COUR D’APPEL DE BORDEAUX
CHAMBRE SOCIALE – SECTION A
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ARRÊT DU : 10 JANVIER 2024
PRUD’HOMMES
N° RG 21/00682 – N° Portalis DBVJ-V-B7F-L5O7
Association C.G.E.A. D’ILE DE FRANCE-OUEST
c/
Monsieur [G] [L]
S.E.L.A.F.A. MJA
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
à :
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 08 janvier 2021 (R.G. n°F 19/00149) par le Conseil de Prud’hommes – Formation de départage de BORDEAUX, Section Commerce, suivant déclaration d’appel du 03 février 2021,
APPELANTE :
CGEA d’Ile de France-Ouest, agissant en la personne de son directeur domicilié en cette qualité audit siège social[Adresse 2]
représenté et assisté de Me Philippe DUPRAT de la SCP DAGG, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉS :
Monsieur [G] [L]
né le 12 Juin 1986 à [Localité 4] ([Localité 4])
de nationalité Française, demeurant [Adresse 3]
représenté par Me Claire MORIN de la SCP DACHARRY & ASSOCIES, avocat au barreau de BORDEAUX, substituant Me Kevin MENTION, avocat au barreau de PARIS
SELAFA MJA, prise en la personne de Maître [J] [R]-[O] ès-qualités de mandataire liquidateur de la SARLU Take Eat Easy dont le siège est sise [Adresse 1]
non représenté
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 10 octobre 2023 en audience publique, les parties ne s’y étant pas opposées, devant Madame ROUAUD-FOLLIARD Catherine, présidente chargée d’instruire l’affaire,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Catherine Rouaud-Folliard, présidente
Madame Sylvie Tronche, conseillère
Madame Bénédicte Lamarque, conseillère
Greffier lors des débats : Evelyne Gombaud,
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
Le délibéré a été prorogé en raison de la charge de travail de la Cour.
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EXPOSE DU LITIGE
Monsieur [G] [L], né en 1986, a effectué des livraisons de repas commandés par les utilisateurs de la plate-forme développée et gérée par la société Take Eat Easy à compter du 18 janvier 2016.
La société Take Eat Easy a été placée en liquidation judiciaire par le Tribunal de Commerce de Paris par jugement du 30 août 2016, la SELAFA MJA a été désignée en qualité de mandataire liquidateur.
Sollicitant la reconnaissance de la qualité de salarié, des rappels de salaire, une indemnité pour travail dissimulé, des dommages et intérêts ainsi qu’une indemnité compensatrice de préavis conventionnelle, M. [L] a saisi le 6 février 2019 le conseil de prud’hommes de Bordeaux qui, par jugement de départage rendu le 8 janvier 2021, a :
– rejeté l’exception d’incompétence matérielle soutenue par la SELAFA MJA prise en la personne de Me [R] [O] es qualité de mandataire liquidateur de la société Take Eat Easy,
– s’est déclaré compétent pour statuer dans la présente instance,
– rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription des demandes de M. [L] quant à la reconnaissance de son statut de salarié et à ses demandes de rappel de salaires,
– déclaré irrecevable comme prescrites les demandes de M. [L] de dommages et intérêts pour absence de compte personnel formation, absence de visite médicale, irrespect de l’obligation de sécurité, absence d’application d’une convention collective et d’indemnisation des indemnités kilométriques, irrespect du repos hebdomadaire, absence de mise en place d’un comité d’entreprise et d’instances représentatives du personnel, absence de mutuelle obligatoire et retard dans le versement de la paie et des congés payés, d’indemnité compensatrice de préavis, d’indemnité de congés payés sur le préavis et de dommages et intérêts pour travail dissimulé,
– requalifié de contrat de travail le contrat liant M. [L] et la société Take Eat Easy sous l’intitulé de contrat de prestation de service,
– fixé au passif de la société Take Eat Easy les créances de M. [L] pour les montants suivants :
* au titre du rappel de salaires : 1.496 euros,
* au titre de l’indemnité compensatrice de congés payés : 1.033 euros,
* au titre de l’article 700 du code de procédure civile : 500 euros,
– rappelé l’opposabilité du présent jugement à l’association UNEDIC délégation AGS CGEA d’Ile-de-France Ouest, dans les limites de sa garantie légale,
– condamné la SELAFA MJA prise en la personne de Me [R] [O] es qualité de mandataire liquidateur de la société Take Eat Easy aux dépens de l’instance et dit qu’ils seront inscrits au passif de la procédure de liquidation judiciaire,
– rappelé l’application de l’article R.1454-28 du code du travail,
– ordonné l’exécution provisoire de la présente décision en toutes ses dispositions.
Par déclaration du 3 février 2021, l’association CGEA d’Ile de France-Ouest a relevé appel de cette décision, notifiée par lettre adressée aux parties par le greffe le 13 janvier 2021.
Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 21 septembre 2021, l’Association CGEA d’Ile-de-France-Ouest demande à la cour de :
A titre principal,
– dire prescrite l’action de M. [L] tendant à la requalification du contrat de prestation, débuté et exécuté en 2016, en contrat de travail.
– débouter M. [L] de l’intégralité de ses demandes,
A titre subsidiaire : en cas d’action jugée non prescrite,
– déclarer irrecevable et mal fondée la demande en requalification du contrat en contrat de travail, faute pour M. [L] de rapporter la preuve d’un lien de subordination à l’égard de la société takeeateasy.fr,
– débouter M. [L] de l’intégralité de ses demandes,
A titre encore plus subsidiaire : en cas de requalification en contrat de travail,
– déclarer prescrites, sur confirmation du jugement, la demande en fixation de l’indemnité de préavis conventionnel, de l’indemnité pour travail dissimulé, des dommages et intérêts pour défaut de visite d’embauche, absence de compte de formation, irrespect de l’obligation de sécurité, inapplication d’une convention collective, des indemnités kilométriques, irrespect des repos hebdomadaires, absence de mise en place d’un comité d’entreprise et/ou d’instances représentatives du personnel, absence de mutuelle obligatoire et retard de versement de la paie et des congés payés,
– déclarer prescrite, sur infirmation du jugement, la demande d’indemnité compensatrice de congés payés,
– En conséquence, débouter M. [L] de toute prétention au titre de la rupture de son contrat de travail,
– fixer la créance de M. [L] au passif de la société takeeateasy.fr, au titre du rappel de salaire pour juillet et août 2016 :
* à titre principal et sur la base mensuelle de 802,29 euros, à : 1.604,58 euros bruts,
* à titre subsidiaire, sur la base mensuelle de 1.364,39 euros, à : 2.728,78 euros bruts,
– débouter M. [L] de sa demande de congés payés afférents à août 2016, pour cause de prescription des demandes au titre de la rupture au visa de l’article L.3141-28 du code du travail,
– débouter M. [L] de sa demande de dommages et intérêts pour appel abusif et pour indemnité sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Sur la garantie de l’AGS,
– déclarer, en toute hypothèse, l’arrêt à intervenir opposable à l’AGS – CGEA d’Ile de France Ouest dans les limites légales de sa garantie et en conséquence, à l’exclusion :
* des créances de rupture, en ce compris l’indemnité de congés payés et l’indemnité pour travail dissimulé, éventuellement fixées au passif de la société takeeateasy.fr,
* et de l’indemnité fondée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 25 juin 2021, M. [L] demande à la cour de :
– confirmer le jugement de première instance en ce qu’il a :
* acté l’existence d’un contrat de travail,
* fixé au passif de la liquidation judiciaire et rendu opposable à l’AGS CGEA dans les limites de sa garantie les créances suivantes :
° 1.496 euros à titre de rappels de salaires de juillet 2016,
° 1.033 euros à titre de rappels de congés payés sur les sommes versées et restant à verser,
° 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– l’infirmer pour le surplus et, statuant à nouveau,
– acter l’existence d’une rupture du contrat au 26 juillet 2026 et fixer au passif de la liquidation judiciaire de takeeateasy.fr, société représentée par Maître [R]-[O] et la SELAFA MJA en qualité de mandataire liquidateur, les créances suivantes :
* 10.688 euros à titre d’indemnité pour travail dissimulé,
* 1.781 euros à titre d’indemnité de préavis conventionnelle d’un mois (IDCC 16 transport routier et activités auxiliaires du transport du 21 décembre 1990 ou SYNTEC),
* 178 euros au titre de congés payés sur préavis conventionnel,
A titre subsidiaire, en l’absence de rupture actée au 26 juillet 2026, fixer au passif de la liquidation judiciaire de takeeateasy.fr, les créances suivantes :
* 10.688 euros à titre d’indemnité pour travail dissimulé,
* 1.781 euros à titre de rappels de salaire d’août 2016,
* 178 euros à titre de congés payés sur rappels de salaires d’août 2016,
– confirmer le caractère opposable du jugement de l’arrêt à intervenir à l’AGS qui devra relever et garantir tous les passifs mis à la charge de la société takeeateasy.fr selon la garantie légale,
– condamner l’AGS CGEA à 1.000 euros pour appel abusif,
– condamner l’AGS CGEA à 1.800 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner l’AGS CGEA aux dépens.
La SELAFA MJA, mandataire liquidateur de la société Take Eat Easy, n’a pas constitué avocat.
Le 24 juin 2021, M. [L] lui a signifié ses conclusions. L’Unedic AGS CGEA d’lle de France Ouest y a procédé le 23 septembre 2021.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 14 septembre 2023 et l’affaire a été fixée à l’audience du 10 octobre 2023.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure antérieure, des prétentions et des moyens des parties, la cour se réfère à leurs conclusions écrites conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile ainsi qu’à la décision déférée.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la qualité de salarié
– Sur la prescription de l’action
L’appelant demande, à titre principal, de considérer l’action de M. [L] prescrite estimant que le délai de prescription applicable à une action en reconnaissance de la qualité de salarié est de 2 ans et que compte tenu de la liquidation judiciaire de la société Take Eat Easy, aucune prestation n’a été demandée postérieurement au mois d’août 2016.
M. [L] soutient, quant à lui, que son action, engagée le 6 février 2019, n’est pas prescrite quant à sa demande de reconnaissance d’un contrat de travail dans la mesure où elle est soumise à une prescription de 5 ans.
*
L’action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d’une action personnelle et relève de la prescription quinquennale de l’article 2224 du code civil.
La qualification dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l’activité, le point de départ de ce délai est la date à laquelle la relation contractuelle dont la qualification est contestée a cessé puisque c’est en effet à cette date que le titulaire connaît l’ensemble des faits lui permettant d’exercer son droit.
*
En saisissant le conseil de prud’hommes le 6 février 2019 alors que M. [L] a effectué des livraisons de repas jusqu’au mois de juillet 2016, l’action de ce dernier visant à obtenir la qualité de salarié n’est pas prescrite.
– Sur la qualité de salarié
L’AGS CGEA d’Ile de France soutient que M. [L] ne démontre pas s’être trouvé personnellement dans une situation de subordination à l’égard de la société Take Eat Easy. En effet, immatriculé en tant qu’auto-entrepreneur, l’intimé a accepté un contrat de prestataire pour lequel il avait la parfaite maîtrise des services de livraison qu’il souhaitait effectuer. L’appelant ajoute que la société n’exerçait pas de pouvoir de direction et que M. [L] exerçait sa prestation de façon indépendante.
M. [L] prétend que de nombreux éléments permettent de caractériser l’existence d’un contrat de travail et qu’il en est ainsi, notamment, du suivi GPS, du système de sanction dit ‘strike’, de la tenue de travail obligatoire, du matériel fourni par la société Take Eat Easy, des horaires imposés.
*
Il résulte des articles L.1221-1 et suivants du code du travail que le contrat de travail suppose un engagement à travailler pour le compte et sous la subordination d’autrui moyennant rémunération.
Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.
L’existence d’un contrat de travail dépend, non pas de la volonté manifestée par les parties à la convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité de celui qui revendique la qualité de salarié.
C’est à celui qui se prévaut d’un contrat de travail d’en établir l’existence, mais en présence d’un contrat de travail apparent, il incombe à celui qui invoque son caractère fictif d’en rapporter la preuve.
*
Il est établi que M. [L] a été immatriculé en qualité d’auto-entrepreneur à compter du 8 février 2016 afin d’exercer une activité principale répertoriée sous la rubrique « Autres activités de poste et de courrier », et il est non contesté qu’il n’existe pas de contrat de travail apparent liant les parties.
En l’espèce, en l’absence de contrat de travail apparent, il appartient à M. [L], qui se prévaut d’un contrat de travail, d’en établir l’existence, peu important que la société Take Eat Easy l’ait incité à s’inscrire en tant qu’auto-entrepreneur.
Il résulte des pièces du dossier que M. [L] a effectué des prestations de travail pour la société Take Eat Easy moyennant rétribution, sous forme de factures.
Cet élément ne peut à lui seul constituer l’indice d’une relation salariale.
Les parties s’opposent essentiellement sur l’existence ou non d’un lien de subordination.
M. [L] produit au dossier :
– un document faisant état du système de strikes auquel les coursiers, dont M. [L], étaient soumis, étant précisé que le cumul de 3 strikes génère ‘une convocation du coursier pour discuter de la situation et de sa motivation à continuer à travailler’ et que le coursier atteignant 4 strikes voit son compte désactivé,
– une capture d’écran du site internet de la société évoquant le système de suivi GPS, ainsi que le contrôle des coursiers en cours de livraison,
– un document se référant au téléphone Wiko prêté au coursier par la société Take Eat Easy,
– un courriel du 6 juillet 2016 adressé à tous les coursiers dans lequel il est demandé de porter le maillot de la société comme ‘tenue de travail’ : ‘vous devez avoir votre tenue quand vous travaillez comme dans n’importe quel travail’,
– un courriel du 6 juillet 2016 adressé à tous les coursiers dans lequel il est indiqué que les coursiers ne portant pas la tenue de la société se verront impacté via le facteur de fiabilité (système de strikes),
– un message texte téléphonique du 20 avril 2016 faisant état de consigne, à savoir récupérer un équipement de transport sur un horaire précis et, à défaut, une sanction concernant les livraisons accessibles pour le coursier,
– un document de 2016 édité par la société Take Eat Easy ainsi qu’un guide du coursier demandant aux coursiers de rester polis, d’avoir une attitude irréprochable, de lire les commentaires des clients, de monter chez le client lors des livraisons,
– des courriels de la société des 20 avril 2016 et 13 mai 2016, adressés notamment à M. [L], fixant et modifiant des horaires, pour tous les coursiers, selon les villes et les jours,
– un compte rendu de réunion adressé le 18 janvier 2016 expliquant les critères retenus par la société pour affecter les livraisons aux coursiers,
– un courriel de la société Take Eat Easy, adressé à [G] [L] le 17 mars 2016 afin de lui faire part de ses statistiques du mois de février. Dans cet envoi, sont listés le nombre de commandes acceptées par M. [L], le pourcentage de commandes livrées de façon non conformes (froides, endommagées, avec plat(s) manquant(s), avec retard), vitesse personnelle du coursier en comparaison à la vitesse moyenne, la note moyenne attribuée par les clients, le nombre de strikes, le nombre d’appel au service après-vente…
– des attestations dans lesquelles est reprise l’obligation de la tenue vestimentaire des coursiers, le système de sanctions ‘strikes’, la formation lors de l’inscription, l’absence de liberté d’horaires, les consignes et contrôles mis en place par la société à l’égard des coursiers, la mise à disposition d’un téléphone, le système de géo-localisation
La société Take Eat Easy organisait les tâches à effectuer, demandait une formation à l’inscription des nouveaux coursiers, prévoyait les horaires de travail, fournissait le matériel nécessaire et la tenue vestimentaire imposée, définissait les conditions de rémunération et avait le pouvoir de sanctionner les livreurs par le biais du système dit ‘strikes’.
Même si de nombreuses pièces produites ne sont pas nominatives, il n’est pas contesté que la société fonctionnait essentiellement par le biais des réseaux sociaux pour donner les instructions aux coursiers. La cour relève également que les mails reçus par M. [L] corroborent les informations transmises à l’ensemble des coursiers de façon non nominative.
Dès lors, le fait que l’application que ce dernier devait utiliser pour réaliser ses livraisons était dotée d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de sa position et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus démontre que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier.
Par ailleurs, il résulte des éléments versés aux débats que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard des coursiers tel M. [L] de sorte que l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérise un lien de subordination.
M. [L] travaillait également pour le compte de la société eu égard à la dépendance économique dans laquelle il était placé à l’égard de la société.
En effet, il ne disposait pas de la clientèle, se voyait imposer les tarifs et leurs modifications par la société, selon des règles unilatéralement établies.
En conséquence, le jugement du conseil de prud’hommes sera confirmé en ce que la relation contractuelle a été requalifiée en contrat de travail.
Sur les demandes de M. [L]
La cour souligne tout d’abord que M. [L] ne formule pas, devant la cour, de demande à titre de dommages et intérêts pour absence de compte personnel formation, absence de visite médicale, irrespect de l’obligation de sécurité, absence d’application d’une convention collective et d’indemnisation des indemnités kilométriques, irrespect du repos hebdomadaire, absence de mise en place d’un comité d’entreprise et d’instances représentatives du personnel, absence de mutuelle obligatoire et retard dans le versement de la paie et des congés payés.
– Sur la période de travail
M. [L] soutient avoir travaillé à partir du 18 janvier 2016 au 26 juillet 2016, date à laquelle il prétend que son contrat a été rompu. Il précise que c’est à cette date que les coursiers ont vu leur contrat prendre fin, ce qui s’est matérialisé par une déconnexion de l’ensemble des livreurs de la plate-forme mobile.
L’appelant soutient que la rupture ne peut résulter que de la volonté de l’une des parties de rompre le contrat et que M. [L] ne produit aucun élément établissant qu’il aurait résilié son contrat ou que la société lui aurait notifié une rupture, le mandataire liquidateur n’ayant pas non plus notifié de licenciement à ce dernier.
Dès lors, la rupture ne peut découler, selon l’AGS-CGEA, que de la mise en liquidation judiciaire le 30 août 2016, sans maintien provisoire de l’activité autorisé. Et, faute de rupture établie au jour de l’ouverture de la liquidation judiciaire ou de rupture notifiée par le mandataire-liquidateur dans les quinze jours de la liquidation judiciaire de la société, l’appelant décline sa garantie pour les indemnités de rupture.
*
Il résulte des termes du courriel adressé le 29 juillet 2016 par la société Take Eat Easy à l’ensemble de ses collaborateurs, dont M. [L] faisait partie (pièce B M. [L]), qu’elle a notifié clairement aux coursiers sa volonté de rompre leurs relations contractuelles en annonçant la suspension de son activité et en les invitant à contacter rapidement les autres plate formes de livraisons pour continuer leurs activités.
Ce courriel constitue en conséquence la rupture du contrat de travail de M. [L], par l’employeur et à son initiative sans notification des motifs de sorte que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse.
Ces éléments sont corroborés par l’attestation de M. [U] ainsi que l’arrêt des factures.
D’autres contentieux similaires avec la société Take Eat Easy se sont basés sur la date du 26 juillet 2016 comme date de rupture du contrat du coursier. Toutefois, en l’espèce, la cour ne dispose pas du courriel du 26 juillet 2016 mais d’un courriel de cette société en date du 29 juillet 2016. La date de rupture du contrat de M. [L] est donc arrêtée au 29 juillet 2016.
Sur ce point, le jugement déféré sera infirmé en ce qu’il a considéré que le contrat a été rompu le 5 septembre 2016.
– Sur le rappel de salaire du mois de juillet 2016
* Sur la prescription
Aux termes de l’article L.3245-1 du code du travail, l’action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. La demande peut porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour ou, lorsque le contrat de travail est rompu, sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat.
En l’espèce, M. [L] sollicite un rappel de salaire correspondant au mois de juillet 2016.
Ayant saisi le conseil de prud’hommes le 6 février 2019, l’action en paiement du salaire du mois de juillet 2016 de M. [L] n’est pas prescrite.
* Sur le montant du rappel de salaire
M. [L] rappelle dans ses écritures qu’à défaut de contrat écrit, le contrat de travail est réputé à temps plein.
M. [L] sollicite en conséquence la somme de 1.496 euros correspondant au salaire moyen ramené à 26 jours de travail.
L’AGS CGEA indique dans ses conclusions que si la cour fait droit à la demande de requalification du contrat de travail de M. [L], il n’est pas discuté que ce dernier peut prétendre à sa rémunération pour le mois de juillet 2016.
L’appelant demande à ce que la base mensuelle de cette rémunération soit fixée à la somme de 802,29 euros, ou à titre subsidiaire à la somme de 1.364,39 euros.
L’article L. 3123-1 du code du travail définit comme salarié à temps partiel tout salarié dont l’horaire de travail est inférieur à un horaire à temps plein.
L’absence d’écrit constatant l’existence d’un contrat de travail à temps partiel a pour
seul effet de faire présumer que le contrat a été conclu à temps complet. Il incombe à l’employeur qui conteste cette présomption de rapporter la preuve, d’une part, qu’il s’agit d’un emploi à temps partiel, d’autre part, que le salarié n’est pas placé dans l’impossibilité de prévoir à quel rythme il doit travailler et qu’il n’est pas tenu de se tenir constamment à la disposition de l’employeur.
L’employeur doit établir la preuve de la durée hebdomadaire ou mensuelle convenue entre les parties.
En l’espèce, aucun écrit n’a été établi entre M. [L] et la société Take Eat Easy, l’ensemble des pièces produites démontre que les coursiers comme M. [L] n’avaient aucune durée de travail hebdomadaire ou mensuelle pré-définie et n’avaient aucune liberté horaire, ils travaillaient selon le bon vouloir de la société décidant au jour le jour de leur ouvrir des créneaux d’inscription pour effectuer des tournées de sorte qu’ils étaient à sa disposition permanente.
La cour fera donc droit à la demande de qualification de la relation de travail en contrat de travail à temps plein et accordera à l’intimé un rappel de salaire sur la base des rémunérations moyennes perçues et dans la limite de la demande de M. [L], soit 1.496 euros bruts.
Sur ce point le jugement sera confirmé.
– Sur la demande de rappels de congés payés
M. [L] sollicite la somme de 1.033 euros à titre de rappel de congés payés sur les sommes qu’il a perçue du mois de janvier 2016 au mois de juin 2016 et qui correspondent à la somme totale de 8.836 euros, outre les congés payés afférents au rappel de salaire du mois de juillet 2016.
L’appelant répond que cette demande est prescrite.
*
L’indemnité compensatrice de congés payés a le caractère d’un salaire.
Il s’agit d’un salaire à paiement différé qui s’acquiert mois par mois de travail de la période de référence et l’action en paiement de l’indemnité de congé se prescrit comme l’action en paiement des salaires, soit par 3 ans.
Ce délai court à compter de la date à laquelle la créance salariale est devenue exigible.
Plus précisément, le point de départ de la prescription triennale est fixé à l’expiration de la période légale ou conventionnelle au cours de laquelle les congés auraient pu être pris.
En conséquence, la demande de M. [L] n’est pas prescrite dans la mesure où il a saisi le conseil de prud’hommes le 6 février 2019 et que l’expiration de la période légale ou conventionnelle au cours de laquelle les congés auraient pu être pris correspond en l’espèce à la date de rupture du contrat soit le 29 juillet 2016.
Confirmant le jugement déféré, le montant de l’indemnité de congés payés est fixé à la somme de 1.033 euros.
– Sur l’indemnité compensatrice de préavis
* Sur la prescription
Représentant la rémunération qui aurait été perçue pendant le préavis, l’indemnité compensatrice bénéficie de la même protection que le salaire, en matière de prescription. Celle-ci court à compter de la date à laquelle le contrat prend fin.
Aux termes de l’article L. 3245-1 du code du travail, l’action en justice portant sur un paiement de salaire est soumise à une prescription triennale à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
*
En l’espèce, il a été précédemment jugé que le contrat de M. [L] a pris fin le 29 juillet 2016.
Ayant saisi le conseil de prud’hommes le 6 février 2019, l’action en paiement de l’indemnité compensatrice de préavis de M. [L] n’est pas prescrite.
Sur ce point, le jugement déféré est infirmé.
* Sur le montant de l’indemnité compensatrice de préavis
S’agissant du quantum de l’indemnité compensatrice de préavis, M. [L] sollicite à son profit un mois de salaire par référence à la convention collective Syntec dont il affirme que la société l’appliquait en son sein, et à défaut par référence à la convention collective des transports routiers et activités auxiliaires applicables aux activités de coursiers.
L’appelant sollicite à titre principal que cette demande soit dite prescrite, et à titre subsidiaire que l’indemnité d’un mois de salaire soit fixée sur la base de la somme de 802,29 euros, ou à défaut, 1.364,39 euros.
Il ne fait d’état d’aucun argument pour déterminer la convention collective applicable.
En l’absence de prescription, l’AGS CGEA ne conteste pas qu’une indemnité d’un mois est due à M. [L]. Seul le montant correspondant à cette indemnité d’un mois est discuté.
Dès lors, il sera alloué à M. [L] une indemnité compensatrice de préavis égale à un mois de salaire.
La cour fixe cette somme à la somme de 1.781 euros correspondant à la moyenne des rémunérations perçues par M. [L] sur un mois complet.
Il lui sera également alloué les congés payés y afférents à hauteur de 178 euros.
– Sur le travail dissimulé
* Sur la prescription
M. [L] prétend que la prescription liée à une demande de travail dissimulé est de cinq années.
Il invoque notamment un procès-verbal de travail dissimulé, les condamnations déjà prononcées par le conseil de prud’hommes à l’encontre de la société Take Eat Easy pour faire valoir que la caractère intentionnel de l’infraction est établi et sollicite une créance de 10.688 euros.
L’appelant soutient que cette demande est prescrite dans la mesure où le fait générateur de l’indemnité pour travail dissimulé est la rupture et que M. [L] a saisi la juridiction prud’homale plus de deux ans après.
Subsidiairement, l’AGS CGEA conteste toute intention de dissimulation.
Et, encore plus subsidiairement, elle critique le montant sollicité.
L’ action en paiement de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé issue de l’article L. 8223-1 du code du travail se prescrit par deux ans à compter de la rupture du contrat de travail.
M. [L] ayant saisi le 6 février 2019 et la rupture du contrat de travail ayant été fixée au 29 juillet 2016, l’action en paiement de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé de ce dernier est prescrite.
Sur ce point le jugement dont appel sera confirmé.
Sur la demande au titre de la procédure abusive
M. [L] sollicite la condamnation de l’appelant au paiement d’une somme de 1.000 euros à titre de dommages et intérêts pour appel abusif.
Il argue du fait qu’aucun élément a été ajouté eu égard aux conclusions de première instance, que les pièces produites sont impersonnelles, qu’aucune critique du jugement n’est développée, que l’exécution provisoire n’a pas été mise en oeuvre et que l’AGS CGEA ne couvrira aucun intérêt de retard au titre des procédures, ce pourquoi elle souhaite retarder volontairement les paiements.
L’appelant soutient que son recours n’est pas abusif.
Au regard du droit à un second degré de juridiction, M. [L] sera débouté de sa demande indemnitaire formulée au titre d’une procédure abusive.
Sur la garantie du CGEA
M. [L] sollicite la confirmation du jugement dont appel en ce qu’il a dit opposable la décision à l’égard de l’AGS, dans la limite légale de sa garantie.
En effet, il soutient que l’AGS CGEA peut garantir les sommes dues par la société Take Eat Easy à la date d’ouverture de la procédure collective.
L’appelant soutient qu’au-delà de la prescription des créances et de la réserve d’une relation salariale, aucune rupture n’est établie sur une période visée par l’article L3253-8 du code du travail dans la mesure où la rupture d’un contrat de travail ne se présume pas, qu’il n’est pas contesté que la mandataire liquidateur n’a pas notifié de rupture du contrat à M. [L] et que faute de rupture établie au jour de l’ouverture de la liquidation, l’AGS CGEA décline sa garantie en ce qui concerne les indemnités de rupture en ce compris l’indemnité compensatrice de congés payés et l’indemnité pour travail dissimulé.
Aux termes de l’article L.3253-8 du code du travail, l’assurance mentionnée à l’article L. 3253-6 couvre :
1° Les sommes dues aux salariés à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, ainsi que les contributions dues par l’employeur dans le cadre du contrat de sécurisation professionnelle ;
2° Les créances résultant de la rupture des contrats de travail intervenant :
a) Pendant la période d’observation ;
b) Dans le mois suivant le jugement qui arrête le plan de sauvegarde, de redressement ou de cession ;
c) Dans les quinze jours, ou vingt et un jours lorsqu’un plan de sauvegarde de l’emploi est élaboré, suivant le jugement de liquidation ;
d) Pendant le maintien provisoire de l’activité autorisé par le jugement de liquidation judiciaire et dans les quinze jours, ou vingt et un jours lorsqu’un plan de sauvegarde de l’emploi est élaboré, suivant la fin de ce maintien de l’activité.
En l’espèce, la société Take Eat Easy a été mise directement en liquidation judiciaire le 30 août 2016, sans maintien provisoire de l’activité autorisée.
Le contrat de M. [L] ayant pris fin le 29 juillet 2016, l’AGS peut donc garantir les sommes dues par la société Take Eat Easy au jour de l’ouverture de la procédure collective de sorte que la garantie de l’AGS CGEA Ile de France est applicable, dans la limite légale de sa garantie, aux sommes suivantes, fixées au passif :
– rappel de salaire pour le mois de juillet 2016 ainsi que les congés payés y afférents,
– rappel d’indemnité compensatrice de congés payés,
– indemnité compensatrice de préavis et congés payés y afférents.
Sur les autres demandes
Les dépens seront employés en frais privilégiés de la liquidation judiciaire mais il n’apparaît pas justifié de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, compte tenu de la situation de la société.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement du conseil de prud’hommes de Bordeaux du 8 janvier 2021 en ce qu’il a :
– requalifié en contrat de travail la relation contractuelle liant Monsieur [G] [L] à la société Take Eat Easy,
– fixé au passif de la société Take Eat Easy la somme de 1.496 euros à titre de rappel de salaire pour le mois de juillet 2016, la somme de 1.033 euros au titre de l’indemnité de congés payés,
– dit prescrite l’action en paiement de Monsieur [G] [L] au titre de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé,
– dit le jugement opposable à l’UNEDIC AGS CGEA d’Ile de France-Ouest, dans les limites de sa garantie légale,
L’infirme pour le surplus,
Statuant à nouveau et y ajoutant :
Dit que le contrat de travail a pris fin le 29 juillet 2016,
Fixe au passif de la société Take Eat Easy les sommes suivantes :
– 1.781 euros au titre de l’indemnité compensatrice de préavis,
– 178 euros au titre des congés payés afférents à l’indemnité compensatrice de préavis,
Déboute Monsieur [G] [L] de sa demande indemnitaire formulée au titre d’une procédure abusive,
Dit l’arrêt à intervenir opposable à l’UNEDIC AGS-CGEA d’Ile de France-Ouest, dans la limite légale de sa garantie,
Dit n’y avoir lieu à l’application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Dit que les dépens seront employés en frais privilégiés de la liquidation judiciaire.
Signé par Madame Catherine Rouaud-Folliard, présidente et par Evelyne Gombaud, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Evelyne Gombaud Catherine Rouaud-Folliard