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L’appréciation de la seule durée d’une procédure très longue d’une plainte pour harcèlement en ligne n’est pas de nature à permettre de caractériser en soi un déni de justice. Il convient en effet d’examiner chaque étape de la procédure afin de déterminer l’existence de périodes de latence ou de délais déraisonnables.
Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires. Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement. |
Résumé de l’affaire : Le 11 février 2015, Madame [E] [Z] a déposé une plainte pour harcèlement sur un blog informatique. Après plusieurs étapes d’instruction, la juge a renvoyé l’affaire devant le tribunal correctionnel le 30 novembre 2016. Le jugement a été rendu le 2 novembre 2018, suivi d’un appel de Monsieur [J] le 9 novembre 2018. La cour d’appel a rendu son arrêt le 12 septembre 2019. Estimant avoir subi un déni de justice, Madame [Z] a assigné l’agent judiciaire de l’État le 27 octobre 2022, demandant 20 000€ de dommages et intérêts pour préjudice moral et 3 000€ pour préjudice matériel. Elle a soutenu que la durée de la procédure, de 4 ans et 7 mois, était déraisonnable et a détaillé plusieurs délais excessifs. L’agent judiciaire de l’État a contesté ces demandes, arguant que la procédure avait été diligentement suivie et que les délais n’étaient pas excessifs. Le ministère public a également soutenu que les fautes alléguées ne justifiaient pas une réparation. Le tribunal a finalement condamné l’agent judiciaire de l’État à verser 3 750€ pour préjudice moral et 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, tout en déboutant les autres demandes.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
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1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/13155 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYEM5
N° MINUTE :
Assignation du :
27 Octobre 2022
JUGEMENT
rendu le 16 Octobre 2024
DEMANDERESSE
Madame [E] [Z]
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Me Elise TAULET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0028
DÉFENDEUR
Etablissement public AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT Ministère de l’Economie et des Finances
Direction Des Affaires Juridiques – Sous-Direction du Droit Privé
[Adresse 4]
[Localité 3]
Représentée par Me Fabienne DELECROIX, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0229
MINISTÈRE PUBLIC
Monsieur Etienne LAGUARIGUE de SURVILLIERS,
Premier Vice-Procureur
Décision du 16 Octobre 2024
1/1/1 resp profess du drt
N° RG 22/13155 – N° Portalis 352J-W-B7G-CYEM5
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame VITON, Première vice-présidente adjointe
Présidente de formation,
Monsieur CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint
Madame GUIBERT, Vice-présidente
Assesseurs,
assistés de Gilles ARCAS, Greffier lors des débats et de Marion CHARRIER, Greffier lors du prononcé
A l’audience du 18 Septembre 2024
tenue en audience publique
JUGEMENT
– Prononcé par mise à disposition
– Contradictoire
– en premier ressort
Le 11 février 2015, Madame [E] [Z] a saisi le doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris d’une plainte avec constitution de partie civile suite à des faits de harcèlement sur un blog informatique.
Le 15 mai 2015, la doyenne des juges d’instruction rendait une ordonnance fixant la consignation. Le 22 mai 2015, une juge d’instruction était désignée pour instruire le dossier.
Après plusieurs commissions rogatoires et trois ordonnances de soit-communiqué au ministère public, ce dernier rendait son réquisitoire définitif le 20 juin 2016. La juge d’instruction rendait une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel le 30 novembre 2016 à l’encontre de Monsieur [J].
Après plusieurs audiences de fixation, l’audience de plaidoiries se déroulait le 4 septembre 2018 et le jugement était rendu le 2 novembre 2018.
Monsieur [J] interjetait appel du jugement le 9 novembre 2018. Après deux audiences de fixation, l’audience de plaidoirie intervenait le 13 juin 2019 et la cour d’appel de Paris rendait son arrêt le 12 septembre 2019.
Estimant avoir subi un déni de justice, Madame [Z] a fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant ce tribunal par acte du 27octobre 2022.
Par dernières conclusions du 22 août 2023, Madame [Z] demande au tribunal de condamner l’agent judiciaire de l’Etat au paiement de 20 000€ de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ainsi que 3 000€ de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel.
Elle sollicite également sa condamnation aux dépens et au paiement de 5 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Madame [Z] fonde ses demandes sur l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire et 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle expose que le délai de 4 ans et 7 mois séparant sa plainte initiale de la condamnation définitive de Monsieur [J] est manifestement déraisonnable. Elle précise que le délai raisonnable court à compter de sa plainte et que l’instruction aurait pu être clôturée très rapidement, alors qu’elle a duré 1 an et 9 mois. Elle souligne qu’il ne s’agissait pas d’une procédure complexe, mais qui nécessitait une diligence particulière, s’agissant de droit de la presse. Elle ajoute qu’elle dû faire l’objet de persévérance et que de longues périodes de stagnation sont à constater, et plus particulièrement :
– le délai d’un mois entre la réception de sa plainte et l’ordonnance de constatation de dépôt de plainte ;
– le délai de 3 mois entre le réquisitoire définitif et une nouvelle commission rogatoire ;
– 5 mois entre le réquisitoire définitif et l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.
Elle relève également un délai d’audiencement déraisonnable et un délibéré d’une durée de 3 mois, sans qu’il y ait lieu de prendre en considération la charge de travail de la chambre considérée.
Elle précise que son comportement n’est pas à l’origine de la durée de la procédure.
Elle reproche enfin au service public de la justice un défaut de diligences suffisantes, caractérisant un déni de justice.
Elle expose subir un préjudice moral, résultant du maintien anormalement long d’une tension psychologique dommageable. Elle souligne que les propos dommageables, objet de l’enquête, sont restés en ligne pendant une grande partie de la procédure.
Elle sollicite l’indemnisation d’un préjudice matériel, résultant de la nécessité d’avoir été représentée à 11 audiences, alors que deux auraient été suffisantes. Elle précise n’avoir été indemnisée de ses frais irrépétibles que de manière symbolique.
Par dernières conclusions du 15 juin 2023, l’agent judiciaire de l’Etat demande au tribunal de débouter Madame [Z] de ses demandes.
L’agent judiciaire de l’Etat rappelle que l’existence d’un délai déraisonnable s’apprécie au regard des circonstances de l’espèce, en prenant en considération la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement de la partie demanderesse et des mesures prises par les autorités compétentes. Il soutient que la seule durée de la procédure ne permet pas de caractériser un déni de justice et analyse chaque étape de la procédure.
A cet égard, il relève que les autorités judiciaires ont fait preuve de diligence pendant l’information judiciaire, qui n’a connu aucune période d’inactivité et a bénéficié d’un suivi rigoureux. Il relève que l’affaire présentait une certaine complexité, puisque plusieurs commissions rogatoires ont été nécessaires pour identifier l’auteur des faits, compte tenu de la difficulté de coopérer avec les sociétés WordPress et Facebook et du comportement de Monsieur [J]. L’agent judiciaire de l’Etat souligne enfin que la responsabilité de l’Etat ne peut être recherchée qu’après recours par le demandeur aux mécanismes procéduraux lui permettant de demander des actes et l’achèvement de la procédure. Or Madame [Z] n’a jamais sollicité la clôture de l’information judiciaire.
Concernant la période séparant l’ordonnance de renvoi du jugement correctionnel de première instance, l’agent judiciaire de l’Etat souligne qu’il n’est pas possible, à la lecture de l’assignation et des pièces produites, de retracer le déroulement de cette étape procédurale et qu’en conséquence aucun déni de justice n’est caractérisé.
Au sujet de la période séparant l’appel de l’arrêt rendu par la cour d’appel, l’agent judiciaire de l’Etat relève que sa durée de 10 mois n’est pas excessive au regard de la jurisprudence.
A titre subsidiaire et concernant le préjudice, l’agent judiciaire de l’Etat relève que la demanderesse formule une demande globale, sans éléments de calcul pour la justifier, ne démontrant pas ainsi le préjudice moral allégué.
L’agent judiciaire de l’Etat souligne que le préjudice matériel allégué n’est pas en lien avec la longueur de la procédure litigieuse. Il ajoute que ce préjudice n’est étayé par aucune pièce.
Par avis du 22 septembre 2023, le ministère public soutient que les fautes lourdes alléguées par Madame [Z] relèvent de divergences d’analyse avec les magistrats pour certaines et ne sont pas démontrées pour les autres, n’ouvrant pas droit à réparation.
Concernant la durée de la procédure, il expose que celle-ci ne présentait pas une extrême complexité et que le comportement de la demanderesse ne semble pas avoir été de nature à en retarder le cours. Il relève l’absence de période de carence pendant l’information judiciaire et souligne que des actes ont été réalisés de manière régulière. Il ajoute que Madame [Z] n’a pas sollicité la clôture de l’information. Il estime que les délais nécessaires pour le réquisitoire définitif et l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel ne sont pas excessifs.
Il fait valoir que la pratique des audiences relais est conforme à l’intérêt de la partie civile. Il estime que le délai séparant l’ordonnance de renvoi et l’audience de plaidoirie est excessif à hauteur de 15 mois. Il soutient en revanche que les délais entre l’appel, l’audience de plaidoirie et l’arrêt ne sont pas excessifs.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l’article 455 du code de procédure civile.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 25 septembre 2023.
1. Sur le déni de justice
Aux termes de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.
Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires.
Il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire, susceptible d’être assimilé à un refus de juger et, partant, à un déni de justice engageant la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, s’effectue de manière concrète, au regard des circonstances propres à chaque procédure, en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige, et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement.
L’appréciation de la seule durée de la procédure n’est pas de nature à permettre de caractériser un déni de justice. Il convient en effet d’examiner chaque étape de la procédure afin de déterminer l’existence de périodes de latence ou de délais déraisonnables.
1.1 Concernant la phase d’information judiciaire
Madame [Z] verse aux débats une partie importante des actes de procédure réalisés, sans toutefois produire l’entier dossier pénal – à défaut notamment des actes d’enquête réalisés sur commission rogatoire et des cotes autres que la cote “D”.
C’est à l’aune de ces éléments que le tribunal appréciera l’existence de périodes de carences éventuelles et le rythme auquel la procédure a été menée.
A cet égard, il apparaît que :
– le délai inférieur à un mois séparant le dépôt de la plainte avec constitution de partie civile de l’ordonnance de constatation de ce dépôt n’est pas excessif ;
– le délai inférieur à trois mois séparant cette ordonnance de la désignation du juge d’instruction inclut l’ordonnance de fixation de consignation, la consignation elle-même par la demanderesse et les réquisitions du parquet et n’est donc pas excessif ;
– de nombreux actes d’enquête et juridictionnels se sont enchaînés tout au cours de l’information judiciaire, ne laissant apparaître ni délaissement de l’affaire, ni délai de carence jusqu’au dernier avis de fin d’information.
Il convient de préciser que le ministère public a rendu ses réquisitoires supplétif ou définitifs dans des délais inférieurs à deux mois et par conséquent raisonnables.
Le délai de 5 mois séparant le réquisitoire définitif de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel n’est pas excessif, d’autant plus que ce délai a été également utilisé par la demanderesse pour déposer des observations écrites le 10 août 2016.
Aucun déni de justice n’est donc caractérisé au stade de l’information judiciaire.
1.2 Concernant la phase de jugement
Il ressort du jugement correctionnel que l’affaire a été plaidée le 4 septembre 2018, après avoir fait l’objet de 8 audiences de renvoi, destinées à éviter l’acquisition de la prescription pénale, s’agissant d’un délit de presse.
Ces audiences de fixation constituent des renvois d’office du tribunal, afin de permettre le jugement de l’affaire à la première audience utile, lorsque celle-ci est postérieure au délai de prescription. Le délai à prendre en considération pour apprécier l’existence d’un déni de justice est donc celui séparant l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, rendue le 30 novembre 2016, de l’audience de plaidoirie le 4 septembre 2018. Ce délai de 21 mois est excessif et engage la responsabilité de l’Etat à hauteur de 15 mois.
Le délai de moins de deux mois séparant l’audience du délibéré n’est pas excessif.
Le délai de 7 mois séparant l’appel de l’audience de plaidoirie n’est pas excessif, pas plus que ne l’est le délai de 2 mois la séparant du délibéré.
Madame [Z] justifie ainsi d’un délai excessif à hauteur de 15 mois.
2. Sur le préjudice
Les délais excessifs retenus ci-dessus ont nécessairement allongé l’inquiétude inhérente à toute procédure judiciaire.
Il convient toutefois de relever que les publications objet du litige pénal n’étaient plus accessibles au public le 6 avril 2016, comme le souligne le rapport des enquêteurs en retour de commission rogatoire. Les délais excessifs, intervenus dans les phases postérieures de la procédure, n’ont donc pas prolongé la diffusion de ces publications.
Compte tenu de ces éléments, Madame [Z] justifie d’un préjudice moral qui sera intégralement indemnisé par la condamnation de l’Etat au paiement de 3 750€.
Madame [Z] sollicite par ailleurs l’indemnisation d’un préjudice matériel, constitué des coûts résultant de la présence de son conseil aux audiences de fixation.
Tant le jugement correctionnel que l’arrêt d’appel ont toutefois condamné le prévenu au paiement d’une somme à la demanderesse sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale, qui inclut les frais d’avocat. Ces décisions juridictionnelles ne pouvant être remises en question dans le cadre de la présente instance en responsabilité de l’Etat, ce chef de préjudice sera écarté.
3. Sur les autres demandes
L’agent judiciaire de l’Etat, partie perdante, sera condamné aux dépens, ainsi qu’au paiement de 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile.
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et par jugement susceptible d’appel,
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’Etat à payer 3 750€ à Madame [E] [Z] en réparation de son préjudice moral,
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens,
CONDAMNE l’agent judiciaire de l’Etat à payer 3 000€ à Madame [E] [Z] sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
DÉBOUTE les parties de leurs autres ou plus amples demandes,
RAPPELLE que l’exécution provisoire de ce jugement est de droit.
Fait et jugé à Paris le 16 Octobre 2024
Le Greffier Le Président
Marion CHARRIER Cécile VITON