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Vu la lettre enregistrée le 20 janvier 2011 sous le numéro 11-002 par laquelle une fédération professionnelle sollicite l’avis de la Commission sur deux questions ;
Vu les articles L.440-1 et D.440-1 à 440-13 du code de commerce ;
Le rapporteur entendu lors de sa séance plénière du 1er juin 2011 ;
Question 1 – Est-il légal pour un donneur d’ordre d’exclure dans ses conditions générales d’achat (CGA) toute clause de type « clause d’indexation », clause de contrat qui prévoit qu’un de ses éléments (prix) évoluera en fonction de l’évolution d’une autre donnée, et/ou « clause d’adaptation de sauvegarde ou d’imprévision (hardship) » permettant à l’une des parties d’exiger de l’autre la renégociation de leur accord à exécution successive lorsque l’équilibre économique qui existait lors de sa conclusion a disparu par suite d’un bouleversement des circonstances techniques, économiques ou politiques (à ne pas confondre avec la force majeure) ?
Question 2 – Est-il possible pour une entreprise, faute d’être livrée en matières premières pour cas de « force majeure » de s’exonérer elle-même auprès de son client d’une obligation contractuelle de son inexécution, ou de son retard d’exécution, ainsi que par voie de conséquence en paiement de dommages–intérêts et/ou de pénalités de retard en évoquant elle-même ce cas de « force majeure » qu’on lui oppose (et ce d’autant qu’en droit privé français, droit civil et commercial, la Cour de cassation a pris sur la question de l’imprévision une position extrêmement ferme en faveur de la force obligatoire des contrats et de la sécurité des transactions et rejette la « théorie de l’imprévision ») ?
Le risque pour les industriels est de provoquer une rupture de production chez leurs clients avec de lourdes conséquences économiques, sociales et financières : pénalités de retard de la part des clients, voire rupture des relations commerciales aux torts du fournisseur du fait du non-respect des délais de livraison.
En réponse à une demande de précision de la CEPC, il a été indiqué (email 11 février 2011) que les adhérents de la Fédération industrielle avaient reçu de façon répétitive des courriers de leurs fournisseurs de matière plastique, leur notifiant une situation de force majeure imposant la limitation des volumes des livraisons.
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Il ressort de l’échantillonnage de courriers adressé au rapporteur, à sa demande, par la Fédération, que les producteurs/fournisseurs du secteur concerné se déclarent « en force majeure » pour des évènements tenant :
Il est parfois indiqué dans ces courriers, pas toujours, que ces évènements sont « hors du contrôle » du producteur/fournisseur concerné, et « imprévisibles » (« beyond our control and unforseeable) ou bien qu’il s’agit d’un « problème technique imprévisible, extraordinaire et en dehors du contrôle » rencontré par le fournisseur concerné.
Sur la question du rapporteur, la Fédération a indiqué, verbalement,
La Commission estime que si les pratiques évoquées par la Fédération n’apparaissent pas, en l’état du droit positif, relever de la force majeure (1) ni, en principe, de l’imprévision (2), elles pourraient en revanche entrer dans les prévisions de l’article L. 442-6 du code de commerce prohibant le fait, pour une entreprise, de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (3).
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Aux termes de l’article 1148 du code civil, « il n’y a lieu à aucun dommages-intérêts lorsque, par suite d’une force majeure ou d’un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé ou a fait ce qui lui était interdit ».
Trois conditions sont requises : un évènement ne constitue une force majeure que s’il présente le triple caractère d’imprévisibilité, d’irrésistibilité, et d’extériorité.
La jurisprudence ne se contente pas d’un évènement qui rend l’exécution du contrat plus difficile, ou plus onéreuse : il n’y a pas de force majeure dès lors que l’exécution du contrat demeure matériellement possible, même si cette exécution est extrêmement onéreuse, fût-ce au point d’entraîner la ruine du débiteur [Soc. 20 février 1996, D. 96.633].
De même, l’évènement empêchant l’exécution de l’obligation du cocontractant n’est libératoire qu’à la condition de se produire en dehors de la sphère dont il doit répondre.
« Ainsi, la défaillance du matériel ou du personnel qu’un contractant emploie à l’exécution du contrat peut être imprévisible et irrésistible pour lui ; mais comme elle est survenue à l’intérieur de son entreprise, il ne peut s’en prévaloir comme force majeure » [J. Carbonnier, Les obligations, tome IV, n° 162 s. ; Terré, Simler, Lequette Les obligations, droit civil, Dalloz, n° 581 s.].
La grève de personnels extérieurs à l’entreprise, même, ne constitue pas, en soi, un cas de force majeure : ainsi a été cassé pour violation des articles 1147 et 1148 du code civil, le jugement rejetant la demande en garantie formée par une agence de voyages contre deux compagnies aériennes au motif que le vol prévu avait été annulé pour cause de grève du personnel, dès lors qu’il n’était pas soutenu que la grève aurait revêtu un caractère imprévisible et irrésistible dans son exécution [Civ. 1°, 24 septembre 2009, n° 08 18177].
Il en résulte que lorsque l’évènement mis en avant par le débiteur pour se soustraire à son obligation ne présente pas les caractères de la force majeure, son créancier est en droit de lui réclamer la réparation du préjudice résultant de l’inexécution totale ou partielle du contrat ou du retard dans son exécution, conformément à l’article 1147 du code civil.
En l’espèce, à l’exception, le cas échéant, du cas de grève allégué dans l’un des courriers notifiant la force majeure, les conditions de la force majeure n’apparaissent réunies à aucun stade de la chaîne économique évoqué par la Fédération :
Toutefois, les surcoûts résultant de l’inexécution des engagements pris par les producteurs/fournisseurs pourraient justifier une action en réparation ainsi que le prévoit l’article 1147 du code civil.
Dans le cas d’un contrat successif, dont l’exécution s’étale dans le temps alors que les obligations des parties ont été fixées à sa signature, il peut arriver que les circonstances économiques changent substantiellement par suite d’évènements imprévus tels qu’une guerre, ou une crise économique et financière, de telle sorte que l’équilibre du contrat se trouve bouleversé et que son exécution devient extrêmement onéreuse pour l’un des contractants. Est-il permis à ce dernier d’imposer à l’autre partie la révision du contrat afin qu’en soit rétabli l’équilibre, ou à défaut d’accord, sa résiliation ?
La Cour de cassation a traditionnellement apporté une réponse négative à cette question, depuis la célèbre affaire du canal de Craponne [Civ. 6 mars 1876, D. 6, 1, 193]. Elle a considéré qu’en l’absence du consentement des parties, ou d’une loi autorisant la révision, celle-ci était interdite au juge sauf à violer l’article 1134 du code civil.
Le Conseil d’Etat a décidé, à l’inverse, que dans les contrats administratifs bouleversés par des circonstances imprévues, une indemnité peut être accordée à un cocontractant afin de rétablir l’équilibre financier du contrat et empêcher l’interruption du service public (C.E. 30 mars 1916, S. 16, 3, 17, Gaz de Bordeaux). On relèvera que la reconnaissance de l’imprévision par les juridictions administratives est cependant soumise à de strictes conditions qui ne sont pas sans évoquer les traits de la force majeure :
« Considérant que l’indemnisation d’une entreprise sur le fondement de l’imprévision ou des sujétions imprévues n’est possible que si les difficultés rencontrées dans l’exécution du contrat présentent un caractère à la fois exceptionnel et imprévisible et dont la cause est extérieure aux parties (…) ; que ces conditions sont cumulatives … » [CAA Lyon, 25 novembre 2010, société Baticentre c/ CCI de Clermont-Ferrand].
En définitive, et sous ces réserves, le droit français des contrats apparaît dominé par trois principes essentiels :
Ces principes, reflet des dispositions de l’article 1134 du code civil, répondent aux impératifs de sécurité et de prévisibilité juridiques, considérés comme essentiels dans les relations entre acteurs économiques, et plus généralement entre cocontractants.
Pourtant, des évolutions plus récentes apparues dans la jurisprudence, tempèrent « le caractère sacré » du contrat et admettent que le juge peut être appelé à jouer un rôle entre les parties à défaut d’accord entre elles deux. Ces évolutions se sont manifestées dans deux constructions jurisprudentielles :
-la première fondée sur l’idée de bonne foi –elle aussi inscrite à l’article 1134 du code civil –et donc d’exploitation abusive, par l’un des cocontractants, des droits qu’il détient du contrat, à l’égard d’un débiteur en difficulté,
-la seconde construite sur la notion de cause -et de contrepartie « réelle »-, et sur sa disparition, non plus lors de la formation du contrat, mais au cours de son exécution.
La chambre commerciale de la Cour de cassation a eu ainsi recours à l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat, dans le cas d’un contrat de distribution exclusive [Com. 3 novembre 1992, Bull. 338, Huard], puis dans celui d’un contrat de représentation exclusive [Com. 24 novembre 1998, Bull. 277, Chevassus-Marche]. Elle a considéré que dans l’exécution de ces contrats assortis de clauses d’exclusivité, le fournisseur, comme le mandant, avaient une obligation de bonne foi, ou de loyauté, leur imposant de renégocier le contrat, ou de prendre des mesures concrètes, pour permettre à leur cocontractant de bénéficier d’une mise en œuvre utile de ce contrat [cf JCP G n° 46, II 22164, note Virassamy].
Dans un arrêt du 26 septembre 2007 [Dalloz 2008, p. 1120, note Boutonnet], la cour d’appel de Nancy est venue s’inscrire dans cette évolution, en imposant la renégociation d’un contrat en raison du déséquilibre contractuel apparu au cours de son exécution. Il s’agissait cette fois d’une forme d’imprévision inédite, résultant du changement climatique et de l’instauration des quotas d’émission de gaz à effet de serre générant des coûts supplémentaires mis la charge de l’un des cocontractants, sans contrepartie.
Mais c’est le recours à la notion de la cause, entendue comme l’exigence d’une contrepartie réelle tout au long de l’exécution du contrat et dont la disparition justifie la caducité de ce dernier, qui a suscité les controverses doctrinales les plus vives.
La Chambre commerciale [Com, 29 juin 2010, pourvoi n° 09 67369, non publié, société Soffimat c société d’exploitation de chauffage SEC], a ainsi considéré dans un litige portant, comme dans celui du Canal de Craponne, sur le paiement, pour des prestations de maintenance, d’une redevance forfaitaire devenue dérisoire par suite de l’évolution des circonstances économiques, que la cour d’appel aurait dû rechercher si l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux, postérieurement à la signature du contrat, n’avait pas eu pour effet, compte tenu de la redevance payée par l’un des cocontractants, de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par le prestataire, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société cliente sollicitait l’exécution.
Certains auteurs ont vivement approuvé cette décision, observant qu’en exploitant la notion de cause comme support conceptuel de l’imprévision, plutôt que celle de bonne foi, la Cour de cassation réduit sensiblement les risques inhérents à la mise en œuvre de cette théorie [Dalloz 2010, p. 2481, note Mazeaud].
D’autres ont exprimé l’objet de vigoureuses critiques, fondées sur la nécessaire intangibilité contractuelle [Dalloz 2010, p. 2485, note Genicon], et sur les risques attachés à la théorie de l’imprévision qui, selon eux, ne corrigerait que les déséquilibres les plus considérables, laissant intacts les déséquilibres simplement graves.
A cet égard (ibid.) sont mentionnées les pratiques de certains fournisseurs puissants « qui, se disant dans une situation intenable, usent –ou abusent- de la clause de hardship qu’ils n’ont pas manqué d’insérer comme d’une justification un peu facile pour arracher des révisions à la baisse de leurs partenaires faibles, tout en se gardant bien d’agir de même avec leurs partenaires forts ».
Qu’en est-il, précisément, de telles clauses, ou de telles pratiques contractuelles ?
Le principe de la liberté contractuelle a pour conséquence la liberté reconnue aux parties, supposées égales, d’organiser leurs relations contractuelles sous la seule réserve de se conformer à l’ordre public, soit de ne pas transgresser les interdits essentiels édictés pour défendre la société [Terré, Simler, Lequette, Dalloz, Les obligations, n° 35 s.]. Toutefois (ibid.), la constatation que cette liberté pouvait ne pas satisfaire d’une part, la justice lorsque les contractants sont dans un rapport inégalitaire, d’autre part, l’utilité sociale, a conduit le législateur à doubler cet ordre public classique d’un ordre public économique et social : l’ordre public ne se contente plus d’interdire, mais impose des normes de comportements.
Le développement du droit des pratiques restrictives s’inscrit dans cette évolution, spécialement les dispositions qu’il contient, visant à empêcher l’instauration de rapports contractuels constitutifs d’un déséquilibre significatif entre acteurs économiques.
L’article L. 442-6 du code de commerce prohibe en effet le fait de soumettre, ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
La Commission estime qu’entrent dans les prévisions de cet article les pratiques consistant pour un fournisseur, d’un côté, à se prévaloir, sans en justifier, des dispositions de la force majeure pour s’exonérer de toute responsabilité en cas d’inexécution partielle ou de retard dans l’exécution de ses obligations contractuelles, de l’autre, à exclure dans ses conditions générales d’achat l’insertion de clauses d’adaptation, d’indexation ou de hardship permettant la renégociation du contrat aux fins, notamment, d’un partage des surcoûts imputables à son inexécution totale ou partielle par ce fournisseur.
Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 1er juin 2011, présidée par Mme Catherine VAUTRIN.
Fait à Paris, le 1er juin 2011
Le Président de la Commission
d’examen des pratiques commerciales,
Catherine VAUTRIN