M. [P] [R], né en 1987, a été mis en examen pour meurtre en bande organisée en septembre 2014 et placé en détention provisoire jusqu’à sa remise en liberté en janvier 2015. En octobre 2020, une ordonnance de non-lieu a été rendue à son égard, devenue définitive en avril 2024. Par une requête du 24 février 2021, il a demandé réparation pour sa détention provisoire, sollicitant des indemnités pour préjudice de perte de chance, préjudice moral et frais d’avocat. L’Agent Judiciaire de l’État et le Ministère Public ont contesté la recevabilité de la requête, invoquant l’absence d’un certificat de non-appel. Lors de l’audience du 17 juin 2024, M. [R] a maintenu ses demandes. La cour a finalement déclaré la requête recevable, allouant 14.000 euros pour préjudice moral et 1.500 euros pour les frais d’avocat, tout en déboutant M. [R] du surplus de ses demandes. Les dépens ont été laissés à la charge de l’État. La décision a été rendue le 7 octobre 2024.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Chambre 1-5DP
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 07 Octobre 2024
(n° , 6 pages)
N°de répertoire général : N° RG 21/06156 – N° Portalis 35L7-V-B7F-CDND3
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d’appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Victoria RENARD, Greffière, lors des débats et de la mise à disposition avons rendu la décision suivante :
non comparant
Représenté par Me Sarah MAUGER-POLIAK, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Camille LOICHEMOL, avocat au barreau de PARIS
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l’Agent Judiciaire de l’Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l’audience fixée au 17 juin 2024 ;
Entendu Me Camille LOICHEMOL représentant M. [P], [H], [Z] [R],
Entendu Me Célia DUGUES, avocat au barreau de PARIS substituant Me Fabienne DELECROIX, avocat au barreau de PARIS, avocat représentant l’Agent Judiciaire de l’Etat,
Entendue Madame Chantal BERGER, magistrate honoraire
Les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [P] [R], né le [Date naissance 2] 1987, de nationalité française, a été mis en examen le 19 septembre 2014 du chef de meurtre en bande organisée par un juge d’instruction du tribunal judiciaire d’Evry-Courcouronnes. Par mandat de dépôt du même jour, il a été placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de [Localité 7].
Le 16 janvier 2015, le magistrat instructeur a remis en liberté le requérant et l’a placé sous contrôle judiciaire.
Le 15 octobre 2020, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de non-lieu à son égard. Cette décision est devenue définitive, comme en atteste le certificat de non appel du 09 avril 2024.
Par requête du 24 février 2021, adressée au premier président de la cour d’appel de Paris, M. [R] sollicite par l’intermédiaire de son avocat la réparation de la détention provisoire effectuée du 19 septembre 2014 au 16 janvier 2015.
Dans sa requête du 24 février 2021, le requérant sollicite du premier président de la cour d’appel de Paris de :
En la forme :
Dire et juger la requête de M. [P] [R] recevable, bien fondée et y faire droit ;
Et en conséquence :
Indemniser M. [P] [R] au titre du préjudice de perte de chance à hauteur de 6.218,32 euros ;
Indemniser M. [P] [R] au titre de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur de 2.000 euros ;
Indemniser M. [P] [R] au titre du préjudice moral lié à sa détention provisoire abusive à hauteur de 25.000,00 euros ;
Ordonner l’exécution provisoire de la décision entreprise.
Dans ses observations en réponse du 06 mai 2024 M. [R] a produit le certificat de non-appel de la décision de non-lieu.
Il a maintenu ses demandes lors de l’audience de plaidoiries du 17 juin 2024.
Dans ses dernières conclusions, notifiées par RPVA, déposées le 09 avril 2024 et développées oralement, l’agent judiciaire de l’Etat demande au premier président de la cour d’appel de Paris de :
A titre principal :
Juger irrecevable la requête de M. [R], faute de production d’un certificat de non-appel ;
A titre subsidiaire :
Allouer à M. [R] la somme de 11.500 euros en réparation de son préjudice moral en lien avec son placement en détention ;
Débouter M. [R] de sa demande au titre du préjudice matériel ;
Ramener à de plus justes proportions la demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Le Ministère Public, dans ses dernières conclusions notifiées le 25 avril 2024, reprises oralement à l’audience, conclut :
A titre principal :
A l’irrecevabilité de la requête, faute pour celle-ci d’être accompagnée du certificat de non-appel de l’ordonnance de non-lieu.
A titre subsidiaire :
A la recevabilité de la requête pour une détention provisoire d’une durée de 119 jours ;
A la réparation du préjudice moral dans les conditions indiquées ;
Au rejet de la demande de réparation du préjudice matériel.
Le conseil du requérant a eu la parole en dernier.
Sur la recevabilité,
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel. Cette requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l’article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1, 149-2 et 149-3 du code précité. En l’absence d’information du requérant potentiel sur son droit à recours, le délai ne court pas et le recours reste donc recevable, au-delà du délai de 6 mois précité.
En l’espèce, M. [R] a présenté sa requête en vue d’être indemnisé de sa détention provisoire le 24 février 2021, soit dans le délai de six mois à compter de la décision définitive et a produit un certificat de non appel en date du 09 avril 2024.
Cette requête contenant l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée, ainsi que le certificat de non-appel, est signée par son avocat et la décision de non-lieu n’est pas fondée sur un des cas d’exclusion visé à l’article 149 du code de procédure pénale.
Il convient de rappeler que M. [R] a été placé en détention provisoire le 19 septembre 2014 et a été remis en liberté le 16 janvier 2015. Par conséquent la requête est recevable pour une détention de 119 jours.
Sur l’indemnisation :
Sur le préjudice moral
Le requérant invoque les mauvaises conditions de la détention et indique avoir vécu un choc carcéral et psychologique. Il ajoute que la séparation d’avec son père et sa s’ur lui a causé une grande souffrance. Il mentionne également la souffrance ressentie par ses proches du fait de son incarcération.
L’agent judiciaire de l’Etat et le Ministère Public rappellent que le préjudice moral s’apprécie au regard de différents critères dont l’âge du requérant, la durée et les conditions de la détention, son état de santé, sa situation familiale et d’éventuelles condamnations antérieures.
Ils considèrent que le choc carcéral est plein et entier. Cependant, ils font valoir que la séparation familiale doit être écartée dans l’appréciation du préjudice moral subi par M. [R], car ce dernier n’apporte pas d’éléments à l’appui de sa demande. L’agent judiciaire de l’Etat et le Ministère Public considèrent aussi que le rapport apporté par M. [R] sur la surpopulation carcérale en date du 18 novembre 2016 et la statistique du 1er janvier 2021 ne sont pas concomitants à la période de la détention subie. Ils ajoutent ainsi que les conditions carcérales ne doivent pas être considérées comme critère d’aggravation du préjudice moral subi.
Le Ministère Public soutient que le requérant encourait une peine de réclusion criminelle. Il considère qu’il convient de prendre en considération le choc psychologique face à la peine criminelle encourue dans l’appréciation du préjudice moral.
En l’espèce, au moment de son incarcération M. [R] avait 27 ans, n’était pas marié et n’avait pas d’enfants. Il s’agissait de sa première incarcération malgré les trois précédentes condamnations figurant sur le bulletin numéro 1 de son casier judiciaire. Le choc carcéral a donc été important.
Il convient de rappeler que la réparation concerne que la personne qui a été détenue. La réparation n’a pas vocation à remettre en cause la procédure judiciaire qui a mené au placement en détention. Il est de jurisprudence constante que le choc carcéral ne prend pas en compte le sentiment d’injustice qu’a pu naturellement ressentir le requérant au moment de son placement en détention provisoire.
Cependant, concernant le choc psychologique en raison de l’importance de la peine encourue, la Commission Nationale de Réparation des Détentions admet que lorsque sont en cause certaines infractions pour lesquelles les peines encourues sont particulièrement lourdes, la souffrance psychologique engendrée par cette mise en cause a pour conséquence d’aggraver le préjudice moral. En l’espèce, M. [R] était mis en examen du chef de meurtre en bande organisée et encourait la peine de 30 ans de réclusion criminelle.
Concernant la séparation familiale, il ressort des pièces produites au débat que M. [R] entretenait des relations proches avec son père et sa s’ur et que cet éloignement lui a causé un préjudice.
Par conséquent le choc carcéral subi par le requérant du fait de sa première incarcération, le choc psychologique ainsi que la séparation familiale seront retenus comme critères d’aggravation du préjudice moral.
Concernant les conditions de la détention, les éléments mentionnés par M. [R], à savoir le rapport sur la surpopulation carcérale du 18 novembre 2016 et la statistique du 1er janvier 2021 ne sont pas concomitants à la période de la détention subie. En effet, M. [R] a été placé en détention le 19 septembre 2014 et les éléments indiqués sont bien postérieurs à sa détention. De plus, ces éléments n’apparaissent pas dans les pièces produites aux débats par le requérant.
Les conditions de détention ne seront donc pas retenues au titre de l’aggravation du choc carcéral.
Au vu de ces éléments, il sera donc alloué une somme de 14.000 euros à M. [R] en réparation de son préjudice moral.
Sur le préjudice matériel
M. [R] soutient qu’au moment de son incarcération il était âgé de 28 ans et travaillait au sein de la SARL [5], en qualité de livreur polyvalent. Il ajoute qu’il a ainsi perdu une chance de percevoir des revenus pendant son incarcération et n’a pas pu cotiser au régime de la retraite.
L’agent judiciaire de l’Etat fait valoir que le requérant ne produit pas de contrat de travail, ni de bulletins de paie et que l’attestation de l’employeur fournie ne mentionne pas le montant net mensuellement perçu.
Le Ministère Public précise que le requérant ne justifie pas du montant mensuel net perçu dans le cadre de son contrat à durée indéterminée et que la détention subie n’est pas à l’origine de son licenciement, mais résulte du redressement ou de la liquidation judiciaire de la société qui l’employait.
En l’espèce, pour justifier sa demande, M. [R] produit une attestation employeur de la société SARL « [5] » et des bulletins de paie de la société [6] du 03 août 2015 au 29 décembre 2016. L’attestation produite indique l’identité du salarié, l’emploi effectué et le motif de la rupture du contrat de travail. D’après cette attestation, M. [R] a été licencié le 03 décembre 2014 suite à un redressement ou à une liquidation judiciaire de l’entreprise.
La détention, en tant que cause première et déterminante de la perte de l’emploi du requérant ouvre droit à réparation en ce qu’elle constitue une perte de chance de conserver son emploi.
Cette perte de chance ne peut pas être équivalente à la perte totale de salaire.
En outre, la cause de la erte de l’emploi est le licenciement pour cause de redressement ou de liquidation judiciaire de la société qui l’employait et non pas son placement en détention provisoire. De plus, la procédure de réparation de la détention provisoire ne permet pas de réclamer une indemnité de licenciement, seules les juridictions prud’homales étant compétentes pour apprécier la validité du licenciement et pour ordonner le paiement de cette indemnité.
Par conséquent sa demande au titre de la perte de chance de conserver son emploi et d’y évoluer sera rejetée.
M. [R] sollicite également la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Il serait inéquitable de laisser à la charge du requérant les frais irrépétibles et une somme de 1.500 euros lui sera allouée sur ce fondement.
Déclarons la requête de M. [P] [R] recevable ;
Allouons à M. [P] [R] les sommes suivantes :
14.000 euros en réparation de son préjudice moral ;
1.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile
Déboutons M. [R] du surplus de ses demandes ;
Laissons les dépens de la présente procédure à la charge de l’Etat
Décision rendue le 07 Octobre 2024 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
LA GREFFI’RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ