RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 1 – Chambre 10
ARRÊT DU 26 JANVIER 2023
(n° , 9 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général :
N° RG 21/22374 – N° Portalis 35L7-V-B7F-CE4CW
Décision déférée à la cour :
Jugement du 17 décembre 2021-Juge de l’exécution de PARIS-RG n° 21/81689
APPELANTES
S.A.S.U. FINANCIÈRE CER (FCER)
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Ayant pour avocat plaidant Me Andrea PINNA, avocat au barreau de PARIS
S.A.S.U. COMPAGNIE DES EXPLOITATIONS RÉUNIES (CER)
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Ayant pour avocat plaidant Me Andrea PINNA, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉE
SOCIÉTÉ SIBAPLAST-SOCIÉTÉ DE DROIT TUNISIEN
[Adresse 5]
Érant Maitre Ridha NEFFATI-2 rue de la Paix
TUNISIE
Représentée par Me Luca de MARIA de la SELARL PELLERIN – de MARIA – GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018
Ayant pour avocat plaidant Me Ridha NEFFATI, avocat au barreau de PARIS
INTERVENANTE
S.E.L.A.F.A. MANDATAIRES JUDICIAIRES ASSOCIÉS,
prise en la personne de Maître Valérie Leloup-Thomas, ès-qualités de mandataire judiciaire de la SASU COMPAGNIE DES EXPLOITATIONS RÉUNIES et de la SASU FINANCIÈRE CER
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représentée par Me Nicolas PARTOUCHE de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : T04
COMPOSITION DE LA COUR
L’affaire a été débattue le 14 décembre 2022, en audience publique, devant la cour composée de :
Mme Bénédicte PRUVOST, président de chambre
Madame Catherine LEFORT, conseiller
Monsieur Raphaël TRARIEUX, conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Monsieur Raphaël TRARIEUX, conseiller dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
GREFFIER lors des débats : Madame Camille LEPAGE
ARRÊT
-contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
-signé par Madame Bénédicte PRUVOST, président de chambre et par Monsieur Grégoire GROSPELLIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*****
Délarant agir en vertu d’une sentence arbitrale en date du 28 novembre 2014, d’une ordonnance d’exequatur rendue par le président du Tribunal de grande instance de Paris le 6 mars 2017, et de quatre ordonnances sur requête rendues par le juge de l’exécution de Paris les 24 février et 5 et 10 mars 2021, la société Siba Plast a régularisé :
– le 22 mai 2021, une saisie de droits d’associés ou de valeurs mobilières entre les mains de la société Compagnie des exploitations réunies, ci-après dénommée société CER, et ce pour avoir paiement de la somme de 280 301 596,60 euros ; cette mesure sera dénoncée à la débitrice le 28 mai 2021 ;
– le 31 mai 2021, une saisie-attribution à exécution successive, portant sur des loyers, entre les mains de la société FNAC Paris, à l’encontre de la société CER, et ce pour avoir paiement de la somme de 280 301 902,67 euros ; cette saisie-attribution sera dénoncée à la débitrice le 7 juin 2021 ;
– le 1er juin 2021, une saisie-attribution entre les mains de la banque BIA et à l’encontre de la société CER, et ce pour avoir paiement de la somme de 280 301 902,67 euros ; cette saisie-attribution sera dénoncée à la débitrice le 7 juin 2021 ;
– le 1er juin 2021, une saisie-attribution entre les mains de la banque BIA et à l’encontre de la société financière CER, et ce pour avoir paiement de la somme de 280 301 902,67 euros ; cette saisie-attribution sera dénoncée à la débitrice le 8 juin 2021.
Ces mesures d’exécution ayant été contestées par la société CER et la société financière CER, le juge de l’exécution de Paris a, selon jugement en date du 17 décembre 2021 :
– rejeté les moyens soulevés par la société Siba Plast ;
– débouté la société CER et la société financière CER de leurs demandes ;
– condamné in solidum la société CER et la société financière CER aux dépens ainsi qu’au paiement de la somme de 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Selon déclaration en date du 17 décembre 2021, la société CER et la société financière CER ont relevé appel de ce jugement.
En leurs conclusions notifiées le 2 décembre 2022, la société CER et la société financière CER ont exposé :
– que la sentence arbitrale a été rendue dans des conditions suspectes, eu égard au montant des condamnations et à la brève durée de l’instance ;
– que la signification de l’ordonnance d’exequatur est irrégulière ; qu’en effet, faute de convention entre la France et la Libye, il est nécessaire d’utiliser la voie diplomatique et de traduire les documents en langue arabe ; que le nécessaire n’a pas été fait, car si l’acte a été communiqué par l’ambassade de France en Libye au ministère des affaires étrangères de ce pays, il n’est pas justifié d’une réception de l’acte au ministère de la justice ; que le conseiller de la mise en état de cette Cour a statué en ce sens ; qu’au surplus l’acte de signification n’a pas été traduit ;
– que l’Etat libyen n’est pas débiteur de la société Siba Plast, seul le Conseil National de Transition Libyen (ci-après dénommé le CNTL) étant désigné comme débiteur si bien que la sentence ne pouvait pas être exécutée à l’encontre de l’Etat libyen ou de ses prétendues émanations ;
– que le CNTL n’est pas le représentant de l’Etat libyen, contrairement à ce qu’a décidé le juge de l’exécution ;
– que le contrat n’a été conclu que par le CNTL et en son nom propre, même si par ailleurs il disposait d’un pouvoir de représentation général de l’Etat libyen ;
– que c’est à la fin de l’année 2012 que le CNTL a transféré ses pouvoirs au congrès général national, et a été dissous, ce dont l’ONU a pris acte ;
– que si l’Etat libyen a relevé appel de l’ordonnance d’exequatur, cela n’emporte pas reconnaissance de ce que le titre exécutoire a été délivré à son encontre ;
– que conformément à l’article L 111-1-2 du code des procédures civiles d’exécution, il existe des conditions pour que des mesures d’exécution soient menées à l’encontre d’un état étranger, si le bien saisi appartient à une entité de cet état, dans le cadre d’un lien de tutelle ou de contrôle, avec une confusion des patrimoines ;
– qu’elles ne sont pas des émanations de l’Etat libyen, mais des filiales indirectes ;
– que la société CER a été créée en 1963, la société financière CER étant son actionnaire à 100 %, le capital de celle-ci étant détenu à 100 % par une société Libyenne, la société Lafico, elle-même détenue par une société Libyan Investment Authority (ci-après dénommée société LIA) dont l’Etat libyen est actionnaire ;
– que le rapport général du bureau d’audit Libyen n’indique pas qu’elles sont dépourvues d’autonomie financière ; qu’il n’existe pas de confusion des patrimoines ; que ne peut pas non plus être mise en lumière une immixtion de l’Etat libyen dans leur fonctionnement ;
– que leur activité consiste à gérer un immeuble ; que si un individu a tenté de prendre leur contrôle illégalement, il a fait l’objet d’une condamnation correctionnelle ;
– qu’il importe peu que des dividendes soient versés à l’Etat libyen, ni qu’il existe un contrôle, lequel n’est qu’une simple conséquence de la participation majoritaire ;
– que ne peut pas non plus être retenue la circonstance que la société Lafico a fait désigner un administrateur provisoire pour les gérer ;
– que s’agissant de la saisie des droits d’associés du 22 mai 2021 sur les titres de la société CER détenus par la société financière CER, elle est irrégulière dans la mesure où une mesure de gel étant intervenue, une autorisation de la Direction générale du Trésor Public était nécessaire ;
– que par jugement en date du 19 avril 2022, le Tribunal de commerce de Paris les a placées en sauvegarde, si bien que par application de l’article L 622- 21 II du code de commerce, les voies d’exécution sont arrêtées à l’exception de celles ayant produit un effet attributif immédiat ;
– que la demande de dommages et intérêts formée par la société Siba Plast est une demande nouvelle, comme telle irrecevable ; qu’elle est en outre infondée.
La société CER et la société financière CER ont en conséquence demandé à la Cour de :
– confirmer le jugement en ce qu’il a déclaré les contestations recevables et rejeté les moyens soulevés par la société Siba Plast ;
– l’infirmer sur le surplus ;
– ordonner la mainlevée des saisies en cause ;
– déclarer irrecevable la demande de dommages et intérêts formée par la société Siba Plast ;
– la condamner au paiement de la somme de 120 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
– la condamner aux dépens qui seront recouvrés directement par la Selarl Lexavoué.
Selon conclusions notifiées le 29 juillet 2022, la selafa MJA, mandataire judiciaire de la société CER et de la société financière CER, placées sous sauvegarde par un jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 14 avril 2022, est intervenue volontairement à l’instance et s’en est remise à la sagesse de la Cour. Elle a rappelé que la sentence arbitrale fondant les poursuites fait l’objet d’une demande d’annulation devant la Cour d’appel de Tunis, et que l’ordonnance d’exequatur est frappée d’appel devant celle de Paris. Elle a réclamé la condamnation de la société Siba Plast au paiement de la somme de 5 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Selon conclusions notifiées le 13 décembre 2022, la société Siba Plast a répliqué :
– que l’ordonnance d’exequatur a été notifiée et a reconnu l’Etat libyen comme seul débiteur, la sentence étant rendue à l’encontre du CNTL et du ministère de la justice libyen ; que selon l’article R 121-1 alinéa 2 du code des procédures civiles d’exécution, le juge de l’exécution ne peut pas modifier le dispositif de la décision de justice qui sert de fondement aux poursuites ;
– que seule la juridiction saisie de l’appel de l’ordonnance d’exequatur peut connaître des griefs liés à cette décision et aussi à sa signification ; que le juge de l’exécution ne peut pas statuer sur ce point ;
– que le CNTL est le parlement de la Libye et il en est indissociable, selon la déclaration constitutionnelle du 3 août 2011 ;
– que l’Etat libyen a relevé appel de l’ordonnance d’exequatur du 6 mars 2017, même si elle n’a pas été rendue contre lui, mais fait valoir que ses droits n’ont pas été respectés dans le cadre de la procédure d’arbitrage, et il ne conteste pas être désigné comme débiteur dans cette sentence ;
– que celle-ci a autorité de chose jugée comme il est dit à l’article 1484 du code civil ;
– que l’ordonnance du juge de l’exécution en date du 4 novembre 2020 a décidé que la notification de l’ordonnance d’exequatur est valable ;
– que l’Etat libyen a bien reçu ladite notification, qui a été faite à son ministère des affaires étrangères ; que le principe de l’unité de l’Etat commande que cette notification soit régulière ; qu’elle a été faite à parquet le 26 juin 2017, a été reçue par le ministère des affaires étrangères français le 19 septembre 2017, qui l’a remise à l’ambassade de France en Libye le 27 septembre 2017, laquelle l’a remise à l’Etat libyen le 30 octobre 2019, son sceau étant apposé sur l’acte ;
– qu’il n’existe aucune difficulté sur la traduction de cet acte ; que l’Etat libyen n’a émis aucune contestation à ce sujet ;
– que cette notification est donc régulière, contrairement à ce qu’a décidé le conseiller de la mise en état de cette Cour dans son ordonnance susvisée, qui est d’ailleurs frappée d’un déféré ;
– que la LIA est dépendante de l’Etat libyen, ses employés sont des fonctionnaires, son président du conseil d’administration est un haut fonctionnaire ; qu’elle est gérée par le gouvernement et ne dispose d’aucune autonomie ; que son patrimoine est confondu avec celui de l’Etat libyen ;
– que la société Lafico, l’unique actionnaire de la société financière CER, a été créée par l’Etat libyen en 1981 ; que son patrimoine se confond avec le sien ; qu’elle est contrôlée par la Cour des comptes de Libye ; qu’elle est tenue de déposer ses fonds entre les mains de la Banque Libyenne étrangère ; qu’elle est exemptée du paiement de l’impôt ; que la Cour d’appel de Paris a statué en ce sens dans une décision du 5 septembre 2019 ; que la société Lafico est soumise au gouvernement Libyen et le reconnaît ;
– que les appelantes ne contestent pas que les biens saisis sont utilisés à des fins commerciales ; qu’il s’agit de sociétés écran, qui ne sont que des prêtes-noms, afin que l’Etat libyen réalise des investissements au mépris de l’embargo dont il fait l’objet ; que c’est d’ailleurs lui qui avait acquis en 1992 l’immeuble loué à la société FNAC, par l’intermédiaire de la société Lafico ;
– que les appelantes ne sont pas indépendantes ; que d’ailleurs la Cour des comptes Libyenne avait recommandé qu’elles soient dissoutes afin que la société Lafico les détienne en direct ; qu’elles n’emploient pas de salarié ; que c’était la société Lafico qui avait sollicité en justice la désignation d’un administrateur provisoire pour ces deux sociétés ;
– que l’argument selon lequel les biens saisis sont gelés n’avait pas été soulevé devant le juge de l’exécution ; que les débitrices ne sont pas visées par le règlement UE 2016/44 du 18 janvier 2016 ;
– que la procédure de sauvegarde mise en place au profit des appelantes est dilatoire ; que leur passif est nul alors que leurs actif sont très importants ;
– que les saisies-attributions ont d’ores et déjà produit leurs effets alors qu’il en est de même de la saisie de valeurs mobilières.
La société Siba Plast a demandé à la Cour de :
– confirmer le jugement ;
– y ajoutant, condamner la société CER et la société financière CER au paiement de la somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par la non exécution du jugement dont appel ;
– condamner chacune d’elles au paiement de la somme de 60 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
– les condamner aux dépens, qui seront recouvrés par la Selarl Pellerin-de Maria-Guerre dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile.
Selon ordonnance en date du 12 avril 2022, le magistrat délégataire du premier président de cette Cour a déclaré irrecevable la demande de sursis à exécution formée par les appelantes à l’encontre du jugement du juge de l’exécution.
MOTIFS
Selon les dispositions de l’article L 111-1-2 du code des procédures civiles d’exécution, des mesures conservatoires ou des mesures d’exécution forcée visant un bien appartenant à un Etat étranger ne peuvent être autorisées par le juge que si l’une des conditions suivantes est remplie :
1° L’Etat concerné a expressément consenti à l’application d’une telle mesure ;
2° L’Etat concerné a réservé ou affecté ce bien à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de la procédure ;
3° Lorsqu’un jugement ou une sentence arbitrale a été rendu contre l’Etat concerné et que le bien en question est spécifiquement utilisé ou destiné à être utilisé par ledit Etat autrement qu’à des fins de service public non commerciales et entretient un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée.
Pour l’application du 3°, sont notamment considérés comme spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par l’Etat à des fins de service public non commerciales, les biens suivants :
a) Les biens, y compris les comptes bancaires, utilisés ou destinés à être utilisés dans l’exercice des fonctions de la mission diplomatique de l’Etat ou de ses postes consulaires, de ses missions spéciales, de ses missions auprès des organisations internationales, ou de ses délégations dans les organes des organisations internationales ou aux conférences internationales ;
b) Les biens de caractère militaire ou les biens utilisés ou destinés à être utilisés dans l’exercice des fonctions militaires ;
c) Les biens faisant partie du patrimoine culturel de l’Etat ou de ses archives qui ne sont pas mis ou destinés à être mis en vente ;
d) Les biens faisant partie d’une exposition d’objet d’intérêt scientifique, culturel ou historique qui ne sont pas mis ou destinés à être mis en vente ;
e) Les créances fiscales ou sociales de l’Etat.
L’intimée fait valoir à juste titre que seule la juridiction saisie de l’appel de l’ordonnance d’exequatur peut connaître des griefs liés à cette décision et aussi à sa signification ; dans ces conditions, la Cour qui exerce les pouvoirs du juge de l’exécution, ne saurait annuler cette notification.
Par ailleurs, c’est en vain que les appelantes critiquent les conditions dans lesquelles la sentence arbitrale a été rendue ; en effet celle-ci constitue un titre exécutoire comme il est dit à l’article L 111-3 2°) du code des procédures civiles d’exécution, elle a fait l’objet d’une ordonnance d’exequatur, et selon l’article R 121-1 alinéa 2 du code des procédures civiles d’exécution, le Juge de l’exécution ne peut ni modifier le dispositif de la décision de justice qui sert de fondement aux poursuites ni en suspendre l’exécution.
La société CER et la société financière CER soutiennent que la société Siba Plast ne détient pas de titre exécutoire à leur encontre. La sentence arbitrale du 28 novembre 2014 a été rendue à l’encontre du ‘CNTL (Ministère de la justice- organe de la police judiciaire) pris en la personne de son représentant légal’. Il résulte de la lecture du procès-verbal de la séance officielle publique du Conseil de sécurité des Nations Unies en date du 12 septembre 2021 que le CNTL a transféré les pouvoirs qu’il détenait au Congrès national. L’assemblée générale des Nations Unies avait le 16 septembre 2011 permis au CNTL d’occuper le siège de la Libye. Dès lors, ce dernier, parlement Libyen, et qui était désigné à l’article 17 de la déclaration constitutionnelle du 3 août 2011 comme la plus haute autorité de l’Etat libyen dont il exerçait les travaux de souveraineté suprême, y compris la législation et la fixation de la politique générale de l’Etat, et était le garant de l’unité nationale, constituait un organe interne d’un état souverain, l’Etat libyen, dont la personnalité juridique demeure quelles que soient les mutations affectant ses organes internes. Il s’ensuit que c’est bien l’Etat libyen qui a fait l’objet d’une condamnation dans la sentence arbitrale, et le fait qu’il ait formé le 15 juin 2021 un appel (et non pas une tierce opposition) à l’encontre de l’ordonnance d’exequatur du 6 mars 2017 ne fait que le conforter. Il a d’ailleurs en ses conclusions rappelé qu’il avait été condamné dans ladite sentence arbitrale. La société Siba Plast détient donc bien un titre exécutoire à l’encontre de cet état.
Pour que des mesures d’exécution soient mises en place à l’encontre d’une société qui est considérée comme une émanation d’un Etat, il faut rapporter la preuve de deux conditions cumulatives : d’une part sur le plan fonctionnel, une véritable ingérence, dans le cadre d’un pouvoir permanent d’orientation et de contrôle, d’autre part, sur le plan patrimonial, une confusion des patrimoines entre l’Etat étranger et son émanation.
Il n’est pas contestable que la société Lafico, l’unique actionnaire de la société financière CER, qui elle-même est l’unique associée de la société CER, est détenue à 100 % par la LIA, laquelle a été créée par l’Etat libyen en 1981. L’arrêt rendu par cette Cour le 5 septembre 2019 a considéré que tant la LIA que la société Lafico sont des émanations de l’Etat libyen, et cette décision n’a pas été cassée de ce chef. En effet, la LIA qui a été créée par une décision du Comité populaire général qui était à l’époque le parlement de la Libye, a pour objet de faire fructifier les fonds que lui attribue le comité populaire général, et cette personne morale de droit public est rattachée audit comité ; ses employés sont des agents publics. Le conseil des ministres du gouvernement provisoire de l’Etat libyen avait d’ailleurs cité la LIA dans les organismes sur lesquels il exerçait sa tutelle. Son capital est détenu à 100 % par l’Etat libyen et c’est le gouvernement Libyen qui décide de l’augmenter ou de le réduire. Si l’article 15 de la loi n° 13 de 2010 prévoit que la LIA est également financée par les revenus provenant de sa propre activité, ils doivent être utilisés afin d’augmenter les rentrées annuelles du Trésor Public. Quant à la société Lafico, l’Etat libyen intervient directement dans sa gestion et c’est la banque arabe Libyenne extérieure qui lui fournit des services bancaires. La Cour des comptes Libyenne s’est penchée sur les investissements de la société CER, et a même fini par recommander que celle-ci, ainsi que la société financière CER, soient dissoutes, après avoir relevé que leur existence n’avait aucun intérêt, les intéressées n’ayant aucune activité hormis la détention de l’immeuble sis à Paris actuellement loué à la société FNAC. La société CER avait été créee par l’Etat libyen au travers d’une autre société en vue de réaliser des investissements à Paris au mépris des sanctions dont il faisait l’objet. Par ailleurs, le juge de l’exécution a justement observé que la société Lafico est intervenue au mois de décembre 2012 aux côtés de la société CER pour solliciter la désignation d’un administrateur provisoire de cette dernière, et la Cour ajoute qu’en 2013 elle a fait de même pour voir prolonger la mission dudit administrateur. En outre, le premier président de la société financière CER était M. [V], fonctionnaire de l’Etat libyen pendant des décennies. Quant à M. [I], qui a été à la tête du comité de direction de la société CER durant plusieurs exercices, il est le représentant de la société Lafico, et il a travaillé également pour le compte de la LIA. Il est donc établi que l’Etat libyen, au travers des diverses sociétés, détient le contrôle de la société CER et de la société financière CER. Le premier critère est donc rempli.
S’agissant du second critère, M. [V] avait, dans un droit de réponse paru dans la presse, reconnu que l’immeuble sis à Paris est détenu par la société CER, filiale à 100 % de la société financière CER, elle-même détenue directement par la société Lafico, fonds souverain Libyen, équivalent de la Caisse des dépôts et consignations en France. Il ajoutait que cet immeuble appartient depuis 1992 à l’Etat libyen et à nulle autre personne, et que l’intégralité des loyers payés par la société FNAC avait uniquement servi à payer des dividendes à la société Lafico. Il précisait que la banque BIA est détenue par l’Etat libyen et par l’Etat algérien. La LIA reçoit des fonds de l’Etat libyen et est exemptée, de même que les sociétés qui lui sont affiliées, du paiement de l’impôt. Par ailleurs, le fait que l’Etat libyen détienne 100 % du capital de la LIA, que celle-ci détienne la totalité de celui de la société Lafico, que celle-ci détienne la totalité de celui de la société financière CER, et ainsi de suite jusqu’à la société CER, constitue une preuve supplémentaire de l’imbrication des patrimoines de ces différentes personnes morales, même si leurs statuts sont différents.
Dans ces conditions, il faut nécessairement considérer que la société CER, la société financière CER, la LIA et la société Lafico sont des émanations de l’Etat libyen si bien que la sentence arbitrale peut être exécutée à l’encontre des appelantes.
La condition visée au 3°) du texte susvisé est remplie puisque la sentence arbitrale a été rendue à l’encontre de l’Etat libyen et que les appelantes doivent être considérées comme ses émanations, alors qu’il n’est pas établi ni même soutenu que les biens saisis sont utilisés à des fins souveraines.
S’agissant de l’argument fondé sur le fait que les biens saisis sont affectés par une mesure de gel, il importe peu que les débitrices ne l’aient pas soulevé en première instance. En effet, à hauteur d’appel ce sont les demandes nouvelles qui sont prohibées et non pas les moyens nouveaux.
Le règlement UE 2016/44 du 18 janvier 2016 prévoit en son article 5 que :
1. Tous les fonds et ressources économiques appartenant à, en possession de, détenus ou contrôlés par les personnes physiques ou morales, entités ou organismes énumérés aux annexes II et III sont gelés.
2. Aucuns fonds ni ressources économiques ne sont mis à la disposition, directement ou indirectement, des personnes physiques ou morales, des entités ou organismes énumérés aux annexes II et III, ni utilisés à leur profit.
3. Il est interdit de participer, sciemment et délibérément, à des activités ayant pour objet ou pour effet direct ou indirect de contourner les mesures visées aux paragraphes 1 et 2.
4. Tous les fonds et ressources économiques qui appartenaient aux entités énumérées à l’annexe VI ou que celles-ci avaient en leur possession, détenaient ou contrôlaient à la date du 16 septembre 2011 et qui se trouvaient en dehors de Libye à cette date restent gelés.
L’annexe II ne vise que des personnes physiques, l’annexe III et l’annexe VI visent des personnes physiques ainsi que des personnes morales mais ni la société CER, ni la société financière CER, ne sont citées. Par contre la LIA est nommément visée, précision étant faite qu’elle est placée sous le contrôle de [Z] [H]. Il a été démontré supra que les appelantes sont totalement dépendantes de cette société.
Le 11 novembre 2021, sur une question préjudicielle de la Cour de cassation, la Cour de justice de l’Union Européenne a dit pour droit qu’un mécanisme de gel des fonds analogue, prévu à l’égard d’entités iraniennes, interdit toute mesure sur les fonds gelés sans autorisation de l’autorité nationale compétente. Elle a d’ailleurs précisé que les mesures restrictives adoptées à l’encontre d’un état ont une vocation préventive et que les mesures de gel de fonds ou de ressources économiques visent à éviter que l’avoir concerné par ces mesures ne soit utilisé à des fins répréhensibles, et qu’il est légitime et même indispensable que cette notion de gel revête une interprétation large, quitte à avoir des conséquences négatives, même considérables, pour des opérateurs y compris ceux qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant présidé à l’adoption des mesures concernées. La Cour de cassation a ensuite cassé l’arrêt rendu par la présente Cour le 5 septembre 2019, après avoir relevé que cette mesure de gel rendait nécessaire l’autorisation préalable de la Direction générale du Trésor public, dans une instance opposant la LIA à l’un de ses créanciers.
Les mesures d’exécution litigieuses, portant sur des biens gelés, ont été mises en place sans ladite autorisation ; il doit donc en être ordonné mainlevée, le jugement étant infirmé en ce qu’il a rejeté les demandes y relatives.
La société Siba Plast a demandé à la Cour de condamner la société CER et la société financière CER au paiement de la somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par la non exécution du jugement dont appel.
Selon l’article 564 du code de procédure civile, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait. L’article 566 permet aux parties d’ajouter aux prétentions soumises au premier juge des demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.
Dès lors que la société Siba Plast invoque le défaut d’exécution de la décision dont appel, il s’agit nécessairement d’un fait nouveau, postérieur aux débats de première instance, si bien que sa demande est recevable.
Cette décision étant infirmée et la mainlevée des mesures d’exécution ordonnée, cette demande ne saurait prospérer. La société Siba Plast sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts.
L’équité ne commande pas de faire application de l’article 700 du code de procédure civile au bénéfice de la société CER, de la société financière CER, et de la Selafa MJA ès-qualités de mandataire judiciaire de celles-ci.
La société Siba Plast sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel.
PAR CES MOTIFS
– DECLARE recevable la selafa MJA, ès-qualités de mandataire judiciaire de la société CER et de la société financière CER, en son intervention volontaire ;
– INFIRME le jugement en date du 17 décembre 2021 en ce qu’il a débouté la société CER et la société financière CER de leurs demandes relatives aux mesures d’exécution mises en place par la société Siba Plast, et en ce qu’il a condamné in solidum la société CER et la société financière CER aux dépens ainsi qu’au paiement de la somme de 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile au bénéfice de la société Siba Plast ;
et statuant à nouveau :
– ORDONNE la mainlevée de la saisie de droits d’associés ou de valeurs mobilières en date du 22 mai 2021, de la saisie-attribution à exécution successive en date du 31 mai 2021, et des deux saisies-attributions en date du 1er juin 2021 ;
– CONFIRME le jugement pour le surplus ;
– DECLARE recevable la société Siba Plast en sa demande de dommages et intérêts ;
– La DEBOUTE de ladite demande ;
– REJETTE les demandes de la société CER, de la société financière CER et de la Selafa MJA, ès-qualités de mandataire judiciaire de celles-ci, en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
– CONDAMNE la société Siba Plast aux dépens de première instance et d’appel, et dit que ces derniers seront recouvrés par la Selarl Lexavoué conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
Le greffier, Le président,