Contrat d’édition : 16 mars 2023 Cour d’appel de Paris RG n° 23/04277

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Contrat d’édition : 16 mars 2023 Cour d’appel de Paris RG n° 23/04277
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Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 1 – Chambre 3

ARRET DU 16 MARS 2023

(n° 86 , 11 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 23/04277 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CHHG4

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 09 Mars 2023 -Président du TJ de PARIS – RG n° 23/52091

APPELANTES

S.A.S. PREMIERES LIGNES TELEVISION prise en la personne de son représentant légal, domicilié audit siège en cette qualité

[Adresse 6]

[Localité 4]

Représentée par Me Benjamin MOISAN de la SELARL BAECHLIN MOISAN Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : L34 et assisté de Me Virginie MARQUET, avocat au barreau de PARIS, toque : B 0520

Société FRANCE TELEVISIONS prise en la personne de son représentant légal, domicilié audit siège en cette qualité

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me Benjamin MOISAN de la SELARL BAECHLIN MOISAN Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : L34 et assisté de Me Caroline MAS, avocat au barreau de PARIS, toque : R 047

INTIMÉES

Madame [K] [J]

[Adresse 1]

[Localité 7]

S.N.C. LIDL prise en la personne de son représentant légal, domicilié audit siège en cette qualité

[Adresse 3]

[Localité 8]

Représentées par Me Arnaud GUYONNET de la SCP AFG, avocat au barreau de PARIS, toque : L0044 et assistées de Me Nicolas BÉNOIT, de la société LUSSAN, avocat au barreau de PARIS, toque : P 077

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 804, 805 et 905 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 14 Mars 2023, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Jean-Christophe CHAZALETTE, Président de chambre, chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre,

Jean-Christophe CHAZALETTE, Président de chambre,

Patricia LEFEVRE, Conseillère,

Greffier, lors des débats : Jeanne BELCOUR

ARRET :

– CONTRADICTOIRE

– rendu publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre et par Jeanne BELCOUR, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

*****

La société Lidl est une société exploitant des supermarchés alimentaires. Mme [J] est sa directrice du développement ressources humaines.

La société Premières lignes télévision produit l’émission « Cash Investigation », présentée par Mme [X], qu’elle définit comme réalisant des enquêtes de longue haleine sur le monde économique et, plus généralement, le monde industriel et ses acteurs.

Au mois de septembre 2017 a été diffusée un numéro de l’émission Cash Investigation relatif à la société Lidl, dénonçant des conditions de travail dégradées et d’importantes souffrances au travail, qui a connu une forte audience.

La société Premières lignes télévision a souhaité, à l’occasion d’une soirée spéciale organisée le 16 mars 2023 pour l’anniversaire des 10 ans de la création de Cash Investigation, enquêter sur l’évolution des conditions de travail des salariés de la société Lidl, à la suite d’un sondage effectué auprès des téléspectateurs.

À l’issue de cette enquête, la société Premières lignes télévision a pris contact avec la société Lidl afin qu’elle réponde aux éléments recueillis par les journalistes. Cette dernière a accepté le principe d’une réponse écrite mais a refusé, par courriel du 23 décembre 2022, d’accorder une interview aux journalistes.

Par courriel du 19 janvier 2023, M. [E], journaliste, a réitéré sa demande, soulignant qu’une réponse écrite n’aurait pas la même portée et était inadaptée au format télévisuel de Cash Investigation.

Mme [J] s’est rendue le 24 janvier 2023 à la soirée de célébration pour représenter la société Lidl, qui devait se voir remettre la certification « Top Employer ». L’équipe de Premières lignes télévision s’est également rendue à cette soirée, pour essayer de recueillir la parole d’un représentant de la société Lidl.

La certification « Top Employer », récompense, après un audit, les entreprises qui entendent créer « les conditions optimales pour le développement de leurs collaborateurs, tant sur le plan professionnel que personnel ». La société Lidl a fait état sur ses comptes Twitter et LinkedIn de cette récompense, dont la remise était prévue le 24 janvier 2023.

Dénonçant les conditions dans lesquelles l’équipe de Cash Investigation avait tenté d’interroger Mme [J], la société Lidl, indiquant agir dans le cadre de son obligation légale de protection à l’égard de ses salariés, a mis en demeure la société Premières lignes télévision, par lettre recommandée avec avis de réception du 6 février 2023, de flouter le visage de Mme [J], de modifier sa voix, d’occulter tous les éléments permettant son identification et de supprimer la séquence où elle se trouve contrainte de se réfugier dans les toilettes. Par lettre du même jour, elle a communiqué ce courrier au comité d’éthique de la société France télévisions ainsi qu’à Mme [B], sa présidente.

La société France télévisions a répondu à la société Lidl que l’enquête des journalistes de la société Premières lignes télévision s’inscrivait dans un sujet d’intérêt général et que la diffusion de cette émission était justifiée par le droit à l’information. La société Premières lignes télévision a réfuté les critiques qui lui étaient adressées, en relevant que Mme [J] représentait la société Lidl France dans la soirée de remise de certification où les journalistes avaient cherché à l’interroger et en soulignant les contradictions entre le déroulement de la soirée, tel que décrit par les demanderesses, et les images en leur possession.

Autorisées à procéder par voie d’assignation à heure indiquée, la société Lidl et Mme [J] ont fait assigner les sociétés France télévisions et Premières lignes télévision devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris par acte extrajudiciaire du 2 mars 2023 en lui demandant, sous le visa des articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, 9 et 16 du code civil, et 835 du code de procédure civile, de :

ordonner à la société Premières lignes télévision et à la société France télévisions de :

procéder au floutage, à la modification de la voix et à l’occultation de tout élément permettant l’identification de Mme [J] sur les images prises lors de la soirée Top Employer du 24 janvier 2023, qui seront utilisées dans le reportage de Cash Investigation à intervenir ;

supprimer du reportage à intervenir la séquence où Mme [J] est contrainte de se réfugier aux toilettes pour échapper aux équipes de Premières lignes télévision ;

d’ordonner qu’il soit fait un retour par courrier ou courriel certifiant d’avoir mis en ‘uvre les mesures ordonnées dans le cadre de cette ordonnance dans un délai de 2 jours à compter de l’ordonnance à intervenir et sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard ;

condamner les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions à la somme de 9 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamner les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions aux entiers dépens ;

ordonner que l’ordonnance à intervenir sera exécutoire au seul vu de la minute.

Par ordonnance du 9 mars 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a :

déclaré irrecevable l’action engagée par la société Lidl à l’égard des sociétés France télévisions et Premières lignes télévision ;

rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société Premières lignes télévision à l’égard de Mme [J] ;

ordonné aux sociétés Premières lignes télévision et France télévisions de procéder au floutage du visage de Mme [J], à la modification de sa voix et à l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion à intervenir de l’émission Cash Investigation du 16 mars 2023 ;

débouté Mme [J] du surplus de ses demandes ;

condamné les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions aux entiers dépens ;

condamné les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions à verser à Mme [J] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

dit que l’exécution provisoire, de droit, interviendra sur seul vu de la minute.

Par déclaration du 9 mars 2023, la société Premières lignes télévision a interjeté appel de cette décision, ouvrant l’instance enregistrée sous le numéro RG 22/04277, en ce qu’elle a :

ordonné aux sociétés Premières lignes télévision et France télévisions de procéder au floutage du visage de Mme [J], à la modification de sa voix et à l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion à intervenir de l’émission Cash Investigation du 16 mars 2023 ;

condamné les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions aux entiers dépens et à verser à Mme [J] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 9 mars 2023, la société France télévisions a interjeté appel de cette décision, ouvrant l’instance enregistrée sous le numéro RG 22/04278, en ce qu’elle a :

ordonné aux sociétés Premières lignes télévision et France télévisions de procéder au floutage du visage de Mme [J], à la modification de sa voix et à l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion à intervenir de l’émission Cash Investigation du 16 mars 2023 ;

condamné les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions aux entiers dépens et à verser à Mme [J] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La société Premières lignes télévision a été autorisée à procéder par voie d’assignation à jour fixe par ordonnance de premier président de cette cour du 10 mars 2023. Elle a fait assigner la société Lidl, Mme [J] et la société France télévisions par acte de commissaire de justice du 10 mars 2023 à comparaître à l’audience de cette chambre du 14 mars 2023 à 9h30.

La société France télévisions a été autorisée à procéder par voie d’assignation à jour fixe par ordonnance de premier président de cette cour du 10 mars 2023. Elle a fait assigner la société Lidl, Mme [J] et la société Premières lignes télévision par acte de commissaire de justice du 10 mars 2023 à comparaître à l’audience de cette chambre du 14 mars 2023 à 9h30.

S’agissant de l’instance enregistrée sous le numéro RG 22/04277, aux termes de ses dernières conclusions du 13 mars 2023, auxquelles il convient de se reporter pour l’exposé détaillé des moyens développés, la société Premières lignes télévision demande à la cour, sous le visa des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 9 et 16 du code civil, 31, 32, 122 et 835 du code de procédure civile, de :

infirmer l’ordonnance entreprise, sauf en ce qu’elle a déclaré la société Lidl irrecevable en ses demandes ;

Statuant à nouveau,

juger n’y avoir lieu à référé ;

débouter la société Lidl et Mme [J] de l’ensemble de leurs demandes ;

condamner la société Lidl et Mme [J] solidairement à payer à la société France télévisions (sic) la somme de 9 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamner la société Lidl et Mme [J] en tous les dépens.

Aux termes de ses dernières conclusions du 13 mars 2023, auxquelles il convient de se reporter pour l’exposé détaillé des moyens développés, la société France télévisions demande à la cour, sous le visa des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 9 et 16 du code civil, 31, 32, 122 et 835 du code de procédure civile, de :

infirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a ordonné aux sociétés Premières lignes télévision et France télévisions de procéder au floutage du visage de Mme [J], à la modification de sa voix et à l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion à intervenir de l’émission Cash Investigation du 16 mars 2023 et condamné les sociétés Premières lignes télévision et France télévisions aux entiers dépens et à verser à Mme [J] la somme de 1500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

confirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a déclaré la société Lidl irrecevable en son action engagée à l’égard des sociétés France télévisions et Premières lignes télévisions et débouté Mme [J] du surplus de ses demandes ;

Statuant à nouveau,

juger n’y avoir lieu à référé ;

débouter la société Lidl et Mme [J] de l’ensemble de leurs demandes ;

condamner la société Lidl et Mme [J] solidairement à lui payer la somme de 9 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamner la société Lidl et Mme [J] en tous les dépens.

La société Lidl et Mme [J], aux termes de leurs dernières conclusions en date du 13 mars 2023 auxquelles il convient de se reporter pour l’exposé détaillé des moyens développés, demandent à la cour, sous le visa des articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 9 et 16 du code civil, de :

déclarer la société Lidl et Mme [J] recevables et bien fondées en l’intégralité des présentes écritures et au titre de l’appel incident ;

confirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a jugé Mme [J] recevable et bien fondée dans sa demande ;

confirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a ordonné le floutage du visage de Mme [J], la modification de sa voix et l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion de l’émission du 16 mars 2023 ;

infirmer l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a refusé d’ordonner la suppression de la séquence où Mme [J] est filmée prenant la fuite aux toilettes ;

confirmer pour le surplus ;

Y faisant droit,

juger Mme [J] bien fondée dans sa demande ;

ordonner à la société Premières lignes télévision ainsi qu’à la société France télévisions de :

procéder au floutage, à la modification de la voix et à l’occultation de tout élément permettant l’identification de Mme [J] sur les images prises lors de la soirée Top Employer du 24 janvier 2023 qui seront utilisées dans le reportage de cash investigation à intervenir ;

supprimer du reportage à intervenir la séquence où Mme [J] est contrainte de se réfugier aux toilettes pour échapper aux équipes de Premières lignes télévision ;

ordonner à la société Premières lignes télévision et la société France télévisions qu’il soit fait un retour par courrier ou par courriel officiel entre avocats certifiant d’avoir mis en ‘uvre les mesures ordonnées dans le cadre de cette ordonnance dans un délai de 5 h à compter de l’arrêt à intervenir et sous astreinte de 5 000 euros par heure de retard ;

condamner solidairement la société Premières lignes télévision et la société France télévisions à la somme de 6 000 euros à raison des frais irrépétibles en cause d’appel au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamner solidairement Premières lignes télévision et la société France télévisions aux entiers dépens ;

ordonner que l’arrêt à intervenir sera exécutoire au seul vu de la minute.

Les parties ont pris des conclusions identiques aux mêmes dates dans l’instance enregistrée sous le numéro RG 22/04278.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

SUR CE,

Sur la jonction

Compte tenu du lien existant entre les deux instances, il y a lieu de joindre l’affaire enregistrée sous le numéro RG 22/04278 à l’affaire enregistrée sous le numéro RG 22/04277, par application de l’article 367 du code de procédure civile.

Sur les chefs de l’ordonnance déférés à la cour

En vertu des articles 562 et 901 du code de procédure civile, l’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent.

En l’espèce, le premier juge a rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société Premières lignes télévision à l’égard de Mme [J]. L’acte de déclaration d’appel de la société la société Premières lignes télévision ne mentionne pas ce chef de l’ordonnance, qui n’est donc pas déféré à la cour.

Par ailleurs, l’ordonnance entreprise a déclaré irrecevable l’action de la société Lidl à l’égard des sociétés France télévisions et Premières lignes télévision. Cette fin de non-recevoir n’est pas comprise dans le périmètre des appels interjetés par les sociétés France télévisions et Premières lignes télévision. La société Lidl elle-même ne formule pas d’appel incident à cet égard, puisqu’elle ne demande pas l’infirmation de l’ordonnance entreprise sur ce point. Ce chef de l’ordonnance n’est donc pas déféré à la cour.

Enfin, dans l’assignation du 2 mars 2023, Mme [J] demandait notamment l’occultation de tout élément permettant son identification sur les images prises lors de la soirée Top Employer du 24 janvier 2023. Le premier juge a fait partiellement droit à cette demande en prescrivant l’occultation des nom et prénom de Mme [J], et en rejetant la demande pour le surplus. Mme [J] ne formule pas d’appel incident à cet égard, puisqu’elle ne demande pas l’infirmation de l’ordonnance entreprise sur ce point. Ce chef de l’ordonnance n’est donc pas déféré à la cour.

Sur la prévention d’un dommage imminent

En vertu de l’article 835 du code de procédure civile, le juge des référés peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Le 1er alinéa de l’article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose :

Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

L’article 10 de la même convention dispose :

Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

En vertu de l’article 9 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée.

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé.

En vertu de l’article 16 du même code, la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie.

En l’espèce, Mme [J] affirme l’existence d’une atteinte à son image, à sa voix et à son identité et indique qu’à l’occasion de la soirée de célébration de la certification Top Employer à l'[Adresse 9], elle s’est retrouvée embusquée par Mme [X] et les équipes de Premières lignes télévision qui ont sollicité des éléments de réponse sur les pratiques managériales de la société Lidl ainsi que sur le suicide de Mme [O], responsable de magasin Lidl à [Localité 10], en septembre 2021.

Elle explique qu’après avoir éconduit les équipes de Premières lignes télévision en raison notamment de son absence d’habilitation à s’exprimer au nom de Lidl, elle s’est très rapidement retrouvée sous un déluge de questions et une pression de plus en plus forte de Mme [X]. Selon elle, le harcèlement a duré près de quatre minutes sans qu’elle réponde à aucune question, avant que les équipes de « Top Employer » la prennent en charge et l’accompagnent aux toilettes pour la protéger des équipes de Premières Lignes Télévision qui l’y ont poursuivie.

Il se déduit de l’ensemble de ces circonstances non contestées que Mme [J] n’a pas consenti à la captation de son visage, de sa voix et de son identité.

Le droit au respect de la vie privée et le droit au respect dû à l’image d’une personne, d’une part, et le droit à la liberté d’expression, d’autre part, ont la même valeur normative. Il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, pour procéder à la mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, [W] et Hachette Filipacchi associés c. France [GC], n° 40454/07, § 93).

Indiquant que le reportage de Cash Investigation à intervenir s’intéressera aux pratiques managériales de la société Lidl, Mme [J] reconnaît elle-même dans ses conclusions qu’il s’agit d’une question susceptible d’intéresser le public.

Il n’est pas contesté qu’une précédente émission de Cash Investigation en 2017 s’était intéressée aux outils technologiques et aux directives de travail mises en place par la société Lidl et avait tenté de démontrer que ce management générait d’importantes souffrances et des conditions de travail dégradées, dénoncées par des salariés du groupe ainsi que des syndicats, illustrées par le suicide d’un salarié travaillant dans un entrepôt. Pour recueillir la parole de la société Lidl, Mme [X] avait pu interviewer M. [I], à l’époque cogérant de Lidl France et président des relations sociales, pour répondre à l’ensemble des questions sur les dysfonctionnements relevés par l’enquête de la journaliste.

Il n’est pas plus contesté que la société Lidl a mis en place une large campagne de communication ressources humaines en 2022 intitulée « Bien plus qu’un job », axée sur le bien-être de ses salariés, accompagnée d’un programme intitulé « PEP’S Pour des Equipes en Pleine Santé ». Des spots de la campagne de communication ont été diffusés et font intervenir des salariés de la société Lidl aux côtés de proches pour témoigner de l’épanouissement que leur procure leur activité professionnelle.

Un communiqué de presse (pièce 16 [J]) de l’émission Cash Investigation, publié sur un site d’information consacré à l’actualité de la télévision, mentionne notamment : « Il y a 6 ans, l’équipe de Cash Investigation révélait les pratiques managériales de Lidl. Après ce numéro, les conditions de travail ont-elles changé dans cette enseigne de la grande distribution ‘ [D] [E] est parti à la rencontre des salariés Lidl, notamment en Bretagne, où une ancienne responsable de magasin s’est suicidée en 2021 et des dizaines d’employés ont osé porter plainte contre leur hiérarchie. »

Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la captation non autorisée du visage et de la voix de Mme [J], accompagnée de son identification, intervient dans un légitime débat d’intérêt général, de longue haleine, portant sur les pratiques managériales d’un grand groupe de distribution.

Mme [J] fait valoir qu’en l’absence de toute habilitation à parler au nom de la société Lidl, elle n’a répondu à aucune des questions qui lui ont été posées, de sorte que la diffusion de cette séquence filmée n’apportera aucune contribution au sujet traité, ni ne nourrira la réflexion du public, puisqu’elle ne participe ni à la description ni à la dénonciation des conditions de travail des salariés de Lidl ou de ses pratiques managériales. S’appuyant sur un arrêt de la CEDH, elle soutient que même si le sujet à l’origine de l’article relève de l’intérêt général, il faut encore que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (CEDH, arrêt du 29 mars 2016, [T] c. Suisse [GC], n° 56925/08, § 64).

Cependant, la jurisprudence citée est intervenue au sujet d’un publication portant directement sur la vie privée d’autrui, dans une espèce qui n’est pas comparable celle de la présente instance. Le requérant journaliste, M. [T], alléguait que sa condamnation à payer une amende pénale pour avoir publié des informations couvertes par le secret de l’instruction avait violé son droit à la liberté d’expression. A l’occasion de l’examen de cette question, la cour avait donc considéré que « la question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction » étaient de nature à nourrir le débat ou « simplement à satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie strictement privée du prévenu ».

Dans la présente instance, la vie privée de Mme [J] n’est pas en cause, il s’agit donc seulement de vérifier si son refus de répondre aux questions de la journaliste est de nature à nourrir le débat public. Or, le fait que la société Lidl ait refusé d’accorder à plusieurs reprises une interview à l’équipe de Cash Investigation, en se bornant à accepter de répondre à des questions par écrit, et qu’elle ait envoyé à la cérémonie Top Employer un cadre supérieur qui n’était pas mandaté pour répondre aux questions alors que cinq jours avant, M. [E] avait réitéré sa demande d’interview audiovisuelle, est susceptible d’être interprété dans le cadre du débat public et de contribuer à la perception de la manière dont la société Lidl accepte d’y participer.

Au demeurant, il n’appartient pas au juge de se substituer à la presse dans la manière de traiter un sujet, l’article 10 de la CEDH laissant aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication et de choisir, parmi les informations qui leur parviennent, celles qu’ils traiteront et la manière dont ils le feront (CEDH, [W] et Hachette Filipacchi associés c. France précité, § 139). Dans le cas présent, il n’appartient pas à la cour de décider que le refus de Mme [J] de s’exprimer est dépourvu d’intérêt, en ce qu’il n’apporterait aucune contribution au sujet traité, ni ne nourrirait la réflexion du public.

Par ailleurs, Mme [J] fait valoir que ni sa notoriété ni ses fonctions ne justifient une atteinte au respect de sa vie privée. Elle affirme qu’elle est directrice du développement ressources humaines chez Lidl et qu’en cette qualité de salariée, elle n’est pas habilitée à s’exprimer au nom de cette dernière. Elle explique qu’elle a la charge de la marque employeur dont la certification Top Employer, des politiques et processus de recrutement ainsi que les formations au sein de la société Lidl France, et qu’elle n’est pas concernée par la politique managériale au sein de l’entreprise.

Elle ajoute qu’en sa qualité de simple salariée de la société Lidl, n’ayant pas le statut de cadre dirigeante, elle ne saurait incarner la responsabilité de la pertinence des pratiques managériales de son employeur. Elle fait valoir que Mme [V], directrice exécutive RH et membre du COMEX, est la seule à assumer cette responsabilité, comme le savent Mme [X] et ses équipes.

Cependant, le caractère public ou notoire d’une personne, s’il influe sur le degré de protection dont sa vie privée peut bénéficier, ne dépend pas des mandats que lui confie son employeur ou de sa position dans l’organigramme de celui-ci. Le fait d’exercer un rôle public expose nécessairement à l’attention de l’opinion, particulièrement lorsque ce rôle n’est pas étranger au débat public qui a été évoqué plus haut. Il en est ainsi de toute personne qui, par ses actes ou sa position, entre dans la sphère de l’arène publique ; ainsi la CEDH a considéré qu’un juriste de haut rang travaillant au service contentieux de l’État pouvait être assimilé à une personnalité publique (Drousiotis c. Chypre, § 51).

Or en l’espèce, il résulte de l’attestation de témoin de Mme [A], collaboratrice de Mme [J] (pièce 6 [J]) que Mme [J] et elle-même étaient présentes à la cérémonie pour représenter le groupe Lidl. Il y lieu d’observer que Mme [J] était déjà présente à la cérémonie de 2020 pour représenter le groupe Lidl (pièce 7 copie d’écran). Par ailleurs si Mme [J] n’est pas un cadre dirigeant, elle occupe depuis 7 ans le poste de directrice du développement RH dans un groupe qui emploie environ 45 000 salariés.

Mais surtout, il apparaît que Mme [J] s’exprime fréquemment publiquement au nom de l’entreprise sur les questions RH, sur la politique de l’entreprise et sur la campagne « Bien plus qu’un Job » mise en ‘uvre en 2022. Elle s’est exprimée dans un sujet diffusé dans le journal télévisé de 20 heures de France 2 du 8 décembre 2020 pour représenter le groupe Lidl (pièce 9 Premières lignes télévision). Elle a participé en 2021 à une interview « Les voix de l’emploi » dans le cadre du Village des recruteurs (Aglaé Events) où elle évoque le nombre de salariés de l’entreprise, les valeurs de Lidl et son poste, qui va de la marque employeur aux politiques de recrutement, de formation, de gestion de carrière et de promotion interne (pièce 4 France télévisions). Il est également justifié qu’elle a participé à une interview dans une émission « Leadership O féminin » publiée sur Youtube, où elle confirmait avoir la charge du recrutement et de la marque employeur, et être à la tête d’une équipe de plus de 30 personnes. Il est également établi qu’elle a accordé une interview à l’émission RH « Patati Patata » fin 2022 (liens URL et copies d’écran en pièces France télévisions et Premières lignes télévisions) concernant son implication dans le renouvellement de la « marque employeur ».

Dès lors son degré de notoriété et ses fonctions apparaissent être en rapport avec la contribution à un débat d’intérêt général promu par l’équipe de Cash Investigation au cours de leur déplacement, de nature à justifier la prééminence du droit à la liberté d’expression.

S’agissant de la forme et des répercussions du reportage, Mme [J] affirme que la séquence a été réalisée par surprise dans des conditions qu’elle a ressenties comme une agression, dès lors que Mme [X] était en contact physique avec elle, empiétant ainsi sur sa zone d’intimité, tout en la harcelant de questions. Elle a, depuis cet événement, peur de rentrer chez elle et d’être poursuivie dans sa vie personnelle, comme cela a été le cas pour l’ancien secrétaire général de la société Lidl à la suite de la diffusion en 2017 d’un reportage portant sur un sujet similaire à celui aujourd’hui contesté. Elle demande la confirmation de l’ordonnance entreprise qui a retenu « la forte audience de l’émission Cash Investigation, dont la précédente édition consacrée à la société LIDL avait réuni 3,8 millions de téléspectateurs, et de la virulence des réactions suscitées par cette dernière ». Elle souligne que le premier juge a également retenu que M. [I], « vice-président de la société LIDL, avait été interrogé dans le cadre de la première émission et qu’à la suite de la diffusion de celle-ci, il avait fait l’objet de propos injurieux, voire menaçants, sur les réseaux sociaux ». Elle en déduit qu’elle a toutes les raisons de craindre de subir le même sort.

Cependant, il résulte de l’attestation de Mme [A] que Mme [J] a eu un échange avec des journalistes des Echos et du Parisien, avant l’arrivée de Mme [X] et de son équipe. Mme [A] ne fait pas état d’une agression mais relate que Mme [X] était très proche de Mme [J] et lui parlait en lui posant des questions. Elle ajoute que cet épisode a duré deux ou trois minutes avant que le « service presse » de l’événement s’interpose. Il n’y a donc en l’état aucune indication que le comportement du journaliste cherchant à poser des questions ait porté atteinte au respect de la vie privée de Mme [J]. Quant aux répercussions évoquées, les débordements sur le réseau Twitter (copie d’écran pièce 15 [J]) concernaient un cadre dirigeant qui avait accordé une interview et tenté d’expliquer la position du groupe dans le cadre d’une émission qui évoquait des souffrances et des conditions de travail dégradées. Cette intervention ne peut pas être comparée avec la contribution de Mme [J] dans un laps de temps très court, qui n’a pas répondu aux questions, de sorte que les répercussions ou le risque de répercussion sont en l’état hypothétiques.

En définitive, Mme [J] ne fait pas la preuve, qui lui incombe, de l’existence d’un dommage imminent nécessitant le floutage de son visage, la modification de sa voix et l’occultation de ses nom et prénom lors de la diffusion à intervenir de l’émission Cash Investigation du 16 mars 2023.

L’ordonnance entreprise sera infirmée de ce chef.

En revanche, il résulte de l’attestation de Mme [A] que les services de l’organisateur de la soirée de célébration Top Employer se sont interposés entre Mme [J] et Mme [X] et ont accompagné Mme [J] et Mme [A] jusqu’aux toilettes pour femme. Mme [A] ajoute : « [R] [X] l’a suivi jusqu’au moment où [K] est entrée dans les toilettes. J’ai pu la rejoindre à ce moment-là ». Ce témoignage fait suffisamment état de l’existence d’un enregistrement audiovisuel concernant la mise à l’écart de Mme [J] dans les toilettes pour femmes, de sorte qu’il ne peut être qualifié de simple spéculation.

En outre, cette captation est contraire à la dignité de Mme [J], en raison de l’humiliation qui est associée à un refuge peu distingué.

Dès lors, en présence d’un dommage imminent qui doit être prévenu, il sera fait droit à la demande de Mme [J] relative à la suppression de cette séquence du reportage à intervenir. La mesure d’astreinte sera rejetée, alors qu’aucun risque d’inexécution n’est caractérisé.

Sur les autres demandes

L’ordonnance entreprise sera infirmée quant à la charge des dépens et des frais irrépétibles. Les demandes fondées sur l’article 700 du code de procédure civile seront rejetées et les parties conserveront chacune les dépens qu’elles ont exposés.

Il sera fait usage des dispositions de l’article 489 du code de procédure civile, pour permettre l’exécution de l’arrêt au vu de la seule minute.

PAR CES MOTIFS,

Statuant dans la limite des actes d’appel et des appels incidents,

Ordonne la jonction de l’instance RG 22/04278 à l’instance RG 22/04277 ;

Infirme l’ordonnance entreprise ;

Statuant à nouveau,

Ordonne à la société Premières lignes télévision et à la société France télévisions de supprimer du reportage Cash Investigation à intervenir la séquence où Mme [J] se réfugie aux toilettes pour échapper aux équipes de Premières lignes télévision ;

Dit n’y avoir lieu à référé sur le surplus des demandes de Mme [J] ;

Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

Dit que chaque partie conservera ses dépens de première instance et d’appel ;

Dit que le présent arrêt sera exécutoire au seul de la minute, par application de l’article 489 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

 


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