Indemnisation pour détention provisoire : Évaluation des préjudices moral et matériel

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Indemnisation pour détention provisoire : Évaluation des préjudices moral et matériel

M. [Z] [H] a été remis à la France et mis en examen pour transfert non déclaré d’argent, blanchiment, et association de malfaiteurs, étant placé en détention provisoire du 3 novembre 2022 au 28 février 2023, soit 117 jours. Il a été libéré sous contrôle judiciaire après une ordonnance de non-lieu le 11 mai 2023. Le 13 novembre 2023, son conseil a demandé une indemnisation pour la détention, sollicitant 29 500 € pour préjudice moral, 1 500 € pour perte de revenus, 3 000 € pour frais de justice, et 1 500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Le conseil a souligné le sentiment d’injustice ressenti par M. [Z] [H], son isolement dû à la barrière linguistique, l’absence de visites familiales, et les conditions de détention difficiles. Concernant le préjudice matériel, il a mentionné une facture de 3 000 € pour la détention et une perte de revenus de 1 500 € liée à son emploi. L’Agent Judiciaire de l’État a émis des réserves sur la recevabilité de la requête et a proposé de réduire le préjudice moral à 12 000 €, tout en concluant au débouté de la demande pour le préjudice matériel. Le Procureur général a jugé la requête recevable, proposant un préjudice moral de 15 000 € et le débouté pour le préjudice matériel. La décision finale a accordé 12 000 € pour le préjudice moral, 3 000 € pour les frais d’avocat, et 1 000 € au titre de l’article 700, tout en rejetant le surplus des demandes. Les dépens ont été laissés à la charge du Trésor Public.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

15 octobre 2024
Cour d’appel de Bordeaux
RG
23/05149
RÉPARATION DE LA

DÉTENTION PROVISOIRE

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[Z] [H]

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N° RG 23/05149 – N° Portalis DBVJ-V-B7H-NQGY

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DU 15 OCTOBRE 2024

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Notifications

le :

ORDONNANCE

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Rendue par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

Le 15 OCTOBRE 2024

Nous, Cécile RAMONATXO, Présidente de chambre à la Cour d’appel de Bordeaux désignée en l’empêchement légitime de la Première Présidente par ordonnance en date du 06 décembre 2023, assistée de Séverine ROMA, Greffier,

Statuant en audience publique sur la requête de :

Monsieur [Z] [H]

né le [Date naissance 1] 1975 à [Localité 3] (UKRAINE), demeurant [Adresse 6] (ESPAGNE)

absent

représenté par Me Julien PLOUTON de la SELAS JULIEN PLOUTON, avocat au barreau de BORDEAUX, substitué par Me Andéol BRACHANET, avocat au barreau de BORDEAUX

Demandeur

D’une part,

ET :

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT, demeurant Direction des Affaires Juridiques – [Adresse 2]

absent

représenté par Me Pierre FONROUGE de la SELARL KPDB INTER-BARREAUX, avocat au barreau de BORDEAUX

Défendeur

D’autre part,

En présence du Procureur Général près la Cour d’appel de Bordeaux, pris en la personne de Jean-François COURET, Substitut Général près ladite Cour,

Avons rendu la décision suivante, laquelle a été prorogée au 17 septembre 2024, au 1er octobre 2024, puis au 15 octobre 2024, ce dont les parties ont été avisées, après que les débats ont eu lieu devant nous, assistée de Séverine ROMA, Greffier, en audience publique, le 04 Juin 2024, conformément aux dispositions de l’article R 37 du code de procédure pénale.

Faits et procédure

Remis à la France en exécution d’un mandat d’arrêt, M. [Z] [H] a été mis en examen des chefs de transfert non déclaré d’argent, blanchiment, association de malfaiteurs et placé en détention provisoire le 3 novembre 2022. Il a fait l’objet d’une ordonnance de non lieu le 11 mai 2023.

M. [Z] [H] a été placé en détention provisoire du 3 novembre 2022 au 28 février 2023, date à laquelle il a été remis en liberté et placé sous contrôle judiciaire. Il a donc été détenu provisoirement pendant 117 jours.

Par requête reçue le 13 novembre 2023, le conseil de M. [Z] [H] a présenté une demande en indemnisation de la détention provisoire.

Il demande qu’il soit alloué à M. [Z] [H] les sommes de

– 29 500 € en réparation du préjudice moral

– 1 500 € au titre de préjudice matériel découlant de la perte de revenus

– 3 000 € en réparation du préjudice matériel induit par les frais de justice

– 1500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Sur le préjudice moral, le conseil relève que la détention provisoire a été vécue comme une injustice par [Z] [H] qui clamait son innocence et le sentiment d’angoisse a été aggravé par l’importance de la peine encourue ; que [Z] [H] qui ne parle pas français s’est trouvé isolé socialement, incapable qu’il était de communiquer avec les autres détenus ; que lors de son interpellation il avait une vie établie et stable en Espagne où il résidait depuis l’année 2000 ; que [Z] [H] n’a pas pu recevoir la visite de sa famille domiciliée en Ukraine ; ni avec ses amis espagnols ; qu’il n’a obtenu l’autorisation de téléphoner que le 31 janvier 2023 ; qu’il a souffert de l’éloignement d’avec ses proches pendant la durée de l’incarcération.

Le conseil relève que les conditions de détention à la maison d’arrêt de [Localité 5] sont un facteur d’aggravation ainsi qu’établi par un article de presse qui fait état de 7701 détenus pour 715 places.

Le conseil soutient encore que l’absence de passé carcéral vient aggraver le préjudice moral actuel de [Z] [H], qu’en découle d’importants stigmates psychologiques et la nécessité d’un suivi thérapeutique.

Sur le préjudice matériel, le conseil relève d’une part la facture de 3 000 € net relative à la détention provisoire et acquittée par [Z] [H].

Le conseil relève encore que [Z] [H] était employé au service sportif municipal pour un salaire de 1 000 € par mois, et que s’il était en arrêt maladie, son incarcération l’a empêché de reprendre son travail. Pour la perte de chance de conserver son emploi à [Localité 4], il demande la somme de 1 500 € soit 50 % du salaire qu’il aurait dû percevoir.

Dans ses conclusions reçues au greffe le 25 janvier 2024, l’Agent Judiciaire de L’État émet des réserves quant à la recevabilité de la requête laquelle n’est ni datée ni signée et relève l’absence de la justification de non-recours à l’ordonnance de non lieu et de la communication de la copie du casier judiciaire et de la fiche pénale.

Sur le préjudice moral, l’ Agent Judiciaire de L’État demande à ce qu’il soit réduit à de plus justes proportions sans excéder la somme de 12 000 €.

Sur le préjudice matériel, l’ Agent Judiciaire de L’État conclut au débouté de la demande.

Dans son avis en date du 17 avril 2024, M. le Procureur général conclut à la recevabilité de la requête et demande que le préjudice moral soit fixé à la somme de 15 000 €.

Il demande que le requérant soit débouté de sa demande au titre du préjudice matériel en l’état des justificatifs produits et de faire droit à la demande au titre des frais occasionnés par la défense.

Motifs de la décision

Aux termes de l’article 149 du code de procédure pénale [‘] la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive a droit, à sa demande, à réparation du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention [‘] Toutefois aucune réparation n’est due lorsque [‘] la personne était dans le même temps détenue pour autre cause [‘]

Cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral en lien de causalité direct et certain avec la privation de liberté.

Aux termes de l’article 149-2 du code de procédure pénale la requête doit être déposée dans le délai de 6 mois à compter de la décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive.

1/ Sur la recevabilité de la requête

Aux termes de l’article R26 du code pénal, le premier président est saisi par une requête signée du demandeur ou de son mandataire.

En l’espèce, la requête n’est pas signée (ni datée).

La méconnaissance des formes prescrites par l’article R. 26 du code de procédure pénale n’implique pas l’irrecevabilité de la requête dès lors que ces dispositions se bornent à énumérer une liste non exhaustive d’informations et de documents utiles à l’instruction ultérieure du dossier (CNRD, 14 novembre 2003, n° 3C-RD.027).

Néanmoins, il était question des 1°, 2°, 3° de l’article R.26 et non de la signature de la requête en particulier, qui ne fait pas partie de la « liste non exhaustive d’informations et de documents utiles ».

S’agissant de la signature, il a été jugé au civil qu’une irrégularité dans le contenu de l’acte de saisine, ne constitue pas une cause d’irrecevabilité. (Civ. 2e, 19 octobre 2017, n° 16-11.266 ou Civ. 2e, 19 janvier 2017, n° 16-11658).

L’absence de signature ne serait donc pas une irrecevabilité mais une irrégularité dans la procédure. Autrement dit, un vice de forme qui relève des exceptions de procédure et non une fin de non-recevoir.

 

Or, les vices de forme peuvent faire l’objet d’une exception de nullité (article 112 CPC), mais, contrairement aux fins de non-recevoir, elles ne peuvent être relevées d’office par le juge (Civ 2e, 23 octobre 1991, n° 90-14.334.

En l’espèce, si l’ Agent Judiciaire de l’État a émis des réserves sur la régularité de la requête, il n’en a pas soulevé la nullité.

De sorte que le juge ne pouvant relever d’office la nullité et la requête ayant été déposée dans le délai de 6 mois de l’ordonnance de non lieu, elle doit être déclarée recevable.

2/ Sur le préjudice moral

Le préjudice moral au sens de l’article 149 du code de procédure pénale résulte du choc carcéral ressenti par une personne injustement privée de liberté, le choc carcéral correspondant à l’émotion violente et inattendue provoquée par la perturbation physique et psychique éprouvée par une personne écrouée dans un établissement pénitentiaire.

Peu importe que la détention provisoire ait été strictement nécessaire à la manifestation de la vérité au vu de la nature et de la gravité des faits reprochés dans l’évaluation du préjudice moral.

Pour évaluer le préjudice moral, la jurisprudence prend en compte la situation personnelle et familiale de la personne, l’existence ou non d’antécédents judiciaires, les conditions et la durée de la détention.

Ce préjudice peut être aggravé notamment par des conditions d’incarcération particulièrement difficiles ou au contraire minoré lorsque la personne avait déjà connu la prison auparavant.

En l’espèce

S’agissant de la durée de l’incarcération, M. [Z] [H] a été détenu provisoirement du 3 novembre 2022 au 28 février 2023 soit pendant pendant 117 jours.

Lors de son incarcération, il était âgé de 47 ans.

[Z] [H] était titulaire d’un permis de séjour délivré par les autorités espagnoles le 26 février 2023.

Il serait arrivé en Espagne en 2000 après un divorce compliqué. Sa famille réside en Ukraine.

Il s’agissait d’une première incarcération.

[Z] [H] produit l’impression papier d’un article publié dans le journal Sud Ouest du 1 février 2023 lequel fait état de « x » détenus (le document est incomplet) pour 715 places et de 50 matelas posés à même le sol et de ce que « la question du seuil d’indignité préoccupe l’administration pénitentiaire » sans qu’aucun élément concret ne soit rapporté par l’article, lequel n’a pas été transmis dans son intégralité. Il ne justifie donc pas de conditions indignes de détention et ni quelque particularité que ce soit qui pourrait être prise comme facteur d’aggravation du préjudice moral lié à une détention injustifiée.

S’agissant du sentiment d’abandonner son pays, l’Ukraine et de ne pas pouvoir le défendre dans le contexte d’affrontement avec la Russie qui participerait à l’importance du préjudice, la cour relève que [Z] [H] a fait le choix de quitter son pays il y a plus de 10 ans et ne justifie d’aucun engagement patriotique.

Si la séparation d’avec sa famille proche lui a nécessairement causé un préjudice moral, il ne démontre pas que les contacts téléphoniques ou les droits de visite lui aient été refusés. Etant précisé que sa famille étant établie en UKRAINE et lui-même résident en Espagne, il ne justifie pas de liens familiaux serrés.

En conséquence, compte tenu de l’ensemble de ces éléments, il convient de fixer le préjudice moral subi par [Z] [H] à la somme de 12 000 €.

3/ Sur le préjudice matériel

S’agissant de la perte de chance de percevoir des salaires

Si devant le Juge d’instruction [Z] [H] a déclaré percevoir des revenus mensuels de l’ordre de 1000 €, être en arrêt maladie et avoir auparavant travaillé à la maintenance d’un centre sportif, la pièce 10 du requérant dont il est indiqué qu’elle concerne la situation professionnelle de [Z] [H] est composée de documents uniquement rédigés en espagnol et ne semblent justifier que de son inscription à la sécurité sociale.

Il ressort de ses déclarations devant le Juge d’instruction qu’en réalité il vivait de « petits boulots ».

Faute de justifier d’un quelconque emploi légal, [Z] [H]ne justifie pas que la détention provisoire l’ait privé d’une chance de trouver un emploi et il sera débouté de sa demande.

S’agissant des frais d’avocat

La facture en date du 19 décembre 2022 précise bien qu’elle est afférente à des diligences strictement en lien avec la détention et qu’elle a été acquittée. Il sera donc fait droit à la demande et alloué à [Z] [H] la somme de 3 000 € en indemnisation des frais d’avocats directement liés à la détention provisoire injustifiée.

Il sera également alloué à [Z] [H] la somme de 1 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Par ces motifs,

Statuant publiquement, contradictoirement par décision susceptible de recours

Déclare la requête en indemnisation de la détention provisoire recevable

Alloue à M. [Z] [H]

– la somme de 12 000 euros en réparation du préjudice moral

– la somme de 3 000 € en réparation du préjudice matériel s’agissant des frais d’avocat

– la somme de 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile

Rejette le surplus de ses demandes

Laisse les dépens à la charge du Trésor Public.

La présente décision est signée par Cécile RAMONATXO, présidente de chambre et par Séverine ROMA, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La greffière La présidente


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