Cour d’appel de Versailles RG n° 22/00166 2 mai 2024

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Cour d’appel de Versailles RG n° 22/00166 2 mai 2024
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Cour d’appel de Versailles
RG n° 22/00166
2 mai 2024
COUR D’APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 80A

Chambre sociale 4-2

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 02 MAI 2024

N° RG 22/00166 –

N° Portalis DBV3-V-B7G-U6KW

AFFAIRE :

[I] [N]

C/

S.A.S. BULL

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 21 Décembre 2021 par le Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de VERSAILLES

N° Section : E

N° RG : F 18/00093

Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :

Me Clarisse TAILLANDIER-LASNIER

Me Christophe DEBRAY

le :

Copie numérique délivrée à :

France Travail

le :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE DEUX MAI DEUX MILLE VINGT QUATRE,

La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :

Monsieur [I] [N]

[Adresse 3]

[Localité 2]

Représentant : Me Clarisse TAILLANDIER-LASNIER, Plaidant/Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 428

APPELANT

****************

S.A.S. BULL

[Adresse 4]

[Localité 1]

Représentant : Me Christophe DEBRAY, Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 627 et Me David CALVAYRAC de la SELEURL DAVID CALVAYRAC, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0107 substitué par Me Emmanuelle ARNOULD, avocat au barreau de PARIS

INTIMEE

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 09 Février 2024 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Isabelle CHABAL, Conseiller chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Catherine BOLTEAU-SERRE, Président,

Madame Valérie DE LARMINAT, Conseiller,

Madame Isabelle CHABAL, Conseiller,

Greffier lors des débats : Madame Domitille GOSSELIN,

La société Bull SAS (ci-après la société Bull), dont le siège social est situé [Adresse 4] aux [Localité 1], dans le département des Yvelines, est spécialisée dans l’étude, la fabrication et la commercialisation de matériel de traitement de l’information, de tous matériels, pièces et produits composants ou connexes et la fourniture de toutes prestations de services informatiques. Elle emploie plus de 10 salariés.

La convention collective applicable est celle des ingénieurs et cadres de la métallurgie du 13 mars 1972.

M. [I] [N], né le 4 août 1973, a été engagé par la société Intégris, faisant partie du groupe Bull, selon contrat de travail à durée indéterminée en date du 27 avril 2001 et à effet au 14 mai 2001, en qualité d’ingénieur développement cadre position 1.

Il occupait en dernier lieu les fonctions d’ingénieur cadre informatique classification III A coefficient 135 et percevait un salaire mensuel brut de 4 701,72 euros.

Il a été placé en arrêt maladie du 23 au 28 mars 2017 puis à compter du 3 juillet 2017.

Par requête du 20 février 2018, M. [N] a saisi le conseil de prud’hommes de Versailles d’une demande de condamnation de son employeur à lui payer la somme de 240 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait d’un harcèlement et du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

Le 12 mars 2018 le médecin du travail a rendu le concernant l’avis d’inaptitude suivant : ‘Inapte définitivement au poste occupé dans le groupe Atos-Bull. Un même emploi dans un autre contexte serait envisageable.’

Par courrier du 12 juin 2018, la société Bull a proposé des postes de reclassement à M. [N], que ce dernier a refusés le 20 juin 2018.

Par courrier en date du 9 juillet 2018, la société Bull a convoqué M. [N] à un entretien préalable fixé au 23 juillet 2018, auquel le salarié ne s’est pas présenté.

Par courrier en date du 31 juillet 2018, la société Bull a notifié à M. [N] son licenciement pour inaptitude avec impossibilité de reclassement dans les termes suivants :

« Monsieur,

Par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, en date du 9 juillet 2018, nous vous avons convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement devant se tenir le 23 juillet 2018.

Par courrier reçu le 16 juillet 2018, vous nous avez informés ne pas pouvoir assister à cet entretien en raison de votre état de santé.

Dans ce contexte, le 23 juillet 2018, nous vous avons précisé, par courriel et par lettre recommandée avec AR les raisons qui contraignaient la société à envisager à votre égard, une mesure de licenciement.

Nous vous informons que nous sommes contraints de vous notifier par la présente notre décision de vous licencier en raison de votre inaptitude à occuper votre emploi, constatée le 12 mars 2018 par le médecin du travail suite à votre refus de différentes propositions de postes de reclassement.

Vous avez été embauché au sein du groupe Bull (Société Intégris) le 21 mai 2001 en qualité d’ingénieur Développement.

A compter du 3 juillet 2017, vous avez été en arrêt de travail pour maladie.

Au terme de votre visite médicale de reprise organisée le 12 mars 2018, le docteur [B] [C], médecin du travail, a conclu à votre inaptitude à pourvoir votre poste dans les termes suivants :

‘Inapte définitivement au poste occupé dans le groupe Atos Bull. Un même emploi dans un autre contexte serait tout à fait envisageable.’

Suite à l’avis d’inaptitude physique définitif sur votre poste de travail, la Direction a sollicité le médecin du travail par courriel en date du 15 mars 2018 afin qu’il nous confirme que nous pouvions vous proposer un poste d’ingénieur cadre informatique au sein de la société Bull SAS (en dehors du site des [Localité 1]).

Par courriel en date du 15 mars 2018, le médecin du travail nous a confirmé que nous pouvions vous proposer un poste sur un autre site que celui des [Localité 1] et que vous aurez le choix d’accepter ou de refuser les propositions faites.

En application des dispositions légales, Mme [T] [Y], Responsable des Ressources Humaines, a sollicité l’ensemble des responsables Ressources Humaines du groupe Atos en France, afin de savoir si sur leurs différents périmètres, un poste pouvait vous être proposé compte tenu de votre qualification professionnelle et des préconisations de la médecine du travail.

Mme [Y] a communiqué à cette fin votre curriculum vitae et votre libellé de poste en précisant les contraintes préconisées par la médecine du travail. Cette communication a été faite le 19 mars 2018.

Nous avons alors identifié 6 postes que nous avons soumis pour avis aux délégués du personnel au cours d’une réunion en date du 9 avril 2018.

Suite à des échanges avec les délégués du personnel lors de la réunion du 9 avril 2018, la Direction a souhaité à nouveau solliciter le médecin du travail sur une proposition de poste spécifique.

A la suite de différents échanges avec le médecin du travail à compter du 19 avril 2018, celui-ci a à nouveau précisé son avis initial du 12 mars 2018.

C’est dans ce contexte que nous avons pu effectuer une nouvelle recherche de reclassement intégrant l’ensemble des précisions ultérieures du médecin du travail. Après les réunions d’échanges avec les délégués du personnel sur les propositions de reclassement qui ont eu lieu les 9 avril, 24 avril et 29 mai 2018, les délégués du personnel ont rendu un avis le 8 juin 2018.

Suite à la remise d’avis, nous vous avons transmis les propositions de poste de reclassement afin de vous les soumettre pour avis avec le descriptif de chacun des postes par courrier recommandé en date du 12 juin 2018 :

‘ Chef de projet senior en sécurité du SI,

‘ Chef de projet logiciel applicatif domaine défense,

‘ Chef de projet senior radio communication,

‘ Mission : Domaine manager.

Nous vous avions indiqué dans ce courrier que vous aviez jusqu’au 6 juillet 2018 pour nous faire savoir par écrit si vous entendiez, ou non, accepter le poste de reclassement identifié.

En l’absence de retour de votre part à notre courrier, nous vous avons écrit un courrier de relance le 27 juin 2018.

Par courrier reçu en date du 29 juin 2018, vous nous avez fait part de votre refus de ces propositions de poste pour des raisons professionnelles (absence de la qualité de team leader dans vos propositions), médicales (suivi à cause de mon accident du travail d’origine professionnelle par suite de votre manquement à l’obligation de sécurité ‘de résultat’ à mon égard) et enfin familiales, raisons pour lesquelles nous contestons le bien fondé des motifs que vous invoquez à l’appui de votre décision.

C’est dans ce contexte que vous avez donc été convoqué à un entretien préalable pour le 23 juillet 2018.

Votre contrat sera rompu à la date de l’envoi de la présente lettre de licenciement

Compte tenu du caractère professionnel de votre inaptitude, vous percevrez, une indemnité égale à l’indemnité compensatrice de préavis et une indemnité spéciale de licenciement.

Votre solde de tout compte, votre certificat de travail et votre attestation Pôle emploi vous seront adressés à votre domicile.

Nous vous précisons que nous vous libérons de toute obligation de non concurrence à notre égard. »

Par nouvelle requête déposée au greffe le 20 novembre 2018, M. [N] a formé les demandes suivantes :

– dire et juger que le licenciement notifié suivant courrier en date du 31 juillet 2018 est nul ou, à tout le moins, dénué de toute cause réelle et sérieuse,

– dommages et intérêts sur le fondement combiné des dispositions des articles L. 1152-1, L. 1152-2, L. 1152-3, L. 1152-4, L. 1235-3, et L. 1232-3-1 du code du travail (24 mois de salaire) : 122 164,80 euros,

– dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait du manquement à l’obligation de prévention des actes de harcèlement moral : 35 000 euros,

– rappel sur indemnité compensatrice de congés payés : 3 650,19 euros,

– rappel sur indemnité compensatrice de RTT : 916,24 euros,

– article 700 du code de procédure civile : 5 000 euros,

– dépens,

– exécution provisoire (article 515 du code de procédure civile),

– fixer la moyenne brute mensuelle de salaire de M. [N] à la somme de 5 090,20 euros.

La société Bull avait, quant à elle, demandé que M. [N] soit débouté de ses demandes et sollicité sa condamnation à lui payer la somme de 1 100 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens.

Le 13 octobre 2021 le conseil s’est déclaré en partage de voix et l’affaire a été renvoyée à l’audience de départage du 23 novembre 2021.

Par jugement contradictoire rendu le 21 décembre 2021, la section encadrement du conseil de prud’hommes de Versailles en sa formation de départage a :

– dit que le licenciement de M. [N] est valide et justifié par une cause réelle et sérieuse,

– débouté M. [N] de ses demandes de dommages et intérêts pour non-respect par la société Bull de son obligation de sécurité,

– condamné la société Bull à payer à M. [N] les sommes suivantes :

. 3 650,19 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de congés payés,

. 916,24 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de RTT,

– dit n’y avoir lieu à condamnation au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamné la société Bull aux dépens,

– ordonné l’exécution provisoire du présent jugement.

M. [N] a interjeté appel de la décision par déclaration du 14 janvier 2022.

Par conclusions adressées par voie électronique le 16 mars 2022, M. [N] demande à la cour de :

1° – infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a considéré que le licenciement notifié suivant courrier en date du 24 janvier 2019 [sic] reposait sur une cause réelle et sérieuse et, statuant à nouveau, dire et juger que ce licenciement est nul ou, à tout le moins, dénué de toute cause réelle et sérieuse,

– condamner en conséquence la société Bull au paiement de la somme de 122 164,80 euros, soit 24 mois de salaire, à titre de dommages et intérêts sur le fondement combiné des dispositions des articles L. 1152-1, L. 1152-2, L. 1152-3, L. 1152-4 et L. 1235-3-1/L. 1232-3 du code du travail,

2° – infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a débouté M. [N] de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait du manquement à l’obligation de prévention des actes de harcèlement moral telle que résultant des articles L. 1152-4 du code du travail/à l’obligation de sécurité et, statuant à nouveau, condamner la société Bull au paiement de la somme de 35 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait du manquement à l’obligation de prévention des actes de harcèlement moral telle que résultant des articles L. 1152-4 du code du travail/à l’obligation de sécurité,

3° – confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a condamné la société Bull au paiement des sommes de :

. 3 650,19 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de congés payés,

. 916,24 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de RTT,

4° – infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a considéré qu’il n’y avait pas lieu de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de première instance et, statuant à nouveau, condamner la société Bull au paiement de la somme de 5 000 euros sur ce même fondement et à ce même titre tout en confirmant le jugement entrepris en ce qu’il a dit que les dépens éventuels de première instance seraient à la charge de la société Bull,

5° – statuant à nouveau, condamner la société Bull au paiement de la somme de 3 500 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d’appel ainsi qu’aux entiers dépens d’appel.

Par conclusions adressées par voie électronique le 13 juin 2022, la société Bull demande à la cour de :

– confirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Versailles en ce qu’il a débouté M. [N] de l’ensemble de ses demandes portant sur la rupture de son contrat de travail et d’article 700 du code de procédure civile,

– infirmer le jugement du conseil de prud’hommes de Versailles en ce qu’il a condamné la société Bull au paiement des sommes de :

. 3 650,19 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de congés payés,

. 916,24 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de RTT,

Statuant à nouveau :

A titre principal :

– juger que M. [N] n’a été victime d’aucun fait caractérisant un harcèlement moral,

– juger que la société Bull n’a commis aucun manquement à son obligation de sécurité,

– juger que la société Bull a parfaitement respecté son obligation de reclassement dans le cadre de la procédure d’inaptitude de M. [N],

En conséquence :

– débouter M. [N] de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement nul,

– débouter M. [N] de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

– débouter M. [N] de sa demande de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de prévention des actes de harcèlement moral et à l’obligation de sécurité,

– débouter M. [N] de ses demandes de rappel de salaire sur indemnité compensatrice de congés payés et d’indemnité compensatrice de RTT,

A titre subsidiaire :

Si par extraordinaire, la cour de céans venait à considérer que le licenciement de M. [N] était nul ou sans cause réelle et sérieuse :

– juger que la demande de dommages et intérêts de M. [N] est manifestement excessive,

– ramener le quantum des demandes de M. [N] à de plus justes proportions,

En tout état de cause :

– dans l’hypothèse où la cour de céans ferait droit aux demandes à caractère salarial formulées par M. [N], juger que ces sommes s’entendent comme des sommes brutes avant précompte des charges sociales,

– dans l’hypothèse où la cour considérerait que les demandes de dommages et intérêts formulées par M. [N] sont fondées, juger que les dommages et intérêts s’entendent comme des sommes brutes avant CSG et CRDS, dans les conditions et limites légales en vigueur,

– débouter M. [N] de sa demande d’article 700 du code de procédure civile,

– condamner M. [N] à verser à la société Bull la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner M. [N] aux entiers dépens.

En application de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

Par ordonnance rendue le 10 janvier 2024, le magistrat de la mise en état a ordonné la clôture de l’instruction et a fixé la date des plaidoiries au 9 février 2024.

MOTIFS DE L’ARRET

M. [N] expose que la relation de travail s’est déroulée normalement durant 16 années mais que le 16 mars 2017, il a été victime sur son lieu de travail, ainsi que sa collègue Mme [S] [W], d’une très violente agression verbale de la part d’un autre salarié de la société, M. [R] [M]. Il relate que, psychologiquement affecté par ce fait et se sentant particulièrement exposé à une nouvelle agression de la part de M. [M], il a fait l’objet d’un arrêt de travail du 23 au 28 mars 2017 ; qu’après sa reprise du travail, constatant l’inertie de son employeur face à la campagne de dénigrement menée par M. [M], se sentant abandonné par sa hiérarchie, mis en difficulté et nerveusement épuisé, il s’est écroulé psychologiquement et a dû être arrêté et hospitalisé à compter du 3 juillet 2017 ; qu’il n’a jamais repris son travail avant d’être licencié.

Il soutient, à titre principal que son licenciement est nul à raison du lien entre son inaptitude et le contexte de harcèlement moral qu’il a subi et à titre subsidiaire qu’il est sans cause réelle et sérieuse en raison d’un manquement de son employeur à son obligation de sécurité. Il considère en outre qu’il n’a pas été rempli de ses droits au moment de la rupture de son contrat de travail.

Sur le harcèlement moral et la nullité du licenciement

Il résulte de l’article L. 1152-3 du code du travail que ‘toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul’.

En application des dispositions de l’article L. 1152-1 du code du travail, « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

Le harcèlement moral se caractérise par la conjonction et la répétition de faits, qui peuvent se dérouler sur une brève période, dont est l’objet un salarié qui subit à titre personnel une dégradation de ses conditions de travail. Il peut s’agir de mesures vexatoires qui ne peuvent être justifiées par l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur.

Peuvent constituer un harcèlement moral des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale et de compromettre sa vie professionnelle.

Le licenciement prononcé à l’encontre d’un salarié pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral est nul. Est également nul le licenciement d’un salarié en raison de son inaptitude définitive à son poste de travail dès lors que cette dernière a pour seule origine son état dépressif réactionnel aux agissements de harcèlement moral dont il a fait l’objet.

Par ailleurs, l’article L. 1154-4 alinéa 1er du code du travail dispose que ‘l’employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral.’

Aux termes de l’article L. 1154-1 du même code, « Lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 […], le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »

Pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il y a lieu d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail. Dans l’affirmative, il y a lieu d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Il convient d’examiner si en l’espèce M. [N] a subi des faits de harcèlement moral et, dans l’affirmative, si ces derniers ont été la cause de son inaptitude et fondent en conséquence la nullité de son licenciement.

Sur l’existence du harcèlement moral

M. [N] invoque les faits suivants, constitutifs selon lui d’un harcèlement moral :

– l’agression verbale dont il a été victime le 16 mars 2017 sur son lieu de travail,

– l’attitude inqualifiable de M. [M] qui a suivi,

– l’attitude de son employeur à son égard.

S’agissant de l’agression verbale du 16 mars 2017, M. [N] verse au débat la déclaration de main courante qu’il a effectuée le 17 mars 2017, les attestations de Mmes [S] [W], [J] [Z] et [K] [G], ainsi que les conclusions de l’enquête du CHSCT.

Il en ressort que le 16 mars 2017 vers 15h40, alors que M. [N] et Mme [W], infirmière du site, buvaient un café et fumaient ensemble à l’extérieur du bâtiment F1 de la société, où ils travaillaient, un autre salarié de l’entreprise, M. [M], s’est présenté à eux et s’est mis à insulter M. [N] (‘connard, lâche, chien’) en criant, très en colère, avant de les suivre à l’intérieur du bâtiment, collant Mme [W], tout en continuant à insulter M. [N], lui disant qu’il n’arrêtait pas de tourner autour de Mme [W] comme un chien, cherchant à provoquer une altercation physique entre eux. M. [N] a été choqué et tremblait. Il convient de préciser que Mme [W] et M. [M] avaient été amants, avaient rompu plusieurs années avant cette scène et que Mme [W] a ensuite dénoncé un comportement harcelant de la part de M. [M] depuis plusieurs années, notamment par messages électroniques.

M. [N] et Mme [W] ont relaté les faits à Mme [J] [Z], membre élue du CHSCT, qui a, le 17 mars 2017, inscrit l’agression verbale des deux salariés sur le registre de danger grave et imminent et en a avisé M. [D] [V], chef de l’établissement des [Localité 1] (pièces 5 et 6 du salarié).

Mme [K] [G], secrétaire du CHSCT, relate avoir reçu M. [M] en entretien le 7 avril 2017, à sa demande, pour discuter de l’altercation, qu’il a reconnue en exprimant des regrets au regard des problèmes psychologiques qui en sont découlés pour M. [N]. Il a expliqué ne pas supporter les rires de Mme [W] quand elle déjeune ou prend un café avec un homme, particulièrement avec M. [N], et avoir été énervé quand il a vu Mme [W] et M. [N] par la fenêtre du bureau en train de boire un café et lorsqu’il les a entendu rire dans la cour. Il disait souffrir de voir Mme [W] et M. [N] déjeuner ensemble.

Le fait, qui constitue une agression et non une altercation en ce que M. [M] a été à l’initiative d’une violence verbale à l’égard de M. [N] qui n’a pas répliqué, est matériellement établi. Le caractère professionnel de l’accident du travail a été reconnu par la CPAM le 18 décembre 2017 (pièce 24).

S’agissant de l’attitude de M. [M], M. [N] relate que malgré l’interdiction immédiate qui lui avait été faite par M. [V] d’entrer en contact avec Mme [W] et lui-même et de circuler aux abords du bâtiment dans lequel se trouvait son bureau, M. [M] n’a pas hésité à rôder régulièrement autour de son bureau et à le surveiller, au vu et au su de tous. Il ajoute que M. [M] a mené une véritable campagne de dénigrement et de calomnies à son égard auprès de nombreux salariés de l’établissement, de ses supérieurs hiérarchiques et de la direction ; qu’il a en outre adopté une attitude provocatrice et même menaçante.

Il ressort des pièces versées au débat, notamment des échanges de courriers, de l’enquête du CHSCT et de l’attestation de Mme [Z], que les bureaux de M. [N] et M. [M] sont proches car situés au 2ème étage du bâtiment F1, au rez-de-chaussée duquel se situe l’infirmerie où travaille Mme [W].

Après le dépôt d’un signalement de danger grave et imminent, M. [D] [V], chef d’établissement, a reçu séparément les trois salariés en cause. Il a décidé, conjointement avec le CHSCT, que M. [M] devait se tenir éloigné des bureaux de M. [N] et Mme [W], ne plus passer par le bâtiment F1 pour aller à son bureau et ne plus se rendre aux toilettes du F1 au 2ème étage situées juste à côté du bureau de M. [N]. Le 22 mars, M. [M] ne respectant pas la demande de ne plus passer par le bâtiment F1, Mme [W] a fait valoir son droit de retrait et a quitté son poste avec l’accord du médecin du travail. Par courriel du même jour, M. [N] a signalé que lorsqu’il est sorti de son rendez-vous le matin même avec le médecin du travail, il a vu M. [M] avancer d’un pas vers les portes extérieures de l’infirmerie, le regarder avec insistance dans le couloir de l’infirmerie durant plusieurs secondes avant de sortir du bâtiment (pièce 7).

Au regard de son état, le médecin du travail a préconisé à M. [N] de consulter son médecin traitant, qui l’a placé en arrêt de travail du 23 mars au 28 mars 2017 pour “épuisement professionnel, syndrôme anxio-dépressif sévère” (pièce 8).

Le 22 mars 2017, le médecin du travail, le CHSCT et le chef d’établissement ont communément décidé une mesure d’éloignement afin que M. [M] déménage dans un autre bâtiment du site. Le 14 avril, il a été décidé que M. [M] devrait déménager au bâtiment E1, ce que ce dernier a refusé ainsi que l’ont signalé les services généraux par courriel du 30 mai, Mme [G] ayant quant à elle constaté le 2 mai que M. [M] occupait toujours son bureau en F1. Le bureau en bâtiment E1 ayant été jugé inadéquat, M. [V] a notifié à M. [M] le 14 juin son déménagement dans le bâtiment F2 mais le 23 juin, M. [M] se trouvait toujours dans le bâtiment F1. Il a réitéré son refus de déménager les 26 et 28 juin. M. [N] a été placé en arrêt de travail et a fait l’objet d’une hospitalisation de nature psychiatrique à domicile le 3 juillet 2017.

Mme [Z] relate que M. [N] l’a informée à plusieurs reprises avoir subi du 20 mars au 3 juillet 2017 des provocations quasi quotidiennes de la part de M. [M], ce dernier le fixant du regard et gonflant sa poitrine à chaque fois qu’ils se croisaient, faits qu’elle n’indique cependant pas avoir constatés elle-même. M. [N] a relaté la même attitude à Mme [G] le 2 mai 2017.

Par courriel du 5 juillet 2017, M. [N] a indiqué subir une diffamation de la part de M. [M] depuis l’agression du 16 mars, fait qu’il a également rapporté à Mme [Z]. Les conclusions de l’enquête du CHSCT mentionnent à la date du 22 mars que M. [M] a contacté plusieurs personnes et managers dont ceux de M. [N] et qu’il a de nouveau contacté par téléphone le N+1 de M. [N] le 28 mars, ce qui a donné lieu à un entretien houleux entre M. [N] et son N+1 le lendemain.

Les faits sont matériellement établis.

S’agissant de l’attitude de l’employeur, M. [N] fait valoir que la direction de la société Bull a fait preuve d’immobilisme en ne prenant aucune part active à l’enquête qui devait être diligentée suite au signalement de danger grave et imminent, n’a pris aucune véritable mesure à l’encontre de M. [M], se contentant d’une part de lui notifier oralement une interdiction d’entrer en contact avec les victimes de l’agression, que M. [M] violera sans vergogne et sans conséquence notamment sur le plan disciplinaire et d’autre part d’envisager un changement de bureau qui ne sera jamais mis en ‘uvre face au refus de M. [M], dont il n’a été tiré aucune conséquence.

Il a été constaté plus avant que les mesures d’éloignement et de déménagement prises à l’encontre de M. [M] n’ont pas été respectées par ce dernier.

Cependant les reproches de M. [N] se rapportent non pas à des actes de harcèlement moral de la part de l’employeur mais à un manquement de ce dernier à son obligation de prévention des agissements de harcèlement moral prévue par l’article L. 1154-4 alinéa 1er du code du travail et à son obligation générale de sécurité prévue par l’article L. 4121-1 du code du travail.

S’agissant des répercussions des faits sur son état de santé, M. [N] produit notamment ses arrêts de travail, les attestations de suivi par le médecin du travail, les certificats de suivi psychologique du 8 avril au 14 septembre 2017, des courriers de son psychiatre, l’attestation de Mme [Z] et celle de son épouse.

Il en ressort que M. [N] a été fortement choqué par l’agression verbale subie le 16 mars 2017 et a connu un premier arrêt de travail du 23 au 28 mars 2017 ; que son état psychologique et physique s’est dégradé par la suite car il ressentait un grand sentiment d’injustice et de colère, qu’il relatait les faits dont il était l’objet en tremblant et s’est plusieurs fois effondré en pleurs ; qu’il a ensuite été placé en arrêt de travail le 3 juillet 2017 pour “état anxiodépressif et épuisement professionnel”, présentant un état dépressif majeur avec idées noires qui a nécessité une consultation aux urgences psychiatriques et une hospitalisation à domicile, l’arrêt de travail ayant été renouvelé de façon continue jusqu’à sa déclaration d’inaptitude.

Sont ainsi matériellement établis des faits qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral.

La société Bull répond que l’altercation entre collègues du 16 mars 2017, pour des faits relevant de la vie personnelle, et sa gestion, ne caractérisent aucunement un harcèlement moral, que les relations que M. [N] entretenait avec un membre de l’entreprise relevaient de sa vie privée et étaient ignorées par l’employeur et que la société n’a commis aucun manquement à ses obligations contractuelles, ne pouvant anticiper le risque.

S’agissant de la scène du 16 mars 2017, elle fait valoir qu’il s’agit d’un fait isolé et non de faits répétitifs et que la situation de tension et de stress qui en est découlée ainsi que le ressenti subjectif de M. [N] sont insuffisants à caractériser des faits de harcèlement. Elle souligne que l’altercation est survenue dans le contexte d’une relation extra-professionnelle entre Mme [W] et M. [M], dont l’employeur n’avait pas connaissance. Elle fait valoir que cet accident n’a pas eu de témoins directs et qu’aucun élément ne permet de démontrer qu’il a eu lieu durant le temps de travail.

Il est constant que l’agression verbale qui est survenue le 16 mars 2017, sur le lieu et dans le temps de travail, dont la réalité ne peut être mise en doute dès lors qu’elle a été reconnue par M. [M] lui-même, est un acte isolé, que l’employeur ne pouvait anticiper, qui n’a pas de rapport avec un conflit de nature professionnelle mais relève de la sphère privée.

S’il ne constitue pas à lui seul un fait de harcèlement moral, il a été le déclencheur d’une situation dans laquelle M. [N] s’est senti victime de harcèlement moral à raison notamment de l’attitude de M. [M].

S’agissant de l’attitude de M. [M], la société Bull estime qu’elle ne constitue pas un harcèlement moral dès lors qu’aucune pièce ne précise la nature des propos dénigrants tenus par ce dernier et ne démontre un commencement de diffamation ou de calomnie de sa part ; que les menaces proférées par M. [M] ne sont pas prouvées, un seul courriel étant produit, qui ne rapporte qu’un échange de regards.

Cependant il est établi par les pièces versées au débat que M. [M] a refusé d’obtempérer aux directives de son employeur qui lui a successivement demandé de ne plus passer dans la zone où était situé le bureau de M. [N] puis de changer de bureau pour s’éloigner de ce salarié et également que M. [M] a contacté les supérieurs hiérarchiques de M. [N] à la suite des faits.

L’employeur, qui ne donne aucune explication sur l’attitude de ce salarié, ne prouve pas que les agissements de M. [M] ne sont pas constitutifs d’un harcèlement moral et qu’ils sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Il sera en conséquence retenu que M. [N] a subi des agissements de harcèlement moral.

Sur le lien entre le harcèlement moral et l’inaptitude

Le licenciement pour inaptitude de M. [N] ne peut être déclaré nul que si son inaptitude est en lien avec le harcèlement moral qu’il a subi.

M. [N] a été déclaré inapte définitivement au poste qu’il occupait, le médecin du travail précisant qu’un même emploi serait tout à fait envisageable dans un autre contexte, ce qui démontre que l’inaptitude est en lien exclusif avec les conditions de travail sur le site des [Localité 1], le médecin du travail confirmant par la suite qu’un autre emploi hors de ce site est possible.

Interrogé par l’employeur dans le cadre de la recherche d’un poste de reclassement, le médecin du travail a indiqué que M. [N] ne pouvait occuper un poste sur le site des [Localité 1] ou sur tout autre site pouvant être en contact avec M. [M] (pièce 35 de l’employeur).

Il ressort des pièces médicales produites par M. [N] que ce dernier a été fortement choqué par l’agression verbale qu’il a subie le 16 mars 2017 et par l’attitude de M. [M]. Cependant son état psychologique et physique s’est dégradé par la suite car il ressentait un grand sentiment d’injustice et de colère, qui est à mettre en relation avec l’attitude adoptée par son employeur, qu’il incrimine et dont il se sentait abandonné. M. [N] a été placé en arrêt de travail le 3 juillet 2017 pour “état anxiodépressif et épuisement professionnel” et son arrêt de travail a été renouvelé de façon continue jusqu’à sa déclaration d’inaptitude. Le fait que M. [N] a eu un suivi psychologique en 2003 alors qu’il rencontrait des soucis familiaux importants ne saurait amoindrir l’effet sur son psychisme de la situation professionnelle qu’il a rencontrée des années après (dossier médical du salarié – pièce 61 de l’employeur).

M. [N] estime que la direction de la société Bull a fait preuve d’immobilisme notamment en ne prenant aucune véritable mesure à l’encontre de M. [M] et dénonce une partialité de l’employeur en faveur de M. [M].

La société Bull conteste toute passivité dans le traitement de la situation, qu’elle décrit comme complexe et atypique. Elle reprend dans un tableau la chronologie des faits en mettant en évidence les entretiens que M. [V] a eu avec les trois salariés impliqués dans l’incident du 16 mars 2017, le fait que M. [V] a notifié à M. [M], à titre conservatoire, l’interdiction de se tenir près des bureaux occupés par Mme [W] et M. [N], qu’un nouveau bureau a été recherché pour M. [M], que la société a organisé le retour de M. [N] en programmant une réunion avec le CHSCT et M. [M]. Elle conteste toute partialité de la direction en faveur de M. [M], estimant que Mme [H] a adopté un ton neutre dans les échanges de courriels avec M. [N].

S’agissant de l’absence de sanction à l’égard de M. [M], il est établi que ce dernier n’a pas obtempéré aux ordres de la direction concernant son éloignement du bâtiment F1 et son déménagement dans un autre bureau, sans aucune sanction de la part de l’employeur.

Mme [G] a signalé à M. [V] par courriel du 3 mai 2017 que M. [M] se trouvait toujours la veille dans son bureau du bâtiment F1, ce qui affectait profondément M. [N] qui se plaignait de l’attitude provocatrice de M. [M] à son égard. Elle craignait que la situation n’empire et demandait que la mesure de déménagement soit appliquée. M. [V] a répondu “en effet, je relance” (pièce 11). Force est de constater que la mesure n’a pas été appliquée dans les faits.

Lors de la réunion des 5 et 12 juillet 2017, le CHSCT a constaté “que les mesures qui incombaient à l’employeur, à savoir la protection des deux victimes, n’ont pas été réalisées :

– installation d’un détecteur de présence et d’un bouton d’alarme relié au poste de sécurité,

– réponse de la direction à la victime et témoin,

– mesures prises à l’encontre de l’agresseur,

– coupure des moyens de communication “outlook et link” pour faire cesser le harcèlement,

– entretien individuel de retour de l’une des deux victimes” (procès-verbal de la réunion – pièce 19 du salarié).

Le 18 juillet 2017, l’inspection du travail a demandé à la société Bull de mener les actions adéquates ou des investigations supplémentaires afin de mettre en place toutes les mesures correctives nécessaires pour mettre fin à la détérioration de la situation de Mme [W] et de M. [N] face au comportement jugé fautif de M. [M] (pièce 20 du salarié).

Le 28 août 2017, la société Bull a convoqué M. [M] à un entretien préalable à une mesure disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement, qui s’est tenu le 14 septembre 2017.

Par courrier du 19 septembre 2017, elle lui a notifié une absence de sanction dans les termes suivants :

“Monsieur,

Nous faisons suite à l’entretien préalable qui s’est déroulé le 14 septembre 2017 et vous notifions, par la présente, la décision qui y fait suite.

Cet entretien a été convoqué (sic) suite à un certain nombre d’éléments à votre encontre ayant été portés à notre connaissance en juillet 2017.

Lors de cet entretien préalable vous avez pu apporter vos réponses à ces différents éléments.

Les informations que vous nous avez exposées au cours de l’entretien nous ont permis de modifier l’appréciation des faits. Dans ce contexte, nous sommes en mesure de vous informer qu’aucune sanction ne sera prise à votre égard.” (pièces 57 et 58 de l’employeur).

S’agissant de la partialité de l’employeur, M. [N] dénonce l’attitude de Mme [H] qui, selon lui, a dès le début du mois d’avril 2017 pris le parti de M. [M] sans avoir recueilli les versions des victimes, n’hésitant pas à remettre en cause la réalité de l’agression, qu’elle a qualifié d’altercation.

Il produit en pièce 9 des échanges de courriels qu’il a eus avec Mme [H], responsable RH, entre le 29 mars et le 5 avril 2017. Il en ressort qu’au retour de son arrêt de travail il a sollicité un rendez-vous dans les plus brefs délais avec Mme [H] afin d’échanger sur l’agression du 16 mars. Considérant que M. [N] avait été reçu par le chef d’établissement et le médecin du travail dans le cadre de ce qu’elle qualifiait d’altercation, Mme [H] estimait le sujet “clos” mais lui proposait néanmoins un rendez-vous. M. [N] lui a répondu qu’il avait appris qu’après avoir reçu M. [M] pour recueillir sa version des faits, elle s’était basée sur cette dernière pour en parler à d’autres personnes. Il a souligné qu’il avait été victime d’une agression et non d’une altercation et que M. [M] avait contacté son chef le 29 mars pour le remonter contre lui et le salir.

Mme [H] lui a répondu : “La raison pour laquelle j’ai “reçu” ton prétendu “agresseur” tient au fait que le chef d’établissement souhaitait que j’assiste à l’entretien qu’il a eu avec lui (au même titre que celui qu’il a eu avec toi). Je ne suis pas la personne qui doit être décisionnaire ou “juge” dans cette situation, aussi je ne suis pas celle qui doit trancher sur le fait de savoir s’il s’agit d’une altercation ou d’une agression. Aucun reproche ne t’a été fait de mon côté, il me semble, je ne comprends donc aucunement tes accusations à peine voilées me concernant.”

L’enquête du CHSCT a estimé que ces propos relevaient d’un parti pris de Mme [H] pour M. [M] alors qu’elle n’avait eu que la version de ce dernier.

M. [N] a indiqué par courriel du 6 avril 2017 à Mme [G] que son chef lui a dit lors d’un entretien le 29 mars qu’il a reçu des reproches sur son management et n’a cessé de défendre M. [N] suite aux propos tenus par la responsable des ressources humaines, dont le comportement et les propos étaient à charge et non pas neutres (pièce 10).

M. [N] produit une attestation de Mme [A] [F], assistante de gestion dans la société Bull et déléguée du personnel suppléante, qui indique avoir assisté M. [M] au cours d’un entretien préalable pouvant aller jusqu’au licenciement, précédé selon elle d’un délai inhabituellement long ayant permis une préparation minutieuse, faisant suite à l’agression dont M. [N] s’était déclaré victime. Elle relate que la direction n’a pas sanctionné M. [M] et qu’elle a été surprise que la correspondante RH, dont relèvent tant M. [M] que M. [N], la remercie “de ce qu’elle avait fait pour [R]” (pièce 36).

Une certaine partialité de la responsable des ressources humaines est ainsi établie.

M. [N] dénonce encore l’attitude de ses supérieurs hiérarchiques lesquels, contactés par M. [M] qui se livrait à une campagne de dénigrement, ont pris le parti de ce dernier et l’ont mis en difficulté au quotidien.

Cependant le fait n’est pas matériellement établi par la seule production d’un échange de courriels du 21 juin 2017 aux termes duquel M. [E] demande à M. [N] de lui préciser où il était la veille après-midi alors qu’une réunion avait été annulée, qu’il n’était pas connecté ni dans son bureau, M. [N] lui répondant et justifiant qu’il avait pris une demi-journée de RTT (pièce 14).

Ainsi, alors que M. [M] avait reconnu avoir tenu des propos agressifs à l’encontre de deux salariés, tous deux placés ensuite en arrêt de maladie, et n’avait pas respecté les mesures d’éloignement décidées par son employeur, la société Bull n’a donné aucune suite à cette attitude et n’a pas pris de sanction à l’égard du salarié en cause.

De la sorte, elle n’a pas pris les mesures destinées à prévenir les actes de harcèlement moral subis par M. [N] et à le préserver des contacts avec M. [M], ce qui a conduit à un état dépressif sévère de M. [N] et à son inaptitude à exercer son emploi, exclusivement sur le site des [Localité 1] afin qu’il ne puisse pas croiser à nouveau M. [M].

L’inaptitude de M. [N] est donc à mettre en lien avec l’attitude de l’employeur et non avec les faits de harcèlement moral commis par M. [M].

En conséquence, la demande tendant à voir prononcer la nullité du licenciement doit être rejetée.

Sur le caractère sans cause réelle et sérieuse du licenciement

M. [N] demande à titre subsidiaire que son licenciement soit déclaré sans cause réelle et sérieuse en raison du manquement de son employeur d’une part à son obligation de sécurité et d’autre part à son obligation de reclassement.

La société répond que le manquement à l’obligation de sécurité ne peut être retenu que si l’employeur avait conscience du danger qui pesait sur son salarié et qu’il n’a, dans ces conditions, pas pris les mesures pour en empêcher la réalisation. Elle soutient ne pas avoir eu connaissance du fait que l’altercation entre M. [N] et M. [M] était due à une relation extra-professionnelle entre collègues et avoir accompagné M. [N] lorsque cette situation a été portée à sa connaissance.

Est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude lorsqu’il est démontré que l’inaptitude était consécutive à un manquement préalable de l’employeur qui l’a provoquée.

En l’espèce, il a été retenu plus avant que la société Bull, en ne prenant pas des mesures efficaces destinées à éloigner M. [M] de M. [N] ou à sanctionner M. [M] pour son comportement dont elle avait connaissance, a manqué à son obligation de prévention des agissements de harcèlement moral.

Il en est résulté pour M. [N] une inaptitude à occuper son poste de travail qui a motivé son licenciement.

En conséquence, le licenciement pour inaptitude de M. [N] doit être déclaré sans cause réelle et sérieuse, par infirmation de la décision entreprise.

Sur les demandes indemnitaires liées à la rupture du contrat de travail

Sur l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse

M. [N] sollicite une indemnisation de 122 164,80 euros équivalant à 24 mois de salaire.

La société Bull rappelle que le montant de l’indemnité est encadré par l’article L. 1235-3 du code du travail et demande qu’elle soit limitée à 3 mois de salaire maximum.

Aux termes de l’article L. 1235-3 du code du travail, ‘si le licenciement d’un salarié survient pour une cause qui n’est pas réelle et sérieuse, le juge peut proposer la réintégration du salarié dans l’entreprise, avec maintien de ses avantages acquis.

Si l’une ou l’autre des parties refuse cette réintégration, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur, dont le montant est compris entre les montants minimaux et maximaux fixés dans le tableau ci-dessous […]

Pour déterminer le montant de l’indemnité, le juge peut tenir compte, le cas échéant, des indemnités de licenciement versées à l’occasion de la rupture, à l’exception de l’indemnité de licenciement mentionnée à l’article L. 1234-9.

Cette indemnité est cumulable, le cas échéant, avec les indemnités prévues aux articles L. 1235-12, L. 1235-13 et L. 1235-15, dans la limite des montants maximaux prévus au présent article.’

M. [N] ayant une ancienneté de 17 ans, il peut percevoir une indemnité de 3 mois de salaire minimum et de 14 mois maximum.

M. [N] était âgé de 43 ans au moment de son licenciement, intervenu après un an d’arrêt de travail. Il justifie avoir perçu des allocations de retour à l’emploi du mois de novembre 2018 au mois de février 2020.

Sur la base d’un salaire de référence mensuel brut de 5 090,20 euros sur lequel les parties s’accordent, une indemnisation d’un montant de 60 000 euros bruts lui sera allouée.

Sur l’indemnité compensatrice de congés payés

M. [N] fait valoir que ses fiches de paie sont très peu lisibles et considère qu’il n’a pas été rempli de ses droits au moment de la rupture de son contrat de travail puisque manque le paiement de 11 jours de congés payés (2 239,68 euros) et les congés payés sur l’indemnité compensatrice de préavis (1 410,51 euros).

La société Bull soutient avoir payé les sommes qu’elle devait, en soulignant que les bulletins de paie font apparaître par anticipation, dès le mois de janvier, la totalité des jours de congés payés de l’année, qui ne sont pas encore acquis.

Il ressort des fiches de paie de M. [N] qu’au 1er janvier 2017, étaient inscrits ses congés de l’année à venir, soit 20 jours de congés payés, 5 jours correspondant à la 5ème semaine et 4 jours d’ancienneté. Au 31 décembre 2017 M. [N] disposait d’un solde de 18 jours de congés payés (20 jours – 2 pris), 5 jours correspondant à la 5ème semaine, 4 jours d’ancienneté, 1 jour de reliquat de congés soit 28 jours au total. Etaient en outre inscrits 2 jours de fractionnement dont l’employeur expose qu’ils sont mentionnés automatiquement par le logiciel, ce qui est corroboré par le fait que le nombre de jours de congés pris par M. [N] en 2017 ne pouvait lui ouvrir le droit à des jours de fractionnement.

Le bulletin de paie de janvier 2018 mentionne un reliquat de congés payés de 28 jours, outre les congés correspondant à l’année 2018 qui s’ouvre : 20 jours de congés payés, 5 jours pour la 5ème semaine, 4 jours d’ancienneté.

Les 28 jours de reliquat de congés payés et les 18 jours de congés acquis au titre de l’année 2018 ont été payés à M. [N] au titre de son dernier bulletin de paie de juillet 2018 (pièce 3 du salarié). Figure également sur ce bulletin de salaire le paiement de la somme de 1 410,51 euros qui est réclamée, sous l’intitulé “ind. compens. préavis”.

M. [N] a donc été rempli de ses droits et la décision de première instance sera infirmée en ce qu’elle a condamné la société Bull à lui payer la somme de 3 650,19 euros à titre de rappel sur indemnité de congés payés. Statuant de nouveau, la cour rejettera la demande en paiement formée par M. [N].

Sur l’indemnité compensatrice de RTT

M. [N] soutient que seuls 9 jours de RTT lui ont été payés dans le cadre du solde de tout compte alors que 13,5 jours lui étaient dus et réclame en conséquence la somme de 916,24 euros, tandis que la société fait valoir qu’il a été rempli de ses droits.

Il ressort des fiches de paie de M. [N] qu’au 1er janvier 2017, étaient inscrits les 9 jours de RTT relatifs à l’année qui s’ouvrait. Au 31 décembre 2017 il disposait d’un solde de 2,5 jours de RTT qui ont été reportés sur le bulletin de paie de janvier 2018, outre les 9 jours de RTT de l’année 2018. Apparaissent en outre, à compter de la fiche de paie d’avril 2018, 2 jours de RTT correspondant au CET, soit 13,5 jours au total.

Les 2 jours portés sur le CET et 7 jours de RTT correspondant au reliquat de 2,5 jours et aux RTT effectivement acquis au mois de juillet 2018 ont bien été payés à M. [N] au titre de son dernier bulletin de paie du mois de janvier 2018.

M. [N] ayant été rempli de ses droits, la décision de première instance sera infirmée en ce qu’elle a condamné la société Bull à lui payer la somme de 916,24 euros à titre de rappel sur indemnité compensatrice de RTT. Statuant de nouveau, la cour rejettera la demande en paiement formée par M. [N].

Sur les dommages et intérêts liés au manquement de l’employeur à son obligation de sécurité

Aux termes de l’article L. 4121-1 du code du travail, ‘l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Ces mesures comprennent :

1° des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l’article L. 4161-1,

2° des actions d’information et de formation,

3° la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.’

L’employeur met en ‘uvre les mesures prévues par ces dispositions dans le respect des principes généraux de prévention énoncés à l’article L. 4121-2 du code du travail.

Respecte l’obligation de sécurité, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

En outre, l’article L. 1154-4 alinéa 1er du code du travail fait obligation à l’employeur de prendre les dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral.

Constitue une faute contractuelle engageant la responsabilité de l’employeur le fait d’exposer un salarié à un danger sans avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés, alors que l’employeur doit assurer l’effectivité de l’obligation de sécurité qui lui incombe en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise.

Le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité permet d’allouer des dommages et intérêts au salarié qui justifie en avoir subi un préjudice.

M. [N] réclame paiement de la somme de 35 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du manquement de l’employeur à son obligation de prévention des actes de harcèlement moral et à son obligation générale de sécurité.

La société Bull conteste tout manquement à ses obligations et soutient que M. [N] ne démontre pas avoir subi un préjudice distinct de celui qui est réclamé au titre de la nullité de son licenciement.

En l’espèce, en ne prenant pas des mesures suffisantes destinées à prévenir les faits de harcèlement moral subis par M. [N] après son agression du 16 mars 2017, la société Bull a manqué à son obligation de sécurité telle que prévue par les textes susvisés.

Il en est résulté un préjudice pour M. [N] qui est distinct de celui qui a été indemnisé au titre de la perte d’emploi. Une indemnisation de 3 000 euros nets sera allouée à M. [N] à ce titre.

Sur le remboursement des indemnités de chômage

En application de l’article L. 1235-4 du code du travail, il convient d’ordonner d’office le remboursement par l’employeur à l’organisme concerné, du montant des indemnités de chômage éventuellement servies au salarié du jour de son licenciement au jour du prononcé de l’arrêt dans la limite de six mois d’indemnités.

Sur les demandes accessoires

La décision de première instance sera confirmée en ce qu’elle a mis les dépens à la charge de la société Bull et a rejeté la demande formée par cette dernière au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Elle sera infirmée en ce qu’elle a rejeté la demande formée du même chef par M. [N].

Les dépens d’appel seront mis à la charge de la société Bull qui sera condamnée à payer à M. [N] une somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles de première instance et d’appel, sa demande du même chef étant rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire et en dernier ressort,

Infirme le jugement rendu le 21 décembre 2021 par le conseil de prud’hommes de Versailles sauf en ce qu’il a condamné la société Bull aux dépens et a rejeté la demande formée par cette dernière sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Statuant de nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Dit que la société Bull a manqué à son obligation de sécurité à l’égard de M. [I] [N],

Déclare sans cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude de M. [I] [N],

Condamne la société Bull à payer à M. [I] [N] les sommes suivantes :

– 60 000 euros bruts à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

– 3 000 euros nets à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour manquement à l’obligation de sécurité,

Déboute M. [I] [N] du surplus de ses demandes à ces titres et de ses demandes en paiement d’un rappel sur indemnité compensatrice de congés payés et d’un rappel sur indemnité compensatrice de RTT,

Ordonne le remboursement par la société Bull aux organismes concernés, des indemnités de chômage versées à M. [I] [N] dans la limite de 6 mois d’indemnités en application des dispositions de l’article L. 1235-4 du code du travail,

Dit qu’une copie numérique du présent arrêt sera adressée par le greffe par voie électronique à la direction générale de France travail [anciennement Pôle emploi] conformément aux dispositions de l’article R. 1235-2 du code du travail,

Condamne la société Bull aux dépens d’appel,

Condamne la société Bull à payer à M. [I] [N] une somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Déboute la société Bull de sa demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Arrêt prononcé publiquement à la date indiquée par mise à disposition au greffe de la cour d’appel, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile et signé par Mme Catherine Bolteau-Serre, président, et par Mme Domitille Gosselin, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le greffier, Le président,


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