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25 mai 2022
Cour d’appel de Paris
RG n°
21/18398
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 1
ARRET DU 25 MAI 2022
(n° 097, 20 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : 21/18398 – N° Portalis 35L7-V-B7F-CEQ2U
Décision déférée à la Cour : Ordonnance de référé du 29 Septembre 2021 -Président du TJ de PARIS RG n° 21/55930
APPELANTES
Société BAYER HEALTHCARE LLC
Immatriculée et régie selon les lois de l’État du Delaware (États-Unis d’Amérique),
Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 1]
[Adresse 8]
ETATS-UNIS
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Assistée de Me Laetitia BENARD et Me Charles TUFFREAU de ALLEN & OVERY LLP, avocats au barreau de PARIS, toque : J022
Société BAYER CONSUMER CARE AG
Société de droit suisse,
Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 10]
[Adresse 4]
SUISSE
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Assistée de Me Laetitia BENARD et Me Charles TUFFREAU de ALLEN & OVERY LLP, avocats au barreau de PARIS, toque : J022
[S]A.[S] BAYER HEALTHCARE
Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de LILLE METROPOLE sous le numéro 706 580 149
Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 3]
[Localité 5]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Assistée de Me Laetitia BENARD et Me Charles TUFFREAU de ALLEN & OVERY LLP, avocats au barreau de PARIS, toque : J022
INTIMÉES
Société TEVA BV
Société de droit néerlandais
Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
Swensweg 5
2031
2031 GA HAARLEM
(PAYS- BAS)
Représentée par Me Jean-Claude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, toque : D0945
Assistée de Me François POCHART et Me Pierre-Olivier ALLY de la SCP AUGUST & DEBOUZY et associés, avocats au barreau de PARIS, toque : P0438
SAS TEVA SANTE
Immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de NANTERRE sous le numéro 401 972 476
Prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 2]
[Localité 6]
Représentée par Me Jean-Claude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, toque : D0945
Assistée de Me François POCHART et Me Pierre-Olivier ALLY de la SCP AUGUST & DEBOUZY et associés, avocats au barreau de PARIS, toque : P0438
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 16 mars 2022, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Françoise BARUTEL, conseillère et Mme Isabelle DOUILLET, présidente de chambre, chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport.
Ces magistrates ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme Isabelle DOUILLET, présidente de chambre
Mme Françoise BARUTEL, conseillère
Mme Déborah BOHÉE, conseillère.
Greffier, lors des débats : Mme Karine ABELKALON
ARRÊT :
Contradictoire
par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
signé par Isabelle DOUILLET, Présidente de chambre et par Karine ABELKALON, Greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
EXPOSÉ DU LITIGE
La société de droit américain (Etat du Delaware) BAYER HEALTHCARE LLC, la société de droit suisse BAYER CONSUMER CARE et la société française BAYER HEALTHCARE SAS (ci-après, les sociétés BAYER) appartiennent au groupe allemand BAYER, actif depuis 150 ans et dans le monde entier, dans les secteurs de la santé et de l’agriculture.
Le groupe se présente comme possédant un important portefeuille de brevets destiné à protéger les innovations issues de ses recherches, notamment dans le domaine de la lutte contre le cancer.
La société BAYER HEALTHCARE LLC est ainsi titulaire du brevet européen désignant la France EP n°1 140 840 (ci-après, le brevet EP 840) ayant pour titre « Diphenylurées à substituants -g(v)-carboxyaryles, inhibitrices de kinase raf », dont la demande (WO 00/42012) a été déposée le 12 janvier 2000 sous priorité de la demande US 60/115,877 déposée le 13 janvier 1999, de la demande US 09/257,266 déposée le 25 février 1999 et de la demande US 09/425,228 déposée le 22 octobre 1999.
Le brevet EP 840 protège un groupe de composés de type urée aryle (dont le sorafénib), utilisés en tant qu’inhibiteurs de la kinase raf, dont l’activation constitue l’une des anomalies fréquemment retrouvée dans les cancers humains. Le brevet EP 840 divulgue ainsi l’utilisation de ces composés de type urée aryle dans le traitement de la croissance cellulaire cancéreuse induite par la kinase raf, ainsi que des compositions pharmaceutiques pour leur utilisation dans une telle thérapie.
Le brevet EP 840 a expiré le 12 janvier 2020.
La société BAYER HEALTHCARE avait obtenu pour ce brevet un certificat complémentaire de protection afin de compenser la perte de protection effective pour la période écoulée entre le dépôt du brevet et la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché du produit couvert par ce brevet.
Le CCP n° 06C0034, déposé le 8 décembre 2006 sur la base du brevet EP 840 et de l’autorisation de mise sur le marché pour la spécialité NEXAVAR® délivrée le 21 juillet 2006, a été délivré par l’INPI le 27 avril 2007 et a expiré le 21 juillet 2021.
La société BAYER HEALTHCARE LLC est également titulaire du brevet européen EP 2 305 255 (ci-après, le brevet EP 255), intitulé « Composés de type urée aryle combinés à d’autres agents cytostatiques ou cytotoxiques et servant à traiter des cancers humains».
Le brevet EP 255 est une demande divisionnaire du brevet EP 1 769 795, qui est lui-même une demande divisionnaire du brevet EP 1 450 799 issu de la demande WO 579 déposée le 3 décembre 2002 et revendiquant la priorité de la demande américaine US 60/334,609 déposée le 3 décembre 2001.
La société BAYER HEALTHCARE a déposé sa requête en délivrance du brevet EP 255 le 30 septembre 2010 et la mention de la délivrance de ce brevet a été publiée le 22 août 2012.
La protection du brevet EP 255 court jusqu’au 3 décembre 2022.
Le brevet EP 255 divulgue des composés de type urée aryle, ainsi que leur combinaison avec d’autres agents cytotoxiques et cytostatiques pour traiter les maladies induites par la kinase raf, telles que le cancer.
La revendication 12 du brevet EP 255 se rapporte spécifiquement au sel de tosylate de la N-(4-chloro-3-(trifluorométhyl)phényl-N’-(4-(2-(N-méthyl-carb amoyl)-4-pyridyloxy)phényl) urée, autrement dit le tosylate de sorafénib.
Les sociétés BAYER CONSUMER et BAYER HEALTHCARE SAS sont respectivement la licenciée et la sous-licenciée exclusives pour le brevet EP 255.
Le tosylate de sorafénib est commercialisé en France sous le nom de spécialité NEXAVAR®, qui bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché délivrée le 21 juillet 2006. La spécialité NEXAVAR® est indiquée dans le traitement du carcinome hépatocellulaire, du carcinome rénal et du carcinome thyroïdien différencié, et bénéficie d’une exclusivité commerciale en tant que médicament orphelin jusqu’au 27 mai 2024 pour l’indication relative au traitement des carcinomes thyroïdiens papillaire et folliculaire.
En 2020, cette spécialité a représenté un chiffre d’affaires de 639 millions d’euros dans le monde.
La société de droit israëlien TEVA PHARMACEUTICALS INDUSTRIES est à la tête d’un groupe de taille mondiale spécialisé dans le développement de médicaments génériques et de médicaments princeps protégés par ses propres droits de brevet.
Sa filiale néerlandaise, la société TEVA BV est titulaire de l’autorisation de mise sur le marché de la spécialité générique SORAFENIB TEVA 200 mg, comprimé pelliculé délivrée le 31 décembre 2018.
Sa filiale française, la société TEVA SANTE, est en charge de la distribution sur le marché français de cette spécialité générique.
Par une lettre du 6 mars 2019, le conseil des sociétés BAYER a mis en demeure la société néerlandaise TEVA de ne pas commercialiser la spécialité SORAFENIB TEVA, contrefaisant, selon lui, les brevets EP 255 et EP 840 (aujourd’hui expiré), ainsi que le CCP n° 06C0034.
Par décisions du 26 avril 2021, publiées le 30 avril 2021, la spécialité SORAFENIB TEVA a fait l’objet d’une fixation de prix et a été inscrite sur la liste des spécialités pharmaceutiques remboursables et sur la liste des spécialités pharmaceutiques agréées à l’usage des collectivités et services publics.
Aussi, le 15 juin 2021, le conseil des sociétés BAYER a-t-il adressé une seconde lettre de mise en demeure à la société TEVA lui demandant de confirmer qu’elle n’allait pas contrefaire le CCP
n°06C0034 et la revendication 12 du brevet EP 255 (à la suite de l’expiration de la protection conférée par le brevet EP 840).
N’ayant reçu aucune réponse à leurs mises en demeure, les sociétés BAYER ont été autorisées, le 8 juillet 2021, à assigner les sociétés TEVA BV et TEVA SANTE (ci-après, les sociétés TEVA) en référé d’heure à heure, sur le fondement de la contrefaçon imminente de la revendication 12 du brevet EP 255.
Par actes d’huissier du 9 juillet 2021, les sociétés BAYER ont fait assigner en référé d’heure à heure les sociétés TEVA devant le délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris, pour demander notamment qu’interdiction leur soit faite de commercialiser la spécialité générique SORAFENIB TEVA en France, que soient ordonnés le retrait des réseaux de distribution de toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 12 du brevet EP 255 et la saisie des stocks d’une telle composition, ainsi que la mise en ‘uvre d’un droit à l’information et la publication de la décision à intervenir.
Parallèlement à cette procédure, différentes actions en interdiction et en annulation du brevet EP 255 ont été engagées en Europe.
En Allemagne, le tribunal de Munich a prononcé, le 10 septembre 2021, à la demande des sociétés BAYER, des mesures d’interdiction provisoire contre un certain nombre de laboratoires, parmi lesquels la société RATIOPHARM, filiale du groupe TEVA, sur la base d’une atteinte imminente aux droits conférés par la revendication 12 du brevet EP 255, et ce jusqu’au 29 septembre 2021, date à laquelle le tribunal fédéral des brevets allemands devait se prononcer sur l’action en nullité de cette même revendication engagée, en février 2020, notamment par les sociétés RATIOPHARM et STADA. Ces décisions d’interdiction ont fait l’objet d’un appel.
Le 29 septembre 2021, dans le cadre de l’action en nullité engagée par les sociétés RATIOPHARM et STADA, le tribunal fédéral des brevets allemands a conclu que la revendication 12 du brevet était nulle pour défaut d’activité inventive. Cette décision fait actuellement l’objet d’un appel.
Au Royaume-Uni, les sociétés TEVA PHARMACEUTICAL INDUSTRIES et TEVA UK ont, le 19 mars 2020, engagé une action en nullité de la revendication 12 du brevet EP 255, concluant in fine à sa seule nullité pour défaut d’activité inventive. Le 8 octobre 2021, la High Court of Justice a annulé la revendication 12 du brevet pour défaut d’activité inventive. Un appel est actuellement pendant contre cette décision.
D’autres procédures sont suivies en Europe (Autriche, Portugal, Belgique, Espagne, Roumanie, Finlande, République Tchèque, Slovaquie, Italie, Estonie, Suisse, Lettonie, Pays-Bas).
En France, les sociétés BAYER ont engagé, à l’été 2021, des actions au fond en contrefaçon de la revendication 12 du brevet EP 255 devant le tribunal judiciaire de Paris à l’encontre des laboratoires BIOGARAN, MYLAN, SANDOZ et ZENTIVA.
C’est dans ce contexte que par une ordonnance de référé rendue le 29 septembre 2021, le délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris a :
– écarté l’exception de procédure tirée de la nullité de l’assignation délivrée à la société TEVA BV;
– constaté l’existence d’une contestation sérieuse de nature à remettre en cause le caractère vraisemblable de la contrefaçon de la revendication 12 de la partie française du brevet EP 255
par les sociétés TEVA ;
– dit par conséquent n’y avoir lieu à prononcé de mesures d’interdiction en référé ;
– rejeté la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive présentée par les sociétés TEVA ;
– condamné les sociétés BAYER aux dépens, dont distraction au bénéfice de Me [M] à conformément à l’article 699 du code de procédure civile ;
– condamné les sociétés BAYER à payer à la société TEVA SANTE la somme de 80.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que la somme de 20.000 euros à la société TEVA BV sur le même fondement.
Le 21 octobre 2021, les sociétés BAYER ont interjeté appel de cette ordonnance.
Par ordonnance du 2 novembre 2021 de la présidente de cette chambre, agissant par délégation du premier président de la cour d’appel de Paris, les sociétés BAYER ont été autorisées à assigner les sociétés TEVA à jour fixe à l’audience du 16 mars 2022.
Dans leurs dernières conclusions numérotées 2 transmises le 18 février 2022, les sociétés BAYER demandent à la cour :
– d’infirmer l’ordonnance de référé en ce qu’elle a :
– constaté l’existence d’une contestation sérieuse de nature à remettre en cause le caractère vraisemblable de la contrefaçon de la revendication 12 de la partie française du brevet EP n° 2 305 255 par les sociétés TEVA ;
– dit par conséquent n’y avoir lieu au prononcé de mesures d’interdiction en référé ;
– condamné les sociétés BAYER aux dépens, et autorisé Me [M] à recouvrer directement ceux dont il aurait fait l’avance sans avoir reçu provision conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;
– condamné les sociétés BAYER à payer à la société TEVA SANTE la somme de 80.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que la somme de 20.000 euros à la société TEVA BV sur le même fondement ;
– statuant à nouveau :
– de juger que la spécialité générique « SORAFENIB TEVA 200mg, comprimé pelliculé » reproduit la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255 ;
– d’interdire aux sociétés TEVA jusqu’au 3 décembre 2022 inclus de fabriquer, importer, exporter, transborder, offrir en vente, mettre sur le marché, utiliser et détenir aux fins précitées, des compositions pharmaceutiques reproduisant la revendication 12 du brevet européen 255, sous astreinte de 10.000 € par conditionnement fabriqué, importé, exporté, transbordé, offert en vente, commercialisé, utilisé ou détenu, quelle que soit sa forme de conditionnement, à compter de la date de la signification de l’ordonnance à intervenir ;
– d’ordonner aux sociétés TEVA de rappeler et/ou de retirer des réseaux de distribution, y compris auprès des pharmacies, toute composition pharmaceutique fabriquée, importée, exportée, transbordée, offerte en vente, vendue, utilisée et détenue aux fins précitées, reproduisant la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255, sous astreinte de 10.000 €par conditionnement non rappelé ou non retiré des réseaux de distribution, à compter d’un délai de 48 heures suivant la date de la signification de la décision à intervenir ;
– d’autoriser les sociétés BAYER à demander que toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255 soit remise à tout huissier de leur choix, aux seuls frais de TEVA BV et TEVA SANTE, afin d’empêcher leur introduction dans les circuits commerciaux et la poursuite d’actes de contrefaçon et par conséquent :
– d’autoriser les sociétés BAYER à faire procéder par tout huissier instrumentaire de son choix, à la saisie réelle de toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255 dans les locaux de TEVA BV et TEVA SANTE et en tous endroits dans lesquels les opérations révéleraient la présence de produits contrefaisants, afin que ces produits soient conservés sous le contrôle de l’huissier en tout lieu de stockage approprié ;
– d’autoriser l’huissier instrumentaire à se faire assister d’un officier de police ou de tout
représentant de la force publique qui pourra procéder même en dehors de sa circonscription, et de tout expert du choix des sociétés BAYER, autres que les subordonnés des demanderesses ;
– d’autoriser l’huissier instrumentaire à se faire assister par un serrurier, par un informaticien et par toute personne de son étude ;
– d’autoriser l’huissier instrumentaire à poursuivre, en cas de besoin, ses opérations au-delà de la fin du premier jour ; dans ce cas, autoriser l’huissier instrumentaire à apposer les scellés sur les produits pertinents et, d’une façon générale, à apposer tous scellés ou autres moyens dans le but de préserver, sauvegarder et conserver toute composition pharmaceutique reproduisant la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255 à saisir dans les lieux de la saisie ;
– d’autoriser l’huissier instrumentaire à se faire assister par un manutentionnaire, emballeur et conducteur pour le transport des produits saisis et autoriser l’huissier instrumentaire à apporter tout moyen de transporter sur les lieux de la saisie ;
– d’ordonner aux sociétés TEVA, sous astreinte de 10.000 € par jour de retard passé un délai de huit jours à compter de la date de la signification de la décision à intervenir, à communiquer tous documents ou informations détenus par aux sociétés TEVA afin de déterminer l’origine et les réseaux de distribution des compositions pharmaceutiques reproduisant la revendication 12 du brevet européen 255, et notamment (i) les noms et adresses des fabricants, grossistes, importateurs et autres détenteurs antérieurs de ces produits, (ii) les quantités produites, importées, commercialisées, livrées, reçues ou commandées et (iii) le prix, la marge et autres avantages obtenus pour ces produits contrefaisants, y compris le prix de vente et le prix d’achat de ces produits ;
– d’ordonner la publication de l’intégralité de la décision, aux frais exclusifs des sociétés TEVA, sous la forme d’un document PDF reproduisant l’entière décision et accessible par un lien hypertexte apparent situé sur la page d’accueil du site Internet de TEVA BV et TEVA SANTE, quelle que soit l’adresse permettant d’accéder à ce site Internet, le titre du lien étant, dans la langue appropriée : « La Cour d’appel de Paris a ordonné des mesures provisoires interdisant à la société TEVA de commercialiser en France des médicaments comprenant du tosylate de sorafénib en contrefaçon des droits de la société BAYER » dans une police de taille 20 (vingt) au moins, pendant 6 (six) mois, dans un délai de huit jours à compter de la signification de la décision à intervenir et sous astreinte de 5.000 € par jour de retard ;
– de dire que la cour sera compétente pour statuer, s’il y a lieu, sur la liquidation des astreintes qu’il a fixées ;
– en tout état de cause :
– de débouter les sociétés TEVA de toutes leurs demandes,
– de les condamner à payer aux sociétés BAYER la somme de 150.000 € en application de l’article 700 du Code de procédure civile, sauf à parfaire ;
– de condamner les sociétés TEVA aux entiers dépens et dire que ceux-ci pourront être recouvrés directement par Me BOCCON-GIBOD, avocat, dans les conditions prévues par l’article 699 du code de procédure civile.
Dans leurs dernières conclusions numérotées 2 transmises le 11 mars 2022, les sociétés TEVA demandent à la cour :
– de confirmer l’ordonnance de référé en ce qu’elle a :
– constaté l’existence d’une contestation sérieuse de nature à remettre en cause le caractère vraisemblable de la contrefaçon de la revendication 12 de la partie française du brevet EP 255 par les sociétés TEVA ;
– dit par conséquent n’y avoir lieu à prononcer de mesures d’interdiction en référé ;
– condamné les sociétés BAYER aux dépens, et autorisé Me [M] à recouvrer directement ceux dont il aurait fait l’avance sans avoir reçu provision conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;
– condamné les sociétés BAYER à payer à la société TEVA SANTE la somme de 80.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi que la somme de 20.000 euros à la société TEVA BV sur le même fondement ;
– d’infirmer l’ordonnance de référé en ce qu’elle a :
– écarté l’exception de procédure tirée de la nullité de l’assignation délivrée à la société TEVA BV ;
– rejeté la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive présentée par les sociétés TEVA ;
– statuant à nouveau :
– de prononcer la nullité pour vice de forme de l’assignation de TEVA BV ;
– de débouter les sociétés BAYER de l’intégralité de leurs demandes à l’encontre des sociétés TEVA ;
– de juger qu’il n’y a pas lieu à référé, les conditions de l’article L.615-3 du code de la propriété intellectuelle n’étant pas réunies ;
– de rejeter l’ensemble des demandes des sociétés BAYER à l’encontre des sociétés TEVA ;
– de condamner les sociétés BAYER à verser aux sociétés TEVA la somme de 100 000 euros en application des dispositions de l’article 32-1 du code de procédure civile ;
– de condamner les sociétés BAYER à une amende civile de 10 000 euros en application des dispositions de l’article 32-1 du code de procédure civile ;
– de condamner les sociétés BAYER à verser aux sociétés TEVA la somme de 150 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– de condamner les sociétés BAYER aux entiers dépens et dire que ceux-ci pourront être recouvrés directement par Me CHEVILLER, avocat, dans les conditions prévues par l’article 699 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DECISION
En application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu’elles ont transmises, telles que susvisées.
Sur l’exception de nullité de l’assignation délivrée à la société TEVA BV
Les sociétés TEVA maintiennent, au visa de l’article 56-2° du code de procédure civile, que l’assignation délivrée à la société TEVA BV est nulle pour vice de forme, dès lors que les sociétés BAYER n’y précisent pas les actes de contrefaçon qui sont reprochés à cette société et qu’il en résulte un grief pour la société TEVA BV qui n’a pas été mise en mesure d’organiser utilement sa défense. Elles font valoir que la section 5 de l’assignation est particulièrement imprécise, n’opérant aucune distinction entre les actes reprochés à la société TEVA BV et ceux reprochés à la société TEVA SANTE, que les conclusions des appelantes n’apportent pas plus de précision quant aux actes reprochés à l’une et à l’autre société, alors que la société TEVA BV est titulaire de l’autorisation de mise sur le marché relative aux spécialités SORAFENIB TEVA, tandis que la société TEVA SANTE en est l’exploitante sur le territoire français, les rôles des deux sociétés dans l’exploitation de l’autorisation de mise sur le marché étant donc très différents, et les actes potentiellement constitutifs d’une contrefaçon ne pouvant se confondre.
Les sociétés BAYER soutiennent que toutes les conditions de l’article 56 du code de procédure civile ont été respectées, l’assignation identifiant les produits argués de contrefaçon et explicitant la manière dont ces produits reproduisent les caractéristiques du brevet tout en justifiant les raisons de la mise en cause des deux sociétés TEVA en précisant le fondement juridique des demandes fondées sur une imminence de contrefaçon ainsi que les actes de contrefaçon que les sociétés TEVA doivent se voir interdire, ces mêmes développements étant repris dans leurs conclusions d’appel. Elles précisent que l’assignation étant fondée sur une imminence de contrefaçon, aucun acte de contrefaçon en tant que tel ne pouvait donc être reproché à la société TEVA BV au jour de l’assignation, que l’ensemble des actes de contrefaçon est désormais reproché aux deux sociétés, désignées collectivement sous le nom de TEVA, la société TEVA BV, en tant que titulaire de l’AMM de la spécialité SORAFENIB TEVA, étant responsable de l’ensemble des actes de contrefaçon commis en vertu de cet AMM. Elles arguent enfin qu’aucun grief n’est démontré.
Ceci étant exposé, l’article 56 du code de procédure civile précise que : ‘L’assignation contient à peine de nullité, outre les mentions prescrites pour les actes d’huissier de justice et celles énoncées à l’article 54 :
(…)
2° Un exposé des moyens en fait et en droit ;
3° La liste des pièces sur lesquelles la demande est fondée dans un bordereau qui lui est annexé ;
(…) Elle vaut conclusions’.
Par ailleurs, aux termes de l’article 114 du code de procédure civile, ‘Aucun acte de procédure ne peut être déclaré nul pour vice de forme si la nullité n’en est pas expressément prévue par la loi, sauf en cas d’inobservation d’une formalité substantielle ou d’ordre public.
La nullité ne peut être prononcée qu’à charge pour l’adversaire qui l’invoque de prouver le grief que lui cause l’irrégularité, même lorsqu’il s’agit d’une formalité substantielle ou d’ordre public.’
En l’espèce, l’assignation précise les principales caractéristiques de l’invention, identifie les produits argués de contrefaçon et explique la manière dont ces produits reproduisent les caractéristiques du brevet opposé, justifie les raisons de la mise en cause des sociétés TEVA BV et TEVA SANTE et précise le fondement juridique des demandes fondées sur une imminence de contrefaçon, ainsi que les actes de contrefaçon que les sociétés TEVA BV et TEVA SANTE devraient se voir interdire. Ces mêmes développements sont repris dans les conclusions d’appel des sociétés BAYER du 28 octobre 2021. Les rôles des deux sociétés TEVA sont distingués (partie 5-1 de l’assignation et des conclusions de BAYER). Le fait que l’assignation fasse référence aux sociétés TEVA de manière indifférenciée ne relève pas d’un vice de forme justifiant la nullité de l’assignation, mais est justifié dès lors que l’ensemble des actes de contrefaçon prétendus, à savoir ‘la fabrication, l’offre, la mise dans le commerce, l’utilisation, l’importation, l’exportation, le transbordement, et la détention aux fins précitées de toute spécialité pharmaceutique contenant du tosylate de sorafénib contrefaisant la revendication 12 du brevet européen n° 2 305 255 (« EP 255 ») en vigueur en France jusqu’au 3 décembre 2022, et en particulier des spécialités génériques « SORAFENIB TEVA 200mg, comprimé pelliculé » de la spécialité de référence NEXAVAR®’, sont reprochés aux deux sociétés. Enfin, comme l’a retenu le premier juge, les conclusions très développées des sociétés TEVA montrent que la société TEVA BV, tout autant que la société TEVA SANTE, a pu organiser utilement sa défense en répondant à l’argumentation des sociétés BAYER.
La cour constate par ailleurs que l’ordonnance entreprise n’est pas critiquée en ce qu’elle a rejeté un premier motif de nullité de l’assignation invoqué par les sociétés TEVA en première instance, relatif au non respect du délai pour assigner prévu dans l’ordonnance prise en application de l’article 485 du code de procédure civile.
L’ordonnance entreprise sera donc confirmée en ce qu’elle a rejeté l’exception de procédure tirée de la nullité de l’assignation délivrée à la société TEVA BV.
Sur les demandes de mesures provisoires des sociétés BAYER
L’article L.615-3 du code de la propriété intellectuelle, sur lequel les sociétés BAYER fondent leurs demandes, prévoit que : ‘Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon. (…) Saisie en référé ou sur requête, la juridiction ne peut ordonner les mesures demandées que si les éléments de preuve, raisonnablement accessibles au demandeur, rendent vraisemblable qu’il est porté atteinte à ses droits ou qu’une telle atteinte est imminente.
La juridiction peut interdire la poursuite des actes argués de contrefaçon, la subordonner à la constitution de garanties destinées à assurer l’indemnisation éventuelle du demandeur ou ordonner la saisie ou la remise entre les mains d’un tiers des produits soupçonnés de porter atteinte aux droits conférés par le titre, pour empêcher leur introduction ou leur circulation dans les circuits commerciaux (…)
Saisie en référé ou sur requête, la juridiction peut subordonner l’exécution des mesures qu’elle ordonne à la constitution par le demandeur de garanties destinées à assurer l’indemnisation éventuelle du défendeur si l’action en contrefaçon est ultérieurement jugée non fondée ou les mesures annulées. Lorsque les mesures prises pour faire cesser une atteinte aux droits sont ordonnées avant l’engagement d’une action au fond, le demandeur doit, dans un délai fixé par voie réglementaire, soit se pourvoir par la voie civile ou pénale, soit déposer une plainte auprès du procureur de la République. A défaut, sur demande du défendeur et sans que celui-ci ait à motiver sa demande, les mesures ordonnées sont annulées, sans préjudice des dommages et intérêts qui peuvent être réclamés’.
En outre, selon le 22ème considérant de la directive n°2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, dont les dispositions précitées constituent la transposition, ‘Il est également indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l’atteinte sans attendre une décision au fond, dans le respect des droits de la défense, en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d’espèce, et en prévoyant les garanties nécessaires pour couvrir les frais et dommages occasionnés à la partie défenderesse par une demande injustifiée. Ces mesures sont notamment justifiées lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle’.
Il en résulte que, saisi de demandes présentées au visa de ce texte, le juge des référés doit statuer sur les contestations élevées en défense, y compris lorsque celles-ci portent sur la validité du titre
lui-même. Il lui appartient alors d’apprécier le caractère sérieux ou non de la contestation et, en tout état de cause, d’évaluer la proportion entre les mesures sollicitées et l’atteinte alléguée par le demandeur et de prendre, au vu des risques encourus de part et d’autre, la décision ou non d’interdire la commercialisation du produit prétendument contrefaisant.
Sur la présentation du brevet EP 255
Selon le premier paragraphe de la partie descriptive du brevet, l’invention concerne ‘des composés de type urée aryle, à savoir le sel de tosylate de la N-(4-chloro-3- (trifluorométhyl) phényl – N’-(4- (2- (N-méthylcarbamoyl) – 4-pyridyloxy) phényl) urée, également en combinaison avec des agents cytotoxiques ou cytostatiques, à savoir la 5-fluorouracile, et leur utilisation dans le traitement de maladies induites par la kinase raf, comme le cancer.’
Le paragraphe [0002] enseigne que ‘L’oncogène p21, la ras, contribue de manière importante au développement et à la progression des cancers solides humains et est muté dans 30 % de tous les cancers humains (…) l’inhibition de la kinase raf (par des oligodésoxynucléotides antisens) a été corrélée in vitro et in vivo à l’inhibition de la croissance de divers types de cancers humains (…)’ et le paragraphe [0003] que ‘Par conséquent, les composés qui peuvent agir comme inhibiteurs de kinase raf représentent un groupe important d’agents chimiothérapeutiques utilisables dans le traitement de divers types de cancers.’
Selon le paragraphe [0004], ‘D’une manière générale, l’objet global de la présente invention est de fournir la 5-fluorouracile en combinaison avec des inhibiteurs de kinase raf de type tosylate de sorafénib, qui serviront (1) à donner une meilleure efficacité pour réduire la croissance d’une tumeur ou même éliminer la tumeur par rapport à l’administration de l’un ou l’autre agent seul (…)’
Selon le paragraphe [0015], ‘L’invention concerne le tosylate de sorafenib en soi.’
Le paragraphe [0052] précise in fine que ‘Une voie préférée d’administration pour le composé de type urée aryle est l’administration par voie orale.’
Le brevet se compose de 12 revendications, les revendications 1 et 12 étant indépendantes, seule cette dernière étant opposée et libellée comme suit :
’12. Composé de type urée aryle, qui est un sel de tosylate de la N-(4-chloro-3-(trifluorométhyl)phényl-N’-(4-(2-(N-méthylcarbamoyl)-4-pyridyloxy)phényl) urée’.
Sur l’homme du métier
L’homme du métier est celui qui possède les connaissances normales du domaine technique en cause et est capable, à l’aide de ses seules connaissances et aptitudes professionnelles, de concevoir la solution du problème que propose de résoudre l’invention.
Il est constant que l’homme du métier est, en l’espèce, comme l’a retenu le tribunal, une équipe composée d’un chimiste et d’un spécialiste de la formulation pharmaceutique.
Sur les contestations relatives à la validité de la revendication 12 du brevet EP 255
Sur la validité de la revendication de priorité de la demande US 609
Les sociétés TEVA soutiennent que les sociétés BAYER ne peuvent se prévaloir valablement de la date de priorité de la demande provisoire US 60/334.609 (ci-après, la demande US 609) déposée le 3 décembre 2001, et ce pour des raisons tant de forme que de fond. Sur le premier point, elles font valoir que BAYER ne justifie pas de la cession des droits de priorité du brevet EP 255, la demande américaine US 609 ayant été déposée par 18 inventeurs et non par la société BAYER CORPORATION (aux droits de laquelle se trouve la société BAYER BAYER HEALTHCARE LLC) qui a déposé la demande PCT du brevet EP 255, dès lors qu’il n’est pas démontré que chacun des 18 inventeurs a cédé les droits de priorité à BAYER CORPORATION avant la date de dépôt de la demande PCT et qu’en tout état de cause, aucune cession automatique ne saurait être retenue comme résultant des ‘contrats Bayer Corporation’ versés aux débats, la clause de cession contenue dans ces contrats n’étant qu’une promesse de cession comme l’a jugé la cour d’appel fédérale des Etats-Unis dans un arrêt du 2 août 2021, ou en application de la doctrine ‘hired-to-invent’ (engagé pour inventer), laquelle ne créé qu’une obligation pour l’employé de céder son invention à l’employeur mais ne fait pas de ce dernier le titulaire légal de l’invention en l’absence de contrat de cession.
Les sociétés TEVA en déduisent que la validité du brevet EP 255 doit s’apprécier à la date de son dépôt en Europe, soit le 3 décembre 2002, date du dépôt de la demande initiale EP 799. Sur le second point, elles arguent que le document de priorité revendiqué US 609 n’est en réalité pas la première demande pour l’objet de la revendication 12 du brevet EP 255 puisque des demandes antérieures au document US 609, telles la demande US 915 ou la demande RIEDL, auraient pu constituer une première demande fondant le droit de priorité.
Les sociétés BAYER répondent que conformément au droit américain applicable en l’espèce, que ce soit en application du ‘contrat Bayer Corporation’ ou de la doctrine ‘hired-to-invent’, la propriété de l’invention a été automatiquement transférée en temps utile par les inventeurs salariés à BAYER CORPORATION (BAYER BAYER HEALTHCARE LLC), que cette dernière était donc bien l’ayant-cause des inventeurs au moment du dépôt de la demande WO 579 le 3 décembre 2002 et pouvait à cette date revendiquer valablement la priorité de la demande US 609 du 3 décembre 2001. Elles arguent par ailleurs que la demande US 609 était bien la première demande divulguant l’invention au sens de l’article 87 de la CBE, et non pas la demande US 915 ou RIEDL, ce qui résulte du fait que TEVA n’a pas invoqué ces deux derniers documents pour contester la nouveauté de la revendication 12 du brevet EP 255 et, en tout état de cause, du fait qu’aucun de ces deux documents ne divulgue directement et sans ambiguïté le tosylate de sorafénib en tant que tel et ne couvre donc ‘la même invention’ que la revendication 12 du brevet.
Sur la cession du droit de priorité
Il résulte de l’article 87 ‘Droit de priorité’ de la Convention de Munich que ‘(1) Celui qui a régulièrement déposé, dans ou pour a) un État partie à la Convention de [Localité 9] pour la protection de la propriété industrielle ou b) un membre de l’Organisation mondiale du commerce, une demande de brevet d’invention, de modèle d’utilité ou de certificat d’utilité, ou son ayant cause, jouit, pour effectuer le dépôt d’une demande de brevet européen pour la même invention, d’un droit de priorité pendant un délai de douze mois à compter de la date de dépôt de la première demande.
(2) Est reconnu comme donnant naissance au droit de priorité tout dépôt ayant la valeur d’un dépôt national régulier en vertu de la législation nationale de l’État dans lequel il a été effectué ou d’accords bilatéraux ou multilatéraux, y compris la présente convention.
(3) Par dépôt national régulier, on doit entendre tout dépôt qui suffit à établir la date à laquelle la demande a été déposée, quel que soit le sort ultérieur de cette demande.’
Selon l’article 4 de la Convention de [Localité 9] pour la protection de la propriété industrielle, ‘A.
1) Celui qui aura régulièrement fait le dépôt d’une demande de brevet d’invention, (…), dans l’un des pays de l’Union, ou son ayant cause, jouira, pour effectuer le dépôt dans les autres pays, d’un droit de priorité pendant les délais déterminés ci’après.
2) Est reconnu comme donnant naissance au droit de priorité tout dépôt ayant la valeur d’un dépôt national régulier, en vertu de la législation nationale de chaque pays de l’Union ou de traités bilatéraux ou multilatéraux conclus entre des pays de l’Union.
3) Par dépôt national régulier on doit entendre tout dépôt qui suffit à établir la date à laquelle la demande a été déposée dans le pays en cause, quel que soit le sort ultérieur de cette demande.’
C’est par des justes motifs, que la cour adopte, que le premier juge a retenu qu’en vertu de la doctrine ‘hired to invent’, le droit américain de l’Etat du Connecticut étant en l’espèce applicable, la société BAYER CORPORATION, aux droits de laquelle se trouve la société BAYER HEALTHCARE, a droit à l’invention résultant de la demande US 609 déposée par les 18 salariés mentionnés comme inventeurs dans ladite demande, tous employés au centre de recherches de la société afin de développer de nouvelles spécialités pharmaceutiques au moyen d’équipements fournis par l’employeur, en l’absence de toute revendication de la demande en cause par l’un quelconque de ces salariés, et que la priorité résultant du dépôt de la demande US 609 apparaît donc valablement revendiquée.
Il sera ajouté que si, comme le soutiennent les sociétés TEVA, la doctrine ‘hired to invent’ ne confère à l’employeur qu’un titre effectif (‘equitable title’) sur l’invention et non pas un titre juridique, ce qu’admet le professeur [E], professeur de droit des brevets à l’université de [7], cité par les sociétés BAYER, ce dernier précise dans sa déclaration du 23 juillet 2021 : ‘(…) Le droit américain reconnaît deux formes de propriété d’une invention : le titre effectif (« equitable ») et le titre juridique. La doctrine « hired-to-invent » confère à l’employeur un titre effectif sur l’invention. Gellman v. Telular Corp., 449 Fed. Appx. 941, 945 (Fed. Cir. 2011) (Annexe 16) ; [A] v. United States, 478 F.2d 1210, 1213 (Ct. Cl. 1973) (Annexe 17). L’employeur a donc droit à l’invention et toute demande de brevet couvrant l’invention qui serait déposée ultérieurement (…) Par conséquent, un employeur/titulaire peut déposer l’un ou l’autre type de demande de brevet auprès de l’USPTO, car les employés ont accepté, par le biais d’un contrat implicite, de transférer le droit de propriété de leurs inventions et de tout brevet qui pourrait en résulter (…) Pour être clair, la jurisprudence américaine concernant la doctrine « hired-to-invent » indique sans ambiguïté que l’employeur possède tous les droits sur l’invention, y compris tous les droits de brevet’. Il en résulte qu’en vertu de la théorie ‘hired to invent’, la propriété des inventions réalisées par des salariés permet à l’employeur, indépendamment de toute cession de droits régularisée, de déposer des demandes de brevet et de revendiquer tout droit de propriété sur ces inventions.
Sur la première demande couvrant l’invention
L’article 87 CBE dispose que : ‘ (1) Celui qui a régulièrement déposé, dans ou pour a) un État partie à la Convention de [Localité 9] pour la protection de la propriété industrielle ou b) un membre de l’Organisation mondiale du commerce, une demande de brevet d’invention, de modèle d’utilité ou de certificat d’utilité, ou son ayant cause, jouit, pour effectuer le dépôt d’une demande de brevet européen pour la même invention, d’un droit de priorité pendant un délai de douze mois à compter de la date de dépôt de la première demande.
(4) Est considérée comme première demande, dont la date de dépôt est le point de départ du délai de priorité, une demande ultérieure ayant le même objet qu’une première demande antérieure, déposée dans ou pour le même État, à la condition que cette demande antérieure, à la date de dépôt de la demande ultérieure, ait été retirée, abandonnée ou refusée, sans avoir été soumise à l’inspection publique et sans laisser subsister de droits, et qu’elle n’ait pas encore servi de base pour la revendication du droit de priorité. La demande antérieure ne peut plus alors servir de base pour la revendication du droit de priorité’.
Selon la jurisprudence de la Grande chambre de recours de l’OEB, ‘La condition requise à l’article 87(1) CBE pour qu’il puisse être revendiqué la priorité d’une demande portant sur la “même invention” signifie qu’il ne convient de reconnaître qu’une revendication figurant dans une demande de brevet européen bénéficie de la priorité d’une demande antérieure conformément à l’article 88 CBE que si l’homme du métier peut, en faisant appel à ses connaissances générales, déduire directement et sans ambiguïté l’objet de cette revendication de la demande antérieure considérée dans son ensemble’ (G 2/98, JO OEB 2001, 413).
De la même manière, il est constamment jugé, s’agissant de la partie française des brevets européens, qu”il résulte de l’ article 87 de la Convention de Munich sur la délivrance de brevets européens qu’une demande de brevet ne peut bénéficier de la priorité d’une demande antérieure que si celle-ci porte sur la même invention , c’est-à-dire si l’homme du métier peut, en faisant appel à ses connaissances générales, déduire directement et sans ambiguïté l’objet de cette revendication de la demande antérieure considérée dans son ensemble’ (Com., 22 novembre 2016, pourvoi n° 15-16.647).
En l’espèce, la demande US 609 mentionne (page 9, premier paragraphe de la version en langue anglaise) que : ‘In a preferred embodiment, the aryl urea compound is a tosylate salt of N-( 4-chloro-3-(trifluoromethyl)p~enyl)-N’ -(4-(2-(N-methylcarbamoyl)-4-pyridyloxy)phenyl)urea’,
soit en français : ‘Dans un mode de réalisation préféré, le composé de type urée aryle est un sel de tosylate de N-(4-chloro-3-(trifluorométhyl) phényl-N’-(4-(2-(N-méthylcarbamoyl)-4- pyridyloxy)phényl) urée’, ce qui correspond précisément au libellé de la revendication 12 du brevet EP 255.
C’est donc à juste raison que le premier juge a retenu que l’homme du métier était donc en mesure de déduire directement et sans ambiguïté l’objet de la revendication 12 opposée de la demande antérieure.
La cour constate enfin que l’ordonnance n’est pas contestée en ce qu’elle a écarté l’argumentation des sociétés TEVA tirée de l’insuffisance de description du document US 609.
Sur le défaut de nouveauté
Les sociétés TEVA soutiennent que la revendication de priorité du document US 609 (déposé le 3 décembre 2001) n’étant pas valable, la revendication 12 du brevet EP 255 déposé le 3 décembre 2002 n’est pas nouvelle au vu de la publication LOWINGER publiée en novembre 2002 qui divulgue le sel de tosylate de sorafenib.
L’article 54 de la Convention de Munich dispose qu’ ‘Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique’.
Pour être comprise dans l’état de la technique et privée de nouveauté, l’invention doit se trouver toute entière et dans une seule antériorité au caractère certain avec les éléments qui la constituent, dans la même forme, avec le même agencement et le même fonctionnement en vue du même résultat technique.
Il vient d’être démontré que la date de priorité correspondant à la demande US 609 déposée le 3 décembre 2001 est valablement revendiquée. Le document LOWINGER qui a été publié en 2002 et est donc postérieur à la date de priorité valablement invoquée ne peut donc détruire la nouveauté du brevet EP 255.
Sur le défaut d’activité inventive
Les sociétés BAYER répondent que l’ordonnance dont appel a commis deux erreurs majeures en considérant, d’une part, que l’état de la technique était constitué de plusieurs documents distincts, ce qui conduit à minimiser artificiellement les caractéristiques distinguant l’invention de l’état de la technique et, d’autre part, que l’homme du métier aurait retenu le sel de tosylate comme un candidat sérieux lors du criblage des sels potentiels, alors qu’aucun document ne l’y incitait et qu’il était au contraire dissuadé d’aller dans cette direction dans la mesure où le sel de tosylate n’avait jamais été autorisé par la FDA pour un médicament administré oralement et, de manière plus générale, n’avait quasiment jamais été autorisé pour une administration orale dans le monde et que l’homme du métier aurait donc sélectionné d’autres sels plus fréquemment utilisés et ayant des propriétés plus prometteuses afin de résoudre le problème technique de l’invention. Elles soutiennent que pour parvenir à l’objet de l’invention revendiquée, l’homme du métier, en partant de RIEDL et en cherchant une solution au problème technique objectif, devait aller à l’encontre de son travail de routine sur de nombreux aspects : – sélectionner le sorafénib parmi les 103 composés de formule I listés dans RIEDL sans aucun pointeur vers ce composé spécifique ou aucun résultat de tests divulguant l’efficacité anti-tumorale de ce composé in vivo ; – identifier l’administration orale comme mode d’administration approprié pour le sorafénib sans aucun pointeur vers ce mode d’administration spécifique dans la divulgation de RIEDL ; – ignorer la faible solubilité du sorafénib et poursuivre malgré tout avec ce mode d’administration ; – envisager l’utilisation de sels pharmaceutiquement acceptables pour améliorer sa solubilité en dépit de la solubilité et du pKa extrêmement faibles du sorafénib et en éliminant de nombreuses autres techniques de formulation permettant une meilleure absorption de composés aussi peu solubles ; – ignorer l’approche habituelle du criblage de sels qui incitait à se fonder sur d’autres candidats plus familiers et plus communément utilisés, et dès lors moins controversés auprès des autorités de santé (telle que la FDA) que les sels de tosylate ; – identifier le sel de tosylate parmi les 24 autres acides de base divulgués dans RIEDL comme le sel le plus approprié pour le sorafénib à cette fin sans aucun pointeur vers ce sel spécifique, après avoir éliminé bien d’autres sels plus communément utilisés qu’il était plutôt incité à sélectionner et malgré sa faible solubilité prévisible. Elles concluent que c’est donc à contre-courant des connaissances générales de l’homme du métier et de son travail de routine habituel que les inventeurs du brevet EP 255 ont réalisé des études de biodisponibilité sur le tosylate de sorafénib, alors que ce dernier présentait une solubilité encore plus faible et un taux de dissolution tout aussi faible que la base libre du sorafénib, et qu’ils ont finalement découvert que le tosylate de sorafénib améliorait considérablement la biodisponibilité du composé par rapport à d’autres sels.
Les sociétés TEVA soutiennent en substance que la revendication 12 du brevet EP 255 n’implique aucune activité inventive au vu de l’art antérieur à la date de priorité du brevet, constitué par le document RIEDL, demande internationale de BAYER déposée le 12 janvier 2000 et publiée le 20 juillet 2000, et par le document [X] publié en septembre 2001. Elles font valoir que l’état de la technique avant la date de priorité divulgue le sorafénib sous forme de base (RIEDL et [X]) et sous forme de sel pharmaceutique (RIEDL) et aussi l’administration orale du sorafénib pour le traitement de cancers (RIEDL et [X]) ; que la seule différence de la revendication 12 du brevet EP 255 par rapport à l’état de la technique est la forme de sel de tosylate ; que cependant le brevet EP 255 ne décrit aucun effet technique lié à la forme de sel de tosylate et n’a identifié aucun problème lié au sorafénib en tant que tel, en particulier aucun problème de biodisponibilité du sorafénib ; que la revendication 12 du brevet EP 255 n’apporte donc aucune contribution à l’état de la technique ; que sélectionner un sel spécifique d’un composé déjà connu ne peut pas impliquer une activité inventive de manière générale, et en particulier parce que le brevet EP 255 est totalement muet quant à l’effet technique qui serait associé à la sélection de ce sel et parce que la sélection du sel de tosylate relève du travail de routine de l’homme du métier. Elles ajoutent que les essais qui démontreraient une amélioration de la biodisponibilité de la forme de tosylate ne doivent pas être pris en compte car ils sont absents du brevet et que le brevet est totalement muet quant au problème de biodisponibilité et que quand bien même le problème de biodisponibilité serait pris en compte, l’invention découle de manière évidente de l’état de la technique par le travail de routine de l’homme du métier puisque le sel de tosylate aurait fait partie des sels sélectionnés pour effectuer le criblage de sels. Elles en déduisent que la revendication 12 est dépourvue d’activité inventive en partant du document RIEDL ou du document [X] et en considérant les connaissances générales de l’homme du métier.
L’article L.614-12 du code de la propriété intellectuelle dispose que ‘La nullité du brevet européen est prononcée en ce qui concerne la France par décision de justice pour l’un quelconque des motifs visés à l’article 138, paragraphe 1, de la Convention de Munich (…)’
Selon l’article 138 § 1 de la Convention sur le brevet européen, ‘Sous réserve de l’article 139, le brevet européen ne peut être déclaré nul, avec effet pour un Etat contractant, que si : a) l’objet du brevet européen n’est pas brevetable en vertu des articles 52 à 57 (…)’. Il résulte de l’article 56 de la même Convention qu’ ‘Une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique’.
Pour apprécier l’activité inventive d’un brevet, il convient de déterminer d’une part, l’état de la technique le plus proche, d’autre part le problème technique objectif à résoudre, et enfin d’examiner si l’invention revendiquée aurait été évidente pour l’homme du métier.
Les éléments de l’art antérieur ne sont destructeurs d’activité inventive que si, pris isolément ou associés entre eux selon une combinaison raisonnablement accessible à l’homme du métier, ils permettaient à l’évidence à ce dernier d’apporter au problème résolu par l’invention la même solution que celle-ci.
En l’espèce, le premier juge a identifié, sans contestation des parties, comme l’état de la technique le plus proche, le document RIEDL, qui est une demande internationale WO 00/42012 déposée le 12 janvier 2000 et publiée le 20 juillet 2000, dont est issu le brevet EP 840 de la société BAYER HEALTHCARE LLC qui couvre un groupe de composés de type urée aryle, dont le sorafénib.
Le document RIEDL divulgue le sorafénib dans sa revendication 61 parmi différents groupes de composés. Les sociétés BAYER objectent que le sorafénib est divulgué parmi pas moins de 103 exemples de composés, que le document fournit une liste non limitative de sels pharmaceutiques, le sel de tosylate étant mentionné parmi 40 sels alternatifs, de sorte qu’il n’y a pas de divulgation explicite d’une composition comprenant un sel de tosylate de sorafénib. Cependant, les sociétés TEVA relèvent à juste raison que le document RIEDL divulgue, dans sa revendication 61, 26 composés au sein de 6 groupes et que le sorafénib (N-(4-chloro-3-(trifluorométhyl)phényl-N’-(4-(2-( N-méthylcarbamoyl)-4-pyridyloxy)phényl) urée’) est par ailleurs cité, dans la partie ‘C- procédés de formation d’urée’, comme premier exemple de composés de type urée par réaction d’un isocyanate avec une aniline (C1a – page 39 de la traduction de la demande).
Elles soulignent en outre avec pertinence que le document RIEDL indique, dans ses revendications 50 à 54 et en page 6 de sa description (pages 7 et 8 de la traduction), que le composé de type urée peut être sous forme de sels, le sel de tosylate étant désigné ‘acide p-toluenesulfonique’ et que ce document divulgue ainsi le sorafénib, composé parfaitement individualisé dans ce document, et aussi le sel de tosylate.
En outre, comme l’a relevé le premier juge, un autre article, paru en octobre 2001 dans la revue Expert opinion on emerging drugs, intitulé ‘Médicaments ciblés contre les protéines kinases’, de [S] [D] [C] et [T] [B] divulgue explicitement le sorafénib, à cette date désigné sous la dénomination BAY 43-9006, alors en phase I d’essais cliniques, comme inhibiteur de la kinase Raf, et sa formule structurelle.
Le premier juge a ensuite constaté qu’à la date de priorité, l’homme du métier avait en outre connaissance du lancement d’essais cliniques de phase I concernant le sorafénib (BAY 43-9006) : en effet, un article paru en septembre 2001 dans la revue Endocrine-related Cancer, ‘Découverte d’un nouvel inhibiteur de la kinase Raf’, de [V] [X], [S] [G], [S] [Z] et [U], a divulgué l’administration orale de BAY 43-9006 comme inhibiteur de kinase Raf pour le traitement de cancer (‘(…) Le BAY 43-9006 inhibe significativement la croissance tumorale dans ce modèle d’une manière dose-dépendante (…). Le BAY 43-9006 a également montré une activité significative contre deux autres modèles de xénogreffe de tumeur humaine avec des mutations K-ras : le carcinome pancréatique MiaPaca-2 et le carcinome pulmonaire non à petites cellules H460 (Gianpaolo-Ostravage et al. 2001). Le BAY 43-9006 a démontré une activité orale in vivo dans trois modèles de xénogreffe de tumeur humaine avec des gènes Kras mutants (HCT116, MiaPaca-2, H460) et une xénogreffe de tumeur humaine avec un K-ras de type sauvage mais présentant une surexpression des récepteurs des facteurs de croissance épidermique (EGF) et HER 2 (SKOV-3). Les essais cliniques de comprimés oraux de BAY 43-9006 chez des patients cancéreux ont commencé en juillet 2000 (Strumberg et al. 2001). À ce jour, ce composé a été bien toléré et l’augmentation des doses se poursuit. Contrairement à la pharmacocinétique chez la souris, ce composé a une demi-vie terminale relativement longue de 35 heures chez l’homme. Les données cliniques préliminaires sont encourageantes, car au moins 37% des patients de cette étude initiale présentaient une maladie stable d’une durée supérieure à 12 semaines. Conclusion (…) Le BAY 43-9006 est un puissant inhibiteur de la kinase Raf, disponible par voie orale, avec une activité significative dans quatre types de tumeurs humaines différents, notamment les tumeurs du côlon, du pancréas, du poumon et de l’ovaire. La croissance tumorale a été fortement supprimée lorsque le BAY 43-9006 a été administré pendant 14 jours, et cette suppression de tumeur a été maintenue aussi longtemps que l’administration a été poursuivie. Le BAY 43-9006 a également démontré une activité antitumorale significative contre les tumeurs plus grosses (400 mg – 1 g) du côlon ou de l’ovaire, avec quelques régressions au cours de la période d’administration observée. Ces données suggèrent que le BAY 43-9006 pourrait avoir un potentiel clinique en tant que traitement anticancéreux avec un nouveau mécanisme d’action’). Si le document [X] ne mentionne pas l’utilisation de sels pharmaceutiquement acceptables pour améliorer la solubilité et ainsi l’administration orale de sorafénib, ne citant pas en particulier l’utilisation de sels de tosylate, comme le soulignent les appelantes, la divulgation du sorafénib sous forme d’un sel pharmaceutique est réalisée, comme il a été dit, par le document précité RIEDL, et au demeurant, comme le relèvent les intimées, la revendication 12 du brevet ne précise aucune forme d’administration du composé. Il reste que le document [X] divulgue la biodisponibilité orale du sorafénib (BAY 43-9006) lorsqu’il est administré chez des patients humains et la capacité du sorafénib à traiter le cancer induit par la kinase Raf, ce qui en fait un document pertinent pour l’homme du métier qui sera incité à s’y référer.
Par ailleurs, pour déterminer la forme pharmaceutique du sorafénib, l’homme du métier disposait d’un article intitulé ‘Salt selection and optimisation procedures for pharmaceutical new chemical entities’ de [P] [O], [K] [I] et [Y] [J], paru en 2000 dans la revue Organic process research & development et de l’ouvrage de Michael [L], intitulé ‘Produits pharmaceutiques : science de la conception des formes posologiques’, paru en 1988 et régulièrement réédité jusqu’en 2001. Comme l’a retenu le premier juge, ces deux documents, qui faisaient partie des connaissances générales de l’homme du métier, ainsi que l’a admis la société BAYER dans la procédure suivie au Royaume-Uni, lui permettant de déterminer la valeur du pKa (constante d’acidité) du sorafénib afin de sélectionner un sel approprié lors d’une procédure dite de criblage des sels.
Le document [L] (page 15 de la traduction) indique en effet : ‘En conséquence, si rien d’autre n’est mesuré, la solubilité et la valeur du pKa doivent, elles, être déterminées. Celles-ci contrôlent tous les travaux futurs. La solubilité dicte la facilité avec laquelle les formulations pour les études d’injection intraveineuse chez les animaux seront obtenues. Le pKa permet l’utilisation éclairée du pH pour maintenir la solubilité et pour choisir les sels s’ils sont nécessaires pour obtenir une bonne biodisponibilité à partir de l’état solide’ ; ce document confirme ainsi que le criblage des sels, qui consiste à préparer de façon exhaustive les sels de principe actif et d’en mesurer les propriétés afin de déterminer la forme du principe actif la plus appropriée, relève d’un travail de routine pour l’homme du métier. Le document [O] indique quant à lui : ‘La sélection d’une forme de sel appropriée pour une nouvelle entité chimique offre au chimiste pharmaceutique et au scientifique de la formulation la possibilité de modifier les caractéristiques de la substance médicamenteuse potentielle, et de permettre le développement de formes posologiques ayant une bonne biodisponibilité, stabilité, manufacturabilité, et observance thérapeutique. Les sels sont le plus souvent utilisés pour modifier la solubilité aqueuse, cependant la forme de sel choisie influencera une variété d’autres propriétés telles que le point de fusion, l’hygroscopicité, la stabilité chimique, la vitesse de dissolution, le pH en solution, la forme cristalline et les propriétés mécaniques. Dans la mesure du possible, une gamme de sels doit être préparée pour chaque nouvelle substance et leurs propriétés doivent être comparées dans un programme de pré-formulation adapté’ (Abrégé) et ‘Invariablement, la première information générée pour chaque candidat est la valeur de pKa calculée de chaque groupe ionisable de la molécule. Cette valeur est rapidement comparée à la valeur déterminée expérimentalement sur 1 à 2 mg d’échantillon par titrage potentiométrique (par exemple, appareil Sirius Model GLpKa, Sirius Analytical Instruments Ltd.)’ (page 2 de la traduction).
Le document [O] enseigne également que pour former un sel stable, il est admis qu’il doit y avoir une différence d’au moins 3 unités entre le pKa du médicament et le pKa du contre-ion (i.e. du sel), lequel est ensuite sélectionné dans une bibliothèque de sels :’La connaissance de la valeur du pKa permet de sélectionner les agents potentiels de formation de sel (contre-ions) pour chaque candidat, à partir de listes disponibles dans la littérature. Pour la formation d’un sel stable, il est largement admis qu’il doit y avoir une différence minimale d’environ 3 unités entre la valeur pKa du groupe et celle de son contre-ion, en particulier lorsque la substance médicamenteuse est un acide ou une base particulièrement faible. Occasionnellement, des exceptions peuvent être trouvées lorsqu’un sel a une stabilité acceptable, malgré une différence plus faible entre les valeurs de pKa’. Ainsi l’homme du métier sait que pour que la formation d’un sel soit possible, le pKa d’un contre-ion acide doit être inférieur au pKa du composé basique, classiquement inférieur d’au moins 3 unités par rapport au pKa du médicament. L’homme du métier connaît le sorafénib et connaît son pKa, entre 2,03 et 4,5, et il mettra donc en ‘uvre le criblage avec des sels présentant un pKa inférieur à 1.
L’homme du métier dispose d’une bibliothèque de sels, telle celle du document [N] La science et la pratique de la pharmacie (20ème édition parue en 2000) qui mentionne le sel de tosylate et son faible pKa (-1,34) (tableau 38-2), compatible pour une utilisation avec le sorafénib.
Les sociétés BAYER objectent que l’homme du métier réalisant un criblage de sels de sorafénib n’aurait pas été incité à sélectionner le tosylate compte tenu de tous les contre-ions (sels) disponibles avec des valeurs pKa tout aussi intéressantes et que rien n’explique pourquoi il aurait sélectionné ce sel pour s’assurer de la bonne stabilité et biodisponibilité de la formulation ni pourquoi il aurait testé le tosylate dans le but d’identifier une formulation adaptée à l’administration orale du sorafénib. Elles arguent que l’homme du métier aurait d’abord étudié les sels les plus utilisés dans l’industrie pharmaceutique, et en particulier ceux ayant été approuvés par les autorités réglementaires (expertise du Pr [H]), qu’il résulte de plusieurs documents ([L], [R], [W], [N]…) qu’il existe 42 sels disposant d’une valeur de pKa intéressante pour être couplés avec le sorafénib, les sels les plus utilisés étant le chlorhydrate, le sulfate, le phosphate, le mesylate, le tartrate, le citrate, le maléate, le chloride, le nitrate et le fumarate.
Cependant, comme il a été dit, le document RIEDL, qui constitue l’état de la technique le plus proche de l’invention revendiquée, en même temps qu’il divulgue le sorafénib, mentionne le sel de tosylate (‘acide p-toluenesulfonique’) parmi un nombre raisonnable d’autres sels (‘La présente invention concerne également des sels pharmaceutiquement acceptables d’un composé de formule I. Les sels pharmaceutiquement acceptables appropriés sont bien connus d’un homme du métier et comprennent des sels basiques d’acides inorganiques et organiques, tels que l’acide chlorhydrique, l’acide bromhydrique, l’acide sulfurique, l’acide phosphorique, l’acide méthanesulfonique, l’acide trifluorométhanesulfonique, l’acide benzènesulfonique, l’acide p-toluènesulfonique [sel de tosylate]
1: Mise en gras rajoutée.
, l’acide 1-naphtalènesulfonique, l’acide 2-naphtalènesulfonique, l’acide acétique, l’acide trifluoroacétique, l’acide malique, l’acide tartrique, l’acide citrique, l’acide lactique, l’acide oxalique, l’acide succinique, l’acide fumarique, l’acide maléique, l’acide benzoïque, l’acide salicylique, l’acide phénylacétique et l’acide mandélique. En outre, les sels pharmaceutiquement acceptables comprennent des sels acides de bases inorganiques, tels que des sels contenant des cations alcalins (par exemple, Li + , Na + ou K + ), des cations alcalino-terreux (par exemple, Mg +2 , Ca +2 ou Ba +2 ), le cation d’ammonium, ainsi que des sels acides de bases organiques, y compris des cations d’ammoniums substitués aliphatiques et aromatiques et des carions d’ammonium quaternaire, tels que ceux surgissant de la protonation ou de la peralkylation de la triéthylamine, de la N,N-diéthylamine, de la N,N-dicyclohexylamine, de la lysine, de la pyridine, de la N,N-diméthylaminopyridine (DMAP), du 1,4-diazabicyclo[2.2.2]octane (DABCO), du 1,5-diazabicyclo[4.3.0]non-5-ène (DBN) et du 1,8-diazabicyclo[5.4.0]undéc-7-ène (DBU)’) (description – pages 7 et 8 de la traduction).
En outre, parmi les autres sels invoqués par les appelantes, le tosylate figure, dans le document [N] (tableau 38-2), avec deux autres sels seulement (nitrate et mesylate) ayant un faible pKa compatible avec le sorafénib (respectivement -1,44 et – 1,20). En outre, déjà mentionné dans le document RIEDL, le tosylate est cité dans le document [O] comme un sel couramment utilisé dans la formulation pharmaceutique (tableau 1- page 3 de la traduction) et est également mentionné, avec l’indication de son pKa de -1,34 notamment dans les documents [L] précité (tableau 13.4) et [W] (1986).
Enfin, comme l’a relevé le premier juge, il n’est pas démontré l’existence dans l’art antérieur, à la date de priorité, d’un préjugé tiré de la faible solubilité acqueuse du tosylate de sorafénib qui aurait dissuadé l’homme du métier de retenir le tosylate au cours de l’étape de criblage des sels, dès lors que l’homme du métier a connaissance, par le document [X] précité, notamment, du lancement d’essais cliniques de phase I portant sur un produit administré oralement et partant, de la bonne biodisponibilité du sorafénib malgré sa faible solubilité acqueuse intrinsèque.
Le reproche relatif à une définition trop large de l’état de la technique retenue par l’ordonnance attaquée n’est pas fondé dès lors que le premier juge a identifié pertinemment, et sans opposition des parties, le document RIEDL comme l’état de la technique le plus proche de l’invention, les autres documents cités dans la motivation de la décision relevant des connaissances générales normale de l’homme du métier dans le domaine considéré.
Compte tenu de tous ces éléments, la cour fait sienne l’analyse du premier juge qui a retenu que l’homme du métier, cherchant à résoudre le problème d’une formulation stable et favorisant la biodisponibilité d’un composé de type urée aryle efficace dans le traitement du cancer, aurait choisi le sorafénib, tel que divulgué dans les documents RIEDL et [C], et serait parvenu, en mobilisant ses connaissances générales en matière de criblage des sels, à l’invention revendiquée au moyen d’essais de routine portant sur un nombre raisonnable de sels ayant fait l’objet d’usages dans l’industrie pharmaceutique, le tosylate, divulgué dans le document RIEDL avec le sorafénib et cité dans plusieurs documents dont avait connaissance l’homme du métier, apparaissant comme un bon candidat avec un pKa de -1,34.
Sans qu’il soit besoin d’examiner le moyen de contestation de la validité du brevet fondé sur l’extension de l’objet au-delà du contenu de la demande telle que déposée, l’ordonnance entreprise sera dès lors approuvée en ce qu’elle a retenu que la critique tirée du défaut d’activité inventive de la revendication 12 du brevet EP 255 apparaît, au stade du référé, comme un moyen sérieux de contestation de la vraisemblance de la contrefaçon.
L’ordonnance sera confirmée en ce qu’elle a, en conséquence, rejeté les demandes des sociétés BAYER.
Sur les demandes des sociétés TEVA relatives au caractère abusif de la procédure initiée par les sociétés BAYER et à l’amende civile
A l’appui de leur demande, les sociétés TEVA font valoir que le caractère abusif de l’action des sociétés BAYER résulte de ce que celles-ci ont choisi de les assigner en référé d’heure à heure pendant l’été et n’ont pas formé de demande de mesures provisoires contre d’autres génériqueurs présents sur le marché considéré.
Mais l’accès au juge étant un droit fondamental et un principe général garantissant le respect du droit, l’exercice d’une action en justice ne peut dégénérer en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d’absence manifeste de tout fondement à l’action intentée. En l’espèce, les sociétés TEVA ne démontrent pas la faute commise par les sociétés BAYER qui aurait fait dégénérer en abus leur droit d’agir en justice en première instance comme en appel, cette faute ne pouvant résulter de la stratégie procédurale des intéressées telle que dénoncée, les sociétés BAYER ayant, par ailleurs, pu légitimement se méprendre sur l’étendue de leurs droits.
L’ordonnance sera donc confirmée en ce qu’elle a rejeté la demande pour procédure abusive présentée en première instance et les intimées seront déboutées de la demande en ce qu’elle est formée au titre de la procédure d’appel.
Par ailleurs, la mise en oeuvre de l’amende civile prévue à l’article 32-1 du code de procédure civile n’appartient pas aux parties et la cour estime que les conditions d’application de ces dispositions ne sont, en l’espèce, pas réunies.
Sur les dépens et frais irrépétibles
Les sociétés BAYER, parties perdantes, seront condamnées aux dépens d’appel, dont distraction au profit de Me CHEVILLER, avocat, dans les conditions prévues à l’article 699 du code de procédure civile, et garderont à leur charge les frais non compris dans les dépens qu’elles ont exposés à l’occasion de la présente instance, les dispositions prises sur les dépens et les frais irrépétibles de première instance étant confirmées.
La somme qui doit être mise à la charge des sociétés BAYER au titre des frais non compris dans les dépens exposés par les sociétés TEVA peut être équitablement fixée à 100 000 €, cette somme complétant celle allouée en première instance.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR,
Confirme l’ordonnance du juge des référés du 29 septembre 2021 en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Déboute les sociétés TEVA de leurs demandes relatives au caractère abusif de l’appel et à l’amende civile,
Condamne les sociétés BAYER aux dépens d’appel, dont distraction au profit de Me CHEVILLER, avocat, dans les conditions prévues à l’article 699 du code de procédure civile, et au paiement aux sociétés TEVA de la somme globale de 100 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE