CAA de VERSAILLES, 7ème chambre, 21/06/2021, 19VE03178, Inédit au recueil Lebon

·

·

CAA de VERSAILLES, 7ème chambre, 21/06/2021, 19VE03178, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE

AU
NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. et Mme M… ont demandé au tribunal administratif de Montreuil, à titre principal, de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge au titre de l’année 2010 pour un montant global de 41 526 081 euros en droits et pénalités, ou à titre subsidiaire, de ramener la pénalité pour abus de droit à 40 %.

Par un jugement n° 1811897 du 16 juillet 2019, le tribunal administratif de Montreuil les ont déchargés, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge au titre de l’année 2010 concernant l’opération d’apport à la société civile Famille M… P… (B…) pour les seules actions qu’ils détenaient dans la SA Compagnie Financière et de Participation M… (CFPR) en usufruit (article 1er), a mis à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative (article 2) et a rejeté le surplus des conclusions de leur demande (article 3).

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés les 16 septembre 2019 et 3 février 2021, M. et Mme M…, représentés par la société d’avocats Ernst et Young, demandent à la Cour :

1°) d’annuler ce jugement en tant qu’il a rejeté le surplus des conclusions de leur demande ;

2°) de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été demeurés assujettis au titre de l’année 2010 pour un montant, en droits, pénalités et intérêts de retard, de 32 736 677 euros ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

M. et Mme M… soutiennent que :

– le sursis d’imposition prévu par l’article 150-0 B du code général des impôts est imposé au contribuable dès lors que les conditions posées par cet article sont remplies ;

– l’abus de droit pour fraude à la loi ne peut pas être caractérisé, faute d’élément intentionnel ;

– compte tenu de l’unicité de l’opération, l’abus de droit ne peut pas porter sur la seule soulte ;

– les opérations d’apport de titres de la société CFPR rémunérées par des titres de la société B… et par des soultes uniformes ont permis d’atteindre les objectifs poursuivis par M. M…, à savoir verrouiller la seconde génération familiale et protéger l’actionnariat du groupe, poursuivre la transmission du groupe, acquitter les droits de mutation à titre gratuit et conserver le pouvoir ;

– les opérations d’apport à la société civile Daniel M… N… (D2R), de 10% des titres de la société CFPR, détenus par la société d’acquêts qu’ils ont constituée le 5 juillet 2001, ont permis d’atteindre ces mêmes objectifs, en écartant du pouvoir décisionnel les filles de Mme M… issues d’un premier mariage dès lors que celles-ci avaient vocation, en cas de décès de leur mère, à hériter de 10% des titres de la société CFPR et étaient, en conséquence, susceptibles de nouer des alliances aux fins notamment de déstabiliser l’actionnariat familial ;

– la soulte versée ne constitue pas seulement une modalité des apports, mais a été utilisée comme un outil de cohésion familiale indispensable pour préserver le caractère familial du groupe et traiter de manière égalitaire tous les associés ;

– une distribution de la société CFPR n’aurait pas pu entraîner un résultat identique pour toutes les parties et n’aurait pas permis d’atteindre les objectifs patrimoniaux poursuivis ;

Par un mémoire distinct, enregistré le 24 octobre 2019, M. et Mme M… demandent à la Cour, en application de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d’Etat une première question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article 1729 du code général des impôts et notamment de son paragraphe b.

Ils soutiennent que :

– la disposition contestée est applicable au litige ;

– le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur sa conformité à la Constitution ;

– la question posée présente un caractère sérieux dès lors que cette disposition ne respecte pas le principe constitutionnel de la proportionnalité des peines et des sanctions.

…………………………………………………………………………………………….

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

– l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 5 juillet 2007, M. F… (A…-321/05) ;

– le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

– le rapport de M. H…,

– les conclusions de M. Illouz, rapporteur public,

– et les observations de Me O…, Me G… et Me J…, avocats, pour M. et Mme M…,

– la parole ayant été donnée en dernier lieu à M. L…, représentant M. M….

Une note en délibéré présentée par M. et Mme M… a été enregistrée le 4 juin 2021.

Considérant ce qui suit :

Sur l’exposé du litige :

1. La SA Compagnie Financière et de Participation M… (CFPR) est la holding du groupe familial M…, créé par M. E… M…, spécialisé dans la fabrication de fertilisants et de spécialités nutritionnelles pour les cultures et les animaux. M. M… a eu cinq filles de son premier mariage. Au décès de son épouse en 1994, ses cinq filles ont reçu la moitié des actions de la société CFPR en nue-propriété. M. M… en a quant à lui conservé l’usufruit. Il s’est remarié en 2001 avec Mme K… N…, qui était elle-même mère de deux filles, et a constitué avec sa seconde épouse une société d’acquêts à laquelle il a fait apport de 10 % du capital de la société CFPR. A la fin de l’année 2010, M. M… a décidé de transmettre ses biens et d’établir une administration de son groupe dans un cadre strictement familial. Il a décidé de réserver à ses cinq filles, nées de son premier mariage, la charge et la responsabilité de pérenniser l’outil de travail sur les fondements familiaux et entrepreneuriaux ayant conduit à son développement. La séparation des deux pôles familiaux a été matérialisée par la création, le 6 décembre 2010, de deux sociétés civiles holding qui ont opté pour l’impôt sur les sociétés : la société civile Famille M… P… (B…) détenue par M. M… et ses cinq filles et la société civile Daniel M… N… (D2R) constituée entre M. M… et Mme N…. Le 15 décembre 2010, la société B… et la société D2R ont reçu en apport en nature respectivement 35 758 et 3 997 actions de la société CFPR. En contrepartie de cet apport, les actionnaires de la société CFPR ont reçu des parts sociales nouvelles, émanant respectivement des sociétés civiles B… et D2R, d’une valeur nominale de 10 euros, ainsi qu’une soulte en espèces d’un montant de 0,907643 euro par part sociale. La société CFPR a été valorisée pour un montant global de 749 874 720 euros, soit 18 760 euros par action.

2. L’apport à la société B…, d’un montant de 670 820 080 euros (35 758 actions de 18 760 euros) a été rémunéré par la création de 61 500 000 parts sociales nouvelles de cette société civile, et par le versement d’une soulte de 55 820 080 euros. Cette soulte est inférieure à 10% du montant de la valeur nominale des titres reçus. Compte tenu du démembrement d’une partie des actions de la société CFPR, certaines des nouvelles parts de la société B… ont été démembrées, ce qui a également conduit à un démembrement d’une partie de la soulte, générant ainsi un quasi-usufruit. La soulte correspondant aux parts démembrées, s’élevant globalement à 28 689 000 euros, a été répartie sur cinq comptes bancaires en indivision entre M. M… et chacune de ses cinq filles. Pour financer le règlement de la soulte, la société civile B… a signé le 8 décembre 2010 avec un établissement de crédit une autorisation de découvert d’un montant maximum de 58 millions d’euros, allant jusqu’au 31 janvier 2011, dans l’attente du versement des dividendes par la société CFPR. Le 21 janvier 2011, la société CFPR a décidé le versement de dividendes s’élevant à 58 285 540 euros à la société B…. Ces dividendes ont été comptabilisés en produits dans les comptes de la société le 24 janvier 2011. Les plus-values d’apport réalisées par les actionnaires de la société CFPR ont bénéficié du régime du sursis d’imposition prévu par l’article 150-0 B du code général des impôts, y compris la partie correspondant aux soultes, dès lors que leur montant n’excédait pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus. Par un acte authentique établi le 16 décembre 2010, M. M… a effectué des donations de la nue-propriété de 5 448 724 parts de la société B… à chacune de ses cinq filles dont Mmes M… I…, M… C… et M… D… et des donations de la pleine propriété de 100 000 parts de la société B… à chacun de ses douze petits-enfants. La plus-value en sursis d’imposition attachée à ces donations a été définitivement purgée.

3. L’apport à la société D2R, d’un montant de 74 983 720 euros (3 997 actions de 18 760 euros), a quant à lui été rémunéré par la création de 6 874 420 parts sociales nouvelles de cette société civile, et par le versement d’une soulte de 6 239 520 euros. Cette soulte est inférieure à 10% du montant de la valeur nominale des titres reçus. Pour financer le règlement de la soulte, la société civile D2R a signé le 8 décembre 2010 avec un établissement de crédit une autorisation de découvert, allant jusqu’au 31 janvier 2011, dans l’attente du versement des dividendes par la société CFPR. Le 21 janvier 2011, la société CFPR a décidé le versement de dividendes à la société D2R. Ces dividendes ont été comptabilisés en produits dans les comptes de la société le 24 janvier 2011. Les plus-values d’apport réalisées par les actionnaires de la société CFPR ont bénéficié du régime du sursis d’imposition prévu par l’article 150-0 B du code général des impôts, y compris la partie correspondant aux soultes dès lors que leur montant n’excédait pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus.

4. A la suite d’un contrôle sur pièces du dossier fiscal de M. et Mme M…, l’administration fiscale leur a adressé une proposition de rectification le 12 novembre 2013, en considérant, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, que les soultes que leur ont versé les sociétés B… et D2R avaient un objectif exclusivement fiscal d’appréhension de liquidités du groupe en franchise d’impôt et constituaient une fraude à la loi en ne répondant pas aux objectifs du législateur. Elle a, par suite, soumis à l’imposition sur le revenu et aux contributions sociales la soulte versée par les sociétés B… et D2R à M. et Mme M… en tant que revenu distribué sur le fondement du 2° du 1 de l’article 109 du code général des impôts. Le tribunal administratif, saisi d’une demande en ce sens de M. et Mme M…, a, par un jugement du 16 juillet 2019, prononcé la décharge, en droits et pénalités des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge au titre de l’année 2010 sur l’opération d’apport à la société B…, pour les seules actions qu’ils détenaient dans la société CFPR en usufruit et a rejeté le surplus des conclusions de la demande. M. et Mme M… font appel de jugement en tant qu’il leur est défavorable. Par un appel incident, le ministre demande qu’il soit remis à la charge de M. et Mme M… les cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales dont la décharge a été prononcée par le tribunal administratif de Montreuil.

Sur le cadre juridique du litige :

5. D’une part, aux termes de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales dans sa rédaction applicable au litige :  » Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. / En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l’avis du comité de l’abus de droit fiscal. L’administration peut également soumettre le litige à l’avis du comité. / Si l’administration ne s’est pas conformée à l’avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé de la rectification (…) « . Il résulte de ces dispositions que, lorsque l’administration use de la faculté qu’elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère fictif ou que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, auraient normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

6. D’autre part, les gains nets retirés des cessions à titre onéreux de valeurs mobilières sont soumis à l’impôt sur le revenu en vertu des dispositions de l’article 150-0 A du code général des impôts. Toutefois, l’article 150-0 B du même code, dans sa rédaction alors applicable, dispose que :  » Les dispositions de l’article 150-0 A ne sont pas applicables, au titre de l’année de l’échange des titres, aux plus-values réalisées dans le cadre (…) d’un apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés. / (…) Les échanges avec soulte demeurent soumis aux dispositions de l’article 150-0 A lorsque le montant de la soulte reçue par le contribuable excède 10 % de la valeur nominale des titres reçus « . La notion de soulte au sens de ces dispositions vise les prestations pécuniaires ayant le caractère d’une véritable contrepartie à l’opération d’échange de titres, à savoir les prestations qui ont été convenues à titre contraignant en tant que complément à l’attribution de titres représentatifs du capital social de la société acquéreuse et ceci indépendamment des éventuels motifs sous-tendant l’opération.

7. En instaurant le sursis d’imposition intégrant les opérations donnant lieu dans une certaine proportion à versement d’une soulte prévu à l’article 150-0 B du code général des impôts issu de la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 de finances pour 2000, éclairé par les travaux préparatoires, le législateur a entendu favoriser les restructurations d’entreprises nécessaire à leur développement susceptibles d’intervenir par échanges de titres. Toutefois, il a voulu éviter, au nom de la lutte contre l’évasion fiscale, que bénéficient d’un tel sursis d’imposition celles de ces opérations qui ne se limitent pas à un échange de titres, mais dégagent également une proportion significative de liquidités qu’il a fixée à 10% de la valeur nominale des titres reçus. Mais il ne résulte pas des dispositions citées au point 2 de l’article 150-0 B, en l’absence de toute mention explicite en ce sens, que le législateur ait entendu exclure la possibilité pour l’administration fiscale de faire application aux opérations d’échanges entrant dans leurs prévisions, notamment aux opérations d’apports avec soulte lorsque le montant de celle-ci est inférieure à 10 % de la valeur nominale des titres reçus, de la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales lorsque les conditions de mise en oeuvre de cette procédure sont réunies.

Sur la régularité du jugement attaqué :

8. Aux termes de l’article L. 9 du code de justice administrative :  » Les jugements sont motivés « .

9. En se bornant à relever que  » l’administration n’était en revanche pas fondée à assimiler à des revenus réputés distribués le versement de soulte sur les actions démembrées apportées à la société B…  » et en conséquence prononcer à son article 1er la décharge partielle des impositions en litige et mettre à son article 2 à la charge de l’Etat des frais de procès non compris dans les dépens, en accueillant, pour ces titres démembrés, le moyen de M. et Mme M… tiré de ce que le versement de la soulte versée en sursis d’imposition, en rémunération partielle des titres apportés par M. M… à la société B…, ne vise pas exclusivement à appréhender des revenus en éludant l’impôt, le tribunal administratif de Montreuil, qui n’indique pas explicitement dans son jugement les motifs l’ayant conduit à distinguer les titres détenus en pleine propriété des titres démembrés a, ainsi que le soutient le ministre à titre incident, entaché celui-ci d’une insuffisance de motivation. Les articles 1er et 2 du jugement du tribunal administratif de Montreuil doivent, par suite, être annulés.

10. Il y a lieu, pour la cour administrative d’appel de se prononcer par la voie de l’évocation s’agissant des opérations d’apport à la société B… et de statuer par l’effet dévolutif de l’appel s’agissant des opérations d’apport à la société D2R.

Sur la charge de la preuve :

11. Il résulte de l’instruction que l’administration fiscale s’est conformée à l’avis rendu le 13 octobre 2016 par le comité de l’abus de droit fiscal, saisi à la demande de M. M… et retenant l’existence d’un abus de droit. Les requérants supportent donc la charge de la preuve.

Sur les opérations d’apport à la société B… :

12. D’une part, il résulte de l’article 10 des statuts de la société opérationnelle CFPR que la libre cession de titres de valeur mobilières est autorisée entre actionnaires ou au profit du conjoint, d’un ascendant ou d’un descendant du propriétaire des titres. Les autres cessions nécessitent l’agrément du conseil de surveillance, réputé acquis à l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la demande. Si le conseil de surveillance refuse de délivrer l’agrément, le directoire dispose d’un délai de trois mois pour faire acquérir les titres par un tiers librement choisi par lui. A défaut, le transfert au profit du cessionnaire initialement présenté est autorisé. D’autre part, il résulte de l’article 12 des statuts de la société B… que toute cession de parts sociales à qui que ce soit, y compris entre associés ou à leurs ascendants, descendants, et conjoints, est soumise à l’agrément de la collectivité des associés acquis à la majorité qualifiée représentant au moins les trois-quarts du capital social de la société. Si la collectivité des associés refuse de délivrer l’agrément, elle dispose de trois mois pour acquérir les titres. Si aucun associé ne se porte acquéreur, la société peut, à l’unanimité des associés, dans un délai de six mois, soit faire acquérir les parts par un tiers qu’elle désigne, soit procéder elle-même au rachat des parts en vue de leur annulation. A défaut, l’agrément est acquis sauf si les associés autres que le cédant décident de prononcer la dissolution anticipée de la société.

13. Il résulte de la comparaison de ces stipulations que les nouvelles parts de la société B… perdent en liquidité dès lors que les statuts de cette holding familiale mettent fin à toute possibilité de céder librement les titres reçus en échange de l’apport des titres de la société opérationnelle CFPR, ce qui au demeurant est conforme à l’objectif poursuivi, et non contesté par le ministre, de regrouper au sein d’une holding familiale les titres de la société opérationnelle détenus par les actionnaires familiaux et en assurer ainsi le contrôle pérenne. Cette perte de liquidité représente une prestation convenue à titre contraignant venant en complément à l’attribution de titres de la société B… en rémunération de laquelle une soulte, dont le montant est librement négocié entre les parties, peut être versée. S’il résulte de l’instruction que l’opération de restructuration procède de la seule décision de M. M…, cette circonstance est sans incidence sur la perte de liquidité des parts de la société B… qu’il a reçues en échange des titres de la société CFPR qu’il détenait en pleine propriété ou en nue-propriété.

14. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme M… apportent la preuve que le versement de la soulte en litige, financé par un prêt gagé sur le versement de dividendes à venir de la société CFPR, ne va pas à l’encontre de l’objectif poursuivi par le législateur de favoriser les restructurations d’entreprises. Ce versement ne peut, par suite, être regardé comme une opération visant exclusivement à percevoir des liquidités en sursis d’imposition. C’est donc à tort que l’administration a retenu que le versement de la soulte à M. M…, dans le cadre de l’apport de ses titres de la société CFPR à la société B…, n’était inspiré par aucun autre motif que celui d’éluder l’impôt et a taxé cette soulte en revenus distribués sur l’année 2010, selon la procédure de l’abus de droit. Il y a lieu par suite, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens soulevés par M. et Mme M… tant en première instance qu’en appel, de les décharger des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l’année 2010 à raison des opérations d’apports à la société CFPR.

Sur les opérations d’apport à la société D2R :

En ce qui concerne le bien-fondé de l’imposition :

15. En premier lieu, la circonstance invoquée par les requérants que les créations des deux sociétés B… et D2R participent d’une opération unique et cohérente de transmission d’entreprise ne dispense pas les requérants d’établir, pour chacune des soultes versées, qu’elles ne sont pas constitutives d’un abus de droit.

16. En deuxième lieu, M. et Mme M… font valoir que l’apport à la société D2R, des 10% des titres de la société CFPR détenus par la société d’acquêts qu’ils ont constituée le 5 juillet 2001, a eu pour but, dans le cadre de la restructuration du groupe, d’écarter du pouvoir décisionnel les filles de Mme M… issues d’un premier mariage dès lors que celles-ci avaient vocation, en cas de décès de leur mère avant cette opération d’apport, à hériter des 10% des titres de la société CFPR et étaient, en conséquence, susceptibles de nouer des alliances aux fins notamment de déstabiliser l’actionnariat familial. Mais d’une part, les requérants ne justifient pas qu’en cas de liquidation de la société d’acquêts en raison de décès de Mme M…, ses filles hériteraient de la totalité des parts de la société CFPR. D’autre part, à supposer même cette transmission acquise, il résulte de l’instruction, ainsi que l’indique le ministre dans son mémoire en défense sans être contesté sur ce point, que selon les stipulations du contrat de mariage conclu entre M. et Mme M…, seul M. M… a la qualité d’actionnaire attaché aux titres apportés à la société d’acquêts de sorte que l’indivision successorale ne porterait que sur la valeur des parts sociales sans possibilité pour les ayant-droits de participer à la vie sociale de l’entreprise. M. et Mme M… n’apportent donc pas la preuve que Mme M… et ses filles pouvaient ou auraient pu disposer d’un quelconque pouvoir décisionnel au sein de la société CFPR dont la perte aurait justifié le versement d’une soulte. Ainsi, M. et Mme M… n’établissent pas l’existence d’une prestation convenue à titre contraignante en tant que complément à l’attribution de titres représentatifs du capital social de la société D2R, et en contrepartie de laquelle la soulte en litige aurait été versée. Il en résulte qu’en bénéficiant de liquidités en sursis d’imposition lors de l’apport à la société D2R des titres de la société CFPR détenus en pleine propriété par la société d’acquêts constituée entre M. et Mme M…, ceux-ci ont fait une application littérale de l’article 150-0 B du code général des impôts à l’encontre des objectifs poursuivis par cet article et qui n’a pu être inspiré par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer leurs charges fiscales dues au titre de l’année 2010.

17. En troisième lieu, les paragraphes 26 et 29 de la fiche n° 2 annexée à l’instruction administrative référencée 5C-1-01publiée au BOI n° 119 du 3 juillet 2001 prévoient respectivement que  » en cas d’échange avec soulte, l’article 150-0 B limite l’application du sursis d’imposition aux opérations pour lesquelles le montant de la soulte reçue par le contribuable n’excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus (…)  » et que  » lorsque la condition relative à l’importance de la soulte est remplie, l’opération d’échange ouvre droit au sursis d’imposition y compris en ce qui concerne le montant de la soulte reçue qui n’est donc pas imposé immédiatement. (…) « . Ces commentaires de l’article 150-0 B du code général des impôts ne donnent pas une interprétation de cet article différente de celle exposée aux points 6 et 7 du présent arrêt. M. et Mme M… ne peuvent donc pas utilement s’en prévaloir sur le fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales.

En ce qui concerne les pénalités :

18. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l’article L. 80 D du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable au litige :  » Les décisions mettant à la charge des contribuables des sanctions fiscales sont motivées au sens de la loi n°79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public, quand un document ou une décision adressés au plus tard lors de la notification du titre exécutoire ou de son extrait en a porté la motivation à la connaissance du contribuable « .

19. La proposition de rectification du 12 novembre 2013 adressée à M. et Mme M… vise, dans un paragraphe relatif aux pénalités, le b. de l’article 1729 du code général des impôts, indique le taux et le montant des pénalités envisagées et mentionne les considérations de droit et de fait susceptibles de les fonder. Elle énonce ainsi qu’elle a mis en oeuvre la procédure de l’abus de droit pour des motifs qu’elle expose en détail, pour requalifier en revenus distribués les sommes versées sous forme de soulte par la société D2R entre les mains de M. M…. Dans ces conditions, l’administration a respecté les prescriptions précitées de l’article L. 80 D précité du livre des procédures fiscales et donc suffisamment motivé ces pénalités.

20. En second lieu, aux termes de l’article 1729 du code général des impôts :  » Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ainsi que la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l’Etat entraînent l’application d’une majoration de : (…) / b. 80 % en cas d’abus de droit au sens de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales ; elle est ramenée à 40 % lorsqu’il n’est pas établi que le contribuable a eu l’initiative principale du ou des actes constitutifs de l’abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire (…) « .

21. L’article L. 64 du livre des procédures fiscales et le b de l’article 1729 du code général des impôts, en tant que celui-ci institue une majoration en cas d’abus de droit, ne présentent aucune ambiguïté en ce qui concerne la définition des infractions qu’ils sanctionnent. Le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l’article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif au principe de la légalité des peines doit donc être écarté.

22. Enfin, en précisant, dans la proposition de rectification du 12 novembre 2013, qu’il ressort du procès-verbal de l’assemblée générale extraordinaire de la société B… que M. M… a expressément indiqué qu’il souhaitait bénéficier du sursis d’imposition prévu à l’article 150-0 B du code général des impôts pour les apports de titres à la société D2R, l’administration fiscale établit que l’intéressé a eu l’initiative principale de la mise en place de ce régime fiscal et en a été le principal bénéficiaire et justifie ainsi l’application d’une majoration de 80%.

23. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme M… ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que par le jugement attaqué, le tribunal a rejeté leur demande de décharge, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge au titre des opérations d’apport de titres à la société D2R.

Sur les frais liés au litige :

24. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Les articles 1er et 2 du jugement du tribunal administratif de Montreuil n° 1811897 du 16 juillet 2019 sont annulés.

Article 2 : M. et Mme M… sont déchargés, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge au titre de l’année 2010 liées à l’opération d’apport à la société civile Famille M… P….

Article 3 : Le surplus des conclusions de la demande de première instance, de la requête et de l’appel incident du ministre de l’économie, des finances et de la relance est rejeté.

Article 4 : L’Etat versera à M. et Mme M… une somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

N° 19VE03178 2


0 0 votes
Je supporte LegalPlanet avec 5 étoiles
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x