Adopté à l’unanimité lors de l’Assemblée plénière du 27 mai 2021
Résumé :
Dans cet avis, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) montre que le manque généralisé de moyens accordés à l’enseignement supérieur remet en question le respect des droits fondamentaux. Il se manifeste par des inégalités d’accès à l’information, des traitements différenciés et par un manque de transparence en matière d’orientation. Il entrave également l’accueil et l’accompagnement des étudiants et limite de façon croissante la liberté académique.
Parmi les 14 recommandations qu’elle formule, la CNCDH invite à renforcer les systèmes d’orientation publics, notamment à l’adresse des élèves de milieux sociaux défavorisés, et s’interroge sur les conséquences de la non-anonymisation du lycée d’origine dans ParcourSup. Elle recommande également une vigilance accrue concernant le mode de financement par appel à projet qui s’est généralisé dans les dernières années.
1. L’accès à l’éducation, qui comprend l’accès aux études supérieures, est inscrit en droit interne au sein du bloc de constitutionnalité (1), prévu par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2) et est défendu à l’échelle internationale par les instruments normatifs des Nations unies (3). Droit fondamental (4), il s’inscrit dans le cadre des objectifs de développement durable fixés pour 2030. Dans son discours à l’occasion de la Journée internationale de l’éducation du 24 janvier 2020, Mme A. Azoulay, directrice générale de l’UNESCO, insiste sur son rôle essentiel, tout en rappelant que » la crise mondiale de l’apprentissage, que les données de l’Institut de statistique de l’UNESCO ont confirmée, doit être un motif de préoccupation majeur. En effet, une crise de l’apprentissage est aussi une crise pour la prospérité, pour la planète, pour la paix et pour les personnes… »
2. La France n’échappe pas à cette » crise mondiale de l’apprentissage « . Dans un premier avis portant sur l’accès à l’éducation dans le cadre de l’enseignement primaire et secondaire (5), la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) alertait sur l’urgence de garantir l’égalité des chances et le droit à l’éducation pour tous. Ce deuxième avis vient le compléter à propos de la question de l’enseignement supérieur (6) en mettant l’accent sur les dangers provoqués par la permanence d’un manque généralisé de moyens. Le fonctionnement de l’enseignement supérieur, qui accueille des effectifs en croissance constante (7), est à la fois questionné et critiqué en matière de sélection, d’égalité des chances, de capacité d’accueil, d’accompagnement et de moyens, mais aussi de liberté académique. Les fortes critiques et la mobilisation massive auxquelles a donné lieu la Loi de programmation de la recherche 2021-2030 dite » LPR » en témoignent (8). De plus, des questions de fond sur le fonctionnement de l’enseignement supérieur persistent. Elles portent notamment sur les inégalités dont pâtissent les territoires ruraux et ultramarins et sur la différence de moyens entre les établissements (universités, grandes écoles…). Sont également préjudiciables les coûts d’accès aux formations, qu’elles soient privées ou publiques (9), et le système d’affectation mis en œuvre avec ParcourSup, qui met en cause l’effectivité du principe d’égalité.
3. Le contexte de crise sanitaire met en lumière et amplifie ces difficultés. La généralisation de l’enseignement à distance conduit à s’interroger sur les pratiques pédagogiques, leur incidence sur l’acquisition des connaissances ou des compétences et sur les situations d’inégalités que ce dispositif génère. La crise sanitaire provoquée par le coronavirus a aussi eu un impact profond chez les jeunes de 18 à 24 ans, chez qui on constate une augmentation alarmante des troubles psychologiques (10). Elle a également contribué à accroître la précarité étudiante et à isoler certains jeunes, les amenant parfois à étudier dans des conditions indignes.
4. Garante du respect par la France de ses engagements en matière de droits de l’Homme, la CNCDH s’inquiète du manque de moyens accordés à l’enseignement supérieur qui, à l’image d’autres services publics essentiels comme la justice et la santé, se voit particulièrement fragilisé alors même que ces services occupent un rôle clé dans la protection des droits fondamentaux.
Dans la diversité de ses formes, l’enseignement supérieur représente non seulement un lieu de formation et de recherche mais aussi un lieu de socialisation, d’échanges, de mixité sociale et de construction de l’identité citoyenne. L’ensemble de ces composantes en font un élément constitutif d’une société démocratique. La CNCDH constate pourtant que certaines branches de l’enseignement supérieur s’inscrivent dans un processus de paupérisation.
Alors même que l’une des ambitions de l’université est de contenir voire remédier aux inégalités, les auditions menées par la CNCDH (11) l’amènent à constater que les écarts entre étudiants semblent s’accroître, que les moyens accordés s’avèrent de plus en plus insuffisants au regard d’un nombre grandissant d’étudiants et que l’usage du numérique est apparu comme un pis-aller temporaire difficilement à même de satisfaire les missions de l’enseignement supérieur, les attentes et les besoins des étudiants.
Cet avis présente dans un premier temps les difficultés et les inégalités constatées dans le fonctionnement actuel de l’orientation vers le supérieur. Il est complété par une seconde partie relative au développement d’inégalités générées par un usage inadapté du numérique.
1. PROMOUVOIR L’ÉGALITE D’ACCÈS À UNE FORMATION DU SUPÉRIEUR : SAVOIR ET POUVOIR CHOISIR
5. Si dans son principe l’enseignement supérieur est gratuit, il a pour les étudiants un coût de nature à provoquer des inégalités d’accès. De plus, des biais constatés dans le système d’orientation et de sélection des élèves conduisent à éloigner certaines populations de l’enseignement supérieur, là même où celui-ci devrait au contraire assurer une mixité sociale et une égalité d’accès au droit à l’éducation.
1.1. Le préalable : une orientation de qualité pour réduire les inégalités sociales
6. La CNCDH regrette que les modalités d’orientation n’assurent pas un accès égal de tous les lycéens aux informations leur permettant de faire un choix éclairé. Elle déplore également que le manque de moyens accordés aux établissements en matière d’orientation conduise à une privatisation croissante de l’accès à l’information, source d’inégalités.
En effet, les lycéens sont inégalement armés pour faire face à la masse de documentation mise à disposition par une grande diversité d’acteurs (associatifs, étatiques, privés…) et sur de nombreux supports (sites en lignes, salons, documents imprimés…) La capacité des lycéens à comprendre et à mobiliser ces informations de façon stratégique varie notamment en fonction de leur milieu social, ce qui génère des inégalités (12). Ainsi, des travaux s’appuyant sur les mots-clés utilisés par les lycéens démontrent que les lycéens issus d’un milieu populaire se cantonnent aux boucles informatiques restreintes à des sites grand public comme L’Etudiant (13).
L’analyse des pratiques en cours dans les lycées parisiens, en matière d’orientation, fait état de différences significatives susceptibles de creuser les écarts entre groupes sociaux. L’écart dans le suivi des élèves se caractérise notamment par un accompagnement personnalisé très inégal selon les établissements (14).
7. Ces constats soulignent la nécessité d’assurer une véritable formation à destination des personnes chargées de conseiller les jeunes pour leur orientation. Il est nécessaire de mettre en place des structures dédiées au sein des lycées, lesquelles pourraient utilement, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et les zones rurales, développer des dispositifs de tutorat et de mentorat en mesure de combler les fossés générationnels et sociaux qui, jusqu’à aujourd’hui, portent préjudice aux catégories sociales les moins favorisées et ne permettent pas de garantir l’égalité des chances dans l’Ecole de la République.
Recommandation n° 1 : Pour mettre en œuvre un » ascenseur social » effectif, mieux aider les futurs étudiants dans leurs choix et leur permettre de disposer de l’ensemble des informations, la CNCDH recommande au ministère de l’éducation nationale de renforcer les systèmes d’orientation publics, notamment à l’adresse des élèves de milieux sociaux défavorisés.
Recommandation n° 2 : La CNCDH recommande au ministère de l’éducation nationale de généraliser et de renforcer les systèmes d’accompagnement comme le tutorat et le mentorat.
1.2. La sélection affichée ou déguisée : discriminations sociales et géographiques
1.2.1. Les biais d’une affectation qui sélectionne
8. La reconnaissance formelle d’un droit d’accès à l’enseignement supérieur ne se réalise pas de façon effective dès lors que les capacités d’accueil sont limitées et que les critères de sélection sont à la fois potentiellement discriminants et opaques.
1.2.2. Des capacités d’accueil insuffisantes dans certaines filières
9. La tension liée aux affectations des étudiants dans l’enseignement supérieur résulte des capacités d’accueil de certaines formations, qui n’ont pas suivi la croissance démographique et la hausse du nombre des étudiants qu’elle a engendrée (15). Si l’adaptation des possibilités d’accueil selon les filières doit nécessairement tenir compte des possibilités de débouchés, il n’en reste pas moins que la création de places dans l’enseignement supérieur doit répondre à un besoin à la fois social et de dynamisation de l’économie du pays.
Recommandation n° 3 : La CNCDH recommande une augmentation des capacités d’accueil dans les filières sous tension, accompagnée des moyens humains et financiers adaptés.
1.2.3. Pour un anonymisation du lycée d’origine
10. Le lycée d’origine joue un rôle crucial dans le processus de priorisation des candidats, renforcé par la survenue tardive des notes aux épreuves de baccalauréat. De fait, la Cour des comptes évalue à 20 % la part d’établissements qui utilisent la mention du lycée d’origine pour classer les élèves. Cette pratique risque de pénaliser les élèves provenant d’établissements peu ou mal réputés (16). La CNCDH rejoint la recommandation de la Cour des comptes, qui préconise d’harmoniser les notes des candidats en tenant compte de l’écart constaté entre les résultats du baccalauréat et la notation du contrôle continu dans le lycée d’origine. L’anonymisation du lycée d’origine permettrait d’éviter un déterminisme social liant l’accès à l’enseignement supérieur au territoire d’origine.
La CNCDH constate que les déficiences du système d’orientation au sortir du baccalauréat prolongent celles qui existent dans le courant des études secondaires. Elle souligne que les inégalités sont renforcées par une affectation reposant exclusivement sur le contrôle continu au détriment des résultats du baccalauréat.
Recommandation n° 4 : Pour limiter l’impact des discriminations liées au lieu de résidence et de scolarisation, la CNCDH recommande une anonymisation du lycée d’origine dans ParcourSup.
Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande que l’affectation dans les établissements d’enseignement supérieur par le biais de ParcourSup tienne compte des résultats du baccalauréat.
1.2.4. Opacité des critères de sélection
11. Du fait de leur opacité, les procédures d’affectation (17) dans le processus d’utilisation de ParcourSup sont anxiogènes et sont perçues comme arbitraires. Le manque de transparence qui entoure ces règles de classement nuit à l’efficacité et à l’équité de la procédure d’affectation des candidats. De fait, elle entrave la compréhension des critères d’admission, ce qui peut conduire les candidats refusés à suspecter le processus d’être biaisé. Elle empêche également la bonne information des candidats et des parents préalablement aux inscriptions sur la plateforme (18).
Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande de publier, en amont de la procédure de sélection, les critères de classement appliqués par les établissements pour l’année en cours.
1.2.5. Durée de la sélection préjudiciable aux plus défavorisés
12. En l’absence de hiérarchisation des vœux par les candidats, le processus » d’appariement » de ParcourSup s’étale sur plusieurs mois. Certains candidats sont admis d’emblée, tandis que d’autres doivent patienter plusieurs mois avant de recevoir une proposition. Cela constitue une violence symbolique pour ces élèves en attente, qui peuvent être incités à s’orienter vers des formations hors ParcourSup, souvent privées et non reconnues par l’Etat. Dans d’autres cas, ils sont tentés de se tourner vers des formations peu attractives éloignées de leur projet initial. Surtout, la durée du processus crée un biais social et territorial favorisant les candidats résidant à proximité de leur formation. De plus, » on peut supposer que [les candidats n’ayant pas reçu de proposition] sont majoritairement des élèves de niveau moyen ou faible, détenteurs d’un baccalauréat professionnel et issus des classes populaires » (19).
La plateforme ParcourSup pourrait s’inspirer de la voie médiane empruntée en Allemagne à travers la procédure DoSV dans le cadre de laquelle la hiérarchisation des vœux par les candidats s’opère dans un second temps, après que les candidats ont reçu des propositions d’admission par les formations (20). Tout en restant consciente qu’il n’existe pas de système idéal, la CNCDH préconise de rétablir la hiérarchisation des vœux.
Cette difficulté d’accès effectif à l’enseignement supérieur n’est pas uniquement liée à l’orientation et l’affectation des étudiants. Elle se poursuit malheureusement dans les modalités d’enseignement, ce que l’usage du numérique met particulièrement en lumière.
2. LUTTER CONTRE LES INÉGALITÉS À L’HEURE DE L’ENSEIGNEMENT NUMÉRIQUE : POUVOIR ET SAVOIR UTILISER L’OUTIL
13. Souvent considéré comme un levier de croissance et de progrès, le numérique est loin de représenter une solution idéale sur laquelle reposerait l’enseignement supérieur pour assurer des études de qualité à l’ensemble des étudiants. La crise sanitaire, qui a provoqué un usage à grande échelle du numérique dans l’enseignement supérieur, a aussi permis l’étude de ses forces et de ses faiblesses. Si le caractère inattendu de la crise permet d’expliquer certaines failles, d’autres renvoient à des problèmes structurels plus anciens qui montrent que seul un usage proportionné, réfléchi, anticipé et suffisamment financé permettra au numérique d’être une valeur ajoutée pour l’enseignement supérieur.
2.1. L’accès au numérique, condition d’accès à l’enseignement
2.1.1. Inégal équipement des étudiants
14. En dépit des efforts du ministère de l’enseignement supérieur pour répondre en partie aux besoins matériels des étudiants, amplifiés par la crise sanitaire – financement et prêt d’équipements informatiques grâce à la Contribution de vie étudiante et de campus (CVEC), aide à l’équipement numérique dans certaines régions, renforcement des prêts étudiants garantis par l’État, aide exceptionnelle de 150 € en décembre 2020 pour les étudiants boursiers, etc. – la question de l’équipement informatique lui-même, mais aussi de la connectivité et, de façon plus large, des conditions matérielles d’étude révèlent des inégalités persistantes.
Plusieurs études et enquêtes menées en 2020 (21) montrent qu’un pourcentage non négligeable d’étudiants ne dispose pas d’un matériel ou d’une connexion adaptée et stable leur permettant ne serait-ce que de suivre sans interruption l’ensemble de leurs cours à distance, sans parler de visualiser les documents partagés et d’interagir. Si l’aide financière apportée par la Contribution de vie étudiante et de campus (CVEC) et les prêts de matériel ont parfois permis de remédier à la situation, une prise en charge nationale constituerait une solution pérenne qui permettrait de conserver le budget de la CVEC pour d’autres actions essentielles (accompagnement social, dispositif des étudiants relais-santé, soutien aux initiatives étudiantes, accès à des activités culturelles, etc.).
2.1.2. Connexion inégale sur le territoire
15. Au-delà de l’accès au matériel, la problématique de la qualité et de la fiabilité du réseau se pose particulièrement dans certaines zones – » zones blanches » non desservies par les réseaux de téléphonie mobile ou par Internet, mais aussi zones où la fibre n’a pas encore été ou ne peut être déployée et où la bande passante ne permet pas toujours des échanges de données importantes pour des visioconférences de bonne qualité. La » fracture numérique « , dont souffrent les départements les moins densément peuplés, les zones rurales et plus encore les territoires ultramarins qui engendre déjà de graves inégalités structurelles, renforce les inégalités entre étudiants. La création des campus connectés (22) est certes une initiative intéressante, mais elle maintient une distance avec la communauté étudiante qu’il serait, au contraire, préférable de réduire par des aides au logement et au transport. La question se pose également dans les foyers, où plusieurs personnes (télétravailleurs, élèves ou étudiants) peuvent avoir besoin de solliciter le réseau numérique en même temps.
2.1.3. Difficultés de suivre des études à domicile
16. L’enseignement à distance peut contribuer à rendre plus critiques des difficultés quotidiennes préexistantes (logement étudiant exigu, parfois mal insonorisé, promiscuité dans le domicile familial…). Face à la difficulté à accéder à un » lieu calme » pourtant essentiel à la concentration, à une connexion stable, ou à un espace neutre préservant leur intimité, de nombreux étudiants choisissent de ne pas allumer leur caméra ou s’y résolvent, se privant de la possibilité d’interagir sereinement avec l’enseignant et le reste du groupe.
2.1.4. Difficultés accrues pour les personnes en situation de handicap
17. Pour les étudiants en situation de handicap, l’enseignement à distance, qui offre une alternative à certaines difficultés, notamment l’accessibilité des locaux, peut par ailleurs en accentuer d’autres. La mauvaise qualité de la visioconférence, associée à la pratique récurrente du partage d’écran, peut ainsi rendre impossible la lecture sur les lèvres et incompréhensible le propos d’un cours pour les étudiants sourds et malentendants, en l’absence de sténotypie en ligne pour sous-titrer ou retranscrire les cours synchrones et asynchrones. Les logiciels de visioconférence utilisés ne sont par ailleurs pas tous accessibles, du moins sans formation ni aide, aux étudiants malvoyants, ce qui les empêche de pouvoir interagir avec les autres ou d’accéder à l’ensemble du contenu partagé. En l’absence d’accompagnement par l’université pour la prise en charge des outils numériques, certains étudiants se retrouvent démunis, davantage susceptibles de décrocher.
Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande de renforcer l’accompagnement des étudiants en situation de handicap, notamment dans le déploiement des pédagogies numériques.
2.1.5. Transferts de charge induits par le numérique
18. La CNCDH s’inquiète que la mise en place d’un système d’enseignement à distance, non anticipé et mal coordonné, accentue et entérine le transfert de charges sur les étudiants, déjà confrontés à leurs propres problématiques complexes. Les délégués étudiants ne devraient avoir pour mission ni de compenser les défauts d’équipement de leurs camarades (en vérifiant notamment si tout le monde peut se connecter, en supervisant la possibilité de faire fonctionner le numérique ou en identifiant les décrocheurs, comme l’ont rapporté certains syndicats) ni de pallier le manque d’anticipation et de personnel dédié à l’enseignement à distance au sein des établissements. Si on peut concevoir que la pandémie ait rendu nécessaire un déploiement accéléré de l’enseignement numérique, il est désormais indispensable de le repenser dans une temporalité dans laquelle les moyens et la formation à ce type d’enseignement précèdent son utilisation.
2.1.6. Sous-dotation de la majorité des établissements
19. La crise sanitaire a révélé une inégalité entre les établissements d’enseignement supérieur en matière d’équipements. Les universités, en particulier, ont été confrontées à un sous-équipement criant (absence d’équipement des amphithéâtres en caméra, micros, plateformes ne pouvant supporter des connexions simultanées de cohortes d’étudiants, absence de wifi, personnel informatique insuffisant) compliquant significativement les modalités d’enseignement à distance. Dans les faits, la conversion soudaine et chaotique à l’enseignement numérique a reposé sur la débrouillardise et le matériel personnel des enseignants (23). Le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a certes lancé un appel à projet durant l’été 2020 qui a permis de débloquer des fonds et a été complété par d’autres dispositifs. Cependant, son aspect tardif et limité contraste avec le besoin permanent d’outillage informatique et de formation.
Dans un contexte d’urgence et d’incertitude, la question des ressources humaines s’est également posée. Certains enseignants ont dû faire preuve d’improvisation pour devenir référents informatique et apporter leur aide aux collègues. Le manque de personnels dédiés a pu entraver l’accès à l’information des étudiants.
2.1.7. Risque de dépendance vis-à-vis des plateformes
20. La nécessité de basculer vers un enseignement à distance a également soulevé des problématiques de dépendance face aux acteurs du numérique, comme en ont témoigné les négociations de contrats et d’abonnements en ligne. Certaines universités ont dû se fournir en licences de visioconférence parfois insuffisamment sécurisées, peu adaptées aux activités de l’université. Le ministère travaille actuellement à la mise en place, très attendue, d’une plateforme libre de droits dont il faudra s’assurer qu’elle réponde réellement aux besoins identifiés et s’accompagne en amont d’une formation des personnels.
Recommandation n° 8 : La CNCDH encourage la mise en place d’une plateforme en accès libre, indépendante des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
2.2. Utilisation du numérique, repenser les enseignements pour ne pas creuser les inégalités
21. L’usage du numérique s’inscrit dans une évolution générale des modes d’information et de communication. Il permet d’accélérer les échanges tout en généralisant l’accès à l’information. En période de crise sanitaire, le numérique a offert la possibilité de poursuivre les cours à distance, d’assurer la continuité pédagogique et de ne pas rompre totalement le lien entre étudiants et enseignants. Les restrictions liées à la crise sanitaire ont aussi permis une montée en compétence et encouragé les enseignants à repenser leurs pratiques pédagogiques. Cependant, si cette période a mis en exergue certains avantages du numérique, elle a surtout révélé les difficultés inhérentes à son usage intensifié.
2.2.1. La socialisation et la qualité de vie étudiante à l’épreuve de la crise sanitaire
2.2.1.1. Dégradation globale de la vie étudiante
22. L’entrée dans l’enseignement supérieur correspond, pour la plupart des étudiants, au passage à l’âge adulte, à la découverte de l’indépendance et de responsabilités croissantes. Si l’acquisition de compétences et de connaissances est primordiale, l’enseignement supérieur joue aussi un rôle central dans le développement de la personnalité. Les établissements d’enseignement supérieur représentent des lieux de socialisation, d’épanouissement individuel et de transition vers le monde professionnel. C’est l’endroit et le moment où se créent des réseaux particulièrement indispensables pour la vie sociale et professionnelle.
Ces derniers mois, le recours massif au numérique dans l’enseignement supérieur a soulevé de fortes problématiques relatives au contenu des formations, mais aussi au cadre de vie des étudiants, susceptibles de remettre en question, pour beaucoup d’entre eux, la manière dont ils se projettent dans leur vie.
2.2.1.2. Confusion espace privé et public
23. Une confusion entre l’espace privé et l’espace public s’est instaurée. Les établissements de l’enseignement supérieur représentent un lieu dédié pour se concentrer sur les études. La confusion des espaces de vie a eu une incidence sur les » espaces mentaux » puisque le rythme de travail et les attentes universitaires varient et que les cours en ligne présentaient un format nouveau accompagné d’incertitudes. Les problèmes de connexion, le besoin de ne pas partager son espace intime, le manque de matériel et les difficultés d’accès à internet ont fait de l’accès aux cours en distanciel un défi.
2.2.1.3. Santé mentale des étudiants
24. Ces difficultés se sont accompagnées d’une désocialisation et d’un enfermement préjudiciables à la santé mentale des étudiants. Un sentiment de démotivation, de solitude et de perte d’énergie a été noté chez nombre d’entre eux. Des troubles du sommeil et des syndromes dépressifs, aboutissant dans le pire des cas, au suicide, ont été également été déplorés (24). S’il n’existe pas de données précises, les remontées de terrain sonnent l’alerte en évoquant une augmentation de ces phénomènes.
Si les établissements de l’enseignement supérieur proposent des dispositifs de prévention et de suivi en matière de santé physique et mentale, les services universitaires manquent de moyens et sont saturés, notamment en matière de suivi psychologique. Des recrutements de vacataires ont été effectués et des chèques pour suivi psychologique ont été créés, afin que les étudiants puissent consulter un psychologue issu de la médecine de ville tout en ayant dans un premier temps trois séances gratuites. La mise en pratique de ce dispositif s’est avérée aléatoire, soit du fait d’un manque de praticiens, soit du fait de leur peu de motivation, notamment économique, d’y prendre part. Si le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation est conscient de ce problème, la question du budget doit encore être arbitrée (25).
Recommandation n° 9 : La CNCDH alerte sur l’impérieuse nécessité de renforcer les services de santé, notamment mentale, au sein des établissements de l’enseignement supérieur en leur octroyant des moyens conséquents et pérennes.
2.2.1.4. Perte de qualité de l’enseignement
25. Les étudiants ont aussi perdu en opportunités de développer leur savoir-être : privés de sociabilité, tant avec les professeurs qu’avec leurs pairs, ils n’ont pas eu l’occasion de profiter d’un réseau de relations et d’entraide, ni d’échanger, de débattre, de résoudre des conflits, de travailler en équipe en présentiel ou de participer à certains concours. Ils se sont également vu privés de la possibilité de se regrouper par des canaux associatifs et syndicaux. Ces » soft skills » acquis au contact de l’autre sont pourtant un élément irremplaçable des apprentissages dans l’enseignement supérieur et favorisent par la même occasion l’estime de soi, la préparation au monde professionnel et la construction d’un réseau affinitaire à distance des inégalités sociales. Ces compétences sont particulièrement dommageables dans les domaines où la nécessité de créer un réseau, d’organiser des évènements entre étudiants ou avec des partenaires extérieur fait partie intégrante du cursus (26). De plus, la plupart des échanges internationaux ont été annulés. L’hybridation de l’enseignement (27) prive les étudiants étrangers du bénéfice de la synergie créée entre les étudiants d’une même promotion.
2.2.1.5. Difficultés d’accès aux infrastructures
26. La crise sanitaire a révélé l’importance de ce qu’apportent les infrastructures de l’enseignement universitaire pour compenser les inégalités sociales. En étant dépourvus de l’accès à un espace dédié à l’enseignement supérieur, les étudiants se sont aussi vus privés des différents services qui l’accompagnent (restaurants universitaires, bibliothèques, infrastructures sportives). La fermeture de certaines bibliothèques a également privé les étudiants d’espaces adaptés à l’étude mais aussi de lieux appropriés au suivi des cours à distance, ainsi que des ressources documentaires et matérielles disponibles sur place. L’accueil par les bibliothécaires, formés à l’accompagnement des personnes en situation de handicap, a été compromis (28).
2.2.1.6. Un enseignement à deux vitesses ?
27. Ces contraintes n’ont toutefois pas pesé sur les étudiants de la même façon puisque certaines catégories d’étudiants, notamment les élèves de classes préparatoires, ont pu assister à leurs cours en présentiel, à la différence des étudiants à l’université. Cette situation illustre l’un des risques encourus par l’enseignement numérique : celui d’une division entre des élèves accédant à distance à des formations en ligne et des élèves plus fortunés, en capacité de payer les frais notamment de logement et qui accèderaient au présentiel.
2.2.2. Qualité de l’enseignement à l’épreuve du distanciel
2.2.2.1. Conditions d’un usage proportionné, réfléchi et mesuré du numérique
28. La CNCDH n’exclut pas l’existence de potentialités positives tirées d’un enseignement numérique. De fait, il faut se poser la question du format le plus pertinent du point de vue pédagogique et interroger les pratiques existantes.
Toutefois, elle s’inquiète de l’exploitation des formats en distanciel à des fins de rentabilité, dans un contexte de gestion de masse. Dans ce cadre, le passage au numérique ne doit pas être une injonction mais un choix de l’équipe enseignante, à des fins pédagogiques. La liberté dans le choix du support de cours doit être garantie.
Bien qu’une telle rupture ne soit pas envisagée par le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI), certaines pratiques favorisant l’enseignement numérique comme moyen principal d’accès au supérieur se développent déjà. A titre expérimental – et dans l’objectif de favoriser l’accès au supérieur dans les territoires où l’enseignement supérieur n’est pas aisé à suivre en présentiel -, le MESRI a lancé des formations accessibles en ligne sous la forme de » campus connectés » visant à favoriser l’égalité des chances. Relevant qu’il s’agit d’une expérimentation qui a pour ambition de faciliter l’accès au droit à l’éducation, la CNCDH alerte néanmoins sur un usage de plus en plus large du numérique qui, mal réparti et utilisé de façon différenciée en fonction des territoires et des milieux sociaux, viendrait renforcer les inégalités entre étudiants. Un enseignement à deux vitesses pourrait alors se développer avec d’un côté une formation low cost en distanciel, et de l’autre, une formation standard en présentiel. Cette division serait d’autant plus préjudiciable que les plus défavorisés sont plus sensibles au contact personnel (29), qui apporte un soutien non négligeable dans leur parcours et une occasion plus probante d’intégrer des réseaux sociaux et professionnels jusqu’alors inaccessibles.
Recommandation n° 10 : La CNCDH exprime le besoin d’un plan de recherche portant sur l’usage du numérique dans l’enseignement supérieur, qui pourrait tirer parti des travaux de l’UNESCO, des expériences et des études menées en France et à l’étranger.
2.2.2.2. Importance de maîtriser l’outil pour s’en servir et ne pas être asservi
29. Les cours passés en distanciel, puis en mode » hybride » ont contraint les enseignants à prodiguer des cours par ordinateur sans avoir été préparés, formés ni même équipés. Face à cette nouvelle donne, les enseignants ont été confrontés à un accroissement de leur charge de travail et du stress, liée à ce recours contraint à des méthodes et des outils souvent mal maîtrisés. Le déploiement du télé-enseignement reconfigure également le rôle des bibliothèques et des centres de documentation, et donc le rapport des étudiants à leurs documents ressources. Le développement de formations auprès de bibliothécaires permettrait d’appuyer cette évolution sans que ni l’utilisation des ressources disponibles et ni le recours aux bibliothécaires ne pâtissent du distanciel.
Loin de représenter un mouvement massif d’innovation, l’usage généralisé et précipité du numérique a ainsi mis en exergue l’importance de