Compétence territoriale et responsabilité bancaire : enjeux d’une escroquerie transfrontalière

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Compétence territoriale et responsabilité bancaire : enjeux d’une escroquerie transfrontalière

Mme [B] [I] a ouvert un compte à la BRED Banque Populaire et a été contactée par Revolut LTD pour investir dans un livret d’épargne. Entre juin et octobre 2019, elle a effectué six virements totalisant 96 000 euros vers un compte à Porto, qui ont été dissipés. Elle a déposé plusieurs plaintes pour escroquerie et a assigné en responsabilité la BRED Banque Populaire et Banco BPI SA devant le tribunal judiciaire de Paris. Le 14 décembre 2023, le tribunal a déclaré incompétent pour les demandes contre Banco BPI SA et a renvoyé l’affaire concernant BRED à une mise en état ultérieure. Mme [B] [I] a fait appel de cette ordonnance. Dans ses conclusions, elle a demandé la compétence du tribunal judiciaire de Paris pour statuer sur le litige avec Banco BPI SA. Banco BPI a demandé la confirmation de l’ordonnance initiale et la déclaration d’incompétence du tribunal. La cour a infirmé l’ordonnance du 14 décembre 2023, a déclaré le tribunal judiciaire de Paris compétent pour connaître des demandes de Mme [B] [I] contre Banco BPI, et a condamné cette dernière aux dépens.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

9 octobre 2024
Cour d’appel de Paris
RG
23/19628
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 6

ARRET DU 09 OCTOBRE 2024

ARRÊT SUR COMPÉTENCE

(n° , 6 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 23/19628 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CIUNM

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 14 Décembre 2023 – juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris 9ème chambre 3ème section RG n° 22/14554

APPELANTE

Madame [B] [I]

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Emilie CHANDLER, avocat au barreau de PARIS, toque : A0215

INTIMÉE

S.A. BANCO BPI société de droit portugais

[Adresse 4]

[Localité 2] (Portugal)

agissant poursuites et diligences par ses représentants légaux en exercice domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Me Belgin PELIT-JUMEL de la SELEURL BELGIN PELIT-JUMEL AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque : D1119

Ayant pour avocat plaidant Me Mari-Carmen GALLARDO ARDOUIN, avocat au barreau de PARIS, toque : D1981

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 01 Juillet 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

M. Marc BAILLY, président de chambre

M. Vincent BRAUD, président

Mme Laurence CHAINTRON, conseillère chargée du rapport

qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : Mme Mélanie THOMAS

ARRET :

– contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Marc BAILLY, président de chambre et par Mélanie THOMAS, greffier, présent lors de la mise à disposition.

* * * * *

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Mme [B] [I] est titulaire d’un compte ouvert dans les livres de la société anonyme BRED Banque Populaire.

Elle expose qu’après avoir été contactée par la société Revolut LTD qui lui proposait d’investir dans un livret d’épargne courant février 2018, elle a souhaité donner suite et a ainsi procédé entre juin 2019 et octobre 2019 à six virements pour un montant total de 96 000 euros sur un compte domicilié à Porto au Portugal. Ses fonds ont été dissipés et elle a déposé une plainte pour escroquerie les 9 janvier, 24 avril et 7 mai 2020.

Par exploits d’huissier du 8 novembre 2022, elle a fait assigner en responsabilité la société BRED Banque Populaire et la société anonyme de droit portugais Banco BPI SA devant le tribunal judiciaire de Paris.

Par ordonnance rendue le 14 décembre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a :

– déclaré le tribunal judiciaire de Paris incompétent pour connaître des demandes formées contre la société de droit portugais Banco BPI SA ;

– renvoyé Mme [B] [I] à mieux se pourvoir s’agissant des demandes formées contre la société de droit portugais Banco BPI SA ;

– renvoyé le surplus de l’affaire opposant Mme [B] [I] à la société BRED Banque Populaire à la mise en état électronique du 25 janvier 2024 à 13h30 pour conclusions de Mme [B] [I] ;

– dit n’y avoir lieu à faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile;

– condamné Mme [B] [I] aux dépens de l’instance s’agissant de la société de droit portugais Banco BPI SA ;

– réservé le surplus des dépens.

Par déclaration du 20 décembre 2023, Mme [B] [I] a relevé appel de cette ordonnance.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 20 décembre 2023, Mme [B] [I] demande au visa du Règlement européen ‘Bruxelles I BIS’ n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 et des articles 42 et 46 du code de procédure civile, à la cour de :

– infirmer l’ordonnance rendue le 14 décembre 2023 par le tribunal judiciaire de Paris en toutes ses dispositions.

Et statuant à nouveau :

– juger le tribunal judiciaire de Paris compétent, sur un plan territorial, pour avoir à statuer sur le litige l’opposant à la société Banco BPI SA, au regard de la compétence des juridictions françaises à raison du lieu de la matérialisation du dommage (à titre principal) ou au regard de la compétence des juridictions françaises à raison de la pluralité de défendeurs (à titre subsidiaire).

– renvoyer le dossier au tribunal judiciaire de Paris pour qu’il soit statué sur le fond du litige,

– débouter la société Banco BPI SA de l’ensemble de ses demandes,

– condamner la société Banco BPI SA à lui verser la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner la même aux entiers dépens.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 17 juin 2024, la société Banco BPI demande au visa des articles 789, 73 et suivants du code de procédure civile, des articles 4 (1), 7 (2) et 8 (1) du Règlement UE n° 1215/2012 du 12/12/2012, à la cour de :

– confirmer l’ordonnance rendue le 14 décembre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris en toutes ses dispositions,

En conséquence,

– déclarer le tribunal judiciaire de Paris incompétent au profit des juridictions portugaises pour connaître de l’action intentée par Mme Mme [B] [I] à son encontre,

Et en conséquence,

– renvoyer les parties à mieux se pourvoir,

En tout état de cause :

– rejeter les demandes, fins et conclusions de Mme [B] [I] ,

– condamner Mme Mme [B] [I] à lui payer une somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

MOTIFS

Mme [I] sollicite le rejet de l’exception d’incompétence, à titre principal, en raison du lieu de la matérialisation du dommage et, à titre subsidiaire, en raison de la pluralité de défendeurs. Pour conclure au rejet de l’exception d’incompétence soulevée par la société de droit portugais Banco BPI, Mme [I] invoque, à titre principal, les dispositions de l’article 46 du code de procédure civile et fait valoir qu’elle disposait d’une option de compétence en matière délictuelle. Elle ajoute que les virements litigieux ont été effectués en France et que la disparition des fonds est intervenue sur ce même compte de sorte que le fait dommageable est survenu en France, ce qui donne compétence aux juridictions françaises pour connaître du litige, conformément à l’article 7.2 du règlement Bruxelles I bis. A cet égard, elle précise que selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, les juridictions du domicile du demandeur sont compétentes au titre de la matérialisation du dommage pour connaître d’une telle action, lorsque ledit dommage se réalise directement sur un compte bancaire de ce demandeur auprès d’une banque établie dans le ressort de ces juridictions. Elle ajoute qu’en l’occurrence, les rapports entre elle et la banque portugaise sont de nature délictuelle et que son préjudice s’est réalisé directement sur son compte bancaire français, comme la dissipation des fonds. Elle en déduit que le dommage s’est matérialisé en France. Elle précise également que l’appropriation réelle des fonds n’intervient pas au sein de l’Union Européenne, mais sur des comptes offshores domiciliés dans des paradis fiscaux et que la particularité des développements des escroqueries via internet est de nature à remettre en cause le procédé classique de localisation matérielle.

Subsidiairement, elle invoque les dispositions de l’article 42 du code de procédure civile et fait valoir qu’elle disposait d’une option de compétence compte tenu de la pluralité des défendeurs au présent litige.

Elle estime ainsi que les juridictions françaises sont compétentes du moment que l’une des sociétés défenderesses est domiciliée en France.

Elle invoque également les dispositions de l’article 8 du règlement Bruxelles I bis, qui permet une extension de compétence lorsqu’il y a plusieurs défendeurs et que les demandes formées contre eux sont liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps, afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément avec le risque de ne pas obtenir une réparation intégrale. Mme [I] souligne que les règles applicables au présent litige trouvent leur origine dans les directives européennes, qui sont par définition applicables en France et au Portugal. Elle relève que les faits allégués au soutien de ses demandes formées contre les deux établissements bancaires sont identiques et que les demandes posent des questions communes qui appellent des réponses coordonnées, notamment, quant à la réparation intégrale de son préjudice.

Au soutien de son exception d’incompétence, la société Banco BPI SA invoque les dispositions de l’article 4 §1 du règlement Bruxelles I bis, qui prévoient que les personnes domiciliées sur le territoire d’un Etat membre sont attraites devant les juridictions de cet Etat membre. Elle expose être domiciliée à [Localité 5] au Portugal et n’avoir aucune implantation en France. Elle en déduit que seules les juridictions portugaises sont compétentes pour statuer sur les demandes formulées à son encontre par Mme [I].

Elle soutient que l’article 7.2 de ce règlement qui permet d’attraire une partie domiciliée sur le territoire d’un Etat membre dans un autre Etat membre et en matière délictuelle devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire est d’interprétation stricte, le principe étant celui du domicile du défendeur. Elle souligne que l’événement causal allégué (les prétendus manquements à son obligation de vigilance, les comptes bancaires litigieux ayant été ouverts dans ses livres au Portugal) comme le lieu où le dommage est survenu (lieu de l’appropriation des fonds) sont situés au Portugal.

La banque portugaise ajoute que l’article 8 §1 du même règlement européen, qui prévoit une extension de compétence en cas de pluralité de défendeurs, est également d’interprétation stricte. Elle considère que Mme [I] ne rapporte pas la preuve que des décisions rendues par des juridictions distinctes seraient inconciliables et entraîneraient des conséquences juridiques qui s’excluraient mutuellement et qu’elles ne pourraient être exécutées simultanément. Elle souligne qu’il n’y a pas une même situation de fait, dans la mesure où il n’y a pas un même manquement. Elle ajoute qu’une condamnation in solidum ne suffit pas à retenir la connexité des demandes. Elle relève qu’il n’y a pas non plus une même situation de droit, les demandes formées contre elle étant fondées sur la responsabilité délictuelle, tandis que les demandes formées contre la banque française relèvent de la responsabilité contractuelle.

Elle rappelle que Mme [I] ne peut fonder son action à son encontre ni sur les dispositions découlant des directives anti-banchiment qui ne sont pas directement applicables, ni sur celles des articles du code monétaire et financier et de l’article 1240 du code civil, la loi portugaise étant seule applicable à l’action engagée à son encontre et aux demandes dirigées contre elle.

Elle précise que la compétence des juridictions portugaises était seule prévisible pour elle.

A titre liminaire, il y a lieu de relever que l’appréciation de la compétence, concernant la société Banco BPI, société de droit portugais dont le siège social est situé à Porto, relève du champ d’application du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale dite Bruxelles I Bis, et non comme le soutient Mme [I] des articles 42 et 46 du code de procédure civile.

Aux termes de l’article 4, paragraphe premier, du chapitre II Compétence dudit règlement, sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.

Aux termes de l’article 5, paragraphe premier, du chapitre II Compétence dudit règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre.

Mme [I] se prévaut de la compétence du tribunal judiciaire de Paris pour connaître de ses demandes dirigées contre la société Banco BPI, sur le fondement des articles 7, deuxièmement et 8, premièrement, de la section 2 Compétences spéciales du chapitre II du règlement précité.

L’article 8 de ce règlement dispose que :

‘Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraite :

1) s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.’

En l’espèce, Mme [I] a fait assigner en responsabilité devant le tribunal judiciaire de Paris la société BRED Banque Populaire et la société anonyme de droit portugais Banco BPI en ce qu’elles ont concouru à la réalisation d’un même dommage, soit la perte des fonds investis entre juin et octobre 2019, par des virements effectués sur le compte d’une société dénommée Revolut LTD ouvert dans les livres de la société Banco BPI dont le siège social est situé au Portugal. Elle invoque à leur encontre des manquements à leurs obligations de surveillance et de vigilance issues notamment de la directive n o 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, de sorte que les demandes, qui se rapportent aux mêmes faits et qui tendent à des fins identiques, posent des questions communes qui appellent des réponses coordonnées, notamment sur la matérialité et l’étendue du préjudice, l’analyse des causes du dommage et la responsabilité éventuelle de chaque société.

Par ailleurs, la société Banco BPI, qui avait ouvert dans ses livres un compte à un bénéficiaire recevant des virements en provenance de France susceptibles d’avoir un caractère frauduleux, pouvait s’attendre à être attraite devant les juridictions françaises.

Il s’en déduit que les actions en responsabilité intentées par Mme [I] sont connexes en ce qu’elles s’inscrivent dans une même situation de fait et de droit et que, pour éviter tout risque d’inconciliabilité des solutions, il y a lieu de les juger ensemble, peu important que les demandes soient éventuellement fondées sur des lois différentes et que les rapports entre les parties soient distincts (Civ. 1ère, 26 sept. 2012, no 11-26.022 ; 17 fév. 2021, no 19-17.345).

Le tribunal judiciaire de Paris, saisi des demandes dirigées contre la société BRED Banque Populaire et la société anonyme de droit portugais Banco BPI, est donc compétent pour connaître de l’action en responsabilité initiée par Mme [I] sur le fondement de l’article 8, premièrement, du règlement précité.

Sans qu’il soit besoin d’examiner le moyen pris de l’article 7, deuxièmement, dudit règlement, l’ordonnance entreprise sera infirmée en ce qu’elle a accueilli l’exception d’incompétence soulevée par la société Banco BPI.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Aux termes de l’article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. La société intimée en supportera donc la charge.

En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il n’apparaît pas inéquitable de laisser à la charge des parties les frais irrépétibles qu’elles ont été contraintes d’engager dans la présente instance pour assurer la défense de leurs intérêts. Elles seront donc déboutées de leurs demandes respectives au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

LA COUR,

PAR CES MOTIFS,

INFIRME l’ordonnance rendue le 14 décembre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris ;

Statuant à nouveau du chef de la décision infirmée et y ajoutant,

REJETTE l’exception d’incompétence soulevée par la société Banco BPI ;

DECLARE le tribunal judiciaire de Paris compétent pour connaître des demandes de Mme [B] [I] formées à l’encontre de la société Banco BPI ;

DIT n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société Banco BPI aux dépens de première instance et d’appel ;

REJETTE toute autre demande plus ample ou contraire.

* * * * *

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


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