3 avril 2023
Cour d’appel de Bordeaux
RG n°
20/03180
4ème CHAMBRE COMMERCIALE
COUR D’APPEL DE BORDEAUX
QUATRIÈME CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 03 AVRIL 2023
N° RG 20/03180 – N° Portalis DBVJ-V-B7E-LVLV
Monsieur [T] [O]
S.C.E.A. [T] [O]
c/
Monsieur [Y] [O]
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 25 juin 2020 (R.G. 19/02191) par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de BORDEAUX suivant déclaration d’appel du 27 août 2020
APPELANTS :
Monsieur [T] [O], né le [Date naissance 1] 1948 à [Localité 4], demeurant [Adresse 5]
S.C.E.A. [T] [O], agissant en la personne de son représentant légal, domicilié en cette qualité au siége sis, [Adresse 5]
représentés par Maître Annie TAILLARD de la SCP ANNIE TAILLARD AVOCAT, avocat au barreau de BORDEAUX et assistés par Maître Jutta LAURICH, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉ :
Monsieur [Y] [O], né le [Date naissance 3] 1970 à [Localité 4] ALLEMAGNE, de nationalité Allemande, demeurant [Adresse 2]
représenté par Maître Caroline LECHEVALIER de la SCP H. BOERNER J.D. BOERNER, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile, l’affaire a été débattue le 20 février 2023 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Marie GOUMILLOUX, Conseiller chargé du rapport,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président,
Madame Marie GOUMILLOUX, Conseiller,
Madame Sophie MASSON, Conseiller,
Greffier lors des débats : Monsieur Hervé GOUDOT
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
Exposé du litige
EXPOSE DU LITIGE
La SARL [T] [O] est une société familiale, gérée par [T] [O], qui exploite un château viticole de l’entre-deux-mers, le château Perayne, à [Localité 6] (33).
[T] [O] en est l’actionnaire majoritaire et le gérant depuis 1994.
Lors de l’assemblée générale ordinaire de la société du 8 mars 2011, [T] [O] a démissionné et [Y] [O] a été nommé gérant en remplacement de son père, sa rémunération devant être fixée lors d’une assemblée générale ultérieure.
Lors de l’assemblée générale extraordinaire de la société 15 juillet 2012, il a été décidé :
– une augmentation de capital de 946 738 euros par la souscription de nouvelles parts par [T] [O] et son épouse [V] [O], payable par compensation de créances détenues par ceux-ci sur la société,
– la transformation de la SARL en SCEA,
– la nomination de M. [Y] [O], associé exploitant de la nouvelle société, en qualité de gérant.
Un protocole d’accord a ensuite été signé le 31 juillet 2012 entre la société [T] [O], d’une part, et [T] [O] et l’épouse de ce dernier, d’autre part, ayant pour finalité de transmettre ‘leur patrimoine d’exploitation à leur fils [Y] dans des conditions garantissant la pérennité de l’exploitation et un équilibre de revenus pour eux-mêmes’. Les opérations prévues dans ce protocole, et notamment le rachat par [Y] [O] d’une partie des parts de ses parents, n’aboutiront pas.
Par courrier du 20 mars 2014 adressé à leur fils en leur qualité de gérant de la société [T] [O], [T] [O] et son épouse ont demandé à celui-ci d’inscrire à l’ordre du jour de l’assemblée générale devant se tenir le 25 mars 2014, la révocation du gérant et la nomination d’un nouveau gérant. Le 6 janvier 2015, les époux [T] [O] ont réitéré leurs demandes via leur conseil, demandant la convocation d’une assemblée générale.
Par acte du 5 août 2015, [T] [O] a fait assigner la société [T] [O] et [Y] [O] aux fins de voir désigner un mandataire ad hoc ayant pour mission de provoquer une assemblée générale dont l’ordre du jour serait la révocation du gérant. Il a été fait droit à sa demande par ordonnance du président du tribunal de grande instance de Bordeaux statuant en la forme des référés du 19 octobre 2015.
M. [R], le mandataire ad hoc nommé par le tribunal, a convoqué les associés à l’assemblée générale du 7 décembre 2015. Celle-ci a été reportée au 4 mars 2016 à la demande de [Y] [O]. Lors de cette assemblée générale, la révocation de [Y] [O] de ses fonctions de gérant et son remplacement par son père ont été votés.
Par actes d’huissier des 30 janvier et 28 février 2019, M. [Y] [O] a assigné, M. [T] [O] et la société [T] [O] devant le tribunal de grande instance de Bordeaux aux fins de faire constater que la révocation a été décidée sans justes motifs et de manière abusive et d’obtenir l’ indemnisation de son préjudice à hauteur de 50 000 euros.
M. [T] [O] et la société [T] [O], bien que représentés, n’ont pas conclu.
Par jugement contradictoire du 25 juin 2020, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
– condamné in solidum M. [T] [O] et la société [T] [O] à payer à M. [Y] [O] la somme de 15 000 de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ‘résultant du caractère abusif et vexatoire de sa révocation sans motif légitime de ses fonctions de gérant de la société [T] [O]’,
– condamné in solidum M. [T] [O] et la société [T] [O] à payer à M. [Y] [O] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné in solidum M. [T] [O] et la société [T] [O] aux dépens de l’instance.
Par déclaration du 27 août 2020, M. [T] [O] et la société [T] [O] ont interjeté appel de cette décision, énonçant les chefs de la décision expressément critiqués, intimant M. [Y] [O].
***
Parallèlement à cette procédure, le tribunal d’instance de Bordeaux, confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 19 juin 2018, a constaté en référé que [Y] [O] était occupant sans droit ni titre de l’un des bâtiments de l’exploitation agricole depuis sa révocation de ses fonctions de gérant, a ordonné son expulsion et l’a condamné au paiement d’une indemnité d’occupation.
Par ordonnance du 1er juillet 2022, le conseiller de la mise en état de la chambre commerciale de la cour d’appel de Bordeaux s’est déclaré incompétent pour statuer sur une fin de non recevoir formée par M. [T] [O] et la société [T] [O] visant à déclarer irrecevable la demande de M. [Y] [O] en indemnisation de son préjudice matériel.
Moyens
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par dernières écritures notifiées par RPVA le 31 octobre 2022, auxquelles la cour se réfère expressément, M. [T] [O] et la société [T] [O], demandent à la cour de :
– vu l’article 122 et 564 CPC et 1383 et 1851 code civil,
– réformer le jugement du tribunal judiciaire de Bordeaux du25 juin 2020 dans toutes ces dispositions,
– rejeter la demande concernant le préjudice « matériel » de M. [Y] [O] comme irrecevable au visa de l’article 122 CPC (force de la chose jugée) et 564 CPC,
– rejette les demandes de M. [Y] [O] comme malfondées,
– condamner M. [Y] [O] au paiement de 3 000 euros au titre de l’article 700 CPC et aux dépens qui pourront être recouverts directement par Maître Annie Taillard.
Par dernières écritures notifiées par RPVA le 1er février 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, M. [Y] [O], demande à la cour de :
– vu le jugement du tribunal judiciaire de Bordeaux en date du 25 juin 2020,
– vu la déclaration d’appel en date du 27 août 2020,
– vu l’ordonnance du conseiller de la mise en état du 1er juillet 2022,
– vu les articles L. 223-25 et L. 223-39 du code de commerce,
– vu les articles 1240 et 1851 du code civil,
– vu l’article 55 de la loi du 24 juillet 1966,
– vu les articles 564, 565, 566 du code de procédure civile,
– vu la jurisprudence de la Cour de cassation,
– rejeter les deux irrecevabilités soulevées par M. [T] [O] et la société [T] [O],
– juger non-fondé M. [T] [O] et la société [T] [O] en leur appel,
– confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Bordeaux en ce qu’il a :
– jugé que la révocation du poste de gérant de la société [T] [O] de [Y] [O] a été décidée sans juste motif et sans cause légitime,
– constaté que la loi a été détournée par M. [T] [O] qui a décidé de faire valoir son pouvoir majoritaire dans la société [T] [O] pour éviter d’avoir à justifier devant le tribunal de la cause légitime justifiant la révocation de son fils,
– le déclarer recevable et bien-fondé en son appel incident,
– réformer le jugement du tribunal judiciaire sur le montant des dommages et intérêts qui lui ont été alloués,
– condamner in solidum M. [T] [O] et la société [T] [O] à lui payer :
– la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,
– la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel,
– condamner M. [T] [O] et la société [T] [O] à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.
Par acte d’huissier du 19 octobre 2020, M. [T] [O] et la société [T] [O] ont signifié leur déclaration d’appel à M. [Y] [O].
L’ordonnance de clôture est intervenue le 06 février 2023 et le dossier a été fixé à l’audience du 20 février 2023.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées.
Motivation
MOTIFS
1- [T] [O] et la société [T] [O] ont formé appel de la décision du tribunal judiciaire de Bordeaux ayant condamné cette dernière à verser la somme de 15 000 euros à titre dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral résultant du caractère abusif et vexatoire de sa révocation sans juste motif et la somme de 2500 euros d’indemnité de procédure.
2- [Y] [O] a formé un appel incident portant sur le montant des dommages et intérêts qui lui ont été alloués par le juge de première instance. Contrairement à ce que soutient son contradicteur, la demande formée en réparation de son préjudice matériel est recevable car elle tend aux mêmes fins que celle formée en première instance et ne se heurte pas à l’autorité de la chose jugée.
3- En vertu des dispositions de l’article 1851 du code civil applicable à la SCEA objet de ce litige, sauf disposition contraire des statuts, le gérant est révocable par une décision des associés représentant plus de la moitié des parts sociales. Si la révocation est décidée sans juste motif, elle peut donner lieu à dommages-intérêts.
4- Les appelants soutiennent que la révocation a été décidée sur de justes motifs compte tenu de la mésentente particulièrement importante existante entre les associés, de l’absence de convocation des associés aux assemblées générales pour approuver les comptes des années 2012 à 2015, du refus d’inscrire à l’ordre du jour la révocation du gérant, ce qui a nécessité la nomination d’un mandataire ad hoc, du versement d’une rémunération qui n’a pas été votée par les associés, de l’absence de versement de toutes contreparties à la jouissance des locaux dans lesquels il résidait, de la
présence d’un compte fournisseur à son nom débiteur de la somme de 10 076 euros et d’un compte courant d’associé débiteur de 47 592 euros, M. [Y] [O] ayant utilisé les fonds de la société à des fins personnelles (paiement de la scolarité de ses enfants, de ses impôts en Allemagne, de frais de justice en Allemagne).
5- L’intimé explique qu’aucun motif sérieux et légitime de révocation ne peut lui être reproché; qu’il n’y a pas eu de débats lors de l’assemblée générale sur les motifs de cette révocation; que son père a fait un usage abusif de sa qualité d’actionnaire majoritaire; que le procès-verbal de l’assemblée générale ayant prononcé sa révocation n’énonce pas les motifs de celle-ci; qu’il a parfaitement géré la SCEA depuis 2011, augmentant le bénéfice de celle-ci alors que la société était déficitaire lorsqu’il en a pris la direction; qu’il s’est versé une rémunération par inscription au compte courant en fin d’exercice de 2011 à 2015, ce qui a été accepté par les associés.
6-Le juste motif de révocation peut résulter d’une faute du gérant , particulièrement lorsqu’elle se rattache à l’exercice de ses fonctions, ou à un manquement de ce dernier à ses obligations légales ou statutaires. Elle peut aussi provenir d’une mésentente grave entre les associés si celle-ci compromet l’objet social.
7- En l’espèce, [Y] [O] ne justifie pas avoir convoqué les associés de la SCEA à une assemblée générale pour les années 2013, 2014 et 2015. Il n’y a donc pas eu d’approbation des comptes.
La première convocation produite aux débats date en effet du 5 janvier 2015 pour une assemblée générale du 22 janvier 2015 mais comporte une erreur matérielle manifeste sur la date puisqu’il y est joint les comptes annuels arrêtés au 31 juillet 2015.
[Y] [O] n’a en réalité convoqué les associés à une première assemblée générale qu’en 2016, et alors qu’un mandataire ad hoc avait déjà été nommé pour y procéder à sa place. Il s’agit d’une faute de gestion incontestable.
8- En outre, [Y] [O] ne dément pas avoir perçu une rémunération en dehors de tout vote de l’assemblée générale des associés, et ne justifie pas comme il le soutient, et en l’absence de toute tenue d’assemblée générale des associés, de l’accord de ceux-ci pour qu’il se verse une rémunération par inscription sur son compte associé. Il ne s’explique pas sur les dépenses effectuées au moyen des fonds de la société pour ses besoins personnels et enregistrées sur ledit compte associé.
9- Il a enfin refusé d’inscrire à l’ordre du jour sa propre révocation alors qu’il ne justifie pas que son père, actionnaire majoritaire, a abusé de sa position.
10- Il apparaît ainsi que la révocation du gérant était justifiée à la fois par la mésentente entre associés contraire à l’intérêt social de celle-ci puisque la rémunération de son gérant n’a pas pu être soumise au vote alors que son principe était acté. Il est démontré en outre des fautes de gestion, constitutives également d’un juste motif de révocation.
11- La cour indiquera enfin que l’absence de toute mention dans le procès-verbal de l’assemblée générale des motifs de la révocation du gérant, les associés ayant refusé de s’expliquer sur ce point, alors que lesdits motifs n’étaient pas évoqués dans la convocation, ni même de manière précise dans les autres pièces produites aux débats, n’emporte en elle-même aucune conséquence quant à la justesse des motifs de la révocation , contrairement à ce qui est soutenu sauf à la cour à vérifier que ces motifs étaient déjà existants et apparus au moment de la décision de révocation , ce qui est le cas en l’espèce.
En revanche, ce procédé caractérise des circonstances vexatoires pour le gérant qui justifie l’octroi de dommages et intérêts sur le fondement délictuel.
Les dommages-intérêts alloués au dirigeant en cas de révocation abusive sont destinés à réparer le préjudice subi par celui-ci, non pas du fait de la perte de ses fonctions, mais du fait des circonstances qui ont entouré la révocation (Cass. com. 3-3-2015 n° 14-12.036 ).
[Y] [O] ne peut pas dès lors solliciter l’indemnisation des préjudices résultant pour lui de la perte de ses fonctions de gérant mais seulement l’indemnisation du préjudice que lui a causé les circonstances vexatoires de sa révocation.
Compte tenu des circonstances de l’espèce, il lui sera alloué la somme de 10 000 euros en indemnisation de son préjudice moral que la SCEA [O] sera condamnée à lui verser.
La décision de première instance sera ainsi infirmée en toutes ses dispositions.
12- Chacune des parties succombant partiellement sera condamnée à supporter la moitié des dépens.
13- La société [T] [O] qui succombe sera condamnée à verser la somme de 3000 euros à [Y] [O] en indemnisation de ses frais de procédure de première instance et d’appel.
Il n’y a pas lieu de faire d’autres applications au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
Dispositif
PAR CES MOTIFS
La cour statuant publiquement, par décision contradictoire et en dernier ressort,
Déclare recevables les demandes formées par [Y] [O] dans le cadre de son appel incident,
Infirme la décision rendue le 25 juin 2020 par le tribunal judiciaire de Bordeaux,
et statuant à nouveau,
Dit que la révocation de [Y] [O] est intervenue sur justes motifs,
Déboute [Y] [O] de ses demandes d’indemnisation formée de ce chef,
Dit que la révocation de [Y] [O] est intervenue dans des circonstances abusives et vexatoires,
Condamne la SCEA [T] [O] à verser à [Y] [O] la somme de 10 000 euros en indemnisation de son préjudice moral,
y ajoutant,
Condamne la SCEA [T] [O] et [T] [O] d’une part, et [Y] [O] d’autre part, à supporter la moitié des dépens dont distraction au profit de Maître Taillard,
Condamne la société [T] [O] à verser la somme de 3000 euros à [Y] [O] en indemnisation de ses frais de procédure de première instance et d’appel,
Déboute les parties du surplus de leurs demandes au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par M. Franco, président, et par M. Goudot, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.