14 mars 2023
Cour d’appel de Poitiers
RG n°
21/01915
1ère Chambre
ARRÊT N°112
N° RG 21/01915
N° Portalis DBV5-V-B7F-GJTI
[M]
S.A.S. COFINA HOLDING
S.C.I. STENDHAL
C/
[B]
SELARL WALTER & GARANCE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE POITIERS
1ère Chambre Civile
ARRÊT DU 14 MARS 2023
Décision déférée à la Cour : Jugement du 29 mars 2021 rendu par le Tribunal Judiciaire de POITIERS
APPELANTS :
Monsieur [C] [R] [H] [M]
né le 20 Mai 1950 à [Localité 5] (86)
[Adresse 4]
[Localité 5]
S.A.S. COFINA HOLDING
N° SIRET : 479 743 478
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 5]
S.C.I. STENDHAL
[Adresse 4]
[Localité 5]
ayant tous pour avocat postulant Me Isabelle LOUBEYRE de la SCP EQUITALIA, avocat au barreau de POITIERS
ayant tous pour avocat plaidant Me Thierry WICKERS, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉES :
Madame [S] [B]
[Adresse 1]
[Localité 2]
S.E.L.A.R.L. SELARL WALTER & GARANCE
[Adresse 1]
[Adresse 1]
[Localité 3]
ayant toutes deux pour avocat postulant Me Nicolas GILLET de la SELARL MADY-GILLET-BRIAND-PETILLION, avocat au barreau de POITIERS
ayant toutes deux pour avocat plaidant Me Charlotte POIVRE, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 12 Janvier 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
Monsieur Thierry MONGE, Président de Chambre
Monsieur Dominique ORSINI, Conseiller qui a présenté son rapport
Monsieur Philippe MAURY, Conseiller
qui en ont délibéré
GREFFIER, lors des débats : Monsieur Lilian ROBELOT,
ARRÊT :
– CONTRADICTOIRE
– Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,
– Signé par M. Thierry MONGE, Président de Chambre et par Monsieur Lilian ROBELOT, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Exposé du litige
*****
PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
La société Cofina Holding a été constituée en 1995. Le capital social en était détenu à 99,90 % par [C] [M]. Cette société détenait elle-même le capital des sociétés :
– Etablissements [R] [M] exploitant une concession automobile Peugeot à [Localité 5] (Vienne) ;
– [M] Automobiles exploitant une concession automobile Peugeot à [Localité 6] (Vienne) et [Localité 8] (Charente) ;
– Car Sud exerçant à [Localité 5] des activités de carrosserie, de peinture et de location de véhicules ;
– [M] Distribution ayant pour activité la vente de voitures neuves et d’occasion à [Localité 9] (Deux-Sèvres).
Par acte du 26 juin 2010, la société Etablissements [R] [M] a été absorbée par la société Cofina Holding, avec transmission universelle de son patrimoine.
La société Audit Bernard Conseil & Expertise – Abce était chargée depuis l’année 2000 de l’expertise comptable de ces sociétés, à l’exception de celle de la société Etablissements [R] [M] qui ne lui a été confiée qu’à compter du 2 janvier 2007. Antérieurement, cette mission était dévolue à la société Kpmg.
Courant 2006, [C] [M] a envisagé de céder ses activités. Par actes du 15 novembre 2006, la cession des fonds de commerce exploités par les sociétés Etablissements [R] [M], [M] Automobiles et Car Sud a été convenue avec la société commerciale automobile du Poitou. Les actes définitifs de cession sont en date du 20 janvier 2007.
[C] [M] est le gérant de la sci Stendhal. Cette société et la société Etablissements [R] [M] ont conservé la propriété des locaux dans lesquels étaient exercées les activités cédées, donnés à bail à l’acquéreur des fonds de commerce.
Par courrier en date du 21 février 2008, la caisse régionale de crédit agricole mutuel de la Touraine et du Poitou a sollicité de la société [M] Automobiles le remboursement d’un prêt qui lui avait été consenti, la cession du fonds de commerce ayant rendu exigible le capital restant dû. Elle a demandé paiement en principal et frais de la somme de 183.890,50 €.
Par courrier en date du 3 mars 2008, le service des impôts de [Localité 5] a informé [C] [M] qu’étaient dues, au titre de la régularisation de la tva en raison de la vente du stock de véhicules lors de la cession des fonds de commerce, les sommes de 67.244 € par la société [M] Automobiles et de 323.956 € par la société Etablissements [R] [M]. En mars 2008, la société Abce a indiqué à [C] [M] que demeuraient dues, au titre d’une seconde régularisation de tva omise, les sommes de 263.987 € outre 1.883 € de pénalités et de frais de retard par la société Etablissements [R] [M] et 7.795 € par la société [M] Automobile. Le commissaire aux comptes a fait un signalement au procureur de la République portant sur la tva. La société Abce a procédé aux déclarations rectificatives.
Par acte du 2 janvier 2009, les sociétés Etablissements [R] [M] et la sci Stendhal ont cédé les actifs immobiliers qu’elles détenaient à la société Immoca (société immobilière de la société Sochaux Motors), au prix de 2.000.000 €.
Par courrier en date du 13 janvier 2009, [C] [M] a mis fin à la mission d’expertise comptable confiée à la société Abce.
La société Abce a déposé auprès du greffe du tribunal de commerce de Poitiers une requête en injonction de payer, pour obtenir paiement de factures d’honoraires des sociétés [M] Automobile, Cofina Holding et Etablissements [R] [M]. Ces sociétés ont formé opposition à l’ordonnance d’injonction de payer. La sci Stendhal et [C] [M], assistés de la société Glbs devenue Walter et Garance, sont intervenus volontairement à l’instance.
Par jugement du 24 février 2012, le tribunal de commerce de Poitiers a rejeté ces interventions volontaires en l’absence de lien insuffisant avec l’instance principale ainsi que les demandes reconventionnelles formées. Par un arrêt du 16 avril 2013, la cour d’appel de Poitiers a confirmé ce jugement.
Par acte du 28 mars 2014, la sci Stendhal, [C] [M], la société Cofina Holding et la société [M] Automobile assistés de Maître [S] [B], avocat de la société Glbs, ont assigné la société Abce devant le tribunal de grande instance de Poitiers en indemnisation de leurs préjudices étant résultés de ses fautes. Par jugement du 28 mars 2017, le tribunal de grande instance de Poitiers a rejeté ces demandes, l’action étant prescrite. Par arrêt du 19 février 2019, la cour d’appel de Poitiers a confirmé ce jugement.
Estimant que Maître [S] [B] avait commis une faute dans sa mission de conseil en ayant préconisé une intervention volontaire, puis en ayant tardé à assigner au fond malgré des demandes répétées, la société Cofina Holding, [C] [M] et la sci Stendahl ont assigné par acte du 7 novembre 2019 ce conseil et la selarl Walter et Garance devant le tribunal de grande instance de Poitiers. Ils ont sollicité paiement à titre de dommages et intérêts des sommes de 299.601.99 € à la sci Stendhal, de 7.000 € à [C] [M] et de 463.575 € à la société Etablissements [R] [M]. Ils ont estimé à 70 % la perte de chance d’être indemnisés de leurs préjudices selon eux imputables à faute à la société Abce ayant manqué à son obligation de conseil lors des opérations de cession des fonds de commerce. Ils ont soutenu que l’expert-comptable avait omis de les informer de l’exigibilité du prêt souscrit auprès du Crédit agricole en résultant, de l’obligation de reverser la tva lors de la cession du stock de véhicules et en ayant commis des fautes dans les déclarations de tva.
Les défenderesses ont conclu au rejet de ces demandes aux motifs que:
– l’action était irrecevable en l’absence de décision du bâtonnier de l’ordre des avocats ayant autorisé le conseils des demandeurs à agir à l’encontre d’un avocat du même barreau ;
– tant le tribunal de commerce que la cour d’appel de Poitiers avaient retenu que la société Abce n’avait pas été en charge de la gestion fiscale et comptable de [C] [M] ;
– cette société n’était pas intervenue dans les opérations de cession, réalisées par [C] [M] seul assisté de ses conseils d’alors ;
– l’expert-comptable n’avait pas à prodiguer de simples conseils de gestion ;
– le prix de vente des biens immobiliers dépendait du marché immobilier ;
– la vente de ces biens avait été réalisée sans le concours de la société Abce à laquelle une baisse du prix de vente ne pouvait pas être imputée ;
– la dette à rembourser ne justifiait pas à elle seule la vente de l’ensemble du patrimoine immobilier.
Par jugement du 29 mars 2021, le tribunal judiciaire (anciennement tribunal de grande instance) de Poitiers a statué en ces termes :
‘REJETTE les demandes en paiement formées par Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING, la SCI STENDHAL,
REJETTE les demandes d’indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile formées par Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING, la SCI STENDHAL
REJETTE la demande d’indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile formée par la SELARL WALTER ET GARANCE AVOCATS et Madame [B],
CONDAMNE solidairement Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING, la SCI STENDHAL aux entiers dépens avec recouvrement direct au profit de la SCP MADY GILLET BRIAND’.
Il a rappelé que l’article 9-3 du règlement intérieur de la profession d’avocat ne prévoyait pas de sanction lorsque l’avocat introduisant une action à l’encontre d’un confrère de son barreau n’avait pas sollicité l’autorisation préalable du bâtonnier de l’ordre.
Il a retenu la faute de Maître [S] [B] ayant tardé à agir au fond postérieurement à l’arrêt du 16 avril 2013.
Il a considéré que les préjudices allégués n’étaient toutefois pas imputables aux défenderesses aux motifs que :
– la société Abce n’avait pas participé à la cession des actifs immobiliers ;
– la vente de la totalité de ces actifs pour solder une dette d’un montant sept fois inférieur avait relevé d’un choix personnel de [C] [M] ;
– [C] [M], qui ne justifiait pas avoir préalablement sollicité la société Abce, ne pouvait pas ignorer que le remboursement anticipé d’un prêt générait des frais ;
– la tardiveté des déclarations de tva et les frais et pénalités en étant résultés n’étaient pas imputables à la société Abce qui n’avait pas été en charge de la comptabilité générale des sociétés ;
– la société Abce n’avait pas été en charge de la gestion comptable et fiscale de la situation personnelle de [C] [M].
Par déclaration reçue au greffe le 18 juin 2021 enrôlée sous le numéro 21/1915, la société Cofina Holding, [C] [M] et la sci Stendhal ont interjeté appel de ce jugement. Une seconde déclaration d’appel a été reçue au greffe le 25 juin suivant et enrôlée sous le numéro 21/1983,
Par ordonnance du 6 juillet 2021, le conseiller de la mise en état a joint ces procédures.
Moyens
Par conclusions notifiées par voie électronique le 29 juillet 2021, la société Cofina Holding, [C] [M] et la sci Stendhal ont présenté les demandes suivantes :
‘La réformation de la décision est demandée.
Il est aussi demandé à la Cour de dire et juger l’appel recevable et bien fondé.
La Cour confirmera la décision entreprise en ce qu’elle a jugé établie la faute professionnelle.
En conséquence, elle jugera que la perte de chance étant établie, toute perte de chance doit entraîner réparation.
En conséquence il est demandé à la Cour de :
Dire et juger que Me [S] [B] et la SELARL WALTER & GARANCE ont commis des fautes engageant leur responsabilité contractuelle, vis-à-vis de COFINA HOLDING S.A.S, Monsieur [M] [C], et la SCI STENDHAL ;
Dire et juger que ces fautes leur ont fait perdre une chance, évaluée à 70% d’obtenir la condamnation de la société ABCE au paiement des sommes suivantes :
Pour la SCI STENDHAL :
o préjudice relatif à la perte d’une partie du prix de cession de son bien immobilier vendu à la SCA IMMOCA 500.000 € alors qu’il était valorisé au bilan de la SCI STENDHAL au titre de son acquisition et au bilan de la société [M] AUTOMOBILE SA au titre des constructions et aménagement réalisés sur lui pour une somme totale de 844.727,73 € (hors réévaluation au jour de la cession), soit un préjudice de 344.727,23 euros,
o préjudice lié à l’impôt qui a dû être acquitté par la SCI STENDHAL du chef de la cession ; sachant que ni cette cession ni cette imposition n’auraient jamais dû avoir lieu: 70.773 euros,
o frais assumés par la SCI STENDHAL du chef du remboursement anticipé de son prêt pour 9.666,16 euros,
o frais assumés par la SCI STENDHAL du chef des frais d’acte de mainlevée des inscriptions hypothécaires pour 2.836,46 euros.
Soit 299 601,99 €
– Pour Monsieur [M] :
o 10.000 euros à titre de dommages et intérêts du chef du préjudice moral qu’il a subi par suite de tourments liés aux différentes procédures de redressement fiscal qu’il a subies pendant de nombreuses années, outre les dénonciations à Monsieur le Procureur de la République qui ont porté gravement atteinte à son honneur et à sa réputation.
Soit 7 000 €
– Pour la société ETABLISSEMENTS [R] [M] :
o préjudice relatif à la perte d’une partie du prix de son bien immobilier vendu à la SCA IMMOCA à la somme de 1.500.000 euros (pièce n°40) alors que le bien était valorisé (hors actualisation) au minimum à la somme de 2.162.250 euros, soit un préjudice de 662.250 euros ;
Soit 463 575 €
Les condamner en conséquence solidairement au paiement :
– de 299 601,99 € à la SCI STENDHAL
– de 7 000 € à M. [M]
– de 463 575 € aux ETABLISSEMENTS [R] [M]
Les condamner également, sous la même condition de solidarité à payer aux requérants, créanciers solidaires, 20 000 € au titre des frais de justice engagés inutilement et 20 000 € sur le fondement de l’article 700.
Les condamner aux entiers dépens’.
Ils ont maintenu que Maître [S] [B] avait manqué à son devoir de conseil en ayant :
– poursuivi des procédures qu’elle décrivait désormais comme inévitablement vouées à l’échec ;
– fait perdre la possibilité de faire juger du bien fondé de l’action en responsabilité engagée à l’encontre de l’expert-comptable.
Ils ont demandé à être indemnisés :
– du coût des procédures engagées en vain ;
– de la perte de chance d’être indemnisés des préjudices subis imputables à la société Abce.
Ils ont soutenu que :
– cette société, chargée de l’établissement des comptes annuels, de la révision et de la supervision de la comptabilité, de la révision et de la supervision des déclarations fiscales annuelles, avait été sollicitée lors de la cession des fonds de commerce ;
– la conservation des actifs immobiliers produisant des revenus locatifs avait été conseillée en raison du faible prix d’achat proposé ;
– la société Abce était en charge depuis début 2007 de l’établissement de la comptabilité et des déclarations de tva, le personnel comptable des sociétés dont les fonds avaient été cédés ayant été transféré à l’acquéreur ;
– des frais avaient été supportés en raison du remboursement anticipé d’un prêt ;
– la société Abce n’avait pas informé des conséquences fiscales de la cession des activités, notamment en matière de tva et de la nécessité de conserver des fonds à disposition ;
– l’expert-comptable n’avait pas effectué les déclarations de tva nécessaires auprès de l’administration fiscale.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 12 octobre 2021, la selarl Walter & Garance et Maître [S] [B] ont demandé de:
‘CONFIRMER le jugement rendu le 29 mars 2021 en ce qu’il a :
– Rejeté les demandes en paiement formées par Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING et la SCI STENDHAL,
– Rejeté les demandes d’indemnité au titre de l’article 700 du CPC formées par Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING et la SCI STENDHAL,
– Condamné solidairement Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING et la SCI STENDHAL aux entiers dépens.
Statuant à nouveau,
DÉBOUTER Monsieur [M], la SAS COFINA HOLDING et la SCI STENDHAL de l’ensemble de leurs prétentions, fins et conclusions ;
CONDAMNER conjointement et solidairement les appelants à payer à chacune des concluantes une somme de 7 000 € sur le fondement de l’article 700 du CPC ;
CONDAMNER conjointement et solidairement les appelants en tous les dépen dont distraction au profit de la SCP MADY GILLET BRIAND qui affirme en avoir fait la plus grande avance dans les termes de l’article 699 du NCP’.
Elle ont rappelé que :
– l’appréciation d’une perte de chance nécessitait de reconstituer fictivement le procès ayant opposé les appelants à la société Abce ;
– tant le tribunal que la cour dans son arrêt du 16 avril 2013 avaient estimé que la société Abce n’était pas intervenue dans les opérations de cession des fonds de commerce ;
– l’appel du jugement du tribunal de commerce avait été interjeté, afin qu’il ne soit pas maintenu dans une décision devenue irrévocable que la société d’expertise-comptable n’avait pas pris part à ces cessions ;
– cette société n’avait pas été en charge de la gestion de la situation comptable et fiscale personnelle de [C] [M], ni de la comptabilité générale des sociétés à la date des cessions, ces missions ne lui ayant été confiées qu’à compter du 30 juin 2007.
Elles ont ajouté que :
– [C] [M], professionnel, ne pouvait pas ignorer que la revente du stock de véhicules allait générer de la tva et qu’il lui était nécessaire de conserver de la trésorerie ;
– le patrimoine immobilier de la sci Stendhal avait été valorisé au bilan à un prix excédant de plus de 300.000 € sa valeur vénale ;
– les diverses cessions avaient été imposées par la situation économique des sociétés qui n’était pas imputable à la société Abce ;
– le règlement de la dette de tva n’imposait pas de céder la totalité de l’actif immobilier.
Elles ont pour ces motifs conclu à l’absence de préjudice imputable à la société Abce, indemnisable sur le fondement d’une perte de chance.
L’ordonnance de clôture est du 10 novembre 2022.
Motivation
MOTIFS DE LA DÉCISION
A – SUR UNE FAUTE
L’avocat est tenu envers son client d’un devoir de conseil et de diligence. Il doit ainsi lui conseiller ou lui déconseiller une procédure judiciaire et, lorsque celle-ci est décidée, l’entreprendre dans les meilleurs délais et veiller à ne pas laisser prescrire l’action.
La société Glbs a représenté [C] [M] et les sociétés appelantes devant le tribunal de commerce, le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Poitiers. Il résulte des correspondances produites aux débats que [S] [B] était au sein de cette société d’avocats le conseil habituel des appelants.
Par courriel en date du 26 juin 2013 dont l’envoi et la réception ne sont pas contestés, [C] [M] a indiqué à [S] [B] que :
‘Malgré mes multiples appels depuis plus de 2 mois, je constate votre silence.
Je ne sais quoi penser de ce silence obstiné :
– ou votre secrétariat ne fait pas son travail
– ou il s’agit d’autre chose…
Je veux savoir qu’elles sont :
– les conséquences de ce jugement
– les possibilités éventuelles de recours
Je rappelle pour la énième fois que le jugement m’a été notifié par voie d’huissier le 02 mai dernier, le délai de réaction me semble compromis du fait de votre silence obstiné.
Je reste dans l’attente d’un contact de votre part dans les 24 heures’.
Il n’a pas été justifié d’une réponse à ces demandes.
Par courriel en date du 30 janvier 2014 dont l’envoi et la réception ne sont pas contestés, [C] [M] a indiqué à [S] [B] que :
‘Depuis le mois d’avril 2013, nous avons décidé d’assigner Audit Bernard Conseils et Expertises devant le TGI. Après de nombreuses relances de ma part, on m’a enfin transmis le au mois de novembre 2013 un projet d’assignation ainsi que la facture d’honoraires correspondant.
Depuis RIEN…
Vous voudrez bien me faire savoir dans les plus brefs délais où en est ce dossier !’.
Par courrier recommandé en date du 6 mars 2014 distribué le 10 mars suivant, il a indiqué à cet avocat que :
‘Depuis avril 2013 l’affaire ci-dessus devait être mise devant de Tribunal de Grande lnstance de Poitiers en responsabilité civile.
Or, malgré mes nombreux appels téléphoniques et mail, je suis dans l’expectative…
Les rares réponses par votre secrétariat sont très « floues ».
Enfin, aujourd’hui, j’apprends lors d’une communication téléphonique avec votre collaborateur chargé de mon dossier que les pièces dudit dossier ont été « égarées » au sein de votre Cabinet et que désespérément, il cherche depuis des mois à les récupérer auprès …de Maitre BOUTIN, l’avocat de la partie adverse !!!
J’ai beaucoup d’humour, mais là, je dois dire que j’ai failli tomber de ma chaise, vu l’importance des montants en jeu.
Et pourtant, j’ai reçu une facture n°21304191 datée du 15/11/13, concernant les honoraires d’une rédaction pour une assignation devant le TGI que j’ai réglé par un chèque CA le 16/12/13.
Votre Cabinet m’avait été recommandé comme étant compétent, professionnel et sérieux, je suis, aujourd’hui, dans le doute absolu.
Je serais joignable à daté du lundi 24 mars prochain, et souhaite qu’entre temps ce dossier aura été retrouvé et transmis au TGI.
Il est bien évident que si cela n’était pas le cas je me verrais contraint d’utiliser les moyens légaux à ma disposition pour faire valoir mon droit’.
Maître Stéphanie [B] a répondu par courrier en date du 20 mars 2014 que :
‘Comme j’ai pu vous l’indiquer, les pièces produites au cours de la procédure devant la Cour d’appel de Poitiers ne m’ont jamais été restituées, contrairement aux règles procédurales applicables.
J’ai alors multiplié les démarches tant auprès du greffe directement, que de l’avoué qui assurait la correspondance auprès de la Cour d’appel, et également l’avoué qui assurait auprès du Conseil adverse, afin de multiplier les possibilités.
J’ai relancé a de multiples reprises ces interlocuteurs.
En tout état de cause, mon correspondant à [Localité 7] m’annonce qu’il m’a expédié hier les pièces.
Dès réception des pièces, je ferais délivrer l’assignation’.
Il n’est pas justifié par l’intimée de ces diverses démarches.
Par courrier en date du 3 avril 2014, Maître [S] [B] a indiqué à son client que l’assignation avait été délivrée le 28 mars précédent.
L’arrêt confirmatif du 19 février 2019 désormais irrévocable a considéré que l’action exercée à l’encontre de la société Abce était prescrite, l’assignation du 28 mars 2014 ayant été délivrée après expiration du délai de prescription, survenue le 13 janvier précédent.
Maître [S] [B], en ayant fait délivrer tardivement l’acte introductif, en n’ayant pas attiré l’attention de son client sur les risques de prescription de l’action qu’un professionnel du droit ne pouvait pas ignorer, en n’ayant pas justifié par une cause extérieure son défaut de diligence – lequel ne peut être justifié par l’absence de restitution de son dossier à l’issue d’un précédent contentieux dès lors qu’elle devait par précaution élémentaire conserver l’original ou à tout le moins une copie utilisable des pièces produites – a manqué à ses obligations envers les appelants.
Ces manquements sont fautifs et engagent sa responsabilité.
Le jugement sera pour ces motifs confirmé de ce chef.
B – SUR LE PRÉJUDICE
1 – sur une perte de chance
Le manquement par Maître [S] [B] à ses obligations de conseil et de diligence a été à l’origine pour les appelants d’une perte de chance de gagner le procès engagée à l’encontre de la société Abce.
Les appelants ont produit aux débat les dernières conclusions de leur conseil notifiées en vue de l’audience de la mise en état du 18 mai 2015. Il y était soutenu que :
– les sociétés Abce et Jurica avaient conseillé de ne pas procéder à la cession des actifs immobiliers ;
– la société Abce qui avait en charge la comptabilité des entreprises avait établi le bilan de cessation d’activité du 2 janvier 2007 ;
– l’expert-comptable avait omis de procéder à des déclarations de tva en suite des cessions des fonds de commerce ;
– celui-ci n’avait pas attiré l’attention de [C] [M] sur les conséquences fiscales et bancaires de ces cessions, ni ne lui avait déconseillé de solder son compte courant d’associé afin de conserver des liquidités ;
– l’expert-comptable, en n’ayant pas mis en garde son client, en ne l’ayant pas informé des possibilités offertes en matière fiscale, sociale ou financière, en ayant omis de formuler des recommandations, avait manqué à ses obligations ;
– ce manquement avait été la cause d’un important préjudice dont il était demandé réparation.
Il résulte de cette argumentation, reprise devant la cour qui l’a détaillée dans son arrêt du 19 février 2019, que les demandes des appelants étaient présentées avoir des chances sérieuses de succès.
L’exercice après écoulement du délai de prescription a dès lors inévitablement fait perdre aux appelants une chance d’obtenir gain de cause.
Les intimés soutiennent désormais, en contradiction avec ces conclusions dont il n’est pas soutenu que les termes leur avaient été imposés par les appelants, qu’une telle action était vouée à l’échec.
La lettre de mission confiée à la société Abce n’a pas été produite. Cette société n’était pas en charge de la situation financière et fiscale personnelle de [C] [M].
Il n’est pas établi que la société Abce était chargée, à la date des cessions des fonds de commerce, de la comptabilité complète des sociétés appelantes. Son activité se limitait, au vu des documents produits, à l’établissement des documents comptables et fiscaux de fin d’exercice. Les sociétés Etablissements [R] [M] et [R] [M] disposaient en effet de leur propre service comptable.
Dans des courriers en date des 11 mars et 11 avril 2008 adressés à l’administration fiscale, [C] [M] ès qualités a notamment indiqué que :
‘Suite à la vente de son fonds de commerce avec effet au 2 janvier 2007, notre société a été déclarée sans activité et cette formalité a entraîné l’arrêt de notre connexion aux services internet de télédéclaration de TVA. Aucune déclaration de TVA papier ne nous a été envoyée ultérieurement.
La comptable de la société, qui établissait auparavant nos déclarations, a été reprise par le cessionnaire. Dans le cadre de nos accords, elle a continué à s’occuper par intermittence des comptes de notre société, notamment pour l’établissement du bilan au 31/12/2006 et en fonction des besoins de l’administration courante.
Par ailleurs, les factures et avoirs que la société AUTOMOBILES PEUGEOT aurait dû nous adresser n’ont pas été obtenus dans des délais normaux, et il a fallu que nous procédions à plusieurs réclamations pour obtenir les pièces justificatives concordantes.
De sorte que, la restructuration administrative, son changement d’employeur, l’absence de pièces comptables correspondantes et l’absence de déclarations de TVA papier au courrier, ont globalement trompé la vigilance de notre comptable et conduit à cette omission dans l’établissement des déclarations de TVA.
Lorsque notre Expert Comptable a repris la comptabilité et à la réception des pièces comptables justificatives affectant les mouvements de stocks, nous avons immédiatement procédé à la régularisation de notre situation en fonction des éléments en notre possession par le dépôt de la déclaration CA3 de décembre, puis par le dépôt de déclarations mensuelles reconstituées conformément à la demande de vos services.
Tous ces bouleversements d’organisation ne m’ont pas personnellement alerté, surtout que par ailleurs j’avais également des soucis familiaux du fait de l’état de santé préoccupant de ma fille’.
La facture de provision en date du 16 novembre 2006 de la société Jurica adressée à la société Cofina Holding a trait aux ‘honoraires pour interventions et assistance dans le cadre des démarches liées à la cession du fonds de commerce de votre société’. Aucun document similaire n’a été produit s’agissant des prestations de la société Abce.
Dans ses conclusions signifiées le 24 septembre 2012, le conseil de la société Abce avait indiqué en page 3 que : ‘En 2006, le cabinet ABCE a accompagné Monsieur [M] dans ses négociations pour la cession au groupe PGA MOTORS’ et que : ‘Le cabinet ABCE entretenait donc des relations professionnelles stables et de confiance avec Monsieur [M] dirigeant de toutes les sociétés’.
En page 10, il avait indiqué que :
‘Face à la conjoncture économique et aux difficultés de ses sociétés, ainsi qu’aux exigences normatives et financières du constructeur Automobiles PEUGEOT, Monsieur [M] décide en 2006 de vendre ses entreprises, soit par cession des actions des sociétés, soit par cession des fonds de commerce.
Parmi ses conseils, Monsieur [M] fait alors appel au Cabinet ABCE ainsi qu’au Cabinet JURICA pour l’accompagner dans cette démarche. Il travaillait également avec les cabinets KPMG et FIDAL qu’il n’a pas sollicités pour cette opération financière comme pour les précédentes’.
En page 13, il a été ajouté que :
‘L’opération globale de cession a été étudiée par ABCE et JURICA, ainsi que par les conseils du cessionnaire. Plusieurs réunions ont eu lieu avec l’acquéreur PGA MOTORS, tous les partenaires accompagnateurs et en présence, bien entendu, de Monsieur [M]’.
La société Abce, si elle n’est pas intervenue directement dans les opérations de cession des fonds de commerce, a toutefois eu connaissance du projet et son avis a été sollicité.
Par télécopie en date du 14 décembre 2016, la société Abce a transmis à [C] [M] un document établi par la société PGA Motors intitulé : ‘Principes comptables à respecter pour la détermination de la valeur d’actif net [M] 14 novembre 2006″. Ce document précise des modalités de cession du stocks de véhicules neufs, selon qu’ils ont ou non été payés. Dans
ce premier cas, les véhicules sont ‘défacturés puis refacturés par le Constructeur’. Dans le second cas, ils sont cédés au prix d’achat net déduction
faite de leur ancienneté. L’expert-comptable a fait sur le bordereau le commentaire suivant : ‘Suite à notre communication de ce matin concernant les voitures faisant partie de l’actif immobilisé, il est prévu dans la convention de cession du 15/11/06 qu’elles seront reprises après inventaire contradictoire’. Il a ajouté que : ‘Je reste à votre disposition pour tout renseignement complémentaire’.
Dans son jugement du 24 février 2012, le tribunal de commerce de Poitiers a considéré que :
– ‘les cabinets ABCE…et JURICA…ont bien étudié l’opération globale de la cession’ ;
– le cabinet d’expertise comptable n’avait pas conseillé à [C] [M] de solder ses comptes courants d’associé ;
– s’il s’était abstenu, [C] [M] n’aurait pas eu de difficulté à régler les dettes, ni eu à vendre les biens immobiliers ;
– professionnel, il ne pouvait pas ignorer les conséquences financières des cessions;
– la faute de la société Abce n’était pas démontrée.
La cour n’a dans son arrêt du 16 avril 2013 pas retenu de faute de la société Abce.
Eu égard au rôle minime qu’a pu avoir dans les opérations de cession des fonds de commerce la société Abce qui n’était pas en charge de la comptabilité courante des sociétés appelantes et qui n’avait pas conseillé de solder les comptes courants d’associé, de l’incertitude sur un manquement à un devoir de conseil ou de mise en garde et en l’absence de production de la lettre de mission qui définissait précisément les obligations contractuelles de l’expert-comptable, les chances pour les appelantes de voir condamner la société Abce avant expiration du délai de prescription étaient réduites.
Dès lors, la perte de chance d’obtenir gain de cause, si l’action avait été exercée avant qu’elle ne fût prescrite, était minime.
Pour ces motifs, l’indemnisation de cette perte de chance sera en considération des préjudices allégués évaluée à :
– 500 € s’agissant de [C] [M] ;
– 4.000 € s’agissant de la sci Stendhal ;
– 10.000 € s’agissant de la société Cofina Holding.
2 – sur les frais de procédure
La procédure engagée à l’encontre de la société Abce était vouée à l’échec, le délai de prescription étant expiré. La société Cofina Holding a ainsi eu à supporter inutilement des frais d’avocat et de procédure
Les factures suivantes de la société Walter & Garance ont été produites:
– facture n° 21304191 en date du 15 novembre 2013 598,00 €
– facture n° 21404042 en date du 15 octobre 2014 528,00 €
– facture n° 21502118 en date du 13 mai 2015 966,00 €
[Z] [L], expert-comptable, a dans une attestation en date du 17 octobre 2019 indiqué que : ‘les honoraires HT versés à des avocats, correspondants et huissiers, sur la période de 2009 à 2017 par la société :
SAS COFINA HOLDING.
[…]
S’élèvent à 21 355.00 € HT, soit 25 519.64 € TTC suivant le détail comme suit’ :
– Cojef 4.000 € hors taxes, 4.784 € toutes taxes comprises
– Glbs 12.090 € hors taxes, 14.459 € toutes taxes comprises
– scp Paille Thibault Clerc 500 € hors taxes, 598 € toutes taxes comprises
– Walter & Garance 3.785 € hors taxes, 4.542 € toutes taxes comprises
– [J] [W] 980 € hors taxes, 1.136 € toutes taxes comprises.
Il n’est pas précisé à quel titre est intervenue la société Cojef. La société Glbs a représenté les appelants lors de la procédure d’injonction de payer. L’arrêt du 16 avril 2013 mentionne que la scp Paille Thibault Clerc était le postulant du conseil de la société Abce. Ces honoraires sont sans lien avec la faute des intimés.
Le jugement du 28 mars 2017 précise que Maître [J] [W] était le postulant de la selarl Walter & Garance. Les honoraires du cabinet Walter & Garance sont en lien avec la procédure litigieuse.
Les frais et honoraires inutilement exposés sont en conséquence d’un montant toutes taxes comprises de 5.678 € (4.542 + 1.136).
A ce montant s’ajoute celui des indemnités dues sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, soit 3.500 € (tribunal de grande instance : 1.500 € ; cour d’appel : 2.000 €).
Est en conséquence due au titre de ces dépenses exposées en pure perte la somme de 9.178 € à la seule société Cofina Holding les ayant supportées.
C – SUR LES DEMANDES PRÉSENTÉES SUR LE FONDEMENT DE L’ARTICLE 700 DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE
Il serait inéquitable et préjudiciable aux droits des appelants de laisser à leur charge les sommes exposées par eux et non comprises dans les dépens. Il sera pour ce motif fait droit à leur demande formée de ce chef pour le montant ci-après précisé
D – SUR LES DÉPENS.
La charge des dépens de première instance et d’appel incombe aux intimées.
Dispositif
PAR CES MOTIFS,
Statuant par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire et en dernier ressort,
INFIRME le jugement du 29 mars 2021 du tribunal judiciaire de Poitiers ;
et statuant à nouveau,
CONDAMNE in solidum Maître [S] [B] et la selarl Walter & Garance à payer à titre de dommages et intérêts les sommes de :
– 500 € à [C] [M] ;
– 4.000 € à la sci Stendhal ;
– 10.000 € et 9.178 €, soit au total 19.178 € à la société Cofina Holding ;
avec intérêts de retard au taux légal à compter de la date du jugement ;
CONDAMNE in solidum Maître [S] [B] et la selarl Walter & Garance à payer à [C] [M], la sci Stendhal et la société Cofina Holding pris ensemble la somme de 6.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile :
CONDAMNE in solidum Maître [S] [B] et la selarl Walter & Garance aux dépens de première instance et d’appel.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,