Avis de la Commission d’examen des pratiques commerciales : Avis n° 21-6 relatif à une demande d’avis d’un cabinet d’avocats portant sur la conformité des contrats conclus entre un réseau de soins et des audioprothésistes au regard des dispositions de l’ancien article L. 442-6, I, 2° du code de commerce

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Avis de la Commission d’examen des pratiques commerciales : Avis n° 21-6 relatif à une demande d’avis d’un cabinet d’avocats portant sur la conformité des contrats conclus entre un réseau de soins et des audioprothésistes au regard des dispositions de l’ancien article L. 442-6, I, 2° du code de commerce
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La Commission d’examen des pratiques commerciales,

Vu la lettre enregistrée le 15 mai 2019, sous le numéro 19-31, par laquelle un cabinet d’avocats interroge la Commission sur la conformité, à l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, des contrats conclus entre un réseau de soins et des audioprothésistes.

Vu les articles L. 440-1 et D. 440-1 à D. 440-13 du code de commerce ;

Les rapporteurs entendus lors de sa séance plénière du 15 avril 2021 ;

Le présent avis a pour objet de répondre à la question posée à la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC) quant à l’existence d’une possible situation de soumission et d’un éventuel déséquilibre significatif dans les droits et les obligations des parties pour le cas d’espèce qui lui est soumis, ce qui serait alors susceptible de constituer une pratique restrictive de concurrence sanctionnée par la loi.

Cet avis est rendu, à titre principal, à l’aune des dispositions en vigueur avant le 26 avril 2019 mais un éclairage incident sera également apporté au visa du droit positif en ouvrant la discussion vers les nouvelles dispositions de l’article L. 442-1 du Code de commerce dans sa rédaction applicable aux contrats conclus après le 26 avril 2019 [1].

Il est à préciser qu’au regard des éléments de la saisine, les auteurs du rapport n°2016-107R relatif aux réseaux de soins de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de juin 2017 n’ont pas été entendus, comme demandé initialement. En effet, compte tenu de l’état du droit, de la jurisprudence et des éléments en possession de la CEPC, cette audition ne se révélait pas nécessaire.

Cet avis est donc rendu à l’aune de l’examen des informations et des documents transmis par le saisissant et de l’interprétation des textes en vigueur par les membres de la CEPC.

1. CONTEXTE

Un cabinet d’avocats a saisi la CEPC d’une demande d’avis portant sur la conformité à l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce (dans sa rédaction applicable aux contrats conclus avant le 26 avril 2019) d’un contrat et des pratiques commerciales mises en œuvre par une plateforme numérique gestionnaire de réseau de soins, qui a pour objet de définir les conditions dans lesquelles les organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM) auxquels elle est liée, peuvent recourir à des professionnels de santé, en l’espèce des audioprothésistes.

Sur un plan économique, le marché des réseaux de soins présente des spécificités qu’il convient de mentionner.

En premier lieu, la profession d’audioprothésiste ne s’exerce pas sur un marché fermé. En effet, comme l’indique un rapport du Sénat du 7 novembre 2018[2], il s’agit d’un marché relativement dynamique et connaissant un fort développement ces dernières années. Ainsi, selon les données des professionnels du secteur, 4 925 centres d’audioprothèses sont présents dans le secteur, soit deux fois plus qu’il y a dix ans, et 3 264 audioprothésistes exercent en France. Il s’agit d’une profession dont les effectifs ont été multipliés par 2,3 depuis 2000. Son évolution est parallèle à l’augmentation du nombre d’appareils vendus sur la période. Environ 6 millions de malentendants seraient recensés en France, soit 8 à 10 % de la population, essentiellement en raison d’une presbyacousie liée à l’âge. Plus d’un tiers seraient appareillés.

Le même rapport du Sénat indique qu’en 2017, la prise en charge des dépenses est la suivante :

« -15 % soit 167 millions d’euros par l’assurance maladie obligatoire ; les prothèses auditives inscrites sur la liste des produits et prestations (LPP) remboursables sont prises en charge, sur prescription médicale, à hauteur de 60 % d’un tarif fixé à 199,71 euros ; la prise en charge est plus importante pour les assurés de moins de 20 ans et les personnes souffrant de cécité (60 % d’un tarif allant de 900 à 1 400 euros selon la classe de l’appareil prescrit) ; elle s’étend à des accessoires et aux frais d’entretien (60 % du tarif de base) ;

  • 31 % soit 347 millions d’euros par les organismes complémentaires ;
  • 55 % soit 625 millions d’euros restent à la charge des assurés ; le prix moyen d’une aide auditive étant de 1 500 euros par oreille pour un produit de moyenne gamme, ce reste à charge est d’environ 850 euros après la prise en charge combinée des assurances maladie obligatoire et complémentaire. ».

En second lieu, le marché présente également la spécificité d’un encadrement des conventions de partenariat dans le cadre de la loi Leroux. L’article L. 863-8 du Code de la sécurité sociale (issu de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014) fournit de ce point de vue plusieurs éléments utiles.

En troisième lieu, il est important d’attirer l’attention sur la réglementation spécifique en matière d’information sur les prix dans le secteur particulier des audioprothèses, qui a été modifiée en août 2019 (devis normalisé & forfait). Cette réglementation est entrée en vigueur le 1er janvier 2020.

Comme l’estimait l’ADLC dans son avis de 2016 (§77 & 78), la loi Macron de 2015 a modifié l’article L. 165-9 du Code de la Sécurité Sociale en permettant de distinguer sur le devis normalisé le prix de l’appareil, celui des prestations d’adaptation et de délivrance et celui des prestations de suivi, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, est revenue sur cette distinction : son article 51 a modifié l’article L. 165-9, en précisant que le prix de vente des prothèses auditives inclut la fourniture du produit et les prestations indissociables. Le même avis précisait que : « le système du prix forfaitaire englobant l’appareil et les prestations de services fournit un éclairage sur la création de valeur au stade de la distribution, laquelle provient majoritairement des services rendus par le professionnel de santé. »

De con côté, l’annexe 1 de l’arrêté du 29 août 2019[3] apporte des précisions concernant le devis : les prix incluent les prestations d’adaptation indissociables de l’appareil proposé dont le suivi par l’audioprothésiste pendant toute la durée de l’utilisation de l’aide auditive ; la nature des prestations nécessaires à l’adaptation initiale de l’appareil et à son suivi périodique figure au verso du devis normalisé.

Au total, ces conditions réglementaires doivent être prises en compte pour appréhender la nature exacte de la relation qui s’établit entre audioprothésistes et gestionnaires du réseau. Dès lors que nous sommes en présence de prix réglementés et de prestations annexes ou réglementaires susceptibles d’être incluses dans le prix, il serait possible de considérer que certaines prestations qualifiées de « gratuites » par le saisissant puissent en réalité être rémunérées dans le forfait.

Enfin, nous préciserons que la récente décision 20-D-17 de l’ADLC du 12 novembre 2020[4] dans le domaine des réseaux de soins dentaires ne remet pas en cause l’analyse du marché de l’audioprothèse en France.

Nous commencerons par une analyse des réseaux de soins au regard du droit des pratiques anticoncurrentielles avant de nous interroger sur ce même marché au regard des pratiques restrictives de concurrence.

2. LES RÉSEAUX DE SOINS AU REGARD DU DROIT DES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES

Depuis de nombreuses années, les assureurs et les mutuelles ont mis en place des réseaux de professionnels dans le cadre de l’assurance maladie complémentaire (pharmacie, dentaire, optique, audioprothèses…) ou de l’assurance dommage (réparation automobile, bâtiment…).

Outre le fait de faire bénéficier les assurés du tiers payant, leur permettant de ne pas avoir à avancer les sommes dues aux professionnels, la mise en place de ces réseaux vise deux objectifs principaux :

  • proposer le meilleur rapport qualité-prix aux assurés ;
  • améliorer l’information et l’assistance à ces derniers.

Si les activités des professionnels pouvant être membres de ces réseaux sont très diverses, les autorités en charge de la concurrence ont déjà été amenées à identifier des caractéristiques communes et des spécificités.

Parmi les caractéristiques communes :

  • l’existence de conventions de partenariat conclues, d’une part entre une plateforme de gestion ou d’intermédiation et les organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM) partenaires et, d’autre part, entre la plateforme et les professionnels de santé ;
  • l’absence de clause d’exclusivité dans ces conventions, un professionnel pouvant être affilié ou agréé par plusieurs réseaux ;
  • des engagements réciproques portant essentiellement sur quatre points :

contrôle de la qualité des services rendus et du matériel vendu aux assurés ;

mise en place du tiers-payant au bénéfice de l’assuré ;

respect d’une certaine modération tarifaire, sur la base soit de tarifs définis par le professionnel et acceptés par l’OCAM, soit de tarifs maximaux fixés par ce dernier au sein du réseau. Dans sa décision 16-D-12 du 9 juin 2016[5], l’ADLC a ainsi relevé qu’en contrepartie de l’accès à la clientèle des réseaux, les professionnels concernés « consentent une baisse des prix de 15 à 40 % par rapport à ceux du marché » ;

orientation des assurés de l’OCAM concerné vers les professionnels de santé membres du réseau.

Parmi les spécificités : certains réseaux sont dits « ouverts » et accueillent en leur sein tout professionnel répondant au cahier des charges conventionnel, d’autres sont dits « fermés », car fondés sur un numerus clausus par zone géographique. Dans ces derniers, les réductions tarifaires accordées par les professionnels sont contrebalancées « par l’espérance de recevoir un nombre significatif des assurés des OCAM comme clients grâce au réseau[6]» .

L’ADLC a également relevé en 2009 que peu de réseaux « fermés » existaient sur le marché français, car certains professionnels, soumis à des règles déontologiques propres, se sont opposés à toute restriction susceptible de porter atteinte à l’égalité des professionnels et à la liberté de choix des patients.

2.1.  Les organismes de santé et assureurs organisant des réseaux de soins assimilés à des acheteurs

Le Conseil de la concurrence par le passé et plus récemment l’ADLC ont à plusieurs reprises, estimé que les sociétés d’assurance se comportent, pour la gestion de leurs réseaux de professionnels, comme des acheteurs.

Dans son avis de 2009, l’ADLC a relevé que l’action des gestionnaires de réseaux consiste à sélectionner des professionnels de santé auprès desquels les assurés peuvent se procurer des biens ou services à des conditions et tarifs avantageux, à l’instar d’une centrale de référencement ou d’un courtier. Cependant elle a considéré que, « à la différence d’une centrale de référencement ou d’un courtier, l’OCAM prend en charge, en tant qu’assureur, une part substantielle de l’achat effectué par l’assuré, ce qui donne lieu, au travers de la procédure de tiers payant présente dans les réseaux, à un flux financier entre l’OCAM et les professionnels de santé. L’ensemble de ces éléments amène à considérer que les gestionnaires de réseaux se comportent, dans le cadre de leurs relations avec les professionnels de santé, en grande partie comme des acheteurs de biens ou de services de santé (…). Cette analyse est renforcée par le fait que les OCAM incitent les assurés, au travers de meilleures conditions de prise en charge, à recourir préférentiellement aux professionnels adhérents de leurs réseaux. »

En matière de concentrations, l’ADLC a également considéré les assurances et mutuelles comme des acheteurs, dans l’évaluation de la concurrence sur les marchés amont à l’occasion de la création de SFEREN par la MACIF, la MAIF et la MATMUT[7] : « Du côté des acheteurs, la demande est très concentrée puisqu’elle est constituée d’assureurs, de mutuelles et de banques adossés à des groupes puissants. (…) [SFEREN] sera ainsi confrontée à des acheteurs puissants tels que COVEA, AXA ou Groupama  qui (…) représentent une alternative crédible pour ces prestataires externes (…) [ie les professionnels de secteurs tels que réparation automobile, réparation habitation, recyclage, expertise automobile, expertise habitation, etc.] Enfin (…) sur les marchés de l’assurance automobile et de l’assurance habitation (…) elle sera ainsi confrontée à des acheteurs puissants tels que COVEA, AXA ou Groupama qui, d’une part, représentent une alternative crédible pour ces prestataires externes et, d’autre part, contraindront SFEREN à répercuter sur ses propres clients les avantages obtenus auprès des prestataires externes, empêchant ainsi que des profits liés à l’exercice d’une éventuelle puissance d’achat sur le marché de l’approvisionnement ne soient réalisés sur les marchés de l’assurance automobile et de l’assurance habitation. Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la création de SFEREN n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence par la création ou le renforcement d’une puissance d’achat. Par ailleurs, la mise en commun par les parties d’achats vis-à-vis de ces prestataires extérieurs dans le cadre de SFEREN devrait favoriser une baisse des coûts susceptible d’être répercutée sur le client final ».

2.2.  L’absence de position dominante des OCAM sur un marché spécifique à chaque réseau

Dans une décision de 2013 concernant le secteur de l’optique, l’ADLC a considéré que le choix d’un opticien d’adhérer à un réseau est principalement motivé par un accroissement espéré du flux de clientèle et a rejeté l’existence d’un marché de l’adhésion audit réseau, sur lequel le gestionnaire serait en position dominante, eu égard au fait que la clientèle du réseau ne présenterait pas de caractéristique distinctive spécifique par rapport aux autres clients potentiels des opticiens. En outre, cette clientèle ne présentait qu’une faible part des personnes assurées en France au titre de la complémentaire santé[8] .

Le même raisonnement a été tenu dans une décision rendue en 2016, l’ADLC précisant que « même si les réseaux de soins jouent un rôle de plus en plus important sur les marchés concernés, il convient de relativiser leur poids », les professionnels étant libres d’adhérer ou non au réseau sans que cela ne représente une condition indispensable à la réalisation de leur activité et les professionnels concernés pouvant adhérer à plusieurs réseaux.

Pour l’ADLC, il « convient également de relativiser la prétendue captivité des bénéficiaires vis-à-vis de leur OCAM », les assurés individuels, majoritaires, étant « tout à fait libres de changer de complémentaire de santé à tout moment »[9].

Dès lors, l’ADLC n’identifie aucun marché spécifique à chaque réseau sur lequel le gestionnaire de santé serait, en conséquence, en position dominante.

2.3.  Effets sur les marchés de l’adhésion à de tels réseaux

Dans son avis 98-A-15[10] , cité régulièrement dans des avis ou décisions plus récents de l’ADLC [11], le Conseil de la concurrence a rappelé que, « d’une manière générale, la procédure de l’agrément en elle-même n’est contraire ni aux principes de la concurrence, ni au fonctionnement concurrentiel des marchés (…). Dans cette perspective, le rapport défini contractuellement entre, d’une part, les exigences de qualité et la réduction tarifaire consentie par le réparateur et, d’autre part, le volume de réparations qu’il peut espérer effectuer – qui peut s’analyser comme une remise de quantité – s’inscrit dans le cadre de relations commerciales normales et n’est pas en lui-même de nature à entraver le fonctionnement concurrentiel du marché (…) Dans ces conditions, il peut être admis qu’un assureur retienne, parmi les critères de délivrance d’un agrément, le nombre ou le volume de réparations qu’un réparateur est susceptible d’effectuer et, qu’en conséquence, il limite pour ce motif le nombre des agréments qu’il délivre ».

Dans cet avis, l’analyse des conventions à laquelle le Conseil a procédé n’a pas mis en évidence des clauses contractuelles qui puissent être considérées comme de nature à limiter artificiellement l’accès au marché.

2.4.  Effets sur les prix

La mise en place d’accords tarifaires au sein des réseaux peut conduire à une homogénéisation des tarifs.

Cependant, le Conseil de la concurrence a rappelé, dans son avis de 1998, que l’unicité des prix sur un marché ne constitue pas en elle-même l’indice d’un affaiblissement de la concurrence ou de l’existence de pratiques anticoncurrentielles et que, dans certaines conditions, elle peut au contraire être la conséquence du bon fonctionnement des mécanismes de formation des prix résultant, notamment, de l’abondance de l’offre et d’une parfaite information des demandeurs. Il a estimé que les pratiques des assureurs qui consistent à demander aux réparateurs agréés de leur accorder des conditions tarifaires préférentielles ne paraissaient pas, en elles-mêmes, de nature à fausser le jeu de la concurrence.

Dans son avis de 2009 précité, l’ADLC a estimé que les risques concurrentiels d’alignement sur les prix à l’intérieur des réseaux doivent être mis en perspective avec les caractéristiques des marchés concernés : lorsqu’ils se distinguent par une forte asymétrie de l’information, en défaveur des consommateurs, renforcée par l’interposition du mécanisme assurantiel, ce dernier peut conduire à une relative indifférence de l’assuré aux prix pratiqués ainsi qu’à une convergence des tarifs pratiqués par les professionnels. Par ricochet, l’ADLC a estimé qu’une augmentation des primes d’assurance peut s’ensuivre.

En tout état de cause, l’Autorité se montre très favorable à la mise en place de réseaux de professionnels agréés, estimant que cela est de nature à perturber positivement ce schéma. Axée, de fait, sur la régulation de l’offre, et reposant sur une identité d’intérêts entre le gestionnaire de réseau – qui cherche à mieux maîtriser ses coûts – et les assurés – qui souhaitent bénéficier d’un reste à charge nul ou limité et d’une prime d’assurance la moins élevée possible –, elle soumet les professionnels souhaitant être sélectionnés à l’obligation de respecter des engagements de modération tarifaire.

Les effets sur les concurrents ne semblent donc n’être que bénéfiques pour l’ADLC : « le développement du conventionnement est susceptible d’engendrer un fonctionnement plus concurrentiel du marché » dans la mesure où les professionnels non conventionnés seront incités à offrir soit des services supplémentaires (telles que des conditions de paiement différé), soit une qualité de services supérieure ou encore des tarifs attractifs, pour continuer à attirer des assurés [12].

Ainsi, pour l’ADLC, à supposer qu’il y ait uniformisation des tarifs, il y a toute probabilité qu’il s’agisse d’une uniformisation à un niveau sensiblement moindre qu’en l’absence de tout mécanisme de contractualisation.

Cette analyse a par la suite été confirmée par l’ADLC, par exemple dans sa décision de 2016 précitée, ainsi que dans son avis de la même année[13] : « Non seulement ces acteurs [les réseaux de soins] fixent des tarifs maximum pour leurs assurés sociaux s’équipant dans les centres référencés, mais ils exercent aussi, indirectement, une pression sur les prix proposés aux autres patients. Leur intervention permet ainsi de rationaliser l’offre de soins et de stimuler la concurrence par les prix. »

Après avoir examiné les réseaux de soins au visa du droit des pratiques anticoncurrentielles, il nous est nécessaire d’analyser ces mêmes réseaux de soins au regard du droit des pratiques restrictives de concurrence.

3. LES RÉSEAUX DE SOINS AU REGARD DU DROIT DES PRATIQUES RESTRICTIVES DE CONCURRENCE

Bien que les assurances, mutuelles et plateformes de gestion de réseau soient régies par d’autres dispositions que le Code de commerce, les tribunaux ont déjà jugé que les dispositions du Titre IV du Livre IV du Code de commerce s’appliquaient à certaines de leurs activités.

3.1. Sur l’application du Titre IV du Livre IV du Code de commerce aux sociétés d’assurance, aux mutuelles et aux plateformes de gestion de réseau

La Cour de cassation a retenu, dans un arrêt du 14 septembre 2010 (pourvoi n° 09-14.322), que « le régime juridique des assurances mutuelles, comme le caractère non lucratif de leur activité ne sont pas de nature à les exclure du champ d’application des dispositions relatives aux pratiques restrictives de concurrence dès lors qu’elles procèdent à une activité de service ». Toutes les entreprises effectuant des opérations d’assurance, quel que soit leur statut, sont soumises aux règles de la concurrence. Il en est ainsi notamment des mutuelles du code de la mutualité pour toutes les activités d’assurance qui ne sont pas liées à la gestion d’un régime obligatoire de sécurité sociale (voir Conseil de la concurrence, avis n° 98-A-03 du 24 février 1998). En l’espèce, la Cour de cassation avait confirmé l’application des dispositions de l’article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, qui sanctionne la rupture brutale de la relation commerciale, à la relation contractuelle liant un réparateur automobile et deux mutuelles d’assurance.

La CEPC a également à plusieurs reprises confirmé cette analyse (voir avis n° 08-02 du 7 février 2008 et avis n° 16-8 du 14 janvier 2016).

Sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux et par analogie, l’on peut considérer que les dispositions du Code de commerce relatives aux pratiques restrictives de concurrence sont applicables à la relation entre une plateforme numérique gestionnaire de réseaux de soins et les professionnels de santé membres du réseau, tels que des audioprothésistes.

A propos de la qualification de relation commerciale et de partenaires commerciaux, dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 décembre 2018, la cour estime que, « par l’adhésion au réseau de la société Carte Blanche qui a vocation à s’inscrire dans la durée, les opticiens agréés et cette dernière se concèdent des services réciproques. La société Carte Blanche et l’association la Centrale CBP, qui en est l’émanation, fournissent une gamme de montures permettant de proposer un équipement d’optique sans reste à charge (…). Il y a lieu de considérer que les opticiens et la société Carte Blanche sont liés par un partenariat commercial ». La cour d’appel précise que « le partenariat commercial s’entend d’échanges commerciaux conclus directement entre les parties » (Cour d’appel de Paris, 19 décembre 2018, RG n° 17/03922).

Compte tenu de ce qui précède et par analogie, on peut considérer que les professionnels audioprothésistes qui intégreraient un réseau de soin sont liés aux gestionnaires de réseau dans le cadre d’un partenariat commercial.

Par conséquent, il est possible de procéder à l’évaluation du dispositif au regard des articles du Code de commerce en matière de pratiques restrictives de concurrence, dans leur rédaction antérieure au 26 avril 2019, applicables aux faits de l’espèce.

Par ailleurs, l’application des règles issues de la réforme du Code civil de 2016 et de celles du Code de commerce de 2019 méritent d’être également envisagées.

3.2. Sur l’application de l’article L. 441-6 du Code de commerce

L’article L. 441-6, dans sa rédaction antérieure au 26 avril 2019, dispose : « Les conditions générales de vente constituent le socle unique de la négociation commerciale ».

Dès lors qu’il est reconnu que les relations entre les plateformes de réseau de soin et les professionnels partenaires, dont les audioprothésistes, sont soumises aux règles du Titre IV du Livre IV du Code de commerce, cette disposition trouve à s’appliquer.

Ce principe exclut expressément une organisation de la négociation commerciale sur le seul fondement des conditions d’achat ou de contrats type des clients (CEPC, avis n° 15-08 du 26 mars 2015).

  • La CEPC avait déjà estimé que les CGA « traduisent souvent la position de force » des acheteurs, précisant par ailleurs que les CGV « ne sauraient être globalement remises en cause par des conditions d’achat souvent qualifiées à tort de générales » (par exemple, CEPC, avis n° 17-2 du 19 janvier 2017). Après le vote de la LME, la CEPC a de nouveau réaffirmé que « le législateur a continué à faire des conditions générales de vente le point de départ et le socle de la négociation commerciale ».
  • Cette position a été confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 27 mai 2015, dans lequel elle a jugé que l’intangibilité des conditions d’achat, leur systématisation excluant toute négociation véritable, et l’inversion de l’initiative de la négociation prévue par le Code de commerce, démontrent l’existence d’un déséquilibre significatif au détriment du fournisseur pouvant engager la responsabilité de l’acheteur.

Ainsi, les conditions contractuelles doivent pouvoir être négociées à partir des CGV et non pas des CGA. En l’absence de CGV, la négociation peut valablement démarrer des conditions générales d’achat du client ; mais ces CGA doivent faire l’objet d’une négociation, au même titre que les CGV (CEPC, avis n° 17-1 du 19 janvier 2017).

En l’absence de précision dans la saisine sur l’existence de conditions générales de vente établies par les audioprothésistes, qui permettraient de faire débuter la négociation commerciale à partir des conditions fixées par ces derniers, la CEPC n’est pas en mesure de se prononcer davantage sur la régularité de la négociation commerciale dans le secteur examiné par la saisine.

A noter que si les contrats de partenariat liant les audioprothésistes aux réseaux de soins ont été signés ou renouvelés respectivement après le 1er octobre 2016 et après le 26 avril 2019, les nouvelles dispositions du Code civil et du Code de commerce pourraient être invoquées :

  • l’article L. 441-1 du Code de commerce reprend le principe des CGV comme socle unique de la négociation commerciale dans son III : « Dès lors que les conditions générales de vente sont établies, elles constituent le socle unique de la négociation commerciale » ;
  • l’article 1110 alinéa 2 du code civil définit le contrat d’adhésion comme celui « qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties ». Ainsi, si la démonstration peut être apportée de l’absence de négociation des conditions fixées par les gestionnaires de soin, le contrat de partenariat pourra être qualifié de « contrat d’adhésion » au sens du nouveau droit des contrats Code civil, ce qui ne sera pas sans conséquence pour l’examen de la licéité de la convention de partenariat au regard des autres dispositions applicables à ce type de contrats.

3.3. Sur l’application de l’article L. 442-6, I, 2° ancien du Code de commerce

L’article L. 442-6-I, 2° du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure au 26 avril 2019, appréhende le fait « de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».

La cour d’appel de Paris, dans son arrêt en date du 19 décembre 2018 précitée, a rappelé que la pratique restrictive de concurrence est qualifiée par deux éléments : la soumission ou la tentative de soumission, d’une part, et l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif entre les parties d’autre part.

Compte tenu du caractère cumulatif des deux éléments constitutifs requis par le texte, l’examen du résultat obtenu ou recherché, sous la forme d’un déséquilibre significatif, n’est utile que si est également établi « le fait de soumettre ou tenter de soumettre ».

Ce premier élément constitutif a été identifié par la Cour de cassation comme le fait d’imposer ou tenter d’imposer sans réelle possibilité de négociation effective. Elle a considéré que cela pouvait être caractérisé à partir du moment où « les clauses litigieuses pré-rédigées par (l’auteur de la pratique) constituaient une composante intangible de tous les contrats examinés et n’avaient pu faire l’objet d’aucune négociation effective » (Cass Com. 25 janvier 2017, préc.). La CEPC a déjà eu l’occasion d’indiquer, dans l’un de ses avis, que : « Le fait pour des parties à la négociation d’obtenir des contrats pré rédigés avec l’ensemble ou un nombre important de ses cocontractants pourrait révéler l’existence d’un déséquilibre dans leurs relations commerciales. Proposer des clauses pré rédigées n’est toutefois pas interdit dès lors que celles-ci peuvent être modifiées à l’issue d’une réelle négociation entre les parties » (CEPC, avis n° 09-05 du 5 mars 2009).

La circonstance que des clauses déséquilibrées soient insérées dans un contrat type ne suffit pas à elle seule à démontrer cet élément ; elle peut constituer un indice devant être complété par d’autres. Comme l’a confirmé la cour d’appel de Paris, l’existence d’un contrat d’adhésion ne suffit pas à caractériser la preuve de l’absence de pouvoir réel de négociation : celui qui se prétend victime d’une soumission ou d’une tentative de soumission à un déséquilibre significatif doit le prouver, par exemple en démontrant l’exclusion de toute possibilité de négociation (Cour d’appel de Paris, 16 février 2018, RG n° 16/05737).

En l’état limité des éléments de fait en possession de la Commission, il est impossible de se prononcer avec certitude sur la possibilité qu’ont les audioprothésistes d’effectivement négocier les clauses litigieuses ou pas (voir en ce sens l’avis de la CEPC n° 19-1 du 17 janvier 2019), ce qui permettrait de retenir l’application de l’article L. 442-6, I, 2° ancien du Code de commerce.

Ainsi, l’élément de soumission implique la démonstration de l’absence de négociation effective, l’usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l’acceptation impliquant cette absence de négociation effective. Par ailleurs, l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif peut se déduire d’une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d’une disproportion importante entre les obligations respectives des parties (Cour d’appel de Paris, 20 décembre 2017, RG n° 13/04879).

Dans l’espèce examinée par la cour d’appel de Paris en décembre 2018, une plateforme de santé intervenant dans le domaine du tiers payant, de la gestion des réseaux professionnels de santé et de l’accompagnement de santé avait lancé une offre à destination des opticiens souhaitant adhérer librement à son réseau de soins. Cette offre prévoyait que chaque opticien adhérent au réseau devait acheter une collection de 36 montures et verser un acompte de 30% du prix d’achat à la commande, la livraison intervenant ultérieurement.

La cour d’appel de Paris a ainsi mis en exergue que le fait d’inclure cette offre dans son cahier des charges n’impliquait pas nécessairement une soumission ou une tentative de soumission car les opticiens étaient libres d’adhérer ou non à ce réseau, comme aux autres réseaux.

A supposer que les plateformes de gestion de réseaux de soins aient effectivement soumis ou tenté de soumettre leurs partenaires audioprothésistes, il faut encore établir un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties.

Concernant le déséquilibre significatif, la cour d’appel de Paris, dans son arrêt précité du 19 décembre 2018, a estimé que l’achat annuel de 36 montures à un prix correspondant au marché alors que le nombre annuel moyen de montures est de 1000 ne pouvait être considéré comme constituant un déséquilibre dans les droits et les obligations des parties, sauf pour les opticiens spécialisés dans l’enfant. 

Comme vu plus haut, si les contrats de partenariat liant les audioprothésistes aux réseaux de soins ont été signés ou renouvelés respectivement après le 1er octobre 2016 et après le 26 avril 2019, les nouvelles dispositions du Code civil et du Code de commerce pourraient être invoquées.

L’article 1171 nouveau du Code civil dispose : « Dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ».

En conséquence, si la démonstration peut être apportée de l’absence de négociation des conditions fixées par les gestionnaires de soin, le contrat de partenariat pourra être qualifié de « contrat d’adhésion » au sens du nouveau droit des contrats. Dès lors si les audioprothésistes concernés démontrent ensuite que certaines clauses – pour autant qu’elles ne portent pas sur le prix ou sur l’objet principal du contrat – n’étaient pas négociables, les dispositions de l’article 1171 pourront être invoquées devant le juge.

La CEPC estime qu’une application concurrente des règles du Code civil et de celles du Code de commerce en matière de déséquilibre significatif pourrait être possible, en fonction de l’interprétation du juge saisi, en fonction de la clause considérée comme déséquilibrée (par exemple, la clause portant sur le prix ne pourra être appréciée qu’au regard du Code de commerce) ou encore en fonction du but recherché (nullité de la clause ou responsabilité de l’auteur de la pratique).

Enfin, la qualification de « contrat d’adhésion » entraîne également l’application de la règle d’interprétation prévue à l’article 1190 du code civil et en vertu de laquelle « Dans le doute, le contrat d’adhésion (s’interprète) contre celui qui l’a proposé ».

Par ailleurs, l’article L. 442-1, 2° nouveau Code de commerce, aux termes duquel « I. – Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services : (…) 2° De soumettre ou de tenter de soumettre l’autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » s’appliquera aux contrats signés après le 26 avril 2019.

Comme sous l’empire de l’ancien article L. 442-6, I, 2° ancien du Code de commerce, pour déterminer si un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties est constitué, il faudra apprécier le contrat dans son ensemble afin de pouvoir déterminer si l’obligation posée par cette clause est compensée dans le contrat par une contrepartie ou une justification, ce que la CEPC n’est pas en mesure de vérifier.

Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 15 avril 2021, présidée par Monsieur Benoit POTTERIE

Fait à Paris, le 15 avril 2021,

Le président de la Commission d’examen des pratiques commerciales

Benoit POTTERIE


[1]Il convient de rappeler que les pratiques liées aux contrats signés avant la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance du 26 avril 2019 pourraient se voir appliquer les dispositions issues de ladite ordonnance puisque dans la majorité des cas, c’est la date de ces pratiques qui fait foi et non pas la date de conclusion du contrat.

[2]senat.fr.

[3]NOR : ECOC1917220A, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039050692&categorieLien=id

[4]autoritedelaconcurrence.fr

[5]ADLC, décision n° 16-D-12 du 9 juin 2016 relative à des pratiques mises en œuvre par Carte Blanche Partenaires dans le secteur de l’optique.

[6]ADLC, avis n 09-A-46 du 9 septembre 2009 relatif aux effets sur la concurrence du développement de réseaux de soins agréés.

[7]ADLC, décision n° 10-DCC-52 du 2 juin 2010 relative à la création d’une Société de Groupe d’Assurance Mutuelle (« SGAM ») par la MACIF, la MAIF et la MATMUT.

[8]ADLC, décision n° 13-D-05 du 26 février 2013 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Kalivia dans le secteur de l’optique-lunetterie.

[9]ADLC, Décision n° 16-D-12 du 9 juin 2016 relative à des pratiques mises en œuvre par Carte Blanche Partenaires dans le secteur de l’optique.

[10]Conseil de la concurrence, avis n° 98-A-15 du 3 novembre 1998 relatif à une demande d’avis présentée par le Conseil national des professions de l’automobile sur les conventions d’agrément entre assureurs et réparateurs automobiles et certaines pratiques observées sur le marché de la réparation collision.

[11]Par ex. avec avis n° 09-A-46 précité.

[12]ADLC, avis n°09-A-46 précité, repris dans la décision n°16-D-12 précitée.

[13]ADLC, avis n° 16-A-24 du 14 décembre 2016 relatif au fonctionnement de la concurrence dans le secteur des audioprothèses.


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