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5 janvier 2023
Cour d’appel de Douai
RG n°
22/04722
République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D’APPEL DE DOUAI
TROISIEME CHAMBRE
ARRÊT DU 5/01/2023
****
N° de MINUTE : 11/23
N° RG 22/04722 – N° Portalis DBVT-V-B7G-UQ2W
Jugement (N° 22/00694) rendu le 13 Septembre 2022 par le tribunal judiciaire d’Arras
APPELANTE
SARL Easy agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 5]
[Localité 3]
Représentée par Me Catherine Camus-Demailly, avocat au barreau de Douai, avocat constitué, assistée de Me Matthieu Lamoril, avocat au barreau d’Arras, avocat plaidant
INTIMÉS
Monsieur [X] [C]
[Adresse 2]
[Localité 4]
Monsieur [H] [C]
[Adresse 7]
[Localité 3]
Représentés par Me Olivier Berne, avocat au barreau de Lille, avocat constitué
SAS […] prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège.
[Adresse 1]
[Localité 6]
Représentée par Me Samuel Willemetz, avocat au barreau d’Arras, avocat constitué, assistée de Me Franck Delahousse, avocat au barreau d’Amiens
DÉBATS à l’audience publique du 24 novembre 2022 tenue par Guillaume Salomon magistrat chargé d’instruire le dossier qui, après rapport oral, a entendu seul les plaidoiries, les conseils des parties ne s’y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).
Les parties ont été avisées à l’issue des débats que l’arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe
GREFFIER LORS DES DÉBATS :Fabienne Dufossé
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Guillaume Salomon, président de chambre
Claire Bertin, conseiller
Yasmina Belkaid, conseiller
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 5 janvier 2023 après prorogation du délibéré en date du 15 décembre 2022 (date indiquée à l’issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président et Fabienne Dufossé, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
****
EXPOSE DU LITIGE :
1. Les faits et la procédure antérieure :
M. [X] [C] et M. [H] [C] (les consorts [C]), venant aux droits de l’indivision [C]-[A], sont propriétaires d’un immeuble à usage d’habitation et de commerce situé à [Localité 3], [Adresse 5] selon acte de licitation du 5 juillet 2019.
Dans cet immeuble sont notamment exploités deux commerces distincts : l’un au rez-de-chaussée du [Adresse 5] et l’autre en sous-sol, étant précisé que l’accès à ce dernier par la clientèle s’effectue exclusivement par une trappe à double vanteaux («'[…]’») située face à la vitrine du commerce exploité au rez-de-chaussée.
Les locaux du rez-de-chaussée du [Adresse 5] ont été successivement loués à :
– la société Belmart selon bail commercial du 21 novembre 1988, aux droits de laquelle est venue la société Damart Serviposte : ce bail commercial a été renouvelé jusqu’au congé délivré par le preneur à effet au 31 décembre 2015 ;
– la société […] (la société […]), selon bail authentique du 15 octobre 2015, à effet au 1er janvier 2016, conclu avec l’indivision [C]-[A].
Les locaux du sous-sol ont été successivement loués commercialement à :
– les sociétés Le Pago, le Tao bar, le Winston’s, exploitants un fonds de bar-discothèque ;
– la société Club VIP, selon bail du 16 juillet 2013.
– la société Easy, immatriculée le 27 décembre 2021 et gérée par M. [J] : elle est cessionnaire dudit bail commercial au titre d’une cession du fonds de commerce intervenue selon acte du 26 janvier 2022, auquel sont intervenus les consorts [C]. Selon bail du même jour, les consorts [C] ont donné à bail à la société Easy ces mêmes locaux à compter du 17 juillet 2022 pour une nouvelle durée de 9 années.
Les locaux au rez-de chaussée du [Adresse 5] ont été également loués à une société LV Retail, selon bail du 22 novembre 2016.
Alors que le bail des exploitants initiaux du sous-sol comportait une clause limitant l’ouverture de leur fonds du lundi au samedi entre 20 h 00 et 6 h 00 du matin, l’acte de cession du 26 janvier 2022 a stipulé l’existence d’un avenant conclu le 11 décembre 2021 par lequel les consorts [C] ont consenti au profit de la société Club VIP la suppression de la clause prévoyant ces restrictions horaires dans le bail ainsi cédé à la société Easy.
Par actes du 3 mai 2022, la société […] a assigné les consorts [C] et la société Easy devant le tribunal judiciaire d’Arras, notamment aux fins de condamnation des bailleurs à faire cesser l’exploitation de la société Easy du lundi au samedi de 6 h 00 à 20 h 00, outre une condamnation des bailleurs et de la société Easy à l”indemniser d’une préjudice commercial.
2. Le jugement dont appel :
Par jugement rendu le 13 septembre 2022, le tribunal judiciaire d’Arras a :
1- dit que les consorts [C] ont manqué à leurs obligations contractuelles envers la société […] ;
2- rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société Easy tendant à voir juger irrecevable l’action de la société […] dirigée contre elle ;
3- dit que la société Easy engage sa responsabilité délictuelle à l’égard de la société […] ;
4- condamne solidairement les consorts [C] à faire cesser l’exploitationn du local commercial situé au sous-sol de l’immeuble [Adresse 5] à [Localité 3] au dessous du local commercial loué à la société […] du lundi au samedi entre 6 h et 20 h et à faire respecter ces horaires d’ouverture et de fermeture, sous astreinte de 250 euros par jour de retard une fois passé le délai de 8 jours suivant la signification du jugement et dans la limite d’une durée de 2 mois ;
5- condamne la société Easy à cesser l’exploitation de son local commercial situé au sous-sol de l’immeuble [Adresse 5] à [Localité 3] au dessous du local commercial loué à la société […] du lundi au samedi entre 6 h et 20 h, sous astreinte de 100 euros par jour de retard une fois passé le délai de 8 jours suivant la signification du jugement et dans la limite d’une durée de 2 mois ;
6- déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
7- condamne solidairement les consorts [C] à payer à la société […] la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
8- condamne la société Easy à payer à la société […] la somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
9- rappelle que l’exécution provisoire est de droit ;
10- condamne solidairement les consorts [C], in solidum avec la société Easy aux dépens.
3. La déclaration d’appel :
Par déclaration du 11 octobre 2022, la société Easy a formé appel de ce jugement, en ses dispositions numérotées ci-dessus 1 à 6, 8 et 10.
Par déclaration du 25 octobre 2022, les consorts [C] ont formé appel de ce jugement en limitant la contestation du jugement critiqué aux seuls chefs du dispositif numérotés 1, 4, 6 (débouté d’une demande d’indemnisation à l’encontre de la société […] au titre d’une procédure abusive et au titre des frais irrépétibles), 7 et 10 ci-dessus.
Tant les consorts [C] que la société Easy ont été autorisés, par ordonnances séparées, à assigner à jour fixe les autres parties qu’elles ont intimées.
4. Les prétentions et moyens des parties :
4.1. Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 23
novembre 2022, les consorts [C] demandent à la cour de réformer le jugement, et statuant à nouveau, de :
– ordonner la jonction des instances ;
– infirmer le jugement critiqué en ses dispositions visés par leur déclaration d’appel ;
et statuant à nouveau de :
– débouter la société […] de toutes ses demandes ;
– condamner la société […] à leur verser :
* 5 000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ;
* 4 800 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en première instance ;
* 4 800 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en appel ;
– condamner la société […] aux dépens de première instance et d’appel.
4.2. Aux termes de ses conclusions notifiées le 18 octobre 2022, la
société Easy demande à la cour :
=> à titre principal : annuler le jugement et statuer sur le fond par l’effet dévolutif de l’appel
vu la violation de l’article 16 du code de procédure civile par le tribunal qui a relevé d’office le moyen tiré d’une prétendue faute d’imprudence et de négligence de la société Easy sans inviter les parties à présenter leurs observations,
=> à titre subsidiaire : infirmer le jugement critiqué en ses dispositions visées par sa déclaration d’appel ;
et statuant à nouveau dans l’un ou l’autre cas :
– débouter la société […] de l’ensemble de ses demandes ;
– condamner la société […] à lui payer 10 000 euros au titre de dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1240 du code civil et de l’article 32-1 du code de procédure civile ;
– ordonner à la société […] de cesser d’entreposer quelque objet mobilier que ce soit à proximité des plaques qui permettent l’accès au commerce de la société Easy, et plus précisément sur une distance de 5 mètres se situant devant l’axe des plaques d”accès au commerce, le tout sous astreinte de 1 000 euros par infraction constatée et jour de retard à compter du 8ème jour de la signification à partie de l’arrêt à intervenir ;
– autoriser la société Easy, à ses frais avancés et pour le compte de qui il appartiendra, à procéder ou faire procéder à l’enlèvement de tout objet mobilier positionné par la société […] qui entraverait même pour partie le libre accès à son commerce par ses clients ;
– ordonner à la société […] de cesser, à effet immédiat, d’apporter tout trouble à l’accès au commerce de la société Easy par ses clients et à toute entrave apportée à la liberté d’exploiter son commerce par cette dernière ;
– ordonner le recours à la force publique en lui enjoignant de prêter son concours à la société Easy afin de faire respecter les dispositions de l’arrêt à intervenir, en participant au déplacement ou à l’enlèvement de tout objet mobilier positionné par la société […] susceptible de restreindre le libre accès au commerce exploité par la société Easy et à la liberté d’exploiter son commerce ;
– condamner la société […] à lui payer une indemnité journalière de
1 000 euros correspondant, pour chaque jour de retard à compter de l’arrêt à intervenir, à la contrepartie de l’entrave apportée à la société Easy et au libre accès à son commerce et à la liberté d’exploiter son commerce ;
=> à titre plus subsidiaire : si la cour confirmait le jugement critiqué, réformer le jugement à tout le moins sur le fait qu’une astreinte ait été prononcée et débouter la société […] de cette demande ;
=> en tout état de cause :
– condamner la société […] à lui payer 5 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile au titre de ses frais irrépétibles en première instance et celle de 3 000 euros en cause d’appel ;
– condamner la société […] aux entiers dépens, en ce compris les frais des deux constats des 12 et 13 avril 2022.
4.3. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 24
novembre 2022, la société […] demande à la cour de :
– ordonner la jonction des instances ;
– confirmer le jugement critiqué en toutes ses dispositions, à l’exception de celle l’ayant déboutée de sa demande de dommages-intérêts ;
– infirmer le jugement de ce seul chef et statuant à nouveau :
* condamner solidairement les consorts [C], in solidum avec la société Easy, à lui payer 39 500 euros à titre de dommages-intérêts au titre du préjudice financier qu’elle a subi, et le cas échéant au titre de la perte de chance de réaliser de meilleurs résultats commerciaux sur la période d’avril à août 2022 ;
* condamner solidairement les consorts [C], in solidum avec la société Easy, à lui payer 5 000 euros à titre de dommages-intérêts au titre du préjudice moral qu’elle a subi ;
y ajoutant :
– condamner solidairement les consorts [C] à lui payer 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner la société Easy à lui payer 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner solidairement les consorts [C], in solidum avec la société Easy, aux dépens de première instance et d’appel.
Pour un exposé des moyens de chacune des parties, qui seront rappelés dans la motivation du présent arrêt, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la jonction des instances :
Il convient de joindre l’instance enregistrée sous le numéro de répertoire général 22/4962 sous celle enregistrée sous le numéro 22/4722 dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.
Sur l’annulation du jugement :
=> prétentions des parties :
* La société Easy indique que le jugement critiqué a déduit de la faute commise par le bailleur au titre de la rédaction de l’avenant du 11 décembre 2021 que la société Easy a nécessairement participé aux négociations ayant conduit à une telle modification du bail conclu le 16 juillet 2013 dans des conditions fautives engageant sa responsabilité à l’égard de la société […]. Pour autant, elle prétend que la cour a soulevé d’office une telle faute d’imprudence ou de négligence à son encontre, en violation du principe du contradictoire.
* La société […] prétend que sa demande de condamnation à l’encontre de la société Easy au titre de sa responsabilité délictuelle repose sur le fondement des articles 1382 et suivants du code civil, prévoyant notamment que la responsabilité est engagée par une négligence ou une imprudence. En outre, même si la règle de droit n’est pas visée par ses conclusions, il appartient à la juridiction de trancher le litige selon les règles de droit qui lui sont applicables, conformément à l’article 12 du code de procédure civile.
=> réponse de la cour :
D”une part, la société Easy ne prétend pas que la société […] n’aurait pas fourni au tribunal judiciaire un fondement à l’appui de sa demande de condamnation au titre d’une responsabilité délictuelle. Il en résulte que s’il appartient au tribunal de trancher le litige selon les règles de droit applicables, cet office consiste exclusivement à vérifier que les conditions d’application de la règle de droit invoquée par la partie sont ou non réunies. À cet égard, alors que les conclusions de la société […] explicitent le fondement contractuel de son action en responsabilité à l’encontre des consorts [C] (articles 1134 et 1723 du code civil), le visa des «’articles 1382 (nouvellement 1241 et 1242)’» dans le dispositif de ses conclusions renvoie à l’invocation d’une responsabilité extra-contractuelle à l’encontre de la société Easy.
D’autre part, le principe du contradictoire n’autorise pas le tribunal judiciaire à invoquer d’office un moyen qui ne figure pas dans les conclusions de l’une des parties, sans avoir préalablement recueilli les observations des parties, en application de l’article 16 du code de procédure civile.
À cet égard, les conclusions récapitulatives, notifiées en première instance par la société […] (pièce 30 société Easy), font en premier lieu ressortir que cette dernière a invoqué devant le tribunal judiciaire que :
– la société Easy n’est pas «’étrangère’» à la levée des restrictions horaires, dès lors qu’elle en a fait une condition déterminante de son engagement dans ses relations avec les consorts [C] et qu’une telle suppression ne figurait pas dans le compromis de cession du fonds de commerce, rédigé le 1er septembre 2021.
– une telle modification, que le bailleur lui-même a indiqué avoir été introduite à la demande de la société Easy, constitue une condition supplémentaire qui a été réclamée par cette dernière postérieurement à la date-butoir fixée par le compromis, en vue de la signature de l’acte authentique du 26 janvier 2022.
– bien qu’elle soit tiers tant au bail initial qu’à l’avenant signé le 11 décembre 2021 entre la société Club VIP et les bailleurs, la société Easy a commis une faute à son encontre caractérisée par sa collusion avec les bailleurs et par sa mauvaise foi manifeste (page 19 des conclusions).
En second lieu, les conclusions de première instance notifiée par la société Easy (pièce 48 de la société […], page 8 et 9/15) indiquent clairement que l’action entreprise à son encontre repose exclusivement sur les dispositions de l’article 1382 du code civil recodifié sous l’article 1240 du code civil. Répondant à ce seul moyen, elle prétend ne pas avoir commis de faute intentionnelle dès lors qu’elle conteste avoir agi de mauvaise foi à l’égard de la société […].
Sur ce point, le jugement critiqué a toutefois retenu que les faits invoqués par la société […] «’établissent une faute commise par la Sarl Easy, à tout le moins par imprudence ou négligence, à l’égard de la Sas […]’», en estimant que le cessionnaire aurait dû «’s’enquérir de l’absence de tout risque pouvant lui être reproché’» au titre de sa participation aux négociations ayant conduit à modifier les termes du bail «’sans pouvoir ignorer que ces modifications auraient un impact sur les commerces du rez-de-chaussée’».
Pour autant, il résulte des conclusions des parties qu’elles se sont exclusivement opposées devant les premiers juges sur l’existence d’une faute résultant d’une volonté délibérée de la société Easy d’obtenir la suppression de la restriction horaire dans le bail de sa cédante, préalablement à sa propre entrée dans les lieux, qui est constitutive du préjudice invoqué par la société […]. Alors que l’article 1383 du code civil n’est visé par aucune partie, que l’article 1241 du code civil dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 est présenté comme la simple recodification de l’article 1382 du code civil, et que les faits invoqués par la société […] à l’appui de la faute invoquée ne visent pas une imprudence ou une négligence, il en résulte que la faute quasi-délictuelle qu’a retenu le tribunal judiciaire à l’encontre de la société Easy n’a pas été contradictoirement débattue par les parties.
Dans la mesure où le tribunal judiciaire n’a pas invité les parties à présenter leurs observations sur la substitution d’une faute quasi-délictuelle à une faute délictuelle, il convient d’annuler le jugement critiqué pour violation du principe du contradictoire, étant rappelé qu’il s’agit d’une nullité de fond ne nécessitant pas la démonstration d’un grief.
Dès lors que l’appel tend à titre principal à la nullité du jugement pour un motif autre que le défaut de validité de l’acte introductif d’instance, la cour d’appel est saisie, par l’effet dévolutif, de l’entier litige et doit par conséquent statuer sur le fond, ainsi que le demande d’ailleurs la société Easy, dans la limite de sa saisine.
Sur les fautes :
Sur la faute contractuelle reprochée aux consorts [C] par la société […] :
=> prétentions des parties :
* La société […] reproche aux consorts [C] une double faute au titre de l’exécution du bail conclu le 15 octobre 2015 :
– d’une part, au titre de l’article 1723 du code civil : à ce titre, elle invoque un
changement par les bailleurs de la forme de la chose qui lui a été louée, sans qu’elle y ait consenti, y compris s’agissant de ses dépendances et accessoires ou de parties communes ; en particulier, l’ouverture avant 20 h du sous-sol cause une obstruction visuelle de sa vitrine et fait obstacle à la déambulation des chalands sous les arcades, alors que l’ouverture de la trappe à proximité de son commerce rend l’approche de sa vitrine dangereuse pour les passants ;
– d’autre part, au titre de l’obligation des bailleurs de ne pas troubler la
jouissance paisible du preneur pendant toute la durée du bail : à ce titre, elle invoque la signature de l’avenant du 11 décembre 2021 par les consorts [C] sans l’en avoir informée en violation d’une obligation de loyauté contractuelle, puis leur intervention à l’acte de cession du fonds de commerce au profit de la société Easy dans lequel a été réitéré la levée des restrictions horaires imposées aux locataires antérieurs du local en sous-sol, et enfin la conclusion d’un bail renouvelé à compter du 17 juillet 2022 au profit de la société Easy n’incluant plus les restrictions d’ouverture du local du sous-sol qui avaient pourtant été prises en compte lors de la conclusion de son propre bail conclu le 15 octobre 2015.
* Les consorts [C] contestent l’existence des fautes reprochées : d’une part, la jurisprudence admet les modifications apportées à la forme de la chose louée, dès lors qu’elles ne sont pas substantielles et n’engendrent pas de troubles de jouissance. À cet égard, outre que l’autre locataire en rez de chaussée s’accomode de la modification intervenue et que l’espace situé sous les voutes constitue une partie commune de l’immeuble, l’exploitation en journée du sous-sol est la règle sur la place des Héros, alors que l’abandon des horaires limités a été contrebalancé par une clause par laquelle la société Easy s’engage à limiter au maximum le volume sonore des musiques diffusées entre 9 et 19 heures et par l’interdiction d’étendre l’exploitation du bar à une activité de discothèque, même temporairement. Ils contestent en outre l’existence d’un tel changement, dès lors qu’il s’agit exclusivement d’un changement d’horaire et qu’aucune demande de démolition ou de remise en état d’un immeuble n’est sollicitée. D’autre part, la configuration des lieux ne confirme pas les affirmations du jugement critiqué, alors que la déambulation devant la vitrine et la visibilité offerte au commerce du rez de chaussée ne sont pas affectées par l’ouverture du «'[…]’». Enfin, ils sont de bonne foi dès lors que :
– seule l’activité de discothèque des précédents exploitants du sous-sol
justifiait une telle clause d’horaires ;
– cette clause n’ayant plus sa raison d’être à l’occasion de la cession du fonds
de commerce à la société Easy, ils ont accepté sa suppression par acte non notarié sur la demande de cette dernière, sans qu’il en résulte la démonstration d’une collusion ou d’une mauvaise foi ;
– la référence à cette clause dans le bail conclu avec la société […]
ne leur impose aucune obligation, alors qu’il s’agit d’une simple déclaration informative pour le preneur, et non une condition à la signature du contrat ; l’arrangement résultant d’une telle mention n’est pas générateur de droit et n’a pas vocation à survivre à la disparition de la discothèque ; bien qu’étant présents à la signature du bail conclu le 15 octobre 2015 avec la société […], ils n’ont pas participé aux négociations et n’avaient pas souvenir de la teneur de ces négociations, qui ont été menées par leurs auteurs, notamment s’agissant de la question des heures d’ouverture et de la remise d’une copie du bail conclu avec la société Club VIP ; en réalité, seule la question des nuisances sonores a été prise en compte lors de la négociation du contrat du 15 octobre 2015, et non celle de l’accessibilité à la vitrine. L’indivision [C]-[A] n’a pris aucun engagement contractuel d’interdire définitivement l’ouverture en journée du sous-sol, étant précisé que seules les stipulations formulées par le notaire dans le bail authentique doivent être prises en compte pour apprécier la volonté des parties ; l’annexion du bail de la société Club VIP était destinée à avertir de l’existence d’une exploitation dans le sous-sol et d’une servitude de passage permettant à cet autre locataire d’accéder à ses locaux autrement que par le «'[…]’» ;
– à l’inverse, l’indivision [C]-[A] n’aurait pas conclu le bail avec la
société […] si une telle obligation avait été incluse dans le contrat, par respect de l’esprit et de l’histoire de la place des Héros, alors que tous les commerces de cette place comportent des locaux en sous-sol par lesquels on accède en journée par des «’burguets’».
* La société Easy s’associe à l’argumentaire des consorts [C] sur l’absence de violation par les bailleurs de leur obligation d’assurer la jouissance paisible de la société […] et conteste l’existence d’une restriction de visibilité de la vitrine de ce dernier, ainsi que le risque pour la sécurité des personnes ou l’obstruction à la déambulation. Elle en conclut «’consécutivement’» qu’aucune faute ne peut être retenue à son encontre.
=> réponse de la cour :
L’article 1723 du code civil dispose que le bailleur ne peut, pendant la durée du bail, changer la forme de la chose louée. Cette interdiction de modifier la forme de la chose louée constitue une application spécifique de l’obligation générale pesant sur le bailleur de garantir au preneur la jouissance paisible des locaux loués au cours du bail, telle qu’elle est prévue par l’article 1719 3° du code civil. Ces dispositions sont applicables à un bail commercial, dès lors qu’aucune de ses clauses n’y déroge.
En l’absence de toute distinction prévue par l’article 1723 précité, une telle interdiction s’applique à l’ensemble de l’assiette de la chose louée, telle qu’elle résulte des stipulations du bail. Les obligations du bailleur ne se limitent ainsi pas au seul local loué, mais concernent également les parties communes.
Conformément aux textes ainsi visés, le bailleur ne doit rien faire qui restreigne substantiellement l’usage de la chose louée et causer par conséquent au preneur un trouble de jouissance dans des conditions engageant sa responsabilité contractuelle, cette obligation portant non seulement sur la chose principale mais encore sur les accessoires de la chose louée et sur tous les avantages nécessaires à l’exercice de l’activité, sur lesquels le preneur savait pouvoir compter au jour de la location.
La restriction importante de l’accès aux lieux loués imputable au bailleur s’analyse comme une modification prohibée de la chose louée, lorsque la facilité d’accès ou de circulation constitue un avantage substantiel que le locataire avait pris en considération lors de la conclusion du contrat.
En l’espèce, le bail conclu le 15 octobre 2015 stipule que la location porte sur le rez de chaussée de l’immeuble situé [Adresse 5], comprenant «’un local d’environ 182 m² comprenant un magasin de vente, des dépendances et une cour couverte’», étant précisé qu’il comporte en annexe un plan des locaux loués. Si ce plan ne figure pas dans les pièces produites par la société […], les consorts [C] ne contestent toutefois pas que cette dernière a la jouissance de la zone située sous les arcades au titre de son bail. De même, il n’est pas contesté que la société […] dispose d’une autorisation d’exploiter son commerce sur le domaine public, ainsi qu’il résulte notamment d’un arrêté municipal du 24 mars 2022, de sorte que son activité commerciale s’est notamment étendue à la place des Héros face à sa vitrine sur une superficie de 20 m² au cours de la période du 1er avril 2022 au 31 octobre 2022. Le constat d’huissier de justice dressé le 27 avril 2022 établit ainsi qu’elle installe des chaises de type transat sur cette place, dans le cadre de son activité de glacier.
Le bail du 15 octobre 2015 comporte une clause figurant en page 6 rédigée comme suit :
«’Déclarations particulières
Le bailleur déclare qu’il a donné en location à la société à responsabilité (sic) «’Club VIP’» une partie de l’immeuble objet des présentes, à savoir deux caves, aux termes d’un bail reçu parle notaire soussigné le 16 juillet 2013.
La destination figurant dans ledit bail est la suivante : Bar-Discothèque.
Les heures d’ouverture et de fermeture sont précisées dans ce bail.
Au titre de l’accès aux caves, il est convenu audit bail : «’les lieux loués auront pour unique entrée et sortie la porte située en face du local commercial actuellement à l’enseigne «’Damart’». L’autre issue [‘] étant considérée comme une sortie de secours’».
Pour une parfaite information du preneur, une copie dudit bail demeurera jointe et annexées après mention’».
* Sur la force obligatoire du paragraphe intitulé «’déclarations particulières’» :
La valeur contractuelle des «’déclarations particulières’» est vainement contestée par les consorts [C], qui cherchent à les disqualifier en simple mention informative à destination des preneurs, en opposant les termes «’déclarations’» et «’conditions’».
Pour autant, la référence à des «’déclarations particulières’» renvoie d’une part, par opposition aux stipulations communes à tous les contrats-types de baux, aux stipulations du bail qui sont spécifiques au bien loué. Elles complètent ainsi de façon concrète et propre à la chose louée le cadre contractuel général.
En l’espèce, au regard de l’imbrication des locaux loués à deux exploitants distincts et de la nécessaire interférence de l’exploitation effective par l’un des locataires sur l’activité de l’autre, une telle clause organise la coexistence des deux locataires en fixant notamment des obligations à la charge de l’exploitant du sous-sol que le bailleur s’engage par conséquent à faire respecter au profit de celui du rez-de-chaussée.
D’autre part, la force obligatoire de telles «’déclarations particulières’» à l’égard des parties résulte de l’examen des autres clauses y figurant : ainsi, parmi d’autres obligations, la locataire s’y trouve obligée à régler une quote-part d’entretien du couloir et de le nettoyer, alors que le bailleur y ajoute une interdiction pour le preneur d’installer sans son accord toute nouvelle ventilation, climatisation et aération sur la terrasse et sur le toit.
Il en résulte que ces «’déclarations particulières’» n’ont pas une simple fonction informative à l’égard du locataire, mais comportent des obligations à la charge respective des parties.
Enfin, la circonstance que le bail du locataire du sous-sol soit annexé au bail signé par la société […] implique qu’au-delà d’une simple information, les obligations imposées au commerce exploitant ce sous-sol pour limiter ses horaires d’ouverture constituent un élément déterminant de l’accord conclu entre les bailleurs et la société […].
En considération de l’ensemble de ces éléments, MM. [H] et [X] [C] sont engagés par l’accord de volonté de leurs auteurs et ne peuvent opposer à la société […] qu’ils n’ont pas eu directement connaissance d’une telle entrée dans le champ contractuel de la restriction horaire imposée à l’exploitation du sous-sol.
* Sur la portée des obligations incombant au bailleur :
Les consorts [C] estiment que si les parties au bail du 15 octobre 2015 avaient voulu faire interdiction définitive à l’exploitant du sous-sol d’ouvrir son établissement avant 20 h, le notaire aurait formulé la clause litigieuse de façon à l’exprimer clairement et à indiquer qu’une telle limitation horaire constituait une condition essentielle de l’accord de volontés.
La circonstance que le bail du 15 octobre 2015 soit notarié n’est toutefois pas exclusive de son interprétation. Si la forme authentique de ce bail confère une foi particulière à ses affirmations et constatations, sa rédaction par un notaire n’exclut pas la faculté d’en interpréter les termes, notamment en recherchant la volonté réelle des parties telle qu’elle a notamment pu s’exprimer lors des négociations dans la phase pré-contractuelles pour en éclairer la portée.
Sur ce point, il convient d’observer d’une part qu’une telle «’déclaration particulière’» s’inscrit dans le prolongement d’une série de baux conclus par les auteurs des consorts [C], ayant déjà mentionné que les locataires successifs du sous-sol étaient tenus par une telle limitation horaire d’exploitation de leur fonds de commerce.
Les stipulations des baux antérieux conclus par les auteurs des consorts [C] aux droits et obligations desquels ils viennent, éclairent en effet sur la «’déclaration’particulière» faite par les bailleurs au profit de la société […] dans le bail conclu le 15 octobre 2015 et permet de déterminer la volonté des parties.
Le contrat du 21 novembre 1988 conclu entre M. et Mme [C]-[A] et le locataire du rez-de-chaussée comporte ainsi la clause suivante : «’le bailleur déclare qu’il a consenti au profit de la Sarl Le Pago une servitude de passage située aux abords de la porte d’entrée du local présentement loué. Ladite société Le Pago exerce, dans les caves situées sous la partie de l’immeuble présentement loué, une activité de discothèque. Cependant le preneur constate que ladite servitude de passage ne peut avoir aucune incidence sur l’exploitation de son activité commerciale puisque son bénéficiaire, la société le Pago ne peut exercer son activité qu’à compter de 20 heures et jusqu’à 6 heures tous les jours, sauf jours fériés’».
La même clause figure dans le bail conclu le 30 juin 2006 entre les époux [C]-[A] et la société Belmart.
Cette clause s’interprète comme la détermination de l’état de la chose louée, étant observé qu’elle est insérée dans un paragraphe concernant la «’jouissance’» des locaux loués.
Elle n’opère par ailleurs aucune distinction selon le type «’d’incidence sur l’exploitation’» de l’activité commerciale au rez-de-chaussée que pourrait provoquer ladite servitude de passage, notamment pour limiter la raison d’être d’une telle restriction horaire aux seules nuisances sonores. A l’inverse, alors qu’il y est fait référence à une «’servitude de passage’» impliquant l’ouverture de la trappe d’accès au sous-sol, le bailleur garantit en réalité le preneur du rez-de-chaussée, par renvoi aux horaires limités d’exploitation du sous-sol, l’absence d’accès à ce sous-sol sur la période de 6 heures à 20 heures.
D’autre part, l’annexion du bail conclu par la société Club VIP au bail du 15 octobre 2015 vient préciser la nature de l’engagement du bailleur, à travers l’interdiction faite à cette dernière d’exploiter le sous-sol hors de la période 20 h-6 h, «’afin de ne pas nuire aux autres commerces exploités dans le rez-de-chaussée des immeubles dont dépendent les locaux’» loués. La généralité d’une telle clause renvoie à la volonté des parties de prohiber l’ouverture du sous-sol pendant la durée d’exploitation du rez-de-chaussée pour faire obstacle à toute atteinte, quelle qu’en soit la nature, à la jouissance paisible des lieux loués par l’exploitant du commerce de surface.
L’existence d’une telle obligation à la charge du bailleur de faire respecter la fermeture des locaux du sous-sol en dehors des horaires strictement autorisés au profit des locataires du rez-de-chaussée est ainsi établie, sans réserve dans le temps ou selon la nature de l’activité exploitée au sous-sol.
Enfin, la mauvaise foi des consorts [C], qui invoquent un droit de modifier la clause limitant les horaires d’exploitation du sous-sol sans l’accord des locataires du rez-de-chaussée, ressort du courrier adressé le 23 février 2022 par leur conseil à la société […] dans lequel ils affirment que :
– le bail du 15 octobre 2015 ne comportait aucune référence à une obligation imposée à la société Club VIP de respecter des horaires particuliers, alors que la seule lecture de l’acte révèle l’inverse ;
– lors de la signature du bail, il n’avait pas été évoqué les horaires d’ouverture de la société Club VIP, précisant qu’une telle information a pu être recueillie par la société […] auprès du voisinage, alors que la référence à une telle restriction, doublée par l’annexion du bail du locataire du sous-sol, résulte nécessairement de la prise en compte par les parties d’une telle circonstance au cours des négociations préalables à la signature du bail.
Le caractère péremptoire de ce courrier exclut tout «’malentendu’» sur sa signification.
Dans ce contexte, le revirement adopté par les consorts [C] dans leur nouveau courrier du 22 mars 2022, selon lequel seule l’exploitation d’une discothèque avait conduit à introduire une telle fixation d’horaire pour prévenir exclusivement des troubles sonores, n’est pas crédible. Alors que la clause figurant dans les déclarations particulières se réfère à l’activité globale «’bar-discothèque’» du Club VIP et ne met pas spécifiquement en relation ses heures d’ouverture avec l’une de ces destinations des locaux qui lui sont loués, les consorts [C] n’apportent par ailleurs aucun élément extérieur permettant de valider une telle allégation.
A l’inverse, l’agence immobilière Leusch, qui a mis en relation les bailleurs avec la société […], atteste que «’les consorts [C] ont expréssement indiqué que l’exploitant de ces caves, afin de vous rassurer, était tenu à des contraintes strictes d’ouverture (notamment en semaine, soit uniquement entre 20 h et 6 h du matin) et ce afin de ne pas nuire à l’exploitation des commerces situés au rez-de-chaussée par la configuration spéciale des lieux et de la trappe d’accès située devant [la] vitrine, au-delà des questions de sécurité que l’ouverture d’une telle trappe, en pleine journée ou au cours des horaires d’ouverture du [magasin], pouvaient générer pour [le] personnel, [la] clientèle [de la société […]], les chalands’».
Ce même agent immobilier précise que les parties ont retenu comme conditions impératives de la signature que «’les horaires d’ouverture et de fermeture du café/boite de nuit se trouvant au sous-sol de l’immeuble, ne doivent pas être concomittants à l’ouverture du magasin au rez-de-chaussée’», lesdits horaires ayant été mentionnés dans le bail du 15 octobre 2015, outre l’annexion du bail du 16 juillet 2013.
L’acte de cession du fonds de commerce du 26 janvier 2022 au profit de la société Easy indique enfin que la société Club VIP exerçait une activité saisonnière de bar, annexe à celle de discothèque : pour autant, cette dernière n’a jamais prétendu qu’elle pourrait exploiter isolément cette activité hors des horaires fixés par son bail, ayant au contraire obtenu auprès de la municipalité l’autorisation d’exploiter sur la place des Héros, face aux numéros 66 et 68, une telle activité, à partir de 20 h exclusivement. Il en résulte que le propre cédant du bail du 16 juillet 2013 convenait que la limitation horaire s’appliquait à l’intégralité de son activité commerciale, sans distinction selon qu’il s’agissait du bar ou d’une discothèque.
* Sur la violation par les bailleurs de leur obligation contractuelle de limiter les horaires d’exploitation du locataire du sous-sol, quelle que soit l’activité qu’il y exploite et quel que soit le trouble en résultant pour la société […] :
Contrairement aux allégations du bailleur, la modification des lieux loués invoquée par la société […] n’est pas constituée par un changement d’horaires, mais par un trouble résultant de l’ouverture en journée de la trappe à double vantaux à proximité de la vitrine de son commerce.
Le bail du 15 octobre 2015 renvoie aux stipulations du bail conclu le 16 juillet 2013 avec la société Club VIP, non modifié sur ce point par l’avenant ultérieur, pour indiquer que les lieux loués en sous-sol ont «’pour unique entrée et sortie la porte située en face du local commercial à l’enseigne Damart’», aux droits de laquelle est venue la société […].
Les clichés photographiques des lieux, résultant notamment des procès-verbaux de constat d’huissier de justice (pièces 3, 22, 23, 43, 66, 67 société […]) font ressortir que :
– la vitrine du fond de commerce exploité au rez-de-chaussée se situe sous des
arcades permettant la déambulation piétonnière ;
– la trappe à double vantaux est positionnée sur sa partie droite en se
positionnant depuis la place et couvre environ un tiers de la largeur de la vitrine ;
– lorsque la trappe est en position ouverte, elle obstrue totalement le passage
aménagé sous les arcades et contraint par conséquent les chalands venant de la droite du commerce à quitter cette voie protégée des intempéries par les arcades pour pouvoir accéder à la vitrine ou à l’accès du commerce, en empruntant la place des Héros. Une telle configuration est constatée lors des constats dressés les 22 et 24 février 2022. Le constat du 13 avril 2022 permet en outre de constater la présence, sur le côté gauche de la trappe, d’une «’barrière métallique ancrée dans le sol’», qui est «’apposée verticalement sur la trappe d’accès, et non solidarisée’». Le constat réalisé le 27 avril 2022 constate l’existence d’une autre plaque métallique disposée sur le côté gauche de la trappe et également ancrée dans le sol. Il en résulte notamment qu’une telle barrière a vocation à demeurer en travers de la voie de circulation sous les arcades, y compris lorsque les vantaux sont refermés. Les constats établissent enfin que l’ouverture de la trappe d’accès laisse en partie avant de la vitrine litigieuse une large ouverture donnant sur le local situé en sous-sol ;
– lorsque la trappe était fermée et avant que ne soient installées les barrières
encadrant la trappe d’accès au bar Easy, la circulation sous les arcades était libre sur les trois arcades situées de part et d’autre de celles abritant la vitrine de la chocolaterie.
L’huissier de justice a par ailleurs constaté que :
– les ouvertures litigieuses de la trappe interviennent en fin d’après-midi, alors
que la vitrine de la chocolaterie […] est allumée ;
– le mardi 10 mai 2022 entre 17 h 46 et 17 h 59, «’hormis le local [du 66 place
des Héros], les seuls locaux commerciaux pour lesquels les sous-sols sont usités par l’intermédiaire des trappes d’accès de façades sont des locaux qui font l’objet d’une exploitation ou d’une utilisation par le même commerce situé en rez-de-chaussée que celui-ci, lesquels commerces étant par ailleurs à usage de restaurants ou de débits de boissons’». Il en résulte que la configuration dans laquelle deux commerces distincts cohabitent en rez-de-chaussée pour l’un et en sous-sol pour l’autre n’est d’une part pas générale à la place des Héros et s’inscrit exclusivement dans une exploitation du seul établissement en rez-de-chaussée au cours de la journée. Si un même établissement ne subit aucun trouble résultant de sa propre exploitation simultanée des deux parties de l’immeuble, une telle situation n’est pas transposable à l’hypothèse d’une exploitation par deux établissements distincts.
La Sarl LV Retail, qui loue aux consorts [C] les locaux voisins du [Adresse 5], confirme, dans un courrier adressé le 21 avril 2022 à la mairie d'[Localité 3], les nuisances résultant de l’ouverture du bar Easy depuis le 12 avril à 17 h : elle atteste ainsi d’une part que l’ouverture de l’accès sous arcade à cet établissement «’perturbe fortement le parcours shopping d’une clientèle habituée à fréquenter toute l’année nos vitrines du [Adresse 5]’». D’autre part, elle précise que les «’barricades métalliques sous les arcades dues à l’ouverture des trappes du bar, les enseignes, l’installation d’un chevalet sur le trottoir et les panneaux publicitaires agressifs et disgracieux, dégradent très fortement la qualité patrimoniale du site et la qualité haut de gamme au Rdc de l’immeuble’». Enfin, elle indique avoir recueilli les remarques de sa clientèle ayant observé ces désagréments, alors que la présence incessante de la police municipale et du gérant du bar sur le trottoir contribue à susciter des inquiétudes et une mauvaise ambiance sur le site.
La présence de telles enseignes et chevalet a été par ailleurs constatée par l’huissier de justice mandaté par la société […].
Au-delà des seules attestations émanant des salariés de la société […] et ayant rapporté les mêmes remarques formulées par leur clientèle, une «’pétition contre l’ouverture entre 6 h et 20 h des trappes du bar Easy devant la vitrine de la chocolaterie […]’» a enfin recueilli environ 300 signatures, au regard de la gêne qu’occasionne une telle circonstance pour «’regarder la vitrine’«’, outre son caractère inesthétique. Une telle pétition est complétée par des attestations émanant de clients fréquentant de plusieurs années la chocolaterie […], qui établissent également la gêne occasionnée par l’ouverture des trappes pour accéder à la vitrine et y observer depuis l’extérieur les articles qui y sont exposés (pièces 52 à 56). Mme [G] [K] indique spécifiquement avoir déjà observé que des enfants jouent à proximité de la glacière qui est située devant les marches de l’entrée du bar, indiquant un risque de chute dans l’escalier menant au bar situé en sous-sol.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que l’ouverture des trappes et l’installation de barrières modifient la configuration des lieux où la société […] exploite son fonds de commerce et affectent les avantages résultant de la possibilité pour les chalands de déambuler sans obstacle devant l’intégralité de sa vitrine dans leur cheminement sous arcades.
Loin de provoquer un trouble occasionnel et limité à une partie non essentielle du commerce affecté, cette configuration nouvelle présente au contraire un caractère permanent et concerne un élément essentiel de la commercialité des locaux, dès lors qu’elle diminue le caractère attractif de la vitrine d’un commerce de chocolats et entrave le libre accès à ses locaux. La circonstance que la société Easy exploite un bar au lieu d’une discothèque est indifférente pour apprécier la réalité et l’intensité du trouble apporté à la jouissance paisible de la société […].
Une telle modification de la chose louée est par conséquent substantielle.
Cette faute contractuelle est enfin imputable aux consorts [C], dès lors que cette nouvelle configuration est la conséquence directe de la suppression par ces derniers de la clause qui faisait à l’inverse interdiction aux précédents exploitants du sous-sol d’ouvrir leurs locaux avant 19 heures. Outre qu’une telle suppression a été formalisée selon avenant signé le 11 décembre 2021 par les bailleurs dans leur relation avec le Club VIP, elle a été confirmée par le bail conclu le 26 janvier 2022 avec la société Easy, cessionnaire du fonds de commerce.
La circonstance que l’avenant du 11 décembre 2021 indique que «’le preneur fera son affaire personnelle des troubles éventuels causés par ses activités aux commerces du rez-de-chaussée, afin que le bailleur ne soit jamais inquiété de ce chef’» ne concerne que les relations contractuelles entre les consorts [C] et la société Club VIP. Une telle clause n’offre en revanche aucune garantie à la société […] concernant le respect de son droit à une jouissance paisible. A l’inverse, elle exprime la conscience qu’avaient les bailleurs des atteintes à la jouissance par la société […] qui devaient nécessairement résulter de la suppression de la limitation horaire et de la modification de la chose louée qui en résulte.
Au-delà d’une telle modification de la chose louée et d’une atteinte à la jouissance paisible de leur locataire, la violation par les consorts [C] de leur obligation de bonne foi à l’égard de la société […] constitue enfin une faute contractuelle, résultant de l’absence de toute information à l’égard de cette dernière sur la suppression au profit du commerce en sous-sol d’une telle limitation horaire selon l’avenant du 11 décembre 2021.
Sur la faute extra-contractuelle reprochée à la société Easy par la société […] :
=> prétentions des parties :
* La société Easy conteste d’une part avoir commis une faute quelconque, même d’imprudence ou de négligence. Elle invoque d’autre part le caractère disproportionné de la sanction prononcée par les premiers juges, notamment au regard de la liberté d’entreprendre qui est incompatible avec une telle réduction de son ouverture quotidienne. Elle estime enfin qu’elle n’a pu participer à la suppression des limitations horaires, qui résulte d’un avenant auquel elle n’est pas partie et signé à une époque où elle n’avait pas été créée. Même en cas de participation aux négociations ayant abouti à cet avenant, seul l’emploi de moyens illicites ou frauduleux serait constitutif d’une faute. A l’inverse, elle est de bonne foi, dès lors qu’elle s’est bornée à reprendre dans le bail du 26 janvier 2022 la clause par laquelle il s’engage à limiter les nuisances sonores entre 9 h et 19 h, dans des conditions attestant ainsi son souci de respecter les intérêts du locataire du rez-de-chaussée.
* les consorts [C] estiment que la preuve de leur mauvaise foi ou de celle de la société Easy n’est pas rapportée. Ils indiquent que «’la société Easy a semble-t-il, par l’intermédiaire de la société Club VIP, demandé que le bailleur la dispense de la clause qui obligeait cette société Club VIP à fermer en journée’». Pour autant, rien n’indique que la société Easy savait qu’il existait dans le bail consenti à la société […] des dispositions de nature à garantir à celle-ci que le commerce en sous-sol n’ouvrirait pas en journée.
* La société […] estime que la société Easy n’a pu ignorer l’atteinte à sa jouissance paisible qu’impliquait la suppression de toute limitation horaire à l’exploitation du sous-sol et qu’elle a agi en collusion frauduleuse avec les bailleurs pour obtenir la suppression des restrictions d’horaires d’ouverture antérieurement fixées.
=> réponse de la cour :
L’existence d’une faute extra-contractuelle commise au préjudice de la société […] par la société Easy doit être appréciée en distinguant deux périodes successives, selon que ce locataire avait ou non acquis une personnalité morale.
* entre le 1er septembre 2021 et le 27 décembre 2021 :
Les premiers juges ont retenu à la fois :
– une collusion frauduleuse de la société Easy avec le bailleur et la société VIP, ayant permis une modification de la clause limitant les horaires d’ouverture dans les relations entre son bailleur et le précédent locataire, avant qu’elle n’en bénéficie mécaniquement au titre de la cession ultérieure du fonds de commerce.
– une négligence ou imprudence de la société Easy, résultant d’un défaut d’information ou de vérification auprès de la société […] d’une compatibilité entre les baux respectivement signés.
S’il n’est pas contesté que la société Easy est un tiers à l’avenant du 11 décembre 2021, les consorts [C] admettent toutefois qu’une telle modification du bail a pu intervenir à la demande du cessionnaire du fonds de commerce.
Pour autant, l’immatriculation de la société Easy au registre du commerce et des sociétés n’est intervenue qu’à compter du 27 décembre 2021, alors que l’avenant ayant supprimé la clause litigieuse est antérieur à cette date.
En dépit d’une telle circonstance, la société […] invoque que le compromis de cession du fonds de commerce signé le 1er septembre 2021 par M. [J], gérant de la future société Easy, ne comportait initialement que la reprise des clauses du bail du 16 juillet 2013 et incluait par conséquent les heures d’ouverture et de fermeture du sous-sol. A la date du 30 novembre 2021, initialement fixée pour réitérer la cession par acte authentique, les conditions suspensives n’ont pas été levées. La cession n’est en définitive intervenue qu’au 26 janvier 2022, après que l’avenant du 11 décembre 2021 ait validé la suppression des limitations horaires. La motivation économique du cédant ayant été de cesser l’activité de discothèque qui n’était plus rentable, la cession du fonds de commerce n’avait vocation à intervenir au titre de la seule activité de bar que dans l’hypothèse d’une levée des restrictions horaires au profit final de la société Easy. L’intérêt économique du bailleur était également de conserver le bénéfice d’une location commerciale de son sous-sol. La caducité du compromis dépendant exclusivement du bénéficiaire de la cession au titre de la levée des conditions suspensives, la société Easy est par conséquent nécessairement intervenue pour faire modifier par son cédant le bail.
Pourtant, le compromis de cession du fonds de commerce est exclusivement signé par M. [J]. En outre, si les consorts [C] indiquent que «’l’acquéreur’» a sollicité la modification de la clause restreignant les horaires d’ouverture, une telle désignation concerne de façon nécessaire M. [J] exclusivement, et non la société Easy qui n’était pas immatriculée au cours de la période de négociation ayant abouti à la modification du bail.
Pour contourner l’autonomie de la personne morale par rapport à son gérant, la société […] indique que ce compromis de cession comporte une clause ouvrant à M. [J] la faculté de se substituer toute autre personne physique ou morale qu’il se réserve de désigner jusqu’à la signature de l’acte authentique, sans qu’elle en tire d’ailleurs une quelconque conséquence juridique.
À cet égard, il se déduit exclusivement d’une telle circonstance que, dès la conclusion du compromis de cession de fonds signé le 1er septembre 2021, M. [J] avait l’intention de créer une société ayant vocation à lui être substituée, de sorte qu’à la date du 11 décembre 2021, la société Easy était en formation.
Pour autant, la reprise rétroactive des engagements pris par le fondateur d’une société en formation, telle qu’elle est prévue par l’article L. 210-6 du code de commerce, n’est pas invoquée par les parties. Elle est en outre inapplicable à des actes délicteux commis par le futur gérant de la société. L’invocation par la société […] d’une faute délictuelle ou quasi-délictuelle qu’elle impute nécessairement au fondateur de la société Easy ne permet par conséquent pas d’engager la responsabilité délictuelle de cette dernière, après qu’elle a été immatriculée.
* à compter du 27 décembre 2021 :
La bonne foi de la société Easy dans ses relations contractuelles tant avec le cédant de son fonds de commerce qu’avec son bailleur est présumée. Dans sa démonstration d’une faute extra-contractuelle imputable à la société Easy, la société […] ne peut par conséquent invoquer indirectement à titre de manquement délictuel une telle mauvaise foi sans en avoir apporté la preuve. Il lui appartient alternativement d’établir l’existence d’une faute délictuelle distincte d’une telle faute contractuelle et imputable à la société Easy elle-même.
Dans ses relations avec ses cocontractants, la société Easy indique qu’elle a exclusivement été cessionnaire d’un droit au bail, puis locataire des locaux litigieux au titre d’un bail commercial ne comportant plus la clause antérieure restreignant les horaires d’ouverture du fonds cédé, et qu’elle n’est pas intervenue dans une telle modification. Dans ses rapports avec ses propres cocontractants, aucun élément n’établit effectivement qu’elle a conclu de mauvaise foi ces conventions successives.
Dans ses relations avec la société […], il résulte de la seule configuration matérielle des lieux que la société Easy avait conscience qu’une telle suppression antérieure de la clause limitant les horaires d’ouverture du sous-sol portait atteinte aux droits de la société […], dont les conditions d’exploitation de son propre fonds de commerce allait être substantiellement modifiées. La lecture de la clause initiale du bail du 16 juillet 2013 et de la clause exonérant les bailleurs de toute responsabilité en cas de troubles subis par les commerçants du rez-de-chaussée, telles qu’elles figurent dans l’acte de cession du fonds de commerce à son profit, révèle en outre que la restriction horaire avait été prévue pour sauvegarder les intérêts de ces derniers.
Pour autant, seule la société Club VIP a conclu avec le bailleur la modification du bail initial.
Contrairement aux consorts [C], la société Easy n’avait par conséquent aucune obligation personnelle d’informer ou d’alerter la société […] sur l’existence d’une telle suppression de la restriction des horaires, antérieurement ou concomittamment à la conclusion de la cession du fonds de commerce et du bail renouvelé pour une nouvelle période de neuf années. Alors qu’il n’est enfin pas allégué ou démontré qu’au 26 janvier 2022, la société Easy avait connaissance de l’insertion dans le propre bail de la société […] d’une référence à une telle limitation de ses horaires d’ouverture, sa connaissance d’une incompatibilité entre les obligations résultant des baux respectivement signés par chaque locataire n’est par conséquent pas démontrée.
Dans ces conditions, la responsabilité délictuelle de la société Easy à l’encontre de la société […] n’est pas démontrée. Il convient par conséquent de débouter cette dernière de ses demandes visant à l’enjoindre de respecter des horaires de fermeture sur la période de 20 h à 6 h.
Sur la faute extra-contractuelle reprochée à la société […] par la société Easy :
=> prétentions des parties :
* La société Easy invoque la faute imputable à la société […] au titre de la présence d’objet mobiliers à proximité de la trappe d’accès au sous-sol qu’elle exploite, qui entrave l’accès à son commerce sans correspondre nécessairement à un besoin de l’activité de glacier exercée devant sa vitrine par la société […] sur le domaine public. Elle estime qu’un tel comportement s’analyse comme un trouble anormal de voisinage, dont la démonstration est d’autant plus apportée qu’il résulte d’une attitude fautive de ce voisin. L’entrave à l’entrée de son commerce lui cause un préjudice économique.
* La société […] invoque le caractère fautif de l’exploitation par la société Easy de son bar sur la période pendant laquelle elle est elle-même en activité sur la place des Héros, pour estimer que cette dernière ne peut se prétendre victime.
=> réponse de la cour :
Une telle demande constitue la poursuite au fond d’une instance engagée devant le juge des référés. Si la cour d’appel a d’ores et déjà confirmé l’ordonnance du président du tribunal de commerce d’Arras ayant rejeté une telle demande, son arrêt statuant en référés n’a toutefois pas autorité de chose jugée au principal.
Si celui qui se prétend victime d’un trouble anormal du voisinage ou d’une faute délictuelle ne doit pas en être lui-même à l’origine, la preuve d’une responsabilité délictuelle de la société Easy envers la société […] n’a toutefois pas été démontrée dans le cadre de la présente instance. Il en résulte notamment que l’exploitation d’une terrasse par la société Easy sur la place des Héros à des horaires où la société […] exerce elle-même son activité n’est pas fautive et qu’elle peut dès lors valablement invoquer un trouble qu’elle subirait elle-même dans sa jouissance des lieux et résultant du comportement de la société […].
Sur ce point, l’existence d’un trouble d’exploitation à l’égard de la société Easy, qu’il soit fautif ou anormal dans des relations de voisinage, n’est toutefois pas établi, dès lors que l’extrémité du congélateur à glaces de la société […] se situe dans le prolongement de l’une des trappes métalliques relevées, sans empêcher ni même gêner l’accès au sous-sol. En outre, il n’est pas démontré qu’une telle exploitation par la société […] s’exerce en violation de l’autorisation d’occupation temporaire du domaine public qui lui est accordée par la municipalité.
La société […] n’engage par conséquent pas sa responsabilité extra-délictuelle, sur le fondement objectif des troubles anormaux de voisinage ou sur celui de la faute, à l’égard de la société Easy.
Statuant à nouveau, il convient de débouter la société Easy de l’ensemble de ses demandes visant la cessation et l’indemnisation du trouble invoqué.
Sur les préjudices et leur réparation :
Sur le préjudice de jouissance :
** Sur l’existence d’un préjudice :
L’ouverture des vantaux de la trappe litigieuse pendant la période d’ouverture du commerce exploité par la société […], imputable à une faute des consorts [C], est constitutive d’un trouble de jouissance qu’il convient de réparer.
** Sur l’exécution en nature de l’obligation de ne pas faire :
=> prétentions des parties :
* Les consorts [C] font valoir que l’exécution en nature porte d’une part atteinte à l’effet relatif des contrats, dès lors que la société Easy est un tiers au contrat conclu par les bailleurs avec la société […]. D’autre part, au visa de l’article 1221 du code civil, introduit par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ayant réformé le droit des contrats, ils s’opposent à une telle exécution en nature, en invoquant l’absence de démonstration d’une mauvaise foi de la société Easy. Enfin, ils soutiennent que la disproportion d’une exécution en nature avec la gravité des dommages subis justifie d’écarter à leur égard sa mise en ‘uvre au profit d’une indemnisation, étant observé qu’ils contestent par ailleurs la consistance du préjudice invoqué.
Ils estiment enfin que l’astreinte prononcée à leur encontre heurte le bon sens, dès lors qu’ils sont dans l’impossibilité d’exécuter une telle condamnation en nature puisqu’il s’agit d’une modification de l’usage de la chose louée, et non une modification de la chose louée elle-même : l’exécution d’une telle interdiction dépend ainsi exclusivement de la société Easy, alors que cette dernière dispose par ailleurs du droit d’exploiter son établissement sans limitation horaire en application du bail conclu le 26 janvier 2022.
* La société Easy estime que l’exécution en nature constitue une atteinte disproportionnée à sa liberté d’entreprendre, telle qu’elle est consacrée par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
* La société […] prétend que la disproportion de l’exécution en nature ne peut être invoquée en considération de la mauvaise foi des bailleurs et de la société Easy, conformément à la règle consacrée par l’article 1221 du code civil précité.
=> réponse de la cour :
L’article 1221 du code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 et modifiée par la loi interprétative n°2018-287 du 20 avril 2018, dispose que «’le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature sauf si cette exécution est impossible ou s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier’».
En l’absence de tout effet immédiat de la loi nouvelle sur une situation contractuelle antérieure à son entrée en vigueur, l’article 1221 du code civil n’est toutefois pas applicable au bail conclu le 15 octobre 2015 entre la société […] et les consorts [C].
Pour autant, sous l’empire du droit antérieur, tel qu’interprété par une jurisprudence constante, un droit du créancier à l’exécution en nature est consacré au profit du créancier d’une obligation de ne pas faire, au visa des articles 1134 et 1184 alinéa 2 du code civil dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 précitée, et moyennant une lecture restrictive des termes de son article 1142.
Tout créancier peut par conséquent exiger l’exécution de ce qui lui est dû, quelle que soit la gravité du manquement contractuel, sous réserve que cette exécution :
– ne soit pas impossible : à cet égard, l’impossibilité juridique d’exécuter en nature est caractérisée si elle est devenue illicite ou si l’exécution’en’nature’porte atteinte à un droit acquis par un tiers de bonne foi.
– ne constitue pas une sanction disproportionnée : à cet égard, il est désormais admis qu’un contrôle de proportionnalité permette de tempérer le principe d’exécution forcée en nature (Cass. 3e’civ., 13’juillet’2022, no’21-16407 et no’21-16408, FS’B). Le coût exorbitant de l’exécution en nature peut ainsi constituer un motif permettant de rejeter une demande d’exécution forcée en nature, contrairement à l’interprétation jurisprudentielle antérieure (Cass. 3ème civ., 11 mai 2005 n°03-21.136, Cass. 3ème civ., 16 juin 2015 n°14-14.612).
Dans de telles hypothèses, la violation de l’obligation contractuelle est sanctionnée par l’allocation de dommages-intérêts.
En l’espèce, il est observé à titre liminaire que la société […] n’invoque pas une réparation en nature fondée sur l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme, mais argumente exclusivement sur la seule exécution forcée de l’obligation dont elle est créancière sur le fondement de son article 1134 (pages 39 et 40), qui constitue ainsi la demande dont la cour est saisie.
La responsabilité extra-contractuelle de la société Easy n’a pas été établie par la société […] : il en résulte qu’elle a acquis de bonne foi le droit d’exploiter les locaux qu’elle loue aux consorts [C] selon les termes de son bail commercial, qui ne comporte aucune interdiction d’ouvrir son établissement avant 20 h ou après 6 h.
Dans ces conditions, sans qu’il soit nécessaire de rechercher l’existence d’une disproportion entre une telle exécution et l’atteinte qu’elle est susceptible de porter à leurs droits, les bailleurs peuvent valablement invoquer une impossibilité d’exécution en nature de l’obligation de ne pas faire à laquelle ils ont manqué.
La sanction de leur manquement doit par conséquent consister exclusivement en une indemnisation par équivalent.
Dès lors que l’existence du préjudice subi par la société […] est reconnu dans son principe, il convient de statuer sur sa liquidation, en application de l’article 4 du code civil, y compris par le recours à une mesure d’instruction.
Pour autant, la société […] n’ayant présenté aucune demande indemnitaire, subsidiairement à sa demande d’exécution forcée en nature, il convient de rouvrir les débats pour lui permettre de formuler une telle demande, et d’inviter les autres parties à faire connaître leurs observations sur ce seul point dans les conditions visées au dispositif du présent arrêt et de surseoir par conséquent à statuer sur la réparation du préjudice de jouissance subi par la société […] dans l’attente des débats postérieurs aux notes en délibéré.
Sur le préjudice financier :
=> prétentions des parties :
* Selon les consorts [C], le préjudice financier invoqué n’est pas établi par les attestations fournies, y compris celle rédigée par un expert-comptable, dès lors qu’elle est obscure et n’est corroborée par aucune pièce et qu’elle se limite à une durée de quelques mois sans procéder à une comparaison avec une situation antérieure au fait dommageable invoqué sur la même période. Consciente de sa défaillance probatoire, elle invoque d’ailleurs subsidiairement une perte de chance.
* La société Easy prétend également que le préjudice financier invoqué par la société […] n’est pas établi, alors que l’exploitation de son propre commerce par l’ouverture de son établissement à 17 h à compter du 12 avril 2022 n’entrave pas la possibilité pour les chalands de parcourir l’intégralité de la vitrine de la société […].
* La société […] estime qu’une telle obstruction de sa façade entraine à son égard un préjudice financier, résultant d’une perte de marge commerciale.
=> réponse de la cour :
En application de l’article 4 du code civil, une juridiction ne peut refuser d’évaluer le préjudice dont elle a reconnu l’existence dans son principe au seul motif de la défaillance probatoire du créancier, mais doit à l’inverse procéder à une telle évaluation par tous moyens, y compris en recourant à une mesure d’instruction.
En l’espèce, les premiers juges ont débouté la société […] de sa demande de dommages-intérêts au motif qu’elle ne produisait aucun justificatif comptable et chiffrait de façon forfaitaire sa demande. Ce faisant, le tribunal a refusé d’évaluer un préjudice dont il reconnaissait pourtant l’existence.
Devant la cour, la société […] indique qu’après être abstenue d’exploiter en journée son activité de bar, la société Easy a débuté cette exploitation en violation de ses droits à compter d’avril 2022.
L’existence d’un préjudice financier résultant des troubles subis par la société […] résulte :
– d’une part, de la comparaison entre les chiffres d’affaires des autres
commerces similaires exploités par la société […] sur d’atures sites, qui ont connu une évolution positive, contrairement à celui d'[Localité 3] ;
– d’autre part, de l’attestation établie par son expert-comptable, qui indique
une perte de chiffre d’affaires sur la période d’avril à août 2022, comparativement à la même période au titre de l’année 2021, dans des conditions ayant généré une perte de marge commerciale à hauteur de 39 500 euros. À cet égard, tant le bailleur que la société Easy ne démontre pas la fausseté de l’analyse des données ainsi produites par l’expert-comptable, alors qu’il n’appartient pas à la cour d’ordonner une mesure d’instruction pour suppléer leur carence dans la démonstration d’une évaluation erronée de ce préjudice par la société […].
La concordance temporelle entre une telle perte financière et le début de l’exploitation par la société Easy de son activité sans restrictions horaires établit le lien de causalité entre la faute respectivement commises par cette dernière et par les bailleurs, d’une part, et le préjudice subi par la société […], d’autre part.
Il convient par conséquent de condamner in solidum les bailleurs à payer à la société […] la somme de 39 500 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de ce préjudice.
Sur le préjudice moral :
La société […] invoque d’une part un préjudice d’image résultant de la présence d’une trappe ouverte devant sa vitrine pendant les heures d’ouverture de son commerce. Elle sollicite d’autre part l’indemnisation d’un préjudice moral résultant du mépris affiché par les bailleurs et par la société Easy à son égard.
L’absence totale de prise en compte des intérêts de la société […] par les consorts [C] à l’occasion de l’avenant du 11 décembre 2021 est contraire à la bonne foi qui doit régir les relations de confiance entre les parties au bail.
La pétition signée par environ 300 clients de la chocolaterie […] établit que la présence de la trappe litigieuse en position ouverte pendant les heures d’exploitation du commerce est «’inesthétique et gâche la façade de cette institution qui vend depuis des dizaines d’années à [Localité 3] des chocolats aux arrageois et des spécialités aux touristes’». Les constats d’huissier de justice confirment au surplus les déclarations de la société LV Retail (pièce 47 […]), qui dénonce valablement la présence de panneaux publicitaires disgracieux sur les plaques entourant la trappe, peu compatible avec l’image «’haut de gamme’» des commerces de rez-de-chaussée.
La réparation d’un tel préjudice est évaluée à 2 500 euros.
Les bailleurs sont condamnés in solidum à payer la somme de 2 500 euros à la société […] à titre de dommages-intérêts en réparation d’un tel préjudice moral.
Sur l’abus du droit d’agir en justice :
En application de l’article 1240 du code civil dans sa rédaction postérieure à l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, l’exercice d’une action en justice, de même que la défense à une telle action, constitue en principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi, d’erreur grossière équipollente au dol, de faute, même non grossière ou dolosive, ou encore de légèreté blâmable, dès lors qu’un préjudice en résulte.
Sur la demande formulée par les consorts [C] :
Les prétentions des consorts [C] ayant été rejetées et leur responsabilité contractuelle ayant été valablement recherchée par la société […], ils ne démontrent pas le caractère abusif de l’action indemnitaire engagée à leur encontre par cette dernière.
Leur demande au titre d’une procédure abusive est rejetée.
Sur la demande formulée par la société Easy :
Une action en justice ne peut, sauf circonstances particulières, constituer un abus de droit dès lors que sa légitimité a été reconnue, au moins partiellement, par la juridiction de premier degré.
La société Easy ayant été condamnée par les premiers juges, la circonstance que le présent arrêt ait réformé le jugement ayant reconnu sa responsabilité n’établit pas pour autant le caractère téméraire ou malveillant de l’action engagée à son encontre par la société […], dont les demandes n’étaient pas manifestement vouées à l’échec et s’inscrivaient dans l’existence d’un préjudice dont la cour a reconnu l’existence et la consistance.
Sa demande au titre d’une procédure abusive est rejetée.
Sur les dépens et les frais irrépétibles de l’article 700 du code de procédure civile :
Il est sursis à statuer sur les dépens et les frais irrépétibles jusqu’à l’audience de renvoi.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Ordonne la jonction des procédures enregistrées au répertoire général sous les numéros 22/4962 et 22/4722 sous ce dernier numéro ;
Annule le jugement rendu le 13 septembre 2022 par le tribunal judiciaire d’Arras ;
Et statuant à nouveau :
Dit que MM. [X] et [H] [C] ont manqué à leurs obligations contractuelles à l’égard de la SAS […] ;
Dit que MM. [X] et [H] [C] sont dans l’impossibilité juridique de faire cesser l’exploitation par la SARL Easy du local commercial situé au sous-sol de l’immeuble [Adresse 5] à [Localité 3] du lundi au samedi entre 6 h et 20 h et faire respecter ces horaires d’ouverture et de fermeture ;
Rouvre les débats et invite exclusivement :
– la SAS […] à présenter une demande indemnitaire au titre du préjudice de jouissance résultant de l’exploitation par la SARL Easy du local commercial situé au sous-sol de l’immeuble [Adresse 5] à [Localité 3] du lundi au samedi entre 6 h et 20 h et à faire respecter ces horaires d’ouverture et de fermeture, dans une note en délibéré à transmettre par RPVA avant le 3 mars 2023 ;
– MM. [X] et [H] [C], d’une part, et la SARL Easy, d’autre part, à notifier par RPVA une note en délibéré en réponse à une telle demande indemnitaire, avant le 7 avril 2023;
Surseoit à statuer sur l’indemnisation du préjudice de jouissance résultant de l’exploitation par la SARL Easy du local commercial situé au sous-sol de l’immeuble [Adresse 5] à [Localité 3] du lundi au samedi entre 6 h et 20 h et à faire respecter ces horaires d’ouverture et de fermeture, et renvoie l’affaire de ce seul chef à l’audience du 11 mai 2023 à 9 heures ;
Dit que la SARL Easy n’engage pas sa responsabilité délictuelle à l’égard de la SAS […] ;
Déboute par conséquent la SAS […] de l’ensemble de ses demandes principales à l’encontre de la SARL Easy ;
Condamne in solidum M. [X] [C], M. [H] [C] à payer à la SAS […] les sommes de :
– 39 500 euros à titre de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice financier ;
– 2 500 euros à titre de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice moral ;
Déboute la SARL Easy de sa demande d’injonction faite sous astreinte à la SAS […] de cesser d’entreposer quelque objet que ce soit à proximité des plaques qui permettent l’accès à son commerce, de sa demande aux fins d’être autorisée à procéder ou faire procéder à l’enlèvement de ce même mobilier, y compris avec le recours à la force public et de sa demande d’indemnité journalière de 1 000 euros en réparation de l’entrave apportée à son activité commerciale ;
Déboute la SARL Easy de sa demande de dommages-intérêts à l’encontre de la SAS […] sur le fondement des articles 1240 du code civil et 32-1 du code de procédure civile ;
Déboute MM. [X] et [H] [C] de leur demande de dommages-intérêts à l’encontre de la SAS […] au titre d’une procédure abusive ;
Surseoit à statuer sur les dépens et les frais irrépétibles jusqu’à l’audience de renvoi.
Le Greffier
Fabienne Dufossé
Le Président
[F] [Y]