Impartialité et Récusation : Les Enjeux d’une Expertise Technique dans un Conflit Commercial

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Impartialité et Récusation : Les Enjeux d’une Expertise Technique dans un Conflit Commercial

En 2015, la société Kerbar a restructuré un hypermarché à [Localité 4], incluant un parking aérien R+2, en engageant la SARL Brunerie pour l’architecture et la société 2CZI pour la maîtrise d’œuvre. La SAS Technisphère a réalisé l’étude des lots techniques. Suite à des désordres dans le parking, Kerbar a demandé une expertise, et M. [D] a été désigné comme expert. Les sociétés Brunerie et Technisphère ont demandé la récusation de M. [D] en raison de liens avec M. [I], expert assistant Kerbar. Leur demande a été rejetée par ordonnance du 22 décembre 2023. Elles ont fait appel, arguant de l’irrégularité de la procédure et de l’existence d’une communauté d’intérêts entre M. [D] et M. [I]. Kerbar a contesté la recevabilité de l’appel, invoquant le dépassement du délai légal. M. [D] a également soutenu l’irrecevabilité de la procédure de récusation. La cour a déclaré l’appel recevable, mais a rejeté la demande de récusation, considérant l’appel sans objet et condamnant Brunerie et Technisphère aux dépens.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

17 octobre 2024
Cour d’appel de Rennes
RG
24/01934
4ème Chambre

ARRÊT N° 210

N° RG 24/01934

N° Portalis DBVL-V-B7I-UU5D

(Réf 1ère instance : 18/00386)

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 17 OCTOBRE 2024

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : M. Alain DESALBRES, Président de chambre,

Assesseur : Madame Nathalie MALARDEL, Conseillère,

Assesseur : Monsieur Philippe BELLOIR, Conseiller,

GREFFIER :

Madame Julie ROUET, lors des débats, et Madame Françoise BERNARD, lors du prononcé,

DÉBATS :

A l’audience publique du 05 Septembre 2024

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 17 Octobre 2024 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats

APPELANTES :

BRUNERIE SARL

Prise en la personne de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Christophe LHERMITTE de la SELEURL GAUVAIN, DEMIDOFF & LHERMITTE, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Sébastien GOULET de la SELAS L ET ASSOCIES, Plaidant, avocat au barreau de PARIS

SAS TECHNISPHERE

Prise en la personne de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 5]

[Localité 2]

Représentée par Me Christophe LHERMITTE de la SELEURL GAUVAIN, DEMIDOFF & LHERMITTE, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Sébastien GOULET de la SELAS L ET ASSOCIES, Plaidant, avocat au barreau de PARIS

FAITS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Au cours de l’année 2015, la société Kerbar a fait procéder à la restructuration d’un hypermarché situé dans la commune de [Localité 4] comportant notamment la création d’un parking aérien R+2.

A cette fin, elle a conclu un contrat d’architecte avec la société à responsabilité limitée Brunerie (la SARL Brunerie) qui en a réalisé la conception, la société 2CZI étant chargée de la maîtrise d »uvre d’exécution.

Les travaux ont été confiés à différentes entreprises par lots séparés alors que la société par actions simplifiées Technisphère (la SAS Technisphère) a été chargée par le maître d’ouvrage de réaliser l’étude des lots techniques.

Alléguant des désordres relatifs au parc de stationnement, la société Kerbar a sollicité du juge des référés du tribunal de grande instance de Brest l’organisation d’une mesure d’expertise.

Ce magistrat a fait droit à sa demande suivant une ordonnance du 27 mai 2019 et désigné M. [O] [D], étant observé qu’une précédente décision du juge des référés avait déjà nommé M. [D] en cette qualité afin de procéder à l’expertise du bâtiment.

Suite au dépôt du pré-rapport relatif à l’expertise du parking, les sociétés Brunerie et Technisphère ont, dans un dire n°8 du 7 novembre 2023, interrogé M. [D] sur ses relations susceptibles de créer une communauté d’intérêts avec M. [R] [I], expert privé assistant la société Kerbar.

Le 10 novembre 2023, les sociétés Brunerie et Technisphère ont sollicité du juge du contrôle des expertises la récusation de M. [D].

L’ordonnance rendue le 22 décembre 2023 par le président du tribunal judiciaire de Brest, juge du contrôle des expertises, a rejeté cette demande.

Les sociétés Brunerie et Technisphère ont relevé appel de cette décision le 29 mars 2024.

Aux termes de leurs dernières conclusions transmises par voie électronique le 28 juin 2024, les appelants demandent à la cour, au visa des articles 234 et suivants, 341 du Code de procédure civile, L111-6 du code de l’organisation judiciaire et 6.1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

– d’infirmer l’ordonnance du 22 décembre 2023,

– d’ordonner la récusation de M. [D],

– de réserver les dépens.

Les sociétés Brunerie et Technisphère font notamment valoir que :

– l’ordonnance dont appel ne lui a pas été valablement signifiée de sorte que le délai d’appel n’a pas couru ;

– l’ordonnance dont appel est irrégulière en ce que le juge a statué sans entendre les parties, ni faire état des observations reçues des autres parties à l’expertise. Elles estiment qu’u regard des dispositions de l’article 168 du Code de procédure civile, applicables aux difficultés survenant lors de l’exécution d’une mesure d’instruction, l’ensemble des parties aurait dû être convoqué et le technicien entendu, ce qui n’a pas été le cas ;

– l’ordonnance ne contient pas d’exposé même succinct des prétentions respectives des parties ni leurs moyens ;

– le juge a fait une lecture incorrecte des pièces versées aux débats lesquelles établissent l’existence de liens entre M. [D] et M. [I]. Ces documents font apparaître que M. [D] est propriétaire de parts sociales au sein d’une SCI dont M. [I] est co-gérant et que l’expert judiciaire a cédé à la société F. Hooke en 2015 l’intégralité des parts, l’acte précisant que M. [I] avait endossé les fonctions de prescripteur. Ces éléments établissent d’établir l’existence d’une communauté d’intérêts ;

– la réponse de M. [D] précisant que cet apport d’affaires ne représente que 0,87% du chiffre d’affaires et que leurs relations d’affaires sont de notoriété publique dans la région n’est pas de nature à remettre en cause les éléments fondant la récusation ;

– en sa qualité de conseiller technique du maître d’ouvrage depuis le début des opérations de réhabilitation, M. [I] a joué un rôle déterminant et est un intervenant majeur dans le déroulement de l’expertise et ce d’autant plus qu’il est à l’origine de l’identification des désordres affectant le parking soumis à l’expert judiciaire et a proposé des solutions réparatoires onéreuses qui ont été retenues par M. [D].

Les observations écrites de l’expert et des parties à l’expertise ont été sollicitées.

Dans sa réponse du 2 avril 2024, la société Kerbar estime que l’appel doit être déclaré irrecevable en raison du dépassement du délai légal de 15 jours prévu à l’article 496 du Code de procédure civile, les sociétés Brunerie et Technisphère démontrant dans un dire du 8 janvier 2024 avoir eu connaissance de la décision de rejet du premier juge. Elle considère en outre que la voie de recours est caduque dans la mesure où le rapport d’expertise définitif a été déposé le 1er mars 2024.

Dans sa correspondance du 12 août 2024 adressée à la cour, M. [D] indique que la procédure de récusation était irrecevable dans la mesure où le délai de 15 jours prévu à l’article 496 du Code de procédure civile n’avait pas été respecté par les appelantes. Il soutient avoir parfaitement accompli sa mission en respectant scrupuleusement le principe du contradictoire. Il considère également que le dépôt de son rapport définitif intervenu le 1er mars 2024 rend désormais irrecevable la procédure intentée par les appelantes.

Les autres parties n’ont pas formulé d’observations ou indiqué s’en rapporter à la décision de la cour.

MOTIFS DE LA DÉCISION

En vertu de l’article 234 du Code de procédure civile, les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. La partie qui entend récuser le technicien doit le faire devant le juge qui l’a commis ou devant le juge en charge du contrôle avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de récusation. Si le technicien s’estime récusable, il doit immédiatement le déclarer au juge qui l’a commis ou au juge chargé du contrôle.

L’article L 111-6 du Code de l’organisation judiciaire, auquel renvoie l’article 234 précité, dispose que la récusation peut être demandée notamment s’il existe un lien de subordination entre l’expert et l’une des parties, une amitié ou inimitié notoire entre l’expert et l’une des parties et enfin en présence d’un conflit d’intérêts. La liste des motifs de récusation fournie par ce texte n’est pas exhaustive et ceux-ci doivent être appréciés au regard de l’exigence d’impartialité apparente posée par l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ce qui rejoint l’exigence rappelée par l’article 237 du Code de procédure civile selon laquelle le technicien doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité.

Il est constant que seul le requérant est partie à la procédure de récusation de sorte que tant l’expert que les autres parties ne disposent pas de cette qualité.

Il sera observé que, si dans les motifs de leurs dernières conclusions, les sociétés Brunerie et Technisphère font grief au premier juge de ne pas avoir respecté la procédure applicable aux demandes de récusation, ils ne concluent pas pour autant dans le dispositif de celles-ci à l’annulation de la décision entreprise.

La procédure de récusation n’est fixée par aucun cadre procédural spécifique et il résulte des termes de l’ordonnance contestée que les requérants comme l’expert ont été en mesure de fournir leurs explications sur les motifs de récusation allégués par les sociétés Brunerie et Technisphère. C’est ainsi que les dispositions procédurales de l’article 496 du Code de procédure civile n’ont pas vocation à s’appliquer de sorte qu’il ne peut être reproché aux sociétés Brunerie et Technisphère d’avoir relevé appel au delà du délai de 15 jours courant à compter de la date de la connaissance par ceux-ci de l’ordonnance rendue par le juge chargé du contrôle des expertises.

En conséquence, la demande de récusation apparaît recevable.

Dans son arrêt du 11 avril 2024, la présente cour a prononcé la récusation de M. [D], en sa qualité d’expert judiciaire chargé d’examiner les désordres du bâtiment, en indiquant que les justificatifs produits par les appelantes démontraient :

– qu’à l’occasion d’une cession de parts entre la société P. [D] et la société F. Hooke survenue en 2015, sociétés gérées par l’expert judiciaire, l’acte mentionnait que M. [I] avait la qualité de prescripteur (apporteur d’affaires) ;

– que M. [D] détenait, de même que M. [I] via la société Graine dont il est le gérant, des parts dans une Société Civile Immobilière créée en 2009 dont M. [I] est co-gérant.

Elle a estimé que ces éléments, bien que publics et accessibles à tous, n’avaient pas été portés à la connaissance des parties au présent litige par l’expert judiciaire dès le début de sa mission et jusqu’au mois de novembre 2023. Elle a considéré que, même si M. [D] n’avait pas de lien direct avec une partie, les pièces versées aux débats caractérisaient une proximité et un lien de collaboration régulier et ancien ainsi qu’une convergence d’affinités et d’intérêts de nature à altérer l’apparence d’impartialité qui est attendue d’un expert judiciaire, indépendamment de l’appréciation de l’importance des affaires apportées par M. [I] dans le chiffre d’affaires de la société gérée par M. [D] et du caractère objectif des investigations techniques opérées par les sapiteurs consultés tout au long de la mesure d’expertise.

Cependant, il s’avère que le rapport définitif de M. [D] a été déposé le 1er mars 2024, situation qui était inconnue de la présente cour lorsque celle-ci a été amenée à statuer sur la demande de récusation de M. [D] pour ce qui concerne l’expertise de l’ensemble immobilier.

Le dépôt du rapport d’expertise judiciaire est intervenu antérieurement à la date de l’appel relevé par les sociétés Brunerie et Technisphère à l’encontre de l’ordonnance ayant rejeté la demande en récusation de l’expert désigné pour examiner les désordres afférents au parking.

Certes, la présente demande en récusation a été formée antérieurement à la date du dépôt du rapport de M. [D] de sorte que sa recevabilité ne saurait être contestée sur ce point.

Pour autant, le dépôt du rapport dessaisit l’expert judiciaire qui se trouve ainsi déchargé de sa mission.

En conséquence, la demande en récusation présentée par les appelantes apparaît désormais sans objet.

Excède ses pouvoirs une cour d’appel qui statue au fond en confirmant le jugement déféré, alors qu’elle avait constaté que l’appel était sans objet (2e Civ., 15 janvier 2004, pourvoi n° 01-17.734).

PAR CES MOTIFS

La Cour,

– Déclare recevable l’appel formé par la société à responsabilité limitée Brunerie et la société par actions simplifiées Technisphère à l’encontre de l’ordonnance rendue le 22 décembre 2023 par le juge chargé du contrôle des expertises près le tribunal judiciaire de Brest ;

Vu l’évolution du litige ;

– Dit que l’appel tendant à l’infirmation de l’ordonnance rendue le 22 décembre 2023 par le juge chargé du contrôle des expertises près le tribunal judiciaire de Brest rejetant la demande de récusation de l’expert judiciaire est sans objet ;

– Condamne la société à responsabilité limitée Brunerie et la société par actions simplifiées Technisphère au paiement des dépens d’appel.

Le Greffier, Le Président,


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