Indemnisation suite à une détention provisoire : Évaluation des préjudices moral et matériel d’un jeune majeur malien

·

·

Indemnisation suite à une détention provisoire : Évaluation des préjudices moral et matériel d’un jeune majeur malien

M. [S] [L], de nationalité malienne, a été mis en examen pour viol et placé en détention provisoire le 26 décembre 2020. Le 22 décembre 2021, il a été remis en liberté sous contrôle judiciaire. Le 21 décembre 2022, un non-lieu a été prononcé en sa faveur. Le 20 juin 2023, il a déposé une requête pour obtenir une indemnisation de sa détention provisoire, demandant 40 000 euros pour préjudice moral, 15 000 euros pour préjudice matériel, et 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. L’agent judiciaire de l’État a demandé le rejet de la demande de préjudice matériel et une réduction du préjudice moral à 25 000 euros. Le procureur général a conclu à la recevabilité de la requête pour 363 jours de détention, tout en demandant le rejet du préjudice matériel et une réparation du préjudice moral. La cour a déclaré la requête recevable, allouant 29 000 euros pour le préjudice moral et 1 500 euros pour l’article 700, tout en déboutant M. [L] du surplus de ses demandes. Les dépens ont été laissés à la charge de l’État. La décision a été rendue le 7 octobre 2024.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

7 octobre 2024
Cour d’appel de Paris
RG
23/10612
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Chambre 1-5DP

RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES

DÉCISION DU 07 Octobre 2024

(n° , 5 pages)

N°de répertoire général : N° RG 23/10612 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CHZN5

Décision contradictoire en premier ressort ;

Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d’appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Victoria RENARD, Greffière, lors des débats et de la mise à disposition avons rendu la décision suivante :

Statuant sur la requête déposée le 20 Juin 2023 par M. [S] [L] né le [Date naissance 1] 2001 à [Localité 3] (MALI), élisant domicile chez Me Caroline THEVENIN – [Adresse 2] ;

Comparant

Assisté par Me Caroline THEVENIN, avocat au barreau du VAL-DE-MARNE

Vu les pièces jointes à cette requête ;

Vu les conclusions de l’Agent Judiciaire de l’Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;

Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;

Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l’audience fixée au 17 Juin 2024 ;

Entendu Me Caroline THEVENIN assistant M. [S] [L],

Entendu Me Valentin DAGONAT, avocat au barreau de PARIS substituant Me Renaud LE GUNEHEC, avocat au barreau de PARIS, avocat représentant l’Agent Judiciaire de l’Etat,

Entendue Mme Chantal BERGER, magistrate honoraire,

Les débats ayant eu lieu en audience publique, le requérant ayant eu la parole en dernier ;

Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;

* * *

M. [S] [L], né le [Date naissance 1] 2001, de nationalité malienne, a été mis en examen du chef de viol, puis placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de [Localité 5], le 26 décembre 2020,par un juges des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Créteil.

Le 22 décembre 2021, le juge des libertés et de la détention a remis en liberté M. [L] et l’a placé sous contrôle judiciaire.

Par ordonnance du 21 décembre 2022, le magistrat instructeur a prononcé un non-lieu au bénéfice de M. [L].

Le requérant a produit un certificat de non appel en date du 20 juin 2023 de la décision du magistrat instructeur du tribunal judiciaire de Créteil qui a un caractère définitif à son égard.

Le 20 juin 2023, M. [L] a adressé une requête au premier président de la cour d’appel de Paris en vue d’être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l’article 149 du code de procédure pénale.

Il sollicite dans celle-ci, soutenue oralement,

– que sa requête soit déclarée recevable,

– condamner l’Etat à lui verser les sommes suivantes :

* 40 000 euros au titre de son préjudice moral,

* 15 000 euros au titre de son préjudice matériel,

* 1 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.

Dans ses écritures, déposées le 29 novembre 2023 et développées oralement, l’agent judiciaire de l’Etat demande au premier président de :

– Débouter M. [S] [L] de ses demandes au titre de son préjudice matériel,

– Ramener à de plus justes proportions la demande formulée au titre du préjudice moral qui ne saurait excéder la somme de 25 000 euros,

– Ramener à de plus justes proportions la demande formulée au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Le procureur général, reprenant oralement à l’audience les termes de ses conclusions déposées le 25 avril 2024, conclut à :

– la recevabilité de la requête pour une détention de 363 jours,

– Au rejet de la réparation du préjudice matériel dans les conditions indiquées,

– A la réparation du préjudice moral dans les conditions indiquées.

Le requérant a eu la parole en dernier.

SUR CE,

Sur la recevabilité

Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel.

Cette requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l’article R.26 du même code.

Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.

M. [L] a présenté sa requête aux fins d’indemnisation le 27 juin 2023, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de non-lieu est devenue définitive, et justifie du caractère définitif de cette décision par la production du certificat de non appel du 20 juin 2023 de l’ordonnance du magistrat instructeur.

Sa requête est donc recevable pour une durée de détention indemnisable de 363 jours.

Sur l’indemnisation

– Sur le préjudice moral

M. [L] considère qu’il a subi un choc carcéral important en raison de sa première incarcération alors qu’il était âgé de seulement 19 ans et que la durée de la détention a été de 356 jours. Il estime qu’il a ainsi été coupé de sa famille alors que sa mère, restée au Mali, a fit une dépression, qu’il était innocent et que l’importance de la peine encourue, 15 ans de réclusion criminelle et le caractère infamant des faits pour lesquels il était détenu lui ont fait craindre le comportant de ses co-détenus. Il a d’ailleurs été agressé le 05 juillet 2021 par l’un d’entre eux. Il estime en outre que les conditions de détention à la maison d’arrêt de [Localité 5] sont difficiles comme cela est régulièrement rappelé par les différents rapports du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Enfin, du fait de son incarcération, il a perdu le logement qui lui était forurni par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). C’est pourquoi, il sollicite une somme de 40 000 euros en réparation de son préjudice moral.

L’agent judiciaire de l’Etat estime que la demande d’indemnisation du préjudice moral est fondée en son principe mais ne saurait être accueillie à hauteur de la somme sollicitée. Le sentiment d’angoisse lié à la peine encourue et le sentiment d’injustice ressenti sont liés aux faits reprochés et non pas au placement en détention provisoire. L’absence de passé carcéral du requérant n’est pas un facteur aggravant de choc carcéral mais un élément constitutif de ce choc qui est accentué par le jeune âge du requérant (19 ans). L’éloignement familial était anétrieur à l’incarcération car sa mère demeurait au Mali et il n’est ps démontré qu’elle ait présenté un dépression à la suite de l’incarcération de son fils. En outre, M. [L] ne démontre pas avoir personnellement souffert des conditions difficiles de détention dont il se plaint. Le rapport du Contrôleur général évoqué n’est pas produit aux débats et la date n’est pas indiquée. C’est ainsi que l’AJE propose une somme de 25 000 euros en réparation du préjudice moral de M. [L]

Le procureur général considère qu’il y a lieu de prendre en compte le fait que le requérant était jeune, n’avait jamais été incarcéré et qu’il a donc subi un choc carcéral important. Sa famille demeurant au Mali alors que celui-ci est venu en France en 2016, il maîtrise imparfaitement la langue française mais ne peut se plaindre d’un éloignement familial antérieur à son placement en détention provisoire. Il y a lieu de retenir comme facteur d’angoisse l’importance de la peine criminelle encourue et la preuve de son agression est bien rapportée par la production d’un certificat médical. S’agissant de ses conditions de détention, il ne démontre pas de conditions particulières qui lui soient propres mais évoque seulement un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté qui n’est pas produit et qui n’est pas daté.

Il ressort des pièces produites aux débats que M. [L] était âgé de 19 ans au moment de son incarcération et était célibataire, sans enfant. Le bulletin numéro 1de son casier judiciaire ne porte trace d’aucune condamnation. C’est ainsi qu’au jour de son placement en détention provisoire M. [L] n’avait jamais été incarcéré et son choc carcéral initial a été important.

La durée de la détention provisoire, 363 jours en l’espèce, n’est pas non plus un facteur aggravant du préjudice moral mais un élément d’appréciation de celui-ci.

S’agissant de ses conditions de détention, la surpopulation de la maison d’arrêt de [Localité 5], sa vétusté, le manque d’intimité et l’importante surpopulation carcérale ne sont évoqués par aucun rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté à une période concomitante au placement en détention du requérant. De plus, ce dernier ne démontre pas en quoi il aurait personnellement connu des conditions de détention difficiles au sein de la maison d’arrêt de [Localité 5]. Dans ces conditions, il n’est pas démontré l’existence d’un facteur d’aggravation du choc carcéral.

Par contre, l’importance de la peine encourue, soit 15 ans de réclusion criminelle, peut légitimement faire naître un sentiment d’angoisse chez M. [L]. Le sentiment d’injustice d’être poursuivi à tort, n’est pas liés à son placement en détention provisoire, mais à la procédure pénale elle-même. Il est en outre démontré par la production d’un certificat médical que M. [L] s’est fait agresser en détention, ce qui constitue un facteur d’aggravation du préjudice moral.

C’est ainsi qu’au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [L] une somme de 29 000 euros en réparation de son préjudice moral.

– Sur le préjudice matériel

1- Sur la perte de revenus :

M. [L] considère qu’en sa qualité de jeune majeur suivi par l’association Aide d’Urgence de Val-de-Marne, il percevait un revenu mensuel de 450 euros qui lui a été supprimé lors de son incarcération. C’est ainsi qu’il a perdu la somme de 4500 euros. De même, il suivait alors une formation depuis le mois de septembre 2020 en 2e année de Certificat d’Apprentissage Professionnel de peintre et applicateur de revêtement au CFPA de [Localité 4] qu’il a dû interrompre durant son incarcération et qu’il n’a pas repris à l’issue de sa remise en liberté. C’est pourquoi, il sollicite l’allocation d’une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice matériel.

Selon l’agent judiciaire de l’Etat, le requérant produit de façon incomplète son contrat jeune majeur de sorte que le montant de la rémunération versée n’est pas visible et il n’apporte pas la preuve que ce contrat ait été suspendu durant la période de détention provisoire. C’est ainsi que la perte de revenus n’est que purement hypothétique. De même, s’agissant de la perte de chance de poursuivre une formation professionnelle, l’AJE indique que la société qui employait le requérant avait mis fin au contrat de formation en alternance 5 mois avant son placement en détention provisoire et que M. [L] n’a pas poursuivi cette formation à l’issue de sa remise en liberté. C’est ainsi que l’AJE ne propose aucune somme en réparation du préjudice matériel.

Le Ministère Public considère que le requérant n’apporte pas la preuve de la réalité et du montant du salaire qu’il percevait dans le cadre du contrat jeune majeur qu’il avait conclu avec une association d’aide d’urgence. Il n’est pas davantage démontré que le requérant souhaitait poursuivre son CPAL peinture alors que’ son contrat en alternance a été arrêté 5 mois avant son incarcération et que le requérant n’a entrepris aucune démarche pour se réinscrire en formation professionnelle, lors de sa remise en liberté.

En l’espèce, M. [L] avait signé avec l’association d’aide d’urgence du Val-de-Marne un contrat jeune majeur jusqu’au 21 octobre 2021. Pour autant, le contrat produit aux débats ne mentionne pas de gratification ou de rémunération et M. [L] ne verse pas non plus aux débats de fiche de paie ou tout autre justificatif du versement d’une rémunération. C’est ainsi que le principe même d’une rémunération versée n’est pas établie, pas plus d’ailleurs que du montant de cette éventuelle gratification. Il n’est pas plus justifié que ce salaire ou cette gratification, si tant est qu’elle existe bien, aurait été arrêtée durant la période de détention provisoire de M. [L]. Aucune somme ne sera donc allouée sur ce fondement.

S’agissant de la poursuite d’une formation , il apparaît que M. [L] était bien inscrit en 2e année de CAP peintre et applicateur de revêtement. Pour autant, son contrat de travail en alternance, conclu avec la société [6], s’est terminé en en juillet 2020 alors que le requérant n’a été incarcéré que 5 mois plus tard. Il apparaît ainsi que M. [L] ne travaillait pas au jour de son placement en détention provisoire. Il n’a pas repris non plus la poursuite de son CAP lors de sa remise en liberté, alors que rien ne l’en empêchait. C’est ainsi qu’il n’est pas démontré que le requérant a vu sa formation arrêtée du fait de son placement en détention provisoire et aucune somme ne lui sera allouée à ce titre.

C’est ainsi qu’aucune somme ne sera allouée à M. [L] en réparation d’un préjudice matériel.

Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [L] ses frais irrépétibles et une somme de 1 500 euros lui sera allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

Déclarons la requête de M. [S] [L] est recevable,

Lui allouons les sommes suivantes :

– 29 000 euros en réparation de son préjudice moral,

– 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Déboutons M. [S] [L] du surplus de ses demandes.

Laissons les dépens à la charge de l’Etat.

Décision rendue le 07 Octobre 2024 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

LA GREFFI’RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ


0 0 votes
Je supporte LegalPlanet avec 5 étoiles
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x