Bijouterie : 4 octobre 2022 Cour d’appel de Paris RG n° 20/02279

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Bijouterie : 4 octobre 2022 Cour d’appel de Paris RG n° 20/02279

4 octobre 2022
Cour d’appel de Paris
RG
20/02279

Copies exécutoiresREPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 6 – Chambre 11

ARRET DU 04 OCTOBRE 2022

(n° , 10 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 20/02279 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CBXAO

Décision déférée à la Cour : Arrêt du 06 Février 2020 -Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de PARIS – RG n° F17/07537

APPELANTE

Madame [B] [L]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

Représentée par Me Joyce LABI, avocat au barreau de PARIS, toque : P0023

INTIMEE

S.A.S. CARTIER

[Adresse 1]

[Adresse 1]

Représentée par Me Morgane MONDOLFO, avocat au barreau de PARIS, toque : P0538

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 30 Août 2022, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Isabelle LECOQ-CARON, Présidente de chambre, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Madame Isabelle LECOQ-CARON, Présidente de chambre,

Madame Anne HARTMANN, Présidente de chambre,

Madame Catherine BRUNET, Présidente de chambre,

Greffier, lors des débats : Madame Manon FONDRIESCHI

ARRET :

– contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Madame Isabelle LECOQ-CARON Présidente de chambre, et par Madame Manon FONDRIESCHI, Greffière présente lors du prononcé.

EXPOSE DU LITIGE

Mme [B] [L], née en 1965, a été engagée par la SAS Cartier international par un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 1er avril 1987 en qualité de d’assistante services généraux en application de la convention collective de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie du 5 juin 1970. En dernier lieu elle occupait la fonction de responsable qualité.

Le 1er décembre 2016, au cours d’une réunion du CHSCT, la société Cartier a décidé de faire réaliser une « étude sur la qualité de vie au travail au sein du département Environnement de Travail par l’intermédiaire du Cabinet Stimulus ».

Dans ce contexte, le 4 janvier 2017, Mme [U] [E] a été informée qu’elle devait se rendre à un rendez-vous au cabinet Stimulus.

Le 15 mars 2017, la salariée a été convoquée à un entretien préalable fixé au 22 mars 2017 avant d’être licenciée pour cause réelle et sérieuse par lettre datée du 27 mars 2017. Elle a été dispensée d’exécution de son préavis de 3 mois.

La lettre de licenciement indique :

« Par lettre du 15 mars 2017, remise en main propre contre décharge, nous vous avons convoqué à un entretien préalable en vue d’un éventuel licenciement dont la date était fixée au 22 mars 2017.

Lors de cet entretien préalable, vous étiez assistée de Madame [N] [W], assistante de direction. Les propos que vous avez tenus dans le cadre de cet entretien ne nous ont pas permis de modifier notre décision.

Nous vous notifions donc par la présente votre licenciement pour les motifs rappelés dans la présente.

Vous avez été recrutée en qualité de secrétaire.

En dernier lieu, en votre qualité de Responsable Qualité, vous étiez en charge de formaliser des méthodes et process de fonctionnement au sein de la DET et d’encadrer les activités Expéditions, HSE et Incendie et aviez sous votre responsabilité et hiérarchie directe et indirecte 6 collaborateurs.

Le 3 novembre 2016, l’un de vos collaborateurs adressait un courriel aux membres du CHSCT, [P] [Y] (DRH), [M] [C] (RRH), et moi-même, pour nous alerter de vos agissements. Dans ce courriel, ce salarié se plaignait de harcèlement moral de votre part. Il invoquait des faits précis et réitérés qui avaient selon lui un impact sur ses conditions de travail et sa santé, situation qui le poussait même à envisager son départ de la Société.

Suite à ce courriel, une réunion extraordinaire du CHSCT se tenait dès le 7 novembre, conformément à nos obligations légales.

Dans le cadre de cette réunion, il était décidé de recourir à un expert agréé ‘ le cabinet STIMULUS ‘ pour réaliser un audit sur la qualité de vie au travail au sein de la DET (Direction Environnement de Travail), notamment au sein de votre service.

Dans le cadre de cette enquête, 38 collaborateurs de la DET ont été entendus, de façon anonyme, par les auditeurs de STIMULUS afin de leur permettre de s’exprimer sans peur de représailles, ce qui était l’une de leurs préoccupations.

Dans le rapport d’enquête STIMULUS du 21 février 2017, concernant vos équipes plus particulièrement, il a été rapporté que les relations interprofessionnelles étaient fortement dégradées, les raisons suivantes étant invoquées (CF page 7 du rapport) :

– « Des comportements de [B] [V] [E] vécus comme déstabilisant :

o La perception d’hyper contrôle,

o Des remarques dévalorisantes et cyniques ,

o Une personnalité qui concentre de l’attention et de l’énergie ».

Ce rapport révélait qu’il y avait plusieurs cas de souffrances cliniques, de syndromes anxio-dépressifs (passes et présents), un sentiment de peur, de dévalorisation et de perte de confiance en soi. Une démotivation générale était soulignée par les auditeurs.

Concernant votre service plus particulièrement, il était indiqué dans les facteurs identifiés comme négatifs :

o Perception d’un hyper-contrôle,

o Absence de communication,

o Manque de reconnaissance,

o Absence de confiance

o Perception de marges do man’uvre et d’autonomie amoindries.

Dans le rapport d’audit STIMULUS, les seuls facteurs positifs relayés par les salariés au sein de votre service étaient les bonnes relations entre collègues et l’intérêt du travail, donc des éléments qui vous sont extérieurs.

En résumé, les auditeurs ont constaté des  » comportements inappropriés décrits comme maltraitants  » qui ont eu comme conséquence la « dégradation de la santé physique et/ou psychologique » des salariés.

Vos méthodes de management et de travail ont donc été directement remises en cause et sont apparues comme dysfonctionnelles, au regard de leurs conséquences sur les conditions de travail des salariés en interaction avec vous.

Nous avons organisé des réunions de restitution pour évoquer ces points avec vous et entendre votre vision de la situation.

Vous avez nie la véracité des conclusions de l’audit de STIMULUS et indique ne pas comprendre les propos tenus par les salariés. Pour vous, la situation n’était pas telle que décrite par les salariés dans le cadre de l’enquête STIMULUS. Vous avez nié toute difficulté et souffrance au travail de la part des collaborateurs. Vous étiez en quelque sorte dans le déni.

STIMULUS nous a ensuite transmis un document avec des éléments complémentaires qui rapportent les propos tenus précisément par les salariés, de façon anonyme, dans le cadre des entretiens qu’ils ont eu avec le cabinet STIMULUS. Dans ce document complémentaire, il est ainsi indiqué que l’ensemble des salariés ayant travaillé ou travaillant avec vous sont, ou ont été, en situation de souffrance ou mal être au travail. Les propos qui ont été recueillis sont particulièrement choquants et les salariés semblent unanimes sur leur souffrance du fait de votre management et plus largement dans vos relations interpersonnelles et vos méthodes de travail.

Ainsi, à titre exemple, les propos suivants ont été recueillis par STIMULUS :

– « [B] est harceleuse »

– « Elle est fine et calculatrice »

– « Je devais la mettre en copie de tous mes mails »

– « Elle ne cherche que les fautes »

– « Une situation de harcèlement, de perversité, d’humiliation, de pouvoir »

– « Je pense mettre fin à mes jours »

– « La période avec [B] fut chaotique et épuisante moralement »

–  » On avait tous plus ou moins peur  »

– « Au téléphone elle écoutait les conversations, elle rappelait les personnes, me demandait combien de temps je mettais au téléphone avec les clients. Quand j’allais aux toilettes je devais mettre le temps que je mettais, le temps quand je sortais fumer. Des réunions de dernière minute, à l’heure ou je devais récupérer mon enfant « .

(…)

De tels propos ne nous permettent pas d’envisager une amélioration de la situation car vous ne semblez pas prendre la mesure des éléments, faits et propos – que vous ne pouvez ignorer – qui vous sont reproches et qui ont été relatés par de nombreux salaries qui ont travaillé ou travaillent avec vous.

Au vu de l’ensemble de ces faits, propos recueillis et témoignages des salariés, il apparaît que votre comportement managérial est totalement inadapté et dysfonctionnel, et est de nature à constituer un danger pour les salariés.

En tant qu’employeur, il nous incombe de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Nous n’avons donc d’autre choix que de vous licencier.

Votre licenciement prendra effet au terme de votre préavis, d’une durée de trois mois, que nous vous dispensons d’effectuer compte tenu des faits qui vous sont reprochés, mais qui vous sera néanmoins rémunéré aux échéances habituelles de paie. »

A la date du licenciement, Mme [U] [E] avait une ancienneté de 29 ans et 11 mois et la société Cartier occupait à titre habituel plus de dix salariés.

Contestant la légitimité de son licenciement et réclamant diverses indemnités, Mme [U] [E] a saisi le 20 septembre 2017 le conseil de prud’hommes de Paris qui, par jugement du 6 février 2020, auquel la cour se réfère pour l’exposé de la procédure antérieure et des prétentions initiales des parties, a statué comme suit :

– condamne la Sas Cartier à verser à Mme [U] [E] à la somme suivante :

* 8.573,41 € représentant le bonus de fin d’année payable en 2017 sur la base de la rémunération de l’année 2016 à hauteur de 1%,

Avec intérêts au taux légal à compter de la date de réception par la partie défenderesse de la convocation devant le bureau de conciliation et d’orientation du 5 février 2017,

Rappelle qu’en vertu de l’article R 1454-28 du code du travail, ces condamnations sont exécutoires de droit à titre provisoire, dans la limite maximum de neuf fois de salaire calculés sur la moyenne des trois derniers mois de salaire. Fixe cette moyenne à la somme de 5264,52 € bruts.

– déboute Mme [U] [E] du surplus de ses demandes,

– déboute la SAS Cartier de ses demandes et la condamne aux dépens.

Par déclaration du 11 mars 2020, Mme [U] [E] a interjeté appel de cette décision, notifiée par lettre du greffe adressée aux parties le 18 février 2020.

Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 16 novembre 2020, Mme [U] [E] demande à la cour de :

– dire et juger Mme [U] [E] recevable et bien fondée en ses demandes, fins et conclusions,

Y faisant droit,

– infirmer le Jugement dont appel en ce qu’il a dit le licenciement de Mme [U] [E] fondé sur une cause réelle et sérieuse et l’a déboutée des demandes qui en découlaient,

Statuant à nouveau,

– dire et juger que les faits reprochés à Mme [U] [E] sont prescrits,

– dire et juger Mme [U] [E] n’a commis aucun fait de harcèlement moral,

En conséquence,

– dire et juger le licenciement de Mme [U] [E] dépourvu de cause réelle et sérieuse,

– dire et juger que l’offre de paiement d’une indemnité transactionnelle d’un montant de 70.000 €, formulée par Cartier avant même la saisine du Conseil des Prud’hommes de PARIS, ne répare pas l’intégralité du préjudice causé à Mme [U] [E],

– condamner la société Cartier à payer à Mme [U] [E] la somme de 139 721 € à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou subsidiairement la somme de 129 900 € en application de l’article L.1235-3 du Code du Travail,

– condamner la société Cartier à payer à Mme [U] [E] la somme de 40 000 € en réparation de son préjudice moral,

– confirmer le Jugement rendu le 6 février 2020 en ce qu’il a condamné la société Cartier à payer à Mme [U] [E] la somme de 8573.41€ au titre du bonus de fin d’année payable en 2017 avec intérêts au taux légal à compter de la réception par la société Cartier de la convocation devant le Bureau de Conciliation et d’Orientation,

– débouter la Société Cartier de l’intégralité de ses demandes, et notamment de son appel incident,

– condamner la société Cartier à payer à Mme [U] [E] la somme de 8 000 € au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile

– condamner la société Cartier aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Joyce Labi, avocat au Barreau de Paris,

Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 6 octobre 2020, la société Cartier demande à la cour de :

– confirmer le jugement rendu par le Conseil de prud’hommes de Paris en ce qu’il a reconnu le licenciement de Mme [U] [E] bien fondé,

– la débouter de ses demandes de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour préjudice moral,

-infirmer le jugement rendu par le Conseil de prud’hommes de Paris en ce qu’il a fait droit à la demande de rappel de salaire de Mme [U] [E] au titre d’un prétendu bonus pour objectif atteinte au titre de l’année 2016,

– débouter Mme [U] [E] de sa demande au titre de l’article700 du code de procédure civile,

– condamner Mme [U] [E] au paiement de la somme de 8.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 8 décembre 2021 et l’affaire a été fixée à l’audience du 15 mars 2022.

Avec l’accord des parties, une médiation a été ordonnée mais n’a pas abouti. L’affaire a donc été rappelée à l’audience du 30 août 2022.

Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, la cour se réfère à leurs conclusions écrites conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur le bonus au titre de l’année 2016

Pour infirmation de la décision entreprise, la société Cartier soutient en substance que la gratification est dite « bénévole » et que l’employeur peut décider en toute liberté de l’opportunité de leur versement et de leur montant ; qu’elle constitue alors une libéralité et n’a pas le caractère juridique de salaire ; qu’elle n’est pas tenue de la verser et qu’elle ne fonde pas un droit à un paiement pour le salarié. En tout état de cause, la société considère que les critères de généralité et de fixité ne sont pas démontrés et que la décision de ne pas verser le bonus discrétionnaire résultait des révélations successives intervenues du mois de novembre 2016 au mois de mars 2017 et non du constat de l’absence d’atteinte des objectifs.

Mme [U] [E] réplique que chaque année un bonus d’environ 11% de son salaire annuel lui était versé ; que ses objectifs de l’année 2016-2017, fixés lors d’un entretien du 15 mars 2016, ont été atteints.

En droit, le paiement d’une prime qui ne résulte ni de la loi ni d’une disposition conventionnelle n’acquiert de valeur contraignante pour l’employeur que dans l’hypothèse où son versement résulte d’un usage répondant aux caractères de généralité, de constance et de fixité dont le cumul permet d’établir la volonté non équivoque de l’employeur de s’engager envers les salariés à leur octroyer un tel avantage.

Pour caractériser un usage, l’avantage alloué ne doit pas faire référence à des facteurs subjectifs liés à la personne des salariés (comportement, aptitude professionnelle…) ou aléatoires (l’évolution des résultats ou de la trésorerie de l’entreprise…) mais peut varier dans son montant dès lors que l’usage laisse apparaître une somme minimale attribuée en toutes circonstances ou que les paramètres soutenant son calcul présentent le caractère de fixité et qu’il est octroyé de façon constante à l’ensemble du personnel ou d’une catégorie déterminée d’entre eux.

Il appartient par principe à celui qui se prévaut d’un usage d’en rapporter la preuve mais il appartient à l’employeur d’établir que l’avantage ne présente pas les caractéristiques d’un usage.

En l’espèce, il résulte des bulletins de salaire que Mme [U] [E] percevait depuis mai 2006 une prime variant de 5.000 € à 9.880 €, distincte de la prime exceptionnelle parfois accordée. Par attestation du 22 mai 2006, le directeur des ressources humaines certifiait que la salarié percevait un salaire annuel brut de 52.060 € ‘comprenant un bonus de 5.000 €’. La prime ainsi allouée ne fait nullement référence à des critères subjectifs et est accordée de façon constante à la salariée. L’employeur ne donne aucun élément contraire notamment sur les paramètres de calcul de cette prime susceptibles de s’opposer au caractère de fixité ou sur le fait que cette prime n’était pas accordée de façon constante à l’ensemble du personnel ou d’une catégorie d’entre eux alors qu’il détient seul ces informations. En tout état de cause, le montant de cette prime est toujours au moins égal à 11% de la rémunération annuelle.

Il s’ensuit que c’est à juste titre que les premiers juges ont condamné la société Cartier à verser à Mme [U] [E] la somme de 8.573,41 € au titre du bonus de fin de l’année 2016 payable en 2017, soit 11% de la rémunération perçue en 2016 (77.940,01 €). La décision sera confirmée de ce chef.

Sur la rupture du contrat de travail

Sur la prescription des faits reprochés

Mme [U] [E] fait valoir que selon la société Cartier, que c’est le courrier de M. [H] du 3 novembre 2016 qui aurait porté à sa connaissance le « harcèlement » de celle-ci ; que ce n’est que le 15 mars de l’année suivante que la société a engagé une procédure disciplinaire à son encontre ; qu’au surplus la salariée, aucun des témoins ayant rédigé les attestations produites par Cartier ne mentionne des faits suffisamment récents pour justifier son licenciement en mars 2017.

La société Cartier réplique qu’elle a pu avoir connaissance de l’ampleur et de la gravité des faits commis par Mme [U] [E] que par la remise du document complétant le rapport écrit, communiqué par le cabinet Stimulus le 14 mars 2017 ; qu’elle a ensuite convoqué la salariée le lendemain à un entretien préalable et a prononcé le licenciement de celle-ci le 27 mars 2017, soit moins d’un mois après l’engagement de la procédure de licenciement ; que même en se référant à la date de remise de la première partie du rapport écrit réalisé par Stimulus, soit le 21 février 2017, l’engagement de la procédure de licenciement avait lieu moins de deux mois après.

En application de l’article L.1332-4 du code du travail, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l’engagement de poursuites disciplinaires au-delà d’un délai de deux mois à compter du jour où l’employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné lieu dans le même délai à l’exercice de poursuites pénales.

Il est constant que ce n’est pas la date des faits qui constitue le point de départ du délai mais celle de la connaissance par l’employeur des faits reprochés. Cette connaissance par l’employeur s’entend d’une ‘connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits’. Cette connaissance peut dépendre de la réalisation de vérifications auxquelles l’employeur doit procéder pour s’assurer de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés.

En l’espèce, M. [Z] [H] a adressé le 3 novembre 2016 un long courriel ayant pour objet ‘alerte comportement manager’ à différents membres du CHSCT , à Mme [Y] directrice des ressources humaines et à Mme [C], responsable des ressources humaines pour faire part de son ‘désarroi vis-à-vis du management de (sa) responsable’ en détaillant un certain nombre de faits en précisant qu’il vivait ‘ça comme du harcèlement moral’. La SAS Cartier s’est rapprochée du cabinet Stimulus qui lui a fait une proposition d’études sur la qualité de vie au travail le 24 novembre 2016. Le CHSCT a été convoqué le 1er décembre 2016, réunion décalée au 19 décembre 2016, pour information et consultation sur le projet de mise en place d’un étude qualité de vie au travail par l’intermédiaire du cabinet externe Stimulus, démarche soutenue par le CHSCT ‘afin d’objectiver au mieux la situation’. Le 21 février 2017, après avoir entendu 38 salariés, le cabinet Stimulus a restitué un 1er rapport posant un diagnostic et des remèdes de portée générale. Puis le 14 mars 2017, le cabinet remettait un complément d’étude confidentiel nommant expressément les comportements inappropriés de Mme [U] [E] visée nommément. Mme [U] [E] a été convoquée à l’entretien préalable au licenciement le 15 mars 2017, soit le lendemain de la connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits par l’employeur ou à tout le moins dans le délai de deux mois à compter de la restitution du rapport du 21 février 2017, de telle sorte que les faits reprochés ne sont pas prescrits.

Sur le licenciement

Pour infirmation de la décision entreprise, Mme [U] [E] remet en cause les différents rapports sur lesquels se fonde la société Cartier à l’appui de son licenciement et fait valoir que le 1er rapport du 21 février 2017 stigmatise une souffrance des salariés, liée aux décisions du Groupe et à des changements déstabilisant, pour un effectif dont l’ancienneté est très forte sans la désigner nommément ; que le second rapport du 14 mars 2017 a été commandé par la société Cartier dans l’unique but de justifier la décision de la licencier sans requête complémentaire, et sans nouvelle audition des salariés. Elle soutient également que les attestations produites à son encontre sont imprécises et dactylographiées à l’identique, et en déduit que ce ne sont pas des témoignages spontanés ; qu’en outre ces attestations font mention de faits très anciens d’émotions ressenties, mais de strictement aucun fait concret, si bien que ces propos subjectifs sont parfaitement invérifiables.

La société Cartier réplique que le courriel de M. [H] rapportait les méthodes de management particulièrement autoritaires de la salariée et dénonçait une situation de harcèlement moral ; que l’enquête portait sur l’ensemble de la direction concernée et non exclusivement Mme [U] [E] ; que le rapport fait état de comportements inappropriés décrits comme maltraitants, ayant eu pour conséquence une dégradation de l’état de santé physique et/ou psychologique des salariés ; que la société n’a jamais commandé de second rapport, et précise que si tel avait été le cas le cabinet lui aurait facturé cette prestation. L’intimée expose que le cabinet Stimulus lui a simplement remis un document complémentaire le 14 mars 2017 rapportant les propos des salariés spécifiquement en ce qui concernait leur relation avec Mme [U] [E], durant les entretiens opérés par le cabinet de conseil dans le cadre de son enquête. La société Cartier affirme qu’il ressort de ce document complémentaire que le management de la salariée était dysfonctionnel et avait des répercussions graves sur la santé des personnes travaillant sous sa hiérarchie directe et indirecte.

Selon l’article L.1235-1 du code du travail, en cas de litige relatif au licenciement, le juge, à qui il appartient d’apprécier la régularité de la procédure et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, au besoin après toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles’; si un doute subsiste, il profite au salarié.

Ainsi l’administration de la preuve en ce qui concerne le caractère réel et sérieux des motifs du licenciement n’incombe pas spécialement à l’une ou l’autre des parties, l’employeur devant toutefois fonder le licenciement sur des faits précis et matériellement vérifiables.

Il est de droit que la règle probatoire prévue par l’article L. 1154-1 du code du travail n’est pas applicable lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d’un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement moral.

En application de l’article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

L’article L. 1152-4 précise que l’employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral.

L’article L. 4121-1 du même code dans sa version applicable au litige prévoit que l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ;

2° Des actions d’information et de formation ;

3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existante.

Il est de droit qu’en matière prud’homale, la preuve est libre et qu’il appartient aux juges du fond, dès lors qu’il n’a pas été mené par l’employeur d’investigations illicites d’en apprécier la valeur probante.

En l’espèce, il résulte des éléments versés aux débats que c’est bien le courriel en date du 3 novembre 2016 de M. [H] adressé non seulement à la direction des ressources humaines mais aussi aux membres du CHSCT, dénonçant des faits de harcèlement moral de la part de sa supérieure hiérarchique Mme [U] [E] qui a déclenché la décision de l’employeur de saisir un cabinet externe en vue de procéder à une étude « sur la qualité au travail ». Le CHSCT a été associé à cette étude, 38 salariés ont été entendus y compris Mme [U] [E] le 4 janvier 2017. La Cour relève que Mme [U] [E] a également été entendue lors d’une réunion le 23 février 2017 organisée en présence du cabinet Stimulus et de la direction des ressources humaines au cours de laquelle, selon son courrier du 1er juin 2017, il lui a été expliqué que les entretiens menés avec les psychologues démontraient que son management avait provoqué des souffrances parmi les collaborateurs qui avaient travaillé avec elle, aucun document n’ayant cependant été porté à sa connaissance, comme étant sous couverts d’anonymat.

Dans ce 1er rapport, le cabinet d’étude relève au titre des facteurs de risque sur le plan collectif, des relations inter professionnelles dégradées et vise à ce titre :

‘- la perception d’une relation non professionnelle entre [B] [U] [E] et [G] [F] (supérieure hiérarchique de la première) :

* un manque de limites et de cadrage perçu notamment lors de comportements perçus comme non appropriés,

* la perception de favoritisme,

* un manque d’arbitrage,

* l’impression de copinage,

– un collectif divisé, des effets de clans,

– des comportements de [B] [L] vécus comme déstabilisants :

* la perception d’hyper- contrôle,

* des remarques dévalorisantes et cyniques,

* une personnalité qui concentre de l’attention et de l’énergie,

– la perception que la DET (direction environnement travail) a une mauvaise image auprès des autres entités.

Le rapport fait également état, s’agissant précisément du service de Mme [U] [E], de ‘la perception d’un hyper-contrôle’, d’une ‘absence de communication’, d’un ‘manque de reconnaissance’, d »absence de confiance’, de ‘la perception de marges de manoeuvre et d’autonomie amoindries’, et également de bonnes relations entre collègues.

Le rapport du 14 mars 2017 intitulé ‘compléments de perceptions/Verbatims’ révèle :

* 9 cas de souffrance clinique,

* des symptomatologies anxio-dépressives passées et présentes (un repli, un isolement),

* des manifestations émotionnelles : peur, dévalorisation et perte de confiance en soi, tristesse, pertes de mémoire, irritabilité,

* des salariés motivés qui se perçoivent moins performants,

* des insomnies, sueurs froides,

* la quasi-totalité des salariés travaillant ou ayant travaillé pour [B] [L] sont ou ont été en mal être.

Ce rapport reprend également les témoignages des salariés auditionnés sous couverts d’anonymat, le cabinet ayant relevé dans son 1er rapport ‘des craintes vis-à-vis de la confidentialité des propos recueillis’.

Ces témoignages sont corroborés par les différents courriels et attestations circonstanciés versés aux débats et révélant un management ‘dictatorial’ ou ‘directif’ avec la nécessité d’avoir l’approbation de Mme [U] [E] pour des tâches que le collaborateur pouvait exécuter en autonomie (M. [I]), la nécessité de la mettre en copie de tous les emails (M. [I], M. [O], Mme [J], M. [H]), le fait que Mme [U] [E] ait cessé de recharger son badge à la caisse automatique pour le faire, ‘avec une attitude très désinvolte’auprès de l’épouse de M. [R] qui s’était vu sanctionné par un avertissement 6 mois avant son départ à la retraite (Mme [D], M. [R], M. [O]) pour avoir refusé de participer aux entretiens annuels avec sa supérieure hiérarchique Mme [U] [E] selon ses propres conclusions, des actions de dénigrement (Mme [J], M. [X])), le non-respect des expertises métiers (M. [H]), des remarques mal à propos relatives à la vie privée du salarié (M. [A]).

Le 16 mars 2017, le CHSCT remettait à la direction des ressources humaines un courrier d’alerte sur des agissements de type ‘harcèlement moral de la part de Mme [U] [E] qui se sont produits et se produisent encore’. Lors de la réunion du 20 mars 2017 les membres du CHSCT confirmaient que d’autres salariés que M. [H] s’étaient manifestés auprès d’eux pour faire part des agissements répétés de Mme [U] [E], de pressions et de management dysfonctionnel.

Si le rapport du cabinet Stimulus met également en exergue une souffrance des salariés liée aux nombreux changements intervenus dans le groupe Richemont, il n’en demeure pas moins que le contexte général n’est nullement exclusif d’un harcèlement de la part du manager. Mme [U] [E] produit une seule attestation d’un ancien collègue de travail responsable sécurité sûreté selon laquelle il avait de bonne relation avec elle et l’appréciait ‘énormément’. Ce seul élément est insuffisant à contredire utilement les agissements répétés relevés par le rapport du cabinet Stimulus du 21 février 2017 complété le 14 mars 2017 corroboré par les attestations produites aux débats, aucun élément du dossier ne permettant de douter de la sincérité tant du rapport complété que des témoignages.

La Cour retient en conséquence, à l’instar des premiers juges, que sont ainsi établis des agissements répétés de harcèlement moral imputables à Mme [U] [E] qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail de ses collaborateurs susceptible de porter atteinte à leurs droits et à leur dignité, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel. Peu important que la salariée n’ait pas eu l’intention de causer un préjudice à ses collaborateurs et peu important l’absence de lien hiérarchique avec certains d’entre eux.

L’employeur ayant l’obligation d’assurer la sécurité de ses salariés, il s’ensuit que le licenciement de Mme [U] [E] repose sur une cause réelle et sérieuse sans que la salariée ne puisse opposer à son employeur le fait qu’il n’ait pas retenu la faute grave.

C’est donc à juste titre que les premiers juges ont débouté Mme [U] [E] de ses demandes subséquentes à la contestation de son licenciement.

Sur la demande de dommages-intérêts pour préjudice moral

Mme [U] [E] soutient que les circonstances de son éviction, vécues comme une véritable humiliation, lui ont causé un préjudice motifs pris qu’il ne lui a pas été permis de s’expliquer ou d’adapter son comportement si tel avait été nécessaire.

La société Cartier réplique que la salariée a pu s’expliquer sur les faits reprochés.

Il résulte des éléments du dossier comme déjà évoqués, que la salariée a été entendue à deux reprises lors de l’étude diligentée par le cabinet Stimulus, qu’en outre, elle a été entendue sur les faits reprochés dans le cadre de l’entretien préalable et a pu contester la procédure en ayant accès aux pièces du dossier. Elle a donc pu s’expliquer sur les faits reprochés. Il n’est pas établi que les circonstances du licenciement ont été humiliantes.

En conséquence, par ajout à la décision déférée, il convient de débouter Mme [U] [E] de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral.

Sur les frais irrépétibles

La société Cartier sera condamnée aux entiers dépens. Vu l’équité, il n’y a pas lieu à l’indemnité en application de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et mis à disposition au greffe,

CONFIRME le jugement déféré,

Y ajoutant,

REJETTE l’exception tirée de la prescription des faits,

DÉBOUTE Mme [B] [L] de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral,

CONDAMNE la SAS Cartier aux entiers dépens,

DIT n’y avoir lieu à indemnité en application de l’article 700 du code de procédure civile.

La greffière, La présidente.

 


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