En matière de responsabilité professionnelle de l’expert-comptable, le délai pour agir peut être encadré par la convention d’assistance.
En la cause, selon les conditions générales de « collaboration de Fiducial Expertise » : « Toute demande de dommages-intérêts ne pourra être produite que pendant une période d’un an commençant le premier jour de l’exercice suivant celui au cours duquel le sinistre correspondant à la demande. Elle devra être introduite auprès du tribunal d’instance trois mois suivant la date à laquelle le client aura eu connaissance du sinistre. ». Ce délai de trois mois à compter de la connaissance du sinistre est un délai de forclusion, et non de prescription, de sorte que la saisine de l’Ordre des experts comptables prévue par l’article 19, laquelle s’inscrit dans le délai conventionnel, n’a pu avoir aucun effet suspensif ou interruptif de ce délai. Si la stipulation conventionnelle d’un délai plus court est admise, ce dernier ne peut toutefois être inférieur à un an et son point de départ ne peut être fixé au gré de M. [N] : il a couru à compter du jour où il a eu connaissance des éléments lui permettant d’engager l’action en responsabilité professionnelle du cabinet d’expertise en application de l’article 2224 du code civil. En vertu de l’adage « contra non valere agere non currit praescrptio », le délai d’action court à compter de la date à laquelle tant la société Buggy balade 66, en la personne de son gérant, que M. [N] à titre personnel ont connu les faits qu’ils reprochent à La société fiduciaire Expertise. |
Résumé de l’affaire : La SARL Buggy Balade 66, spécialisée dans la location de véhicules et l’organisation de balades en buggy, a vu son gérant majoritaire, M. [D] [N], céder ses parts à Mme [V] en février 2014, devenant gérant minoritaire. En septembre 2014, il a engagé la société Fiducial Expertise pour l’assistance comptable et fiscale. En 2015, malgré des difficultés financières, des bulletins de paie de 600 € ont été établis pour M. [N], bien que non versés, afin de lui garantir une couverture sociale. Les rémunérations ont été portées au crédit de son compte courant d’associé, validées par les assemblées générales. En octobre 2021, M. [N] et la SARL ont assigné Fiducial Expertise pour manquement à son devoir d’information et de conseil. Le tribunal de commerce a débouté leurs demandes en octobre 2022, décision qu’ils ont contestée en appel. En mai 2023, ils ont demandé à la cour de reconnaître la faute de Fiducial et d’indemniser les préjudices subis. Fiducial a, de son côté, demandé l’irrecevabilité des demandes. En juillet 2024, la cour a infirmé le jugement précédent, déclarant irrecevable l’action en responsabilité contre Fiducial et condamnant Buggy Balade 66 et M. [N] à payer des frais à Fiducial.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Grosse + copie
délivrées le
à
COUR D’APPEL DE MONTPELLIER
Chambre commerciale
ARRET DU 24 SEPTEMBRE 2024
Numéro d’inscription au répertoire général :
N° RG 22/06230 – N° Portalis DBVK-V-B7G-PUPU
Décision déférée à la Cour :
Jugement du 25 OCTOBRE 2022
TRIBUNAL DE COMMERCE DE PERPIGNAN
N° RG 2021j00253
APPELANTS :
Monsieur [D] [N]
né le [Date naissance 1] 1968 à [Localité 7]
de nationalité Française
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représenté par Me Céline PIRET de la SCP VIAL-PECH DE LACLAUSE-ESCALE- KNOEPFFLER-HUOT-PIRET-JOUBES, avocat au barreau de PYRENEES-ORIENTALES
S.A.R.L. SARL BUGGY BALADE 66 et pour elle son gérant en exercice Monsieur [D] [N] domicilié ès qualités audit siège social
[Adresse 8]
[Localité 6]
Représentée par Me Céline PIRET de la SCP VIAL-PECH DE LACLAUSE-ESCALE- KNOEPFFLER-HUOT-PIRET-JOUBES, avocat au barreau de PYRENEES-ORIENTALES
INTIMEE :
S.A. SOCIETE FIDUCIAIRE NATIONALE D’EXPERTISE COMPTABLE DENOMMEE FIDUCIAL EXPERTISE et pour elle son établissement secondaire de [Localité 7] sis [Adresse 2], et pour elle son représentant légal y domicilié ès qualités
[Adresse 4]
[Localité 5]
Représentée par Me Gilles LASRY de la SCP SCP D’AVOCATS BRUGUES – LASRY, avocat au barreau de MONTPELLIER
Ordonnance de clôture du 13 Juin 2024
COMPOSITION DE LA COUR :
En application de l’article 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 04 JUILLET 2024, en audience publique, le magistrat rapporteur ayant fait le rapport prescrit par l’article 804 du même code, devant la cour composée de :
Mme Danielle DEMONT, présidente de chambre
Mme Anne-Claire BOURDON, conseillère
M. Thibault GRAFFIN, conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Mme Jacqueline SEBA
ARRET :
– contradictoire;
– prononcé par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
– signé par Mme Danielle DEMONT, présidente de chambre, et par Mme Jacqueline SEBA, greffière.
La SARL Buggy Balade 66, sise [Adresse 8] à [Localité 6], a exercé des activités de location de véhicules automobiles, importation, vente et organisation de balades en buggy.
M. [D] [N] en était le gérant associé majoritaire, cotisant au RSI (Régime Social des Indépendants), jusqu’au 12 février 2014, date à laquelle il a cédé ses parts sociales à Mme [V], et il est donc devenu gérant minoritaire, relevant ainsi du régime général.
Le 22 septembre 2014, M. [N] s’est orienté vers un cabinet d’expertise comptable, la SA Société Fiduciaire’National d’Expertise Comptable dénommée Fiducial Expertise.
Une lettre de mission du 22 septembre 2014 l’a chargé de la participation à l’établissement des comptes annuels de l’entreprise, et définit ses missions comptables, fiscales (fiscalité directe et enregistrement et fiscalité indirecte).
Par contrat de service du même jour 22 septembre 2014 la société Fiducial Expertise devait assurer auprès de la société Buggy balade 66 la mission « de lui fournir des prestations d’intégration et de traitement informatique :
‘ de ses données comptables et de gestion, et/ou,
‘ de ses paies et de ses données sociales. ».
Courant 2015, la trésorerie de la société Buggy Balade 66 ne permettait pas à M. [N] de prélever ses salaires.
Des bulletins de paie d’un montant mensuel de 600 € ont néanmoins été établis, lui ouvrant le bénéfice d’une couverture sociale et lui permettant de cotiser au régime de retraite.
Le montant de sa rémunération a été porté chaque année au crédit de son compte courant d’associé, les charges relatives à ce salaire étant supportées par la société Buggy Balade 66 ; le procès-verbal de chaque assemblée générale ordinaire de la société ( AGO) a approuvé les comptes faisant mention de la rémunération attribuée à M. [N].
Par exploit du 25 octobre 2021 M. [D] [N] et la SARL Buggy Balade 66, ont assigné la société Fiducial Expertise en responsabilité civile professionnelle aux fins d’obtenir le versement de dommages et intérêts pour manquement au devoir d’information et de conseil.
Par jugement contradictoire du 25 octobre 2022, le tribunal de commerce de Perpignan a’:
– débouté la société Fiducial Expertise de ses demandes relatives à la prescription et la forclusion de l’action’;
– dit par conséquent, que les actions de la société Buggy Balade 66 et de M. [D] [N] sont recevables’;
– dit que la société Fiducial Expertise n’a pas commis de faute au titre de son devoir d’information et de conseil’;
– débouté la société Buggy Balade 66 et de M. [D] [N] de leurs demandes’;
– et les a condamnés solidairement à payer à la société Fiducial Expertise la somme de 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
Le 13 décembre 2022, la société Buggy Balade 66 et M. [D] [N] ont relevé appel de ce jugement.
Par conclusions du 4 mai 2023, ils demandent à la cour, au visa des articles 1231 et suivants et 1240 et suivants du code civil :
– de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a dit que leur action était recevable’;
l’infirmant pour le surplus’et statuant à nouveau
– de débouter la société Fiducial Expertise de l’ensemble de ses demandes’;
– de juger que cette société a commis une faute au titre de son devoir d’information et de conseil’;
– de condamner la société Fiducial Expertise à indemniser les préjudices subis par la société Buggy Balade 66 à hauteur de 29’087 euros au titre des charges indues et frais d’émission de fiches de paie et 140’000 euros au titre de la perte de chance de pouvoir développer son activité de négoce’;
– de la condamner à rembourser à M. [N] la somme de 10’800 euros avec intérêts de droit’et à payer à M. [N] la somme de 40’000 euros’ au titre de la perte de chance de percevoir une réelle rémunération ;
– et de la condamner à verser à la société Buggy Balade 66 et à M. [D] [N] la somme de 5’000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens d’instance,
Par conclusions du 13 juin 2024, la SARL Fiducial Expertise demande à la cour :
à titre liminaire
– d’ordonner le rabat de l’ordonnance de clôture ;
à titre principal
– d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il l’a déboutée de ses demandes de prescription et de forclusion ;
statuant à nouveau
– de déclarer irrecevables les demandes formées contre elle par la société Buggy Balade 66 et M. [D] [N] ‘;
à titre subsidiaire
– de confirmer le jugement attaqué en ce qu’il a dit qu’elle n’a pas commis de faute au titre de son devoir d’information et de conseil et débouté la société Buggy Balade 66 et M. [D] [N] de leurs demandes’;
y ajoutant
– et de condamner la société Buggy Balade 66 et M. [D] [N] à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 ainsi qu’aux entiers dépens de l’appel.
Il est renvoyé, pour l’exposé exhaustif des moyens des parties, aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture datée du 13 juin 2024 a été révoquée à la demande des parties et une clôture a été prononcée à l’audience des plaidoiries du 4 juillet 2024.
M. [D] [N] et la SARL Buggy Balade 66 font valoir en substance les moyens suivants au soutien de leur appel :
‘ c’est la société Fiducial Expertise qui a conseillé à M. [N] de modifier les statuts de la société pour devenir gérant salarié, alors que l’activité de la société ne permettait manifestement pas le paiement d’une telle rémunération, de sorte que l’expert-comptable n’a fait qu’accroître les charges inutiles et créer un passif totalement artificiel ;
‘ l’obligation d’information et de conseil de l’expert-comptable porte sur toutes les instances que le client a besoin de connaître pour prendre une décision éclairée, les instances fiscales et sociales faisant bien évidemment de sa mission d’information ;
‘ la société Buggy n’a pas eu connaissance des prétendues conditions générales du contrat de collaboration avec la société Fiducial expertise qui lui sont opposées qui ne sont pas mentionnées sur les documents contractuels signés et qui ne sont pas paraphées ; l’adhésion aux conditions générales doit être prouvée par celui qui les invoque ; et que la prescription abrégée ne saurait s’appliquer ;
‘ la société Buggy balade a saisi en novembre 2020 le conseil régional de l’ordre des experts-comptables qui n’a pas émis d’avis quant au litige, en se conformant à l’article 19 des conditions générales, de sorte que l’article 20 imposant au client d’introduire l’action dans le délai de trois mois vient totalement le contredire ; que l’on voit mal en effet comment le client pourrait formuler une demande de dommages-intérêts sur une période d’un an commençant le premier jour de l’exercice suivant ce sinistre tout en imposant d’introduire une action judiciaire trois mois après la connaissance du sinistre, ce qui est dépourvu de sens ;
‘ le point de départ du délai d’action doit ainsi être fixé en mars 2019, date à laquelle M. [N] a eu connaissance « de la problématique lorsque la banque a refusé de financer son activité, prenant la mesure des conséquences des agissements du cabinet comptable » ; le point de départ du délai pour introduire son action commençait dès lors le 1er janvier 2020 ; il a saisi en novembre 2020 le conseil régional de l’ordre des experts-comptables, ce qui a suspendu le délai de prescription, lequel n’a pas recommencé à courir, faute de décision de cette instance.
Mais les « conditions générales de la collaboration » concernent tous les engagements contractuels signés le 22 septembre 2014 avec Fiducial Expertise, le client ayant signé le contrat de prestation de service stipulant en page 1 : « Nos relations seront réglées sur le plan juridique tant par les termes de cette lettre que par les conditions générales de collaboration ci-jointes », de sorte que M. [N] ayant signé pour le compte de la société Buggy balade cette clause de renvoi, l’article 20, tout comme l’article 19 qu’il évoque lui-même figurant aux conditions générales de collaboration, lui sont opposables.
Or l’article 20 de ces conditions générales de « collaboration de Fiducial Expertise » stipule que
« Toute demande de dommages-intérêts ne pourra être produite que pendant une période d’un an commençant le premier jour de l’exercice suivant celui au cours duquel le sinistre correspondant à la demande. Elle devra être introduite auprès du tribunal d’instance trois mois suivant la date à laquelle le client aura eu connaissance du sinistre. ».
Ce délai de trois mois à compter de la connaissance du sinistre est un délai de forclusion, et non de prescription, de sorte que la saisine de l’Ordre des experts comptables prévue par l’article 19, laquelle s’inscrit dans le délai conventionnel, n’a pu avoir aucun effet suspensif ou interruptif de ce délai.
Si la stipulation conventionnelle d’un délai plus court est admise, ce dernier ne peut toutefois être inférieur à un an et son point de départ ne peut être fixé au gré de M. [N] : il a couru à compter du jour où il a eu connaissance des éléments lui permettant d’engager l’action en responsabilité professionnelle du cabinet d’expertise en application de l’article 2224 du code civil.
En vertu de l’adage « contra non valere agere non currit praescrptio », le délai d’action court à compter de la date à laquelle tant la société Buggy balade 66, en la personne de son gérant, que M. [N] à titre personnel ont connu les faits qu’ils reprochent à La société fiduciaire Expertise.
Le contrat liant la SARL Buggy balade 66 à la SA Fiducial Expertise ayant été conclu le 29 septembre 2014, alors que le changement du statut de celui-ci est intervenu par une décision selon procès-verbal d’assemblée générale extraordinaire du 12 février 2014, soit antérieurement à la mission confiée à l’expert-comptable, le délai pour agir a commencé à courir à compter du premier exercice suivant, soit à compter du 1er janvier 2015.
Il a expiré à l’issue du délai conventionnel d’un an minimum, soit le 1er janvier 2016, de sorte que l’action engagée par les appelants le 25 octobre 2021 est prescrite et qu’il ne sauraient soutenir n’avoir découvert qu’en 2021 le cout de la gérance et son impact sur la trésorerie de la société.
Le jugement sera réformé en ce sens.
Les appelants succombant devront supporter la charge des dépens de première instance et d’appel, et verser en équité la somme de 3000 € à l’intimée au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ne pouvant eux-mêmes prétendre au bénéfice de ce texte.
La cour,
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau et ajoutant
Déclare irrecevable l’action en responsabilité engagée par la SARL Buggy Balade 66 et par M. [N] contre la SA Fiducial Expertise ;
Les condamne in solidum à payer à la société Fiducial Expertise la somme de 3 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens, et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Le greffier Le président