Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 14 février 1995, 93-18.178, Publié au bulletin

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Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 14 février 1995, 93-18.178, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué (Paris, 19 mai 1993) que dans le cadre du GIE Airbus Industrie, la société British Aerospace (société BAe) a été chargée de la construction des ailes et des trains d’atterrissage des avions Airbus ; qu’au mois de juillet 1988, la société BAe a lancé un appel d’offres pour le système de mesure de la pression des pneus appelé TPIS destiné à équiper optionnellement les futurs avions Airbus A 330 et A 340 dont les premières homologations et entrées en service étaient prévues pour le printemps 1992 ; que d’un usage récent sur les avions  » gros porteurs « , le TPIS est composé d’un calculateur avec son logiciel annexe intégré au système informatique de l’avion, d’un capteur détectant la pression de chacun des pneus du train d’atterrissage et d’un transmetteur de ces données à l’ordinateur ; que pour participer à cet appel d’offres dans des conditions plus favorables, notamment contre la société française Labinal très spécialisée dans le domaine des TPIS installés sur les avions existants, la société Techniphone, absorbée peu après par la société Mors, et la société de droit anglais Westland ont signé le 27 septembre 1988 un accord préliminaire de partenariat ; qu’aux termes de cette convention, les parties décidèrent que la société Westland serait le représentant commun de l’opération envers la société BAe et qu’en cas d’agrément de l’offre, il serait conclu un contrat définitif entre eux ; que le groupement Westland/Mors a été agréé le 10 octobre 1990 comme source standard optionnelle des TPIS ; que cependant, par lettre du 24 janvier 1991, la société BAe a fait savoir à Westland que  » sur la pression des compagnies aériennes, via Airbus Industrie « , elle avait agréé Labinal comme seconde source optionnelle de TPIS ; qu’en fait, cette décision aurait été prise et notifiée à Labinal dès le 8 octobre 1990 ; que des discussions et des réunions ont eu alors lieu au cours du premier semestre de 1991 pour rechercher entre les parties prenantes des possibilités d’interventions en commun sur le marché des TPIS des avions A 330 et A 340 ; que c’est ainsi que des pourparlers confidentiels eurent lieu entre les sociétés Labinal et Westland qui auraient abouti à un accord signé le 19 avril 1991 ; que postérieurement, les sociétés Westland et Mors continuèrent leurs discussions ou associèrent la société Labinal ; que finalement, courant novembre 1991, les sociétés Mors et Westland mirent fin à leurs pourparlers et que la société Mors assigna en dommages et intérêts les sociétés Labinal et Westland devant le tribunal de commerce en leur imputant des faits constitutifs de concurrence déloyale et d’entente licite en violation des dispositions de l’article 85-1 du Traité ;

Sur le premier moyen, pris en ses quatre branches :

Attendu que la société Labinal fait grief à l’arrêt d’avoir fait partiellement droit à cette demande et de ne pas avoir retenu l’existence d’une violation des droits de la défense viciant la procédure, du fait d’une communication d’une pièce, en l’espèce le contrat signé entre les sociétés Westland et Mors et la société BAe avec occultation de certaines clauses du contrat, alors, selon le pourvoi, d’une part, que toute partie qui fait état d’une pièce s’engage à la communiquer ; que la communication de pièces doit être loyale et sincère, c’est-à-dire qu’elle doit être totale, sans aucune occultation d’aucune partie de quelques clause que ce soit ; qu’en admettant qu’était licite l’occultation de certaines parties du contrat signé le 16 octobre 1992 entre BAe et le groupement Westland/Mors, la cour d’appel a violé l’article 132 du nouveau Code de procédure civile, ensemble l’article 16 du même Code ; alors, d’autre part, que toute partie a droit à un procès équitable, ce qui implique notamment une communication totale des pièces invoquées par les parties dans une procédure judiciaire, sous peine de violation des droits de la défense ; qu’en effet, la partie à qui est communiqué un contrat, dont certaines clauses ont été occultées, n’a pas la possibilité de se livrer à une discussion complète des conséquences que la pièce peut avoir sur le litige en cours, qu’elle est donc ainsi privée d’un procès équitable ; que la décision attaquée est dont entachée de violation de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; alors, en outre, que si la Cour de justice des Communautés européennes a admis que la procédure de communication des griefs faite par application du règlement C n° 99-63 de la Commission du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l’article 1917/62 du Conseil pouvait être appliquée en considérant comme confidentielles certaines informations ou preuves, cette procédure qui doit, du reste, respecter les droits de la défense est constitutive d’une pratique qui n’est pas applicable dans les procédures judiciaires instituées devant le juge national qui sont soumises aux règles de procédure de droit national ; que la décision attaquée est donc entachée de violation des articles 16 et 132 du nouveau Code de procédure civile ; et alors enfin, et subsidiairement qu’à supposer que par extraordinaire, il puisse être admis que certaines pièces puissent être partiellement occultées au cours d’une procédure en responsabilité civile instituée devant les tribunaux français, pour infraction aux articles 85 et 86 du traité de Rome, au cas où lesdites pièces contiendraient des informations confidentielles, cette restriction ne pourrait se faire que sous le contrôle du juge ; qu’il ne résulte pas des motifs de la décision attaquée que le juge ait été, en l’espèce, en mesure d’exercer un contrôle sur le caractère confidentiel des informations occultées ; qu’il ne résulte en effet pas de la décision attaquée que les pièces aient été soumises non occultées à la cour d’appel ; que la décision attaquée est donc entachée de violation des droits de la défense, ensemble des articles 16 et 32 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu qu’il ne résulte pas des écritures de la société Labinal que celle-ci ait fait valoir devant la cour d’appel que l’occultation de certaines clauses du contrat du 16 octobre 1992 violait les dispositions de l’article 132 du nouveau Code de procédure civile sur la communication de pièces entre les parties et le principe du respect du contradictoire en violation des dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ; que la société Labinal s’est bornée à demander que lui soit donné acte de ses réserves sans préciser, afin d’amener le juge du fond à exercer éventuellement son contrôle sur les conséquences éventuelles de cette occultation et sur le fait qu’elle pouvait porter atteinte aux droits de la défense ; que les parties ont disposé d’un temps suffisant pour prendre connaissance des pièces et des conclusions afin de pouvoir y répondre, l’occultation de certaines clauses du contrat litigieux étant au demeurant justifiée par le caractère confidentiel, de nature essentiellement commerciale ou technologique qui y étaient contenus et qui ne pouvaient être révélées aux sociétés Westland et Mors sauf  » justes motifs  » ce qui en l’espèce n’a pas été démontré ; qu’en l’état de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a légalement justifié sa décision sans encourir les griefs du moyen ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses trois branches : (sans intérêt) ;

Sur le troisième moyen, pris en ses deux branches : (sans intérêt) ;

Sur le quatrième moyen, pris en ses quatre branches :

Attendu que la société Labinal reproche à l’arrêt d’avoir décidé qu’elle se trouvait en position dominante et avait engagé sa responsabilité, par des pratiques contraires à l’article 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne, alors, selon le pourvoi, d’une part, que si la position dominante concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de comportement indépendant dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, consommateurs, la position dominante ne saurait se déduire de la seule possibilité donnée à une entreprise d’avoir des comportements indépendants sur le marché pertinent, grâce à sa position sur les marchés adjacents ; que les juges du fond sont tenus de rechercher si la preuve de la position dominante résulte d’un certain nombre de facteurs tels que parts importantes du marché, avance technologique, performances particulières d’un réseau, chacun de ces éléments, pris isolément ne pouvant du reste suffire à caractériser la position dominante ; que, c’est sur le marché pertinent que la position dominante doit exister ; qu’en l’espèce actuelle, la décision attaquée qui a défini le marché pertinent comme étant celui des TPIS pour les airbus A 330 et A 340 n’a pu, sans violer l’article 86 du traité de Rome, déduire l’existence d’une situation dominante de Labinal, du fait qu’il serait en situation de domination sur tous les marchés adjacents, et que ce fait lui aurait permis d’avoir des comportements indépendants sur le marché des TPIS A 330 et A 340 ; alors d’autre part que, c’est au jour où se seraient produits les prétendus abus de puissance dominante, que les juges doivent se placer pour apprécier les divers facteurs susceptibles de révéler une position dominante ; qu’en prenant en compte la part de marché obtenu par la société Labinal au jour où ils ont statué, les juges du fond ont violé l’article 86 du traité de Rome ; alors, de troisième part, que lorsqu’un marché est nouveau, aucune entreprise ne peut se trouver en situation dominante sur ce marché, lors de l’ouverture de celui-ci, et que les avantages dans la concurrence dont dispose une entreprise, grâce à sa position sur les marchés adjacents ne peuvent constituer une position dominante au sens de l’article 86 ; qu’il résulte de la décision attaquée que c’est au mois de juillet 1988 que BAe a lancé un appel d’offre pour le TPIS propre aux A 330 et A 340 ; que Westland/Mors a été agréé comme source standard optionnelle le 10 octobre 1990 et que c’est par lettre du 24 janvier 1991 que BAe a fait savoir à Westland qu’elle avait agréé comme seconde source optionnelle de TPIS, que cette décision avait été prise et notifiée à Labinal ; qu’il résulte de ces constatations que le marché ne s’est ouvert qu’au plus tôt le 10 octobre 1988 ; et que la concurrence ne s’est ouverte que par l’agrément d’une seconde source par la BAe en octobre 1990 ; qu’il ne pouvait y avoir d’entreprise en situation dominante à cette date ; que la décision attaquée qui retient comme des abus de puissance dominante les lettres écrites à Air France par la société Labinal, les 12 juin et 8 août 1981, à l’exclusion de tout autre fait concret, n’a pas caractérisé l’acquisition à cette date par la société Labinal d’une position dominante sur le marché et a par là même, violé l’article 86 du traité de Rome ; et alors, enfin, que pour apprécier

l’existence d’une position dominante, sur un marché donné, les juges du fond doivent examiner la situation globale de la concurrence sur le marché pertinent, et que, lorsque le produit objet du marché pertinent, est fabriqué d’un côté par une entreprise, et de l’autre par un groupement d’entreprises, les juges du fond doivent comparer la situation de l’entreprise dont il est allégué qu’elle serait en position dominante avec l’ensemble du groupement concurrent ; qu’en l’espèce actuelle, la décision attaquée dont résulte que se trouvait en concurrence sur le marché pertinent d’une part la société Labinal, d’autre part un groupement composé des sociétés Westland et Mors, n’a pu, pour apprécier la situation de Labinal par rapport à ses concurrents, tenir compte exclusivement des chiffres d’affaires de la société Labinal et de la société Mors, sans aucune référence au chiffre d’affaire de la société Westland, lequel s’ajoutait nécessairement à celui de la société Mors ; que de ce chef encore, la décision attaquée a violé l’article 86 du traité de Rome ;

Mais attendu, en premier lieu, que l’arrêt après avoir relevé que la société Labinal exerçait depuis plusieurs années un monopole de fait sur l’ensemble des différents marchés des testeurs de pression de pneus d’avion de type TPIS, sa puissance économique et financière dans le monde étant  » sans proportion » avec celle de la société Mors a pu, sans se contredire et sans avoir à se référer au chiffre d’affaire de la société Westland, décider que sa situation de position dominante permettait d’examiner le comportement de la société Labinal sur le marché des TPIS des avions A 330 et A 340, au regard des dispositions de l’article 86 du Traité, dès lors qu’elle lui donnait, sur ce marché spécifique, le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants vis-à-vis de ses concurrents et de ses clients ;

Attendu, en second lieu, qu’il résulte des constatations de l’arrêt que l’offre concernant le marché pertinent a été ouvert à partir du mois de juillet 1988 et que le groupement Westland/Mors a été accepté comme source standard optionnelle des TPIS des avions A 330 et A 340 en 1990, la société Labinal ayant été agréée à la même époque comme  » seconde source optionnelle  » ; que l’arrêt a également relevé que :  » alors qu’elle avait initialement été écartée en raison du prix de son offre très nettement supérieur à celui de Westland/Mors (presque le double), elle a pu, peu après leur agrément, grâce au soutien des compagnies aériennes fidélisées par sa notoriété et l’efficience de son réseau de maintenance ajouté aux démarches de ses agents commerciaux et à l’influence d’Airbus Industrie, revenir sur le marché, se faire homologuer par BAe et obtenir d’ores et déjà les trois quarts des commandes, bien que l’équipement ne soit qu’optionnel, que la fourniture standard dont la qualité technologique est reconnue émane de son concurrent et que son stade de fabrication soit moins avancée  » ; qu’ayant constaté qu’en 1991 la société Labinal avait fait des propositions de prix à Air-France comportant des remises et autres avantages s’apparentant à des rabais de fidélité visant à lier ses clients par des avantages inégaux pour les empêcher de s’approvisionner chez des concurrents, la cour d’appel a pu, s’agissant d’abus constatés sur un marché économique qui venait de s’ouvrir, décider que ce comportement d’exclusion, qui faisait obstacle à la concurrence existante sur le marché des TPI des avions A 330 et A 340 était constitutif d’un abus au sens de l’article 86 du Traité de la Communauté économique européenne ;

Que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le cinquième moyen, pris en ses deux branches :

Attendu que le pourvoi reproche à la décision attaquée d’avoir fait interdiction à la société Labinal, sous astreinte de 100 000 francs par infraction constatée, de proposer à ses clients pour des équipements, pièces ou prestations indépendantes de la fourniture des TPIS des avions A 330 et A 340, des avantages, primes et remises liées à la vente de ces systèmes ; alors, selon le pourvoi, d’une part, que si l’article 86 du Traité interdit en principe à une entreprise dominante d’éliminer un concurrent et de renforcer sa position en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d’une concurrence par les mérites, toute concurrence par les prix ne peut toutefois être considérée comme illégitime ; que si doivent être considérés comme illégitimes la pratique de prix inférieurs au coût de fabrication, ou des rabais tendant par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie à enlever à l’acheteur ou à restreindre de son chef la possibilité de son choix, en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement, ne constitue par nécessairement un abus de puissance dominante toute proposition d’avantages, prix ou remises liés à la vente des systèmes, lorsqu’elle a pour fondement la situation réciproque des parties, on n’empêche pas le cas échéant un client potentiel de recourir à la concurrence ; qu’en interdisant de façon générale à la société Labinal de proposer à ses clients pour des équipements pièces ou prestations indépendants de la fourniture de TPIS des avions A 330 et A 340 des avantages, primes et remises liés à la vente de ces systèmes, la décision attaquée qui, par la généralité de l’interdiction, a donné à la notion d’exploitation de position abusive une extension qu’elle ne comportait, a violé l’article 86 du traité de Rome ; et alors, d’autre part, que toute décision doit être motivée ; que l’insuffisance de motifs équivaut à un défaut de motifs ; que la décision attaquée dont le dispositif comporte une interdiction sous peine d’astreinte de certaines pratiques commerciales, sans que la décision attaquée éclaire, dans ses motifs la portée de l’interdiction qui ne peut être saisie à la seule lecture du dispositif ; que la décision attaquée est donc entachée d’une violation de l’article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que s’il est vrai que ne constituent pas nécessairement des pratiques illicites les propositions d’avantages, primes ou remises liées à la vente d’un produit déterminé, il en est autrement lorsque ces avantages, ainsi que l’a relevé l’arrêt, sont particulièrement variés et importants et émanent d’une entreprise qui domine l’ensemble d’un marché très étroit, cette domination ne permettant pas aux sociétés concurrentes de répondre à ces pratiques en concédant les mêmes avantages ; qu’en l’état de ces énonciations et constatations, la cour d’appel qui a motivé sa décision, a pu décider que la société Labinal avait commis un abus de position dominante au sens de l’article 86 du traité de Rome ; que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.


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