Mme [M] a été placée sous tutelle en octobre 2020, avec ses fils, MM. [S] et [I] [K], comme co-tuteurs. Ceux-ci ont constaté des anomalies dans les comptes bancaires de leur mère et ont assigné la Caisse d’épargne en juillet 2021 pour obtenir des explications et des dommages-intérêts. La Caisse d’épargne a soulevé des exceptions de prescription et de défaut d’intérêt à agir, que les tuteurs ont contestées, demandant une expertise psychiatrique pour évaluer la capacité de Mme [M] à agir.
Le juge de la mise en état a rendu une ordonnance en mai 2023, déboutant la Caisse d’épargne de ses demandes d’irrecevabilité et réservant les dépens. La Caisse d’épargne a interjeté appel de cette ordonnance, tandis que les tuteurs de Mme [M] ont également contesté le rejet de leur demande d’expertise psychiatrique. Dans ses prétentions, la Caisse d’épargne a demandé la déclaration d’irrecevabilité de l’action de Mme [M] pour absence de qualité à agir et prescription, tandis que les tuteurs ont soutenu la validité de l’action. La cour a finalement infirmé l’ordonnance initiale, reconnu la qualité à agir de Mme [M], mais a déclaré l’action irrecevable pour cause de prescription, condamnant Mme [M] aux dépens et à verser 3 000 euros à la Caisse d’épargne. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
D’ANGERS
CHAMBRE A – COMMERCIALE
CC/ILAF
ARRET N°:
AFFAIRE N° RG 23/01019 – N° Portalis DBVP-V-B7H-FFRH
ordonnance du 15 Mai 2023
Juge de la mise en état d’ANGERS
n° d’inscription au RG de première instance 21/01245
ARRET DU 10 SEPTEMBRE 2024
APPELANTE :
CAISSE D’EPARGNE ET DE PREVOYANCE BRETAGNE PAYS DE LOIRE
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Eve-Marie L’HELIAS-ROUSSEAU de la SCP PROXIM AVOCATS, avocat au barreau d’ANGERS – N° du dossier 2021282
INTIMEE :
Madame [X] [M] divorcée [K]
agissant par ses représentants et tuteurs, Messieurs [S] [K] et [I] [K]
née le [Date naissance 1] 1951 à [Localité 7] (02)
EHPAD [6] – [Adresse 3]
[Localité 5]
Représentée par Me Etienne DE MASCUREAU de la SCP ACR AVOCATS, avocat au barreau d’ANGERS substitué par Me Audrey PAPIN
COMPOSITION DE LA COUR
L’affaire a été débattue publiquement à l’audience du 13 Mai 2024 à 14’H’00, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme CORBEL, présidente de chambre qui a été préalablement entendue en son rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme CORBEL, présidente de chambre
M. CHAPPERT, conseiller
Mme GANDAIS, conseillère
Greffière lors des débats : Mme TAILLEBOIS
ARRET : contradictoire
Prononcé publiquement le 10 septembre 2024 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions de l’article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Catherine CORBEL, présidente de chambre et par Sophie TAILLEBOIS, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCÉDURE
Mme [M] divorcée [K], dont les comptes étaient ouverts dans les livres de la Caisse d’Epargne et de prévoyance Bretagne – Pays de Loire (ci-après, la’Caisse d’épargne), a été placée sous tutelle par jugement du juge des tutelles du tribunal judiciaire d’Angers du 2 octobre 2020, rectifié par un jugement du 13’octobre 2020, qui a désigné ses deux fils, MM. [S] et [I] [K] en qualité de co-tuteurs.
Déclarant avoir constaté des anomalies à l’examen des pièces bancaires de leur mère et la souscription par elle d’engagements financiers contraires à ses intérêts et n’avoir pu obtenir de réponse de la Caisse d’épargne à leurs demandes d’explications sur le sort et l’origine de certaines sommes apparaissant sur certains documents à compter du 22 mars 2012, MM. [K], agissant en tant que représentants et tuteurs de leur mère, ont fait assigner au nom de celle-ci, devant le tribunal judiciaire d’Angers la Caisse d’épargne, par acte d’huissier de justice du 19 juillet 2021, aux fins de voir :
– lui enjoindre de répondre aux demandes d’explications formulées par courriels du 15 février 2021 et du 22 février 2021;
-la condamner à payer à Mme [M] à titre de dommages et intérêts une somme de 600 000 euros en réparation d’un préjudice matériel et une somme de 600 000 euros en réparation d’un préjudice moral.
La Caisse d’épargne a saisi le juge de la mise en état d’un incident de prescription de l’action et d’un défaut d’intérêt pour agir de Mme [M] représentée par ses tuteurs, du fait de la prescription de l’action.
Les tuteurs de Mme [M], agissant au nom de celle-ci, se sont opposés à ces moyens d’irrecevabilité et ont demandé au juge de la mise en état d’ordonner une expertise psychiatrique de Mme [M] à l’effet de déterminer la date d’apparition de ses troubles, leur ampleur et si ces troubles l’empêchaient de souscrire valablement un contrat conformément aux dispositions de l’article 1129 du code civil.
Par ordonnance rendu le 15 mai 2023, le juge de la mise en état a :
– dit que les demandes formées dans l’assignation ne le sont pas par Mme [M] agissant par ses tuteurs mais qu’elles le sont par MM. [K] en leur qualité de co-tuteurs de leur mère ;
– débouté la Caisse d’épargne de sa demande d’irrecevabilité de l’action au titre de la prescription ;
– débouté la Caisse d’épargne de sa demande d’irrecevabilité de l’action au titre du défaut d’intérêt à agir ;
– débouté la Caisse d’épargne de sa demande d’indemnité fondée sur l’article 700 du code de procédure civile ;
– débouté les défendeurs à l’incident de leur demande d’indemnité fondée sur l’article 700 du code de procédure civile ;
– renvoyé l’affaire à l’audience de mise en état du 31 août 2023 pour conclusions de Me Quilichini ;
– réservé les dépens.
Par déclaration reçue au greffe, le 22 juin 2023, la Caisse d’épargne a interjeté appel de cette ordonnance en toutes ses dispositions sauf en ce qu’elle a débouté les défendeurs à l’incident de leur demande d’indemnité fondée sur l’article 700 du code de procédure civile.
Mme [M], prise en la personne de ses tuteurs, a été intimée.
Les parties ont conclu.
L’ordonnance de clôture est intervenue le 6 mai 2024.
Parallèlement, Mme [M], représentée par ses tuteurs, a saisi le juge de la mise en état une requête en omission de statuer sur la demande d’expertise. Par une ordonnance du 11 décembre 2023, le juge de la mise en état a ajouté au dispositif de la décision du 15 mai 2023 un rejet de la demande d’expertise psychiatrique. Les cotuteurs de Mme [M], ès qualités, ont interjeté appel de cette décision du 11 décembre 2023, et l’affaire est actuellement pendante devant la cour de céans.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
La Caisse d’épargne demande à la cour de :
– déclarer la Caisse d’épargne recevable en son appel.
Y faisant droit,
– infirmer l’ordonnance entreprise
Statuant à nouveau,
– déclarer recevable et bien fondée la Caisse d’épargne ;
A titre principal,
– constater l’absence de qualité à agir de Mme [M] représentée par ses tuteurs’;
– en conséquence, déclarer irrecevable l’action de Mme [M] représentée par ses tuteurs ;
A titre subsidiaire,
– déclarer prescrite l’action de Mme [M] représentée par ses tuteurs ;
– en conséquence, déclarer irrecevable l’action de Mme [M] représentée par ses tuteurs ;
– constater l’absence d’intérêt à agir de Mme [M] représentée par ses tuteurs’;
– en conséquence, déclarer irrecevable l’action de Mme [M] représentée par ses tuteurs ;
En toute hypothèse,
– débouter Mme [M], représentée par ses tuteurs, de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions.
– condamner Mme [M], représentée par ses tuteurs, à payer à la Caisse d’épargne la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner Mme [M], représentée par ses tuteurs, aux entiers dépens de première instance et d’appel.
Mme [M], agissant par ses représentants et tuteurs, demande à la cour de’:
– juger la Caisse d’épargne non fondée en son appel et non recevable en tout cas non fondée en ses demandes, fins et conclusions ;
– l’en débouter ;
– confirmer l’ordonnance en ce qu’elle a rejeté les fins de non-recevoir de prescription et défaut d’intérêt à agir, et ce qu’elle a rejeté la demande d’indemnité de procédure formulée par la Caisse d’épargne ;
– condamner la Caisse d’épargne à payer à MM. [K] agissant en leur qualité de cotuteurs de Mme [M] la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Et rejetant toutes prétentions contraires ;
– condamner la Caisse d’épargne aux dépens de première instance et d’appel, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties il est renvoyé, en application des dispositions des articles 455 et 954 du code de procédure civile, à leurs dernières conclusions respectivement déposées au greffe :
– le 2 mai 2024 pour la Caisse d’épargne,
– le 26 mars 2024 pour Mme [M].
Sur la qualité à agir
Le juge de la mise en état a retenu qu’en dépit de ce que l’assignation fait apparaître qu’elle est délivrée au nom de Mme [M] et des demandes qui sont formées en son nom, l’action n’était pas engagée par Mme [M] représentée par ses tuteurs mais par ses tuteurs en cette qualité et ce, tant dans le cadre de la mission que leur a confiée le juge des tutelles de faire un inventaire des biens de leur mère, en application des dispositions de l’article 503 du code civil, pour obtenir des explications de la banque leur permettant de vérifier les avoir bancaires de leur mère, qu’en application des dispositions de l’article 504 du code civil, pour engager la responsabilité de la banque, en rappelant que ce texte permet au tuteur d’agir seul en justice pour faire valoir les droits patrimoniaux de la personne protégée. Il en a déduit que le point de départ de la prescription de l’action n’était pas, ainsi que le soutenait la Caisse d’épargne, la souscription des contrats ou la date des opérations bancaires datant de 2012, 2013 et 2014 mais seulement la date à laquelle les tuteurs, désignés par le juge des tutelles, ont été en mesure de faire des vérifications sur la situation financière de Mme [M] et de demander des explications à la banque.
La Caisse d’épargne reproche au premier juge d’avoir modifié la qualité des parties en conférant aux représentants de Mme [M] celle de demandeurs à l’action et ce faisant, d’avoir dénaturé les écritures de Mme [M].
Partant de ce que la personne en tutelle est représentée par le tuteur en vertu de l’article 475 du code civil et que l’article 504 du code civil prévoit que le tuteur agit seul en justice pour faire valoir les droits patrimoniaux de la personne protégée, la Caisse d’épargne affirme que l’action a été engagée par Mme [M] ainsi que cela ressort de l’assignation, tant dans son en-tête qu’à la lecture de son dispositif, mais aussi dans ses conclusions d’incident et fait valoir qu’il appartenait à MM. [K], si besoin, d’engager la procédure à leur nom, en qualité de tuteurs de leur mère.
L’intimée confirme que l’action a bien été engagée au nom de Mme [M], représentée par ses tuteurs ainsi que cela ressort de l’assignation.
C’est effectivement au nom de Mme [M] que l’assignation a été délivrée et les demandes sont faites à son nom.
Il apparaît à la lecture de l’assignation, étant précisé qu’il n’est pas prétendu que le litige aurait évolué par la suite devant le tribunal judiciaire et qu’il n’est pas produit les conclusions qui auraient pu être échangées par les parties devant le tribunal judiciaire, que l’action engagée au nom de Mme [M] est une action en responsabilité contractuelle contre la banque. La demande d’injonction, qui vise à obtenir des informations sur l’origine et le sort de diverses sommes apparaissant sur les comptes de Mme [M], se rattache à l’action en responsabilité en ce qu’elle tend à obtenir des éléments permettant de caractériser, le cas échéant, la faute de la banque.
C’est donc à tort que le premier juge, pour reporter le point de départ du délai de prescription après leur désignation, a retenu que l’action était engagée par MM.'[K] en tant que tuteurs, en rattachant l’action engagée à l’exercice d’inventaire incombant au tuteur en application de l’article 503 du code civil qui a pour objet de permettre aux intéressés de se ménager la preuve de l’état des biens du majeur protégé, lors de l’entrée en fonction du tuteur en opérant la description et l’estimation de tous les éléments patrimoniaux en précisant le passif qui les grève, de manière à en déterminer la valeur globale.
Le majeur protégé doit être représenté de manière continue dans les actes de la vie civile en vertu de l’article 440, alinéa 3 du code civil et seul le tuteur peut exercer une action en justice pour faire valoir des droits patrimoniaux du majeur protégé en application de l’article ‘504, alinéa’2 du même code.
Ainsi, Mme [M] a bien qualité à agir puisqu’il s’agit d’une action en responsabilité engagée en son nom mais, étant frappée d’une incapacité d’exercice, elle ne peut agir que par ses tuteurs investis du pouvoir d’intervenir en son nom et pour son compte. Elle est donc seulement représentée par ses deux tuteurs. La contestation de la Caisse d’épargne sur la qualité à agir de Mme [M] qui n’est, d’ailleurs, appuyée par aucun moyen, ne peut donc qu’être écartée.
Enfin, il n’y a pas de distinction entre une action qui est engagée par Mme [M] représentée par ses tuteurs et une action engagée par MM. [K] agissant en qualité de tuteurs de Mme [M], les deux étant faites au nom de Mme [M] mais exercées par ses tuteurs.
La question porte, en réalité, non pas sur le titulaire de l’action mais sur le point de départ du délai de prescription pour agir, ce qui peut conduire à rechercher si la connaissance des faits permettant d’exercer l’action doit être recherchée à travers Mme [M] ou à travers ses tuteurs comme l’a retenu le premier juge.
Sur la prescription
Pour dire si l’action est prescrite, il faut, d’abord, déterminer quelle est l’action engagée et, ensuite, savoir s’il existe une cause de suspension du délai de prescription.
Dans l’assignation, Mme [M] se prévaut des faits se rapportant :
– à l’apparition puis la disparition d’une somme de 300 000 euros sur les deux derniers relevés de situation de 2014 ;
– au devenir d’un compte à terme ouvert le 22 mars 2012 sur lequel figurait une somme de 70 000 euros mais qui n’apparaissait plus sur la fiche de synthèse du 21 août 2012 ;
– à la souscription d’un contrat dénommé Dédiance 1818 apparemment auprès de la Banque privée 1818 et de la société AG2R La Mondiale, semble-t-il par l’intermédiaire de la Caisse d’épargne, au titre duquel aurait été effectué un versement d’une somme de 100 000 euros entre mars et août 2012, après recueil d’informations inexactes concernant l’état du patrimoine et différentes de celles retenues dans une note de conseil sur le produit Dédiance 1818 établie par la banque, le 22 septembre 2012 ;
– a une différence de 162 000 euros dans le montant de l’épargne entre celui indiqué dans un document intitulé ‘conseil en investissement’ du 17 janvier 2013 et celui indiqué dans un autre document intitulé ‘devoir de conseil’ du 22 janvier 2013, lequel, en outre, fait état de revenus inexacts ;
– a un investissement ‘Scellier’ effectué en 2012 pour l’achat d’un bien immobilier qui a perdu de sa valeur, financé par un prêt remboursable in fine, par nature coûteux, adossé à un contrat d’assurance vie qui ne rapporte pratiquement rien et qui au vu de sa situation fiscale n’offrait aucun intérêt pour Mme [M], et après avoir que la caisse d’épargne a, là aussi, surévalué ses revenus et l’actif de son patrimoine dans le bilan patrimonial établi lors de la souscription de ces engagements.
La responsabilité de la banque est recherchée, d’une part, dans le cadre de la tenue des comptes du fait de la disparition de certaines sommes, d’autre part, pour avoir fait souscrire des engagements contraires à l’intérêt de Mme [M] et avoir manqué à son obligation de conseil, que cela soit dans son rôle d’intermédiaire pour la souscription de produits d’investissement ou en accordant un emprunt injustifié (prêt in fine dans le cadre de l’investissement Scellier) ou enfin en donnant des renseignements erronés sur le montant de l’actif du patrimoine de Mme [M].
Devant la cour, s’agissant de l’octroi du prêt in fine, les tuteurs de Mme [M] invoquent un manquement de la banque à son obligation de mise en garde pour retenir que le dommage qui en résulte et qui constitue le point de départ du délai de prescription, consiste en une perte de chance d’éviter que le risque d’endettement excessif se réalise, et qui naît non pas au jour de la souscription du prêt mais à la date d’exigibilité des sommes au paiement desquelles l’emprunteur n’est pas en mesure de faire face.
La responsabilité de la banque est donc finalement recherchée :
– au titre de manquements dans la tenue des comptes ;
– au titre d’un manquement à une obligation de conseil lors de la souscription de produits d’investissements ;
– au titre d’un manquement dans un devoir de conseil et dans un devoir de mise en garde lors de la souscription d’un prêt remboursable in fine.
Etant observé que l’indemnisation réclamée est globalisée sans donner de détail selon le fait générateur de responsabilité.
Il convient de rechercher le point de départ du délai de prescription pour chacune de ces actions, avant de se prononcer sur la suspension de ce délai en raison de l’existence de troubles mentaux qu’invoquent les tuteurs de Mme [M].
* sur le point de départ du délai de prescription
La Caisse d’épargne soutient que l’action en demande d’explications portant sur des événements de 2012, 2013 et 2014 et la demande de dommages et intérêts qui en découle est prescrite, dès lors que chacun des faits se prescrivaient en cinq ans et donc entre 2017 et 2019.
S’agissant de l’investissement locatif effectué en 2012 dans le cadre du dispositif de la loi Scellier consistant en une opération de défiscalisation, partant de ce qu’il lui est reproché d’avoir manqué à une obligation de conseil lors de l’octroi d’un prêt immobilier d’environ 242 442 euros, souscrit le 18 septembre 2012, adossé à un contrat d’assurance vie, la Caisse d’épargne fait valoir que le délai de prescription de l’action en responsabilité contre un établissement bancaire pour manquement à son obligation de conseil est de cinq ans à compter de la conclusion du contrat, de sorte qu’il y a lieu de considérer que l’action en responsabilité se prescrivait au 18 septembre 2017. En réponse à l’invocation par l’intimée de ce que le risque lié à l’investissement de 2012 se serait déclaré plus tard, elle fait valoir que, s’il y a eu des retard dans le remboursement du prêt, il n’y a pas eu d’échéances impayées, de sorte qu’il n’est pas démontré que Mme'[M] aurait été dans l’incapacité de régler des sommes exigibles, et qu’il n’est démontré aucun dommage qui résulterait du risque pris par l’emprunteuse d’avoir souscrit un prêt in fine adossé à un contrat d’assurance vie, qui permettrait de faire glisser le point de départ du délai de prescription, bien au contraire, dans la mesure où les deux contrats ont été clôturés de façon anticipée en 2020 à la demande des tuteurs de Mme [M] ; qu’ainsi, le prêt ayant été soldé, Mme'[M], représentée par ses tuteurs, ne saurait se prévaloir qu’un quelconque dommage qui justifierait une action en responsabilité contre la Caisse d’épargne d’autant que Mme [M] reste propriétaire d’un bien immobilier. Elle’rappelle que si le point de départ du délai de prescription peut être décalé dans le temps, encore faut-il rapporter la preuve de la survenance d’un dommage qui constituerait ce point de départ.
Les tuteurs de Mme [M] ne se prononcent pas sur le point de départ du délai de prescription sauf pour approuver le premier juge en ce qu’il a retenu que ce n’était qu’à compter de leur désignation qu’ils ont pu avoir connaissance des avoirs bancaires de leur mère et des opérations litigieuses pour faire partir le délai de prescription à cette date, et sauf pour l’octroi du prêt remboursable in fine en faisant valoir que le dommage subi par Mme [M], emprunteuse non avertie, du fait du manquement de la banque à son obligation de la mettre en garde sur le risque d’endettement excessif né de l’octroi d’un prêt consiste dans la perte d’une chance d’éviter le risque qu’elle ne soit pas en mesure de faire face au paiement des sommes exigibles au titre du prêt, de sorte que le délai de prescription de l’action en indemnisation à un tel dommage commence à courir non à la date de la conclusion du contrat de prêt mais à la date d’exigibilité des sommes au paiement desquelles l’emprunteur n’est pas en mesure de faire face et qu’en matière de crédit in fine, le dommage n’apparaît qu’au terme du contrat de prêt, puisque c’est la date à laquelle la valeur du contrat d’assurance vie doit permettre à l’emprunteur de rembourser l’intégralité du prêt.
Il résulte de la combinaison des articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce que les obligations entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
C’est bien en la personne de Mme [M], titulaire du droit, que doit être recherché si elle a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer l’action avant d’être placée sous tutelle.
S’agissant d’une action en responsabilité de la banque pour manquement à ses obligations de tenue de compte en sa qualité de dépositaire de fonds, c’est à la date des relevés de compte sur lesquels apparaissent les anomalies que le titulaire du compte peut agir. Ainsi, concernant l’apparition puis la disparition d’une somme de 300 000 euros sur les deux derniers relevés de situation de 2014, la titulaire du compte pouvait agir à la réception du dernier relevé de situation de 2014 et, concernant le devenir d’un compte à terme ouvert le 22 mars 2012 sur lequel figurait une somme de 70 000 euros mais qui n’apparaissait plus sur la fiche de synthèse du 21 août 2012, elle pouvait agir dès cette date.
Pour les écarts relevés entre les indications portées sur un document du 17 janvier 2013 et sur un autre document intitulé ‘devoir de conseil’ du 22 janvier 2013, qui ne sont rattachés à aucun engagement précis, c’est à la date à laquelle ont été remis ces documents, qu’à défaut d’autres éléments, il y a lieu de fixer le point de départ du délai de prescription de l’action.
S’agissant de l’action en responsabilité de la banque pour manquement à une obligation de conseil en sa qualité de prestataire en services d’investissement ou d’intermédiaire d’un tel prestataire, à défaut de déterminer le préjudice qui en est résulté et auquel elle aurait perdu une chance d’échapper autrement que comme celui qui résulterait de la souscription d’un investissement contraire à son intérêt, qu’elle aurait perdu une chance d’éviter de souscrire, de sorte qu’il ne s’agirait que d’une perte de chance de ne pas contracter, le point de départ de l’action ne peut qu’être fixé à la date de la réalisation de cet investissement par le versement des fonds soit, entre mars et août 2012 pour l’investissement souscrit au moyen d’un contrat Dédiance 1818, à défaut de dire en quoi ce placement serait contraire à ses intérêts permettant de déterminer la date à laquelle se serait révélé à Mme'[M] le dommage en résultant. Il en va de même pour le choix de l’investissement ‘Scellier’, à supposer que la responsabilité de la banque soit recherchée pour le choix de cet investissement.
Si le manquement par le banquier dispensateur de crédit à son obligation de mise en garde à l’origine d’un préjudice constitué par le risque que, du fait d’une contre-performance du contrat d’assurance-vie, le rachat de celui-ci ne permette pas de rembourser le prêt in fine faute de produire les rendements escomptés, ne se réalise normalement qu’au jour du terme du prêt, dans le cas présent, ce n’est pas ce risque qui est invoqué puisque le remboursement du prêt a eu lieu par anticipation et qu’aucun impayé n’a été constaté mais seulement des retards ponctuels sur le remboursement des intérêts. Force est de constater que Mme'[M], qui s’abstient de préciser quel risque elle aurait pu éviter si elle avait été mise en garde autrement que celui de ne pas être en mesure de le rembourser, qui ne s’est pas réalisé, entend seulement reprocher un manquement à la banque au devoir de conseil en lui ayant proposé un prêt qu’elle estime avoir été contraire à ses intérêts. Or, le devoir de mise en garde ne saurait porter’sur l’opportunité ou sur les risques de l’opération financée. Ayant remboursé le prêt, la responsabilité de la banque n’est donc, en réalité, recherchée, ainsi que cela est d’ailleurs exposé dans l’assignation, qu’au titre d’un défaut de devoir de conseil. N’étant pas prétendu que ce dommage se serait révélé à elle à travers des difficultés financières et étant constaté qu’aucune échéance n’est demeurée impayée, le point de départ du délai de prescription se situe, pour le même motif que pour la souscription du contrat Dédiance 1818, à la date de souscription du prêt à laquelle s’est manifestée la perte de chance de l’emprunteur de ne pas contracter.
Il s’ensuit que l’action en responsabilité aurait dû être engagée au plus tard, selon les manquements invoqués, le 18 septembre 2017 pour l’investissement locatif dans le cadre de la loi Scellier, en août 2017 pour le contrat Dédiance 1818, le’21’août 2017 pour le fonctionnement du compte à terme, le 22 janvier 2018 pour les renseignements inexacts sur l’état patrimonial et à la fin de l’année 2019 pour la disparition d’une somme de 300 000 euros, de sorte que l’action, engagée le 19 juillet 2021, serait prescrite sauf si le délai de prescription avait pu être suspendu jusqu’à la désignation des tuteurs.
* Sur la suspension du délai de prescription de l’action
Le cours du délai de prescription est suspendu pour protéger non seulement les incapables en vertu de l’article 2235 du code civil, mais également, avant d’être placées sous tutelle, les personnes souffrant d’un trouble mental considéré comme pouvoir constituer un cas de force majeure lorsqu’il les a empêchées d’agir, et ce, en vertu de l’article 2234 du code civil qui dispose que ‘la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure’.
Les tuteurs de Mme [M] affirment qu’elle souffre depuis au moins 2015, voire 2014, de problèmes de santé ayant conduit, en 2015, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens à engager une procédure de suspension contre elle au titre de l’article R. 4221-15 du code de la santé publique. Ils se prévalent du rapport psychiatrique du docteur [E] établi le 27 juillet 2020, dans lequel ce dernier indique avoir relevé ‘la présence d’un syndrome délirant de persécution, systématisé, sans persécuteur désigné, avec des mécanismes interprétatifs, intuitifs et imaginatifs’ et conclut que l’entretien ‘met en avant un probable processus démentiel débutant, qui n’était a priori pas connu, en plus d’un trouble délirant persistant de persécution’, ainsi que d’un rapport établi par le docteur [V], le 22 juillet 2020, qui écrit qu’elle ‘ne semblait pas reconnaître la nécessité de recevoir de l’aide, ni le bien fondé des mesures prises à son encontre depuis 2018, date qu’elle ne peut préciser elle-même du fait de sa confusion mentale, l’absence de clarté dans ses propos, la hauteur du désordre constaté me permet de dire que les troubles sont anciens’. Ils en déduisent que la prescription, si elle a commencé à courir en 2013, ou 2014 a, en tout état de cause, été suspendue au moins à partir de 2015, de sorte qu’elle n’était pas acquise au profit de la Caisse d’épargne au moment de l’ouverture de la tutelle, pas plus qu’au moment de l’assignation.
La Caisse d’épargne estime que la preuve d’une impossibilité d’agir de Mme'[M] avant le terme du délai de prescription n’est pas apportée, en faisant valoir que l’hospitalisation en milieu spécialisé date de 2020 et que Mme [M] a fait l’objet de plusieurs sanctions disciplinaires et pénale au titre de l’interdiction d’exercer la profession de pharmacien ou encore d’exercice illégal de ladite profession entre 2014 et 2019, qui l’ont reconnue responsable, la justice pénale ayant retenu qu’elle n’était pas atteinte d’une altération ou d’une abolition de ses facultés mentales de nature à exclure sa responsabilité pénale.
Les éléments médicaux fournis aux débats ne permettent pas d’établir que Mme'[M] souffrait, avant l’expiration du délai de prescription fixée ci-dessus, de troubles mentaux tels qu’elle aurait été dans l’impossibilité d’agir en justice pour exercer une action en responsabilité contre la banque. En effet, seul le docteur [V], médecin des hôpitaux, dans son certificat du 22 juillet 2020 établi à la demande des enfants de Mme [M] en vue de l’instauration d’une mesure de protection, fait état de ce que la nature et l’importance des troubles qu’il a pu constater lors de son entretien avec l’intéressée lui laissaient penser que la pathologie est ancienne tout en ajoutant que l’étiologie de ces troubles mériterait des examens neuropsychologiques, cliniques et radiologiques et sans indiquer à quelle date pouvait être apparus les troubles et selon quelle intensité. Le Docteur [E], praticien hospitalier psychiatre, qui a procédé le 27 juillet 2020 à l’examen de Mme [M], missionné dans la cadre d’une procédure pénale, alors qu’elle était hospitalisée sous le mode de la contrainte à la demande d’un représentant de l’Etat depuis le 22 juillet 2020, après avoir relevé, au niveau cognitif, des troubles mnésiques en constatant que certains pans très particuliers de sa mémoire sont touchés alors que d’autres sont conservés ‘témoignage d’un niveau de fonctionnement cognitif basal important ayant permis à Mme [M] de maintenir un niveau de fonctionnement relativement préservé malgré l’atteinte supposée’ et, au niveau psychiatrique, la présence d’un syndrome de persécution et d’un probable processus démentiel débutant non étiqueté, a évalué que si les troubles de la mémoire et de l’attention peuvent dans une certaine mesure altérer le discernement de Mme [M], et parfois de manière fluctuante, en fonction du contexte notamment, ils ne sont pas assez importants pour ‘impacter’ la totalité du fonctionnement de Mme [M] au quotidien et qu’il ne pouvait être considéré que le discernement de Mme [M] était aboli mais seulement altéré au moment des faits. Ces deux certificats ne permettent pas d’affirmer que Mme [M] souffrait, avant l’expiration du délai de prescription, de troubles mentaux tels qu’elle aurait été dans l’impossibilité d’agir en justice pour exercer une action en responsabilité contre la banque. Sont d’ailleurs produites deux lettres de Mme'[M] écrites à la banque au mois de juin 2020 dans lesquelles elle se plaint de façon très précise de frais qu’elle estimait lui avoir été indûment prélevés, qui tendent, au contraire, à démontrer qu’elle suivait de façon précise ses comptes. Enfin, aucun élément du dossier ne permet de rattacher les procédures disciplinaires à des troubles mentaux.
En l’absence de caractérisation d’une cause de suspension du délai de prescription, celle-ci est acquise.
L’ordonnance entreprise est infirmée et, statuant à nouveau, l’action est déclarée prescrite.
Partie perdante, Mme [M] est condamnée aux dépens de première instance et d’appel et à payer à la Caisse d’épargne somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
La cour statuant publiquement et contradictoirement, par mise à disposition au greffe,
Infirme l’ordonnance entreprise.
Statuant à nouveau,
Dit que Mme [M] a qualité à agir.
Constate que l’action est engagée au nom de Mme [M] valablement représentée par ses tuteurs.
Déclare irrecevable l’action engagée par Mme [M] représentée par ses deux tuteurs pour cause de prescription.
Condamne Mme [M] aux dépens de première instance et d’appel
Condamne Mme [M] à payer la Caisse d’épargne somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE,
S. TAILLEBOIS C. CORBEL