REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
N°
S.A.S. ISAGRI
C/
[D]
le 06 mai 2024
à
Me DUMONT
Me CARTERET
EG/IL/BG
COUR D’APPEL D’AMIENS
5EME CHAMBRE PRUD’HOMALE
ARRET DU 06 MAI 2024
*************************************************************
N° RG 23/02427 – N° Portalis DBV4-V-B7H-IY6O
DECISION DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES – FORMATION PARITAIRE DE BEAUVAIS DU 04 MAI 2023 (référence dossier N° RG R 22/00038)
PARTIES EN CAUSE :
APPELANTE
S.A.S. ISAGRI
[Adresse 4]
[Localité 3]
représentée, concluant et plaidant par Me Pierre-Alexis DUMONT de la SAS ACTANCE, avocat au barreau de PARIS substituée par Me Romain MICHALCAK, avocat au barreau de PARIS
ET :
INTIMEE
Madame [Z] [D]
née le 01 Août 1980 à [Localité 5]
de nationalité Française
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée, concluant et plaidant par Me Eugénie CARTERET de la SELARL CS AVOCATS, avocat au barreau de BEAUVAIS substituée par Me Agathe AVISSE, avocat au barreau d’AMIENS
(bénéficie d’une aide juridictionnelle Totale numéro 2023/1690 accordée par le bureau d’aide juridictionnelle de AMIENS)
DEBATS :
A l’audience publique du 06 mars 2024, devant Mme Eva GIUDICELLI, siégeant en vertu des articles 805 et 945-1 du code de procédure civile et sans opposition des parties, ont été entendus :
– Mme Eva GIUDICELLI en son rapport,
– les avocats en leurs conclusions et plaidoiries respectives.
Mme Eva GIUDICELLI indique que l’arrêt sera prononcé le 06 mai 2024 par mise à disposition au greffe de la copie, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
GREFFIERE LORS DES DEBATS : Mme Isabelle LEROY
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :
Mme Eva GIUDICELLI en a rendu compte à la formation de la 5ème chambre sociale, composée de :
Mme Laurence de SURIREY, présidente de chambre,
Mme Caroline PACHTER-WALD, présidente de chambre,
Mme Eva GIUDICELLI, conseillère,
qui en a délibéré conformément à la Loi.
PRONONCE PAR MISE A DISPOSITION :
Le 06 mai 2024, l’arrêt a été rendu par mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Laurence de SURIREY, Présidente de Chambre et Mme Isabelle LEROY, Greffière.
*
* *
DECISION :
Mme [D], née le 1er août 1980, a été embauchée à compter du 30 mai 2016 dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée par la société Isagri (la société ou l’employeur), en qualité de conseiller technique logiciel débutant.
La société Isagri compte plus de 10 salariés. La convention collective applicable est celle des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils (SYNTEC).
Mme [D] a été placée en arrêt-maladie à compter du 9 mars 2022
Suivant avis du 23 juin 2022, le médecin du travail l’a déclarée inapte, son état de santé faisant obstacle à tout reclassement.
Par courrier du 28 juin 2022, elle a été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement, fixé au 6 juillet 2022.
Contestant l’avis d’inaptitude, Mme [D] a saisi le conseil de prud’hommes de Beauvais le 5 juillet 2022.
Le 13 juillet 2022, elle a été licenciée pour inaptitude d’origine non professionnelle.
Par ordonnance du 16 septembre 2022, le conseil a désigné avant dire droit Mme [T] en qualité d’expert.
Par ordonnance du 4 octobre 2022, Mme [W] a été désignée en qualité d’expert aux lieu et place de Madame [P] [T] en raison de son empêchement.
Mme [W] a rendu son rapport le 29 décembre 2022.
Par jugement du 4 mai 2023, le conseil a :
– annulé l’avis médical d’inaptitude du 23 juin 2022 ;
– débouté la société Isagri de sa demande reconventionnelle d’article 700 de procédure civile ;
– dit que les dépens seraient à la charge de l’entreprise Isagri et recouvrés comme en matière d’aide juridictionnelle.
La société Isagri, régulièrement appelante de ce jugement par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 18 août 2023, demande à la cour de :
infirmer la décision en toutes ses dispositions,
Et statuant à nouveau,
juger que le rapport d’expertise du 27 octobre 2022 réalisé par le docteur [W] n’a pas respecté la mission qui avait été fixée par le conseil de prud’hommes dans sa décision du 16 septembre 2022 ;
juger que Mme [D] ne présente aucun élément de nature à justifier l’annulation de l’avis d’inaptitude dont elle a fait l’objet ;
confirmer l’avis d’inaptitude du 23 juin 2022 ;
débouter Mme [D] de l’intégralité de ses demandes ;
juger que les frais induits par l’intervention du médecin inspecteur du travail seront mis à la charge exclusive de Mme [D] ;
En tout état de cause,
condamner Mme [D] au paiement de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens, en ce compris les frais d’expertise judiciaire.
Mme [D], par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 10 novembre 2023, demande à la cour de :
débouter la société Isagri de ses demandes, fins et conclusions ;
confirmer le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Beauvais le 4 mai 2023 en toute ses dispositions.
A titre infiniment subsidiaire, et avant dire droit :
ordonner une mesure d’instruction complémentaire confiée au docteur [W] aux fins d’entendre le docteur [X], médecin du travail au sein de la MSA et/ou obtenir la transmission de son dossier médical détenu par le service de santé au travail.
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leur argumentation.
L’employeur soutient que Mme [D] ne rapporte pas la preuve que l’avis d’inaptitude a été rendu en raison de sa surdité partielle diagnostiquée pendant l’été 2021 alors qu’elle avait été placée en arrêt de travail pour burn out d’octobre 2020 à avril 2021 et avait été autorisée à reprendre le travail à temps plein en septembre 2021.
Il critique les conclusions de l’expert judiciaire en ce qu’il ne s’est manifestement pas fait remettre le dossier médical de la salariée alors que sa mission le prévoyait, n’a pas usé de la faculté d’entendre le médecin du travail ayant émis l’avis d’inaptitude, et ne s’est donc basé que sur les éléments transmis par la salariée et sur l’examen réalisé 5 mois après le premier avis.
Mme [D] se prévaut des conclusions de l’expert judiciaire soulignant que les opérations d’expertise ont été menées contradictoirement en présence du médecin conseil mandaté par l’employeur qui avait tout loisir de consulter le dossier médical, que l’employeur s’est abstenu de transmettre à l’expert aucun élément contraire aux constatations, et qu’il ressort du compte-rendu d’entretien préalable au licenciement que l’inaptitude était effectivement liée au problème de surdité.
L’article L.4624-4 du code du travail dispose qu’après avoir procédé ou fait procéder par un membre de l’équipe pluridisciplinaire à une étude de poste et après avoir échangé avec le salarié et l’employeur, le médecin du travail qui constate qu’aucune mesure d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail occupé n’est possible et que l’état de santé du travailleur justifie un changement de poste déclare le travailleur inapte à son poste de travail. L’avis d’inaptitude rendu par le médecin du travail est éclairé par des conclusions écrites, assorties d’indications relatives au reclassement du travailleur.
L’article L.1226-2-1 du même code dispose que lorsqu’il est impossible à l’employeur de proposer un autre emploi au salarié, il lui fait connaître par écrit les motifs qui s’opposent à son reclassement. L’employeur ne peut rompre le contrat de travail que s’il justifie soit de son impossibilité de proposer un emploi dans les conditions prévues à l’article L. 1226-2, soit du refus par le salarié de l’emploi proposé dans ces conditions, soit de la mention expresse dans l’avis du médecin du travail que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi. L’obligation de reclassement est réputée satisfaite lorsque l’employeur a proposé un emploi, dans les conditions prévues à l’article L. 1226-2, en prenant en compte l’avis et les indications du médecin du travail. S’il prononce le licenciement, l’employeur respecte la procédure applicable au licenciement pour motif personnel prévue au chapitre II du titre III du présent livre.
L’article L. 4624-7 du même code, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, dispose que le salarié ou l’employeur peut saisir le conseil de prud’hommes en la forme des référés d’une contestation portant sur les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale en application des articles L. 4624-2, L. 4624-3 et L. 4624-4. Le médecin du travail, informé de la contestation, n’est pas partie au litige.
Ce texte ajoute que le conseil de prud’hommes peut confier toute mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent pour l’éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence, que celui-ci peut, le cas échéant, s’adjoindre le concours de tiers, et qu’à la demande de l’employeur, les éléments médicaux ayant fondé les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail peuvent être notifiés au médecin que l’employeur mandate à cet effet, le salarié étant informé de cette notification.
Aux termes du même texte, la décision du conseil de prud’hommes se substitue aux avis, propositions, conclusions écrites ou indications contestés.
Il résulte de ces dispositions que la contestation dont peut être saisi le conseil de prud’hommes, en application de l’article L. 4624-7 du code du travail dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, doit porter sur l’avis du médecin du travail. Le conseil des prud’hommes peut, dans ce cadre, examiner les éléments de toute nature sur lesquels le médecin du travail s’est fondé pour rendre son avis.
En l’espèce, suivant avis du 23 juin 2022, le médecin du travail a déclaré Mme [D] inapte à son poste de travail, précisant que son état de santé faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi.
Le rapport d’expertise judiciaire établi le 29 décembre 2022 conclut en ces termes :
« Il n’était pas justifié de retenir une inaptitude avec obstacle à tout reclassement dans un emploi. L’avis du médecin du travail le 23 juin 2022 n’était pas justifié au plan médical.
Madame [D] était apte sous réserve d’aménagement de poste.
Son poste ne devait pas comporter des contacts téléphoniques et réunions par visio conférence sur la majorité du temps de travail.
Elle peut travailler sans difficulté sur ordinateur et rencontrer des clients physiquement. Madame [D] peut répondre ponctuellement au téléphone en utilisant le casque différencié et en retirant son appareil auditif. Ainsi les sons de son interlocuteur seront augmentés à gauche ».
L’employeur ne saurait prétendre que l’avis d’inaptitude n’a pas été rendu en considération des problèmes d’audition de la salariée alors qu’il ressort du compte-rendu de l’entretien préalable au licenciement établi par M. [H], qui a assisté cette dernière, que :
« Au début de l’entretien, Mme [J] [RRH dans l’entreprise] nous rappelle la raison pour laquelle l’entretien à lieu : le médecin du travail de la MSA a émis un avis d’inaptitude à l’égard de Mme [D]-[G] pour son poste au sein du support logiciel (baisse de l’audition d’une oreille). »
Dès lors, il importe peu que l’expert judiciaire ne se soit pas fait communiquer l’intégralité du dossier médical de la salariée ou n’ait pas entendu le médecin du travail ayant émis l’avis d’inaptitude, étant précisé, par ailleurs, que la présence du médecin conseil de l’employeur lors des opérations d’expertise était, également, de nature à dissiper toute ambigüité sur la pathologie concernée.
Néanmoins, la cour relève que l’expert judiciaire opère manifestement une confusion entre aptitude avec aménagement de poste et inaptitude avec capacités restantes.
En effet, après avoir rappelé que le Docteur [C], ORL, avait diagnostiqué une surdité asymétrique nécessitant un casque adapté avec différenciation oreille droite et oreille gauche, et que la salariée avait expliqué s’être équipée d’un appareil auditif corrigeant les acouphènes qui n’était pas compatible avec son casque de téléphone, l’expert a conclu que le poste de cette dernière ne devait pas comporter de contacts téléphoniques et réunions par visio-conférence sur la majorité du temps de travail.
Or, il n’est pas contesté que l’essentiel du travail de Mme [D], qui reconnaît d’ailleurs elle-même devant l’expert qu’elle n’était pas apte à reprendre son poste antérieur, se faisait selon ces modalités.
L’avis d’inaptitude au poste était donc justifié.
En revanche, l’expert judiciaire relevant que la surdité partielle de la salariée compensée par un appareil auditif lui permettait de travailler sans difficulté sur ordinateur et de rencontrer des clients physiquement, la dispense de reclassement n’était pas fondée en présence de capacités restantes, l’existence d’un poste de reclassement adapté n’étant pas l’affaire du médecin du travail.
Il convient donc d’infirmer le jugement entrepris en substituant à l’avis d’inaptitude avec dispense de reclassement un avis d’inaptitude au poste avec capacités restantes telles que précisées par l’expert judiciaire.
Le sens de la présente décision conduit à confirmer le jugement entrepris quant aux dépens et aux frais irrépétibles, et a laissé à chacune des parties la charge des frais irrépétibles et des dépens qu’elles ont engagés en appel.
La cour statuant par arrêt contradictoire,
Infirme le jugement sauf en ce qu’il a débouté l’employeur de sa demande au titre des frais irrépétibles et mis à sa charge les dépens de première instance,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Substitue à l’avis d’inaptitude avec dispense de reclassement rendu le 23 juin 2022 un avis d’inaptitude au poste avec capacités restantes : possibilité de travailler sur ordinateur et de rencontrer des clients physiquement tant que la majorité du temps de travail n’est pas dédiée à des contacts téléphoniques et des réunions par visio-conférence,
Rejette le surplus des demandes,
Laisse à chacune des parties la charge des dépens engagés en appel.
LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE.