simple, étroite et lancéolée, légèrement penchée vers la droite, du même bleu marine, dont seuls les contours et les nervures, blancs, sont ainsi visibles. Ce signe ne diffère ainsi de la marque qu’en ce que celle-ci est figurée sur un fond bleu marine identique au disque central, et que le texte du bas de l’anneau n’est pas « since 1982 » mais la répétition de « sweet pants », à l’envers.

34. Dans cette marque, le texte du bas de l’anneau, qui est la répétition de la partie verbale, et est représenté à l’envers, est peu susceptible d’attirer l’attention du public et est ainsi non distinctif. Quant au fond, il est quasiment dénué d’importance dès lors qu’il est destiné à faire partie du vêtement sur lequel le signe est apposé, et est donc a priori dénué de toute valeur distinctive.

35. La marque a ainsi été utilisée sous une forme qui diffère seulement par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif. Elle a donc fait l’objet d’un usage au sens de l’article 9 de la directive. Il est admis par les parties que cet usage est continu depuis 2012. Il reste alors à déterminer si et dans quelle mesure la société Canada goose en avait connaissance au moins 5 ans avant l’assignation.

Connaissance de l’usage

36. Par une lettre datée du 7 octobre 2016, les conseils canadiens de la société Canada goose ont écrit que celle-ci avait « récemment appris » (« recently became aware ») l’usage du signe litigieux et son enregistrement dans plusieurs pays pour des « vêtements » (« clothing products »). 

37. Il faut d’abord observer que cet adverbe (récemment) est vague et peut exprimer une durée allant jusqu’à quelques mois. Il est en revanche peu banal de l’employer pour exprimer une durée inférieure à une semaine. Mais la société Canada goose n’allègue pas plus précisément l’évènement qui aurait, dans cet intervalle particulièrement court du 1er au 7 octobre 2016, porté l’usage du signe Sweet pants à sa connaissance. Les changements qu’elle allègue, notamment quant à son entrée sur le marché européen, sont soit postérieurs (« fin d’année 2016 »), soit antérieurs (« fin septembre »). Aucun fait ne permet donc de déterminer la date exacte à laquelle elle a acquis cette connaissance.

38. C’est donc au regard des éléments extérieurs rassemblés par les sociétés Sweet pants qu’il faut apprécier la connaissance de l’usage par la société Canada goose. Tout en partant du postulat qu’ils ont suffi à porter l’usage à sa connaissance au moins « récemment » avant le 7 octobre 2016. Ce qu’il faut rechercher n’est donc pas l’intensité en soi de chacun des critères, mais leur intensité relative par rapport au 7 octobre 2016, date où il est acquis qu’ils étaient suffisant.

39. Or aucun élément parmi ceux qui sont allégués par les parties ne décrit un changement sensible de l’exposition de la société Canada goose à l’usage de la marque entre le 1er et le 7 octobre 2016. Il ressort des éléments invoqués par les sociétés Sweet pants et admis par la société Canada goose une évolution progressive sur plusieurs années. L’augmentation la plus récente de l’exposition de la société Canada goose à la marque Sweet pants est la préparation de l’ouverture du site internet européen, soit le milieu de l’année 2016, l’ouverture du site ayant eu lieu « fin septembre » ; ce qui est compatible avec le courrier du 7 octobre.

40. Il est ainsi établi que la société Canada goose avait déjà connaissance de l’usage de la marque 3 905 569 au 30 septembre 2016, et qu’elle l’a donc toléré pendant plus de cinq ans avant son assignation du 1er octobre 2021 ; comme elle le soulève, néanmoins, la forclusion encourue ne peut concerner que les produits qui ont fait l’objet de l’usage dont elle avait connaissance. Par ailleurs les parties s’opposent sur les conséquences quant à l’action en contrefaçon du signe car celui-ci correspond aussi à une marque postérieure.

Portée de la forclusion

lien entre la forclusion de l’action en nullité et la forclusion de l’action en contrefaçon

41. L’article 16 du règlement prive le titulaire d’une marque de l’Union européenne du droit de s’opposer à l’usage d’une marque nationale postérieure si l’action en nullité de celle-ci est forclose. L’une entraine donc nécessairement l’autre. Et dans la stricte mesure où la forme sous laquelle la marque est utilisée ne diffère de la forme sous laquelle elle est enregistrée que par des éléments n’altérant pas son caractère distinctif, l’usage de cette forme modifiée ne peut pas être interdite ; ce qui, comme examiné plus haut (paragraphes 27 et 28) n’aggrave pas la situation du titulaire de la marque antérieure.

42. L’action en contrefaçon visant l’usage du signe en cause est donc forclose comme l’action en nullité de la marque 3 905 569, mais seulement pour les produits et services ayant fait l’objet d’un usage continu et connu de la société Canada goose pendant 5 ans.

produits et services concernés

43. Les demandes relatives à des marques enregistrées doivent par principe être examinées par rapport à l’enregistrement : si la marque est enregistrée pour désigner une catégorie de produits, le tribunal ne peut, en principe, limiter les effets de cette marque à une sous-catégorie parmi cette catégorie ; une telle limitation malgré l’enregistrement pourrait certes s’envisager dans des cas particuliers où la catégorie retenue serait si vaste qu’elle engloberait en réalité des produits non similaires entre eux (ainsi, éventuellement, d’une marque qui serait enregistrée pour les « logiciels » en général), mais tel n’est pas le cas en l’espèce, où la catégorie des « vêtements » est certes vaste, mais cohérente.

44. L’usage de la marque postérieure (la marque 3 905 569 de 2012) pour des pantalons de jogging, qui sont des vêtements, suffit donc à caractériser un usage pour des vêtements, qui est la catégorie pour laquelle elle est enregistrée.

45. La marque est aussi enregistrée pour la chapellerie. Les sociétés Sweet pants allèguent certes avoir utilisé la marque pour des casquettes à compter de septembre 2016, visant une pièce 5-1 (leurs conclusions p. 26). Toutefois, dans cette pièce de 570 pages dont aucune n’est précisément invoquée, je n’ai pu identifier la mention de casquettes qu’à une seule reprise, dans un article certes de septembre 2016, mais au ton promotionnel, et sans aucune autre preuve d’usage ni de l’intensité de celui-ci, de sorte que, vu la tardiveté de ce commencement d’usage et sans autre preuves, il ne peut être supposé que l’usage dont la société Canada goose avait connaissance le 30 septembre 2016 incluait la chapellerie.

46. La marque est également enregistrée pour des chaussures, mais les sociétés Sweet pants n’allèguent pas l’avoir utilisée à cette fin. Il n’y a donc pas eu tolérance pour les chaussures.

47. La marque est enfin enregistrée pour des « services de magasin de vente au détail, de vente par correspondance et de vente utilisant des moyens de télécommunication (Internet) d’articles de vêtements de dessus, de vêtements, d’articles vestimentaires et de chapellerie, articles chaussants » en classe 35. Toutefois, comme le soulève la société Canada goose, la marque a été utilisée pour désigner des produits, et non le service consistant à vendre ces produits. Il n’y a donc pas d’usage en classe 35, et donc pas de tolérance.

48. Les demandes en nullité de la marque 3 905 569 et en contrefaçon à raison du signe sous la forme duquel elle a été utilisée sont donc irrecevables, mais seulement en ce qu’elles visent les vêtements.

49. Le tribunal reste alors saisi en premier lieu de la demande en nullité de la marque de 2012 en ce qu’elle désigne les chaussures et la chapellerie, en deuxième lieu de la demande en nullité des deux autres marques (enregistrées en 2020), en troisième lieu des demandes en contrefaçon, qui sont exclusivement fondées sur les allégations suivantes, portant sur des faits qui seraient commis à la fois sur un site internet et dans des magasins (assignation, pp. 28-29) : 

– des « services de vente au détail en ligne de vêtements et d’articles de chapellerie » et 

– « l’offre à la vente, la vente et la promotion de vêtements et d’articles de chapellerie ».

50. Il appartiendra à cet égard au tribunal de trancher notamment, au fond, la question de l’existence d’une fourniture de services de vente, en tenant compte de ce que la société Canada goose a elle-même affirmé (ses conclusions d’incident pp. 34-35) que le fait de disposer d’un magasin ou d’un site internet pour vendre ses produits sous sa marque ne s’assimile pas à la fourniture d’un service de vente.

Dispositions finales

51. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

52. L’incident ne met pas fin à l’instance et n’a pas donné lieu à des dépens propres ; mais il a mis fin à l’essentiel des demandes, de sorte qu’il est nécessaire, en équité, d’indemniser la partie gagnante des frais importants qu’elle a dû exposer.

53. Enfin, pour assurer une bonne administration de la justice, qui requiert dans la mesure du possible de maintenir la connaissance acquise d’une affaire, il faut faire suivre cette instance à la section 2.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état

DÉCLARE irrecevable la demande en nullité de la marque française 3 905 569 en ce qu’elle est enregistrée pour les vêtements ;

ÉCARTE la fin de non-recevoir visant la demande en nullité de cette marque en ce qu’elle est enregistrée pour les chaussures et la chapellerie ;

DÉCLARE irrecevables les demandes en contrefaçon (interdiction, communication d’éléments comptables et commerciaux, provision, publication, destruction) dans la mesure où elles se fondent sur l’usage de cette marque, notamment sous la forme du signe reproduit ci-dessus au paragraphe 4, et ce pour désigner des vêtements ;

ÉCARTE la fin de non-recevoir visant les demandes en contrefaçon pour le surplus, c’est-à-dire dans la mesure où elles se fondent sur l’usage de cette marque mais pour désigner des services en classe 35 et des articles de chapellerie ;

ÉCARTE la fin de non-recevoir visant les demandes en nullité des marques françaises 4 589 269 et 4 589 265 ;

CONDAMNE la société Canada goose à payer aux sociétés Sweet pants et Sweet pants retail 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

RENVOIE l’affaire à l’audience dématérialisée de mise en état du 20 octobre 2022 (section 2), pour conclusions au fond des sociétés Sweet pants ; clôture envisagée en novembre ou décembre.

Faite et rendue à Paris le 13 septembre 2022

La Greffière Le Juge de la mise en état


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