La Sarl de Fourvoirie a saisi le tribunal de commerce de Grenoble d’une demande d’expertise judiciaire concernant une micro-centrale hydroélectrique, suite à l’explosion d’une conduite forcée le 3 mai 2018. Le juge a désigné un expert, M. [D], et a élargi la mission à d’autres sociétés impliquées. Un rapport a été déposé en mars 2020. En septembre 2023, la société Andritz Hydro a demandé la récusation de l’expert, qui a été rejetée par le juge en septembre 2023, condamnant Andritz Hydro aux dépens. Cette dernière a interjeté appel de la décision. Dans ses conclusions, Andritz Hydro conteste la régularité de la procédure, invoquant un non-respect du contradictoire et des doutes sur l’impartialité de l’expert. M. [D] a, de son côté, demandé la confirmation de l’ordonnance et a soutenu que la demande de récusation était tardive et infondée. La cour a finalement annulé l’ordonnance du 13 novembre 2023, déclaré la demande de récusation recevable, mais a débouté Andritz Hydro de sa demande de récusation de M. [D], tout en condamnant Andritz Hydro à verser des frais à l’expert.
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REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
C4
Minute N°
délivrée le :
Me Pascale HAYS
la SELARL IDEOJ AVOCATS
Me Arnaud DOLLET
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE GRENOBLE
CHAMBRE COMMERCIALE
ARRÊT DU JEUDI 12 SEPTEMBRE 2024
Appel d’une ordonnance (N° RG 2018R00740)
rendue par les autres juridictions ou autorités ayant rendu la décision attaquée devant une juridiction de première instance de GRENOBLE
en date du 13 novembre 2023
suivant déclaration d’appel du 28 novembre 2023
APPELANTE :
S.A.S. ANDRITZ HYDRO immatriculée au RCS de GRENOBLE sous le n° B 387 879 570, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 7]
[Localité 3]
représentée par Me Pascale HAYS, avocat au barreau de GRENOBLE, postulant et plaidant par Me DAPONTE, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉS :
M. [K] [D]
né le [Date naissance 1] 1963 à [Localité 8]
de nationalité Française
[Adresse 2]
[Localité 5]
représenté et plaidant par Me Sophie DELON de la SELARL IDEOJ AVOCATS, avocat au barreau de VIENNE
S.A.R.L. DE FOURVOIRIE , au capital de 15.245 euros, inscrite au R.C.S.
de GRENOBLE sous le n° 350 859 251, agissant poursuites et diligences de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 6]
[Localité 4]
représentée par Me Arnaud DOLLET, avocat au barreau de GRENOBLE
COMPOSITION DE LA COUR :
LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Madame Marie-Pierre FIGUET, Présidente,
M. Lionel BRUNO, Conseiller,
Mme Raphaële FAIVRE, Conseillère,
Assistés lors des débats de Alice RICHET, Greffière,
DÉBATS :
A l’audience publique du 30 mai 2024, M. BRUNO, Conseiller, a été entendu en son rapport,
Puis l’affaire a été mise en délibéré pour que l’arrêt soit rendu ce jour,
Faits et procédure :
1. Suivant assignation en date du 3 octobre 2018, la Sarl de Fourvoirie a saisi le président du tribunal de commerce de Grenoble statuant en référé d’une demande d’expertise judiciaire portant sur une micro-centrale hydroélectrique au contradictoire de la société Andritz Hydro, fournisseur et installateur, et de la société Plasticon, ayant modifié la conduite forcée ayant éclaté le 3 mai 2018.
2. Par ordonnance du 11 décembre 2018, le juge des référés a désigné monsieur [D] en qualité d’expert. La mission a été étendue le 26 mars 2019 à la société [W] BTP en charge du lot terrassement et génie civil. Elle a également été étendue à l’examen des installations réalisées par la société Andritz Hydro et à son assureur la société XL Insurance Company SE, les 6 août 2019 et 11 janvier 2021.
3. L’expert judiciaire a déposé un rapport le 11 mars 2020.
4. Le 30 septembre 2023, la société Andritz Hydro a saisi le juge chargé du contrôle des expertises d’une demande de récusation de monsieur [D].
5. Par ordonnance du 13 septembre 2023, le juge du tribunal de commerce chargé du contrôle des expertises a :
– rejeté la requête en récusation de l’expert présentée par la société Andritz Hydro représentée par maître Jessika Da Ponte, avocate au barreau de Paris ;
– condamné la société Andritz Hydro aux dépens.
6. La société Andritz Hydro a interjeté appel de cette décision le 28 novembre 2023 en toutes ses dispositions, reprises dans sa déclaration d’appel.
Prétentions et moyens de la société Andritz Hydro :
7. Selon ses conclusions remises le 16 mai 2024, elle demande à la cour, au visa des articles 16, 234, 237, 341 et 455 du code procédure civile :
– de la recevoir en ses écritures et l’y déclarer bien fondée ;
– à titre principal, d’annuler l’ordonnance du 13 novembre 2023 rendue par le juge en charge du contrôle des opérations d’expertise du tribunal de commerce de Grenoble ;
– à titre subsidiaire, de réformer cette ordonnance ;
– de récuser [K] [D], expert judiciaire désigné par l’ordonnance du 6 août 2019 ;
– en tout état de cause, de condamner toute partie succombante aux entiers dépens.
Elle expose :
8. – que la mesure d’expertise objet de sa requête en récusation est celle ordonnée le 6 août 2019, à laquelle étaient parties la Sarl de Fourvoirie, la société XL Insurance Company SE et la concluante ;
9. – concernant l’annulation de l’ordonnance déférée, que le principe du contradictoire n’a pas été respecté par le juge, puisqu’il a rendu son ordonnance non contradictoirement, laquelle n’a pas été communiquée au nouvel avocat de la concluante, bien qu’il ait adressé la requête au juge avec les coordonnées de son cabinet ;
10. – que l’expert a adressé ses observations directement au juge ainsi que ce dernier le lui avait demandé, mais sans copie aux parties ; que si cette communication n’est pas obligatoire, la société de Fourvoirie a cependant adressé des observations venant au soutien de l’expert et ouvrant un débat, mais dont le juge n’a pas permis la poursuite, alors qu’à partir de ces observations, le contradictoire devait être respecté ;
11. – en outre, que l’ordonnance déférée n’est pas motivée, ne répondant pas aux arguments soulevés par la concluante dans sa requête en récusation; que le juge ne s’est pas prononcé sur le doute relatif à l’impartialité de l’expert en application de l’article 6§1 de la Convention EDH ;
12. – que si l’expert soutient que la requête en récusation est tardive, et ainsi irrecevable, au motif qu’il n’y a eu qu’une seule expertise, dont le premier rapport définitif a été déposé le 11 mars 2020, la mission confiée le 11 décembre 2018 visait à déterminer la cause et les responsabilités encourues à l’occasion de l’explosion de la conduite forcée ; que le rapport a conclu à la responsabilité de la société Plasticon, de sorte que la concluante n’avait aucune raison de suspecter la partialité de l’expert ; que la société de Fourvoirie a sollicité en réalité une nouvelle expertise sans rapport avec l’explosion de la conduite forcée, ce qui a donné lieu à l’ordonnance du 6 août 2019 prescrivant une mission portant sur un autre objet; qu’il ne s’est pas agi d’une extension de la première mission, d’autant que les sociétés Plasticon et Albingia n’ont pas été parties à cette nouvelle mission et que la société de Fourvoirie a poursuivi au fond la société Plasticon sans attendre la fin de l’expertise;
13. – sur le fond, que lors de l’exécution de cette nouvelle mission, la concluante a commencé à avoir des doutes sur l’impartialité de l’expert, ignorant ses dires ; que maître Dollet, avocat de la société de Fourvoirie, a été associé de la société Lexway avant d’en devenir seulement le collaborateur ; que le cabinet Lexway a été l’avocat de la société CERG entre 2020 et 2022, cette société étant présidée par monsieur [D] ; qu’il existe ainsi des relations entre l’expert judiciaire et l’avocat de l’une des parties, puisque maître Dollet a adressé de nombreux dires avec l’en-tête du cabinet Lexway ; que si monsieur [D] indique qu’il aurait porté cette information à la connaissance de la concluante pour la première fois en 2018, il n’en justifie pas;
14. – que la partialité de l’expert au profit de la société de Fourvoirie est confirmée par sa conduite des opérations d’expertise, puisqu’il a listé systématiquement les plaintes de celle-ci comme constituant des désordres, sans vérification de leur réalité et sans prendre en compte les fautes éventuelles de l’exploitante de l’installation ; qu’il a admis des factures de la société [W], émises plusieurs années plus tard, voire de simples devis, alors que l’intervention de cette société résulte de l’absence de salariés de la société de Fourvoirie et de l’âge de son gérant, monsieur [W], de sorte que ses prestations ne peuvent entrer dans le préjudice évalué par l’expert; que l’expert a tenu une réunion le 7 avril 2023 alors que le conseil de la concluante en avait sollicité le report en raison de mouvements sociaux affectant les trains circulant entre [Localité 9] et [Localité 8], sans opposition des parties, avec la proposition de sept autres dates; que l’expert a transmis aux parties ses calculs concernant les pertes d’exploitation revendiquées par la société de Fourvoirie, mais par un document s’avérant illisible ; que l’expert ne s’est fondé que sur un débit moyen alors que la concluante lui a demandé de solliciter de la société de Fourvoirie les données concernant le débit réel de l’installation, laquelle pouvant seule en disposer, et a reproché à la concluante de ne pas lui avoir fourni ces données.
Prétentions et moyens de [K] [D] :
15. Selon ses conclusions remises le 11 avril 2024, il demande à la cour :
– de confirmer l’ordonnance déférée ;
– le cas échéant, de déclarer la requête irrecevable comme tardive ;
– de débouter l’appelante de ses demandes fins et conclusions ;
– de la condamner à lui payer une somme de 3.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
– de la condamner aux dépens.
Il soutient :
16. – qu’il a été saisi d’une seule mesure d’expertise comportant deux volets portant sur la même micro-centrale hydroélectrique, à savoir :
* la mission initiale portant sur l’explosion de la conduite forcée survenue le 3 mai 2018, en présence de toutes les sociétés intervenantes,
* la mission complémentaire portant sur l’examen des installations en présence de la seule société Andritz Hydro et de son assureur, XL Insurance Company SE ;
17. – que dans le cadre des ordonnances des 11 décembre 2018 et 26 mars 2019, concernant l’explosion de la conduite, il a mené ses opérations et a déposé son rapport le 11 mars 2020; qu’ à cette occasion, la société Andritz Hydro a participé à chaque étape des opérations sans formuler la moindre remarque quant à l’impartialité et à l’indépendance de l’expert, et n’a pas critiqué son intervention au titre de ce 1er volet ;
18. – que ce n’est qu’au titre du second volet de l’expertise que la société Andritz Hydro a présenté une requête en récusation de l’expert judiciaire au motif de «liens manifestes entre la Sarl de Fourvoirie, le cabinet Lexway et maître Arnaud Dollet d’une part et entre le cabinet Lexway et l’expert judiciaire d’autre part» dont elle déduit une partialité de l’expert à son détriment ;
19. – que dans le cadre des ordonnances des 6 août 2019 et 11 janvier 2021 concernant les installations, le concluant a mené ses opérations entre le 15 janvier 2021 et le 7 novembre 2023, date du dépôt de son rapport ;
20. – s’agissant d’une violation du principe du contradictoire, que l’appelante ne l’a pas elle-même respecté, puisqu’elle n’a pas avisé le concluant de sa requête en récusation et ne lui a pas adressé ses pièces, ce dernier en étant informé par le juge chargé du contrôle des expertises sollicitant ses observations ; que l’appelante ne peut soutenir que le juge n’a répondu que dans le cadre de la première expertise, puisque la requête visait également la mission initiale ordonnée le 11 décembre 2018, d’autant que l’ordonnance du 6 août 2019 n’a pas ordonné une nouvelle expertise, mais a complété et étendu la mission initiale ; que le juge a répondu à chacun des griefs formulés par l’appelante ;
21. – sur la demande de réformation, qu’aucun des motifs présidant à la récusation de l’expert n’est allégué par l’appelante ; que la contestation de la méthodologie suivie par l’expert relève du juge du fond et ne peut justifier une demande de récusation ; que celle-ci doit être faite avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de récusation ;
22. – que la demande de l’appelante est ainsi irrecevable, puisque le concluant a été désigné le 11 décembre 2018 ; qu’il a annoncé le 11 février 2019 avoir travaillé avec le cabinet Lexway en 2016 et 2017 et a demandé aux parties si cela posait problème; que l’appelante sait que le concluant est associé dans la société CERG depuis 2019 ; que le concluant a dû s’expliquer auprès du juge sur les griefs formulés par l’appelante en octobre 2021, puis en juin 2022 et lors d’une réunion dans le bureau du juge le 4 octobre 2022 ;
23. – que trois pré-rapports ont été diffusés, avec plusieurs semaines imparties afin de former des dires ; qu’à la date de la requête en récusation le 30 septembre 2023, les opérations étaient terminées puisque le délai pour la réception des dires était expiré, et que le rapport complémentaire était en passe d’être déposé ;
24. – que la requête est également mal fondée, puisqu’il n’a jamais été dissimulé que le concluant est associé dans la société CERG, dans les locaux de laquelle une réunion a eu lieu, alors que l’ordinateur et les vêtements du concluant portent le sigle de cette société ; que le concluant a avisé les parties qu’il avait anciennement collaboré avec le cabinet Lexway ; que le concluant n’a jamais travaillé avec maître Dollet, qui n’est pas associé dans le cabinet Lexway ;
25. – que le concluant a établi une liste des désordres, laquelle n’a fait l’objet d’aucune contestation ou remarque ; que suite à l’explosion de la conduite, l’appelante a effectué une remise en service de la turbine, alors que de nouveaux désordres sont apparus postérieurement, dont l’appréciation relève du juge du fond ;
26. – que si l’appelante critique les liens existant entre la société [W] et la société de Fourvoirie, ils n’ont jamais été cachés et ne suffisent pas à écarter les documents permettant de retenir qu’ils correspondent à un travail véritable, notamment de surveillance du chantier et d’assistance des sous-traitants de l’appelante;
27. – que le problème concernant la participation de l’avocat de l’appelante a été signalé au juge charge du contrôle de l’expertise, avec copie adressée aux conseils des parties, alors que le juge a maintenu la réunion à charge pour les parties de prendre leurs dispositions ;
28. – s’agissant du document sous format PDF transmis à l’appelante, concernant le calcul de la perte d’exploitation, que l’expert l’a établi sous un format non modifiable, ce qui ne constitue pas une violation des droits de la défense ;
29. – que le concluant a répondu à 31 dires formés par l’appelante, dont le dernier présenté hors délai.
*****
30. La Sarl de Fourvoirie, intimée, s’est constituée devant la cour par maître Dollet le 6 février 2024, mais n’a déposé aucune conclusion.
31. Il convient en application de l’article 455 du code de procédure civile de se référer aux conclusions susvisées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.
1) Sur la demande d’annulation de l’ordonnance déférée pour défaut de motivation :
32. Selon le juge chargé du contrôle des expertises, aucun élément précis n’est expliqué sur les éventuels faits qui auraient pu influencer l’expert. Seuls sont indiqués des croisements fortuits dans le cadre des activités réciproques des parties sans aucun lien avec l’expertise. De plus, les parties en présence connaissaient l’activité professionnelle de l’expert et jamais aucune plainte ou remarque n’a été faite par les parties tout au long de cette expertise. Concernant la réunion d’expertise du 7 avril, cette réunion a été organisée par le juge chargé
du contrôle des expertises et aucune discussion sur ce point ne saurait donc être soulevée. Concernant la réponse de l’expert dans son courrier du 26 octobre 2023, il a répondu parfaitement aux accusations de maître Da Ponte qui semble découvrir des éléments connus de tous et met en cause l’objectivité et l’impartialité de l’expert.
33. La cour constate que le juge chargé du contrôle des expertises a ainsi exposé, par des motifs circonstanciés, les raisons pour lesquelles il a rejeté la demande de récusation. En conséquence, l’ordonnance déférée répond aux conditions visées par l’article 455 du code de procédure civile concernant l’exigence de la motivation des décisions de justice. Il n’y a pas ainsi lieu d’annuler cette ordonnance sur ce motif.
34. Concernant le manquement au principe du contradictoire reproché au premier juge, la cour constate que l’article 234 du code de procédure civile concernant les conditions de la récusation d’un expert ne prévoit aucune règle de procédure particulière. Ce texte énonce seulement que les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. S’il s’agit d’une personne morale, la récusation peut viser tant la personne morale elle-même que la ou les personnes physiques agréées par le juge. La partie qui entend récuser le technicien doit le faire devant le juge qui l’a commis ou devant le juge chargé du contrôle avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation.
35. Ainsi, aucune disposition n’impose la tenue d’une audience concernant cet incident. Il en résulte que l’appelante ne peut soutenir que l’ordonnance déférée est nulle au motif qu’elle n’a pas été rendue contradictoirement. Le fait qu’elle n’ait pas été communiquée au nouvel avocat de l’appelante est sans objet, s’agissant d’une communication devant être réalisée à l’initiative du greffe, et non du juge.
36. Il résulte de l’arrêt de la Cour de Cassation du 3 mars 2022 (Civ 2°, n°20-21.867) que seul le requérant à la récusation est partie à la procédure de récusation d’un expert.
37. Si le code de procédure civile n’impose pas la tenue d’une audience, de sorte que le juge chargé du contrôle des expertises peut statuer seulement sur pièces, il appartient cependant à ce magistrat de respecter et de faire respecter le principe du contradictoire, au titre du principe général énoncé à l’article 16 de ce code. En raison des limites de la procédure de récusation, il appartient ainsi au juge de communiquer au requérant à la récusation les observations reçues de l’expert, si ce dernier ne les a pas lui-même adressées à ce requérant.
38. En l’espèce, il résulte du dossier transmis par le tribunal de commerce que suite à la requête adressée le 30 septembre 2023 par maître Da Ponte, avocate de l’appelante, monsieur [D] a adressé au juge chargé du contrôle des expertises ses observations détaillées. La Sarl de Fourvoirie, par l’intermédiaire de son avocat, maître Dollet, a également adressé ses observations.
39. Au regard des règles énoncées plus haut, il appartenait ainsi au juge chargé du contrôle des expertises de faire communiquer à la société Andritz Hydro les observations de monsieur [D], afin que cette requérante à la récusation puisse faire valoir au besoin ses observations. La Sarl de Fourvoirie n’étant pas partie à cette procédure, le juge n’était pas tenu de faire communiquer ses observations à l’appelante.
40. Or, aucune pièce transmise par le tribunal de commerce ne permet de constater que les observations de monsieur [D], adressées au seul juge chargé du contrôle des expertises, ont été communiquées à la société Andritz Hydro. Il en résulte qu’au regard de l’article 16 du code de procédure civile, le principe du contradictoire n’a pas été respecté. L’ordonnance déférée ne peut ainsi qu’être annulée.
2) Sur la récusation de monsieu [D] :
41. La cour constate que la cause la conduisant à l’annulation de l’ordonnance déférée ne concernant pas les modalités de la saisine du juge chargé du contrôle des expertises, elle doit statuer sur le fond, au regard de l’article 562 alinéa 2 du code de procédure civile, la dévolution s’opérant pour le tout lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement.
42. En la cause, la cour constate que l’origine de la procédure remonte à l’explosion de la conduite forcée alimentant la centrale électrique exploitée par la Sarl de Fouvoirie. Cette conduite avait été modifiée par la société Plasticon France. La société Andritz Hydro avait fourni et installé les appareils permettant la production de l’électricité à partir de l’eau déversée par la conduite forcée. La société [W] était intervenue dans le cadre d’opérations de terrassement.
43. Suite à l’explosion de la conduite forcée, une ordonnance de référé du 11 décembre 2018 (instance n° RG 2018R740) a été rendue entre la Sarl de Fourvoirie, demanderesse, et les sociétés Andritz Hydro, Albingia (assureur) et Plasticon France. Cette ordonnance a nommé monsieur [D] afin notamment de dire quelles sont la ou les causes de l’explosion de la conduite forcée survenue le 3 mai 2018, les travaux nécessaires pour remédier aux désordres et leur coût, et de donner son avis sur les préjudices subis par la Sarl de Fourvoirie .
44. L’ordonnance de référé du 6 août 2019 prononcée dans l’instance RG2019R419 a été rendue entre la Sarl de Fourvoirie, maître [H] ès-qualités de mandataire judiciaire de celle-ci, et la société Andritz Hydro. Elle repose sur les doléances de la Sarl de Fourvoirie sur des dysfonctionnement des installations réalisées par la société Andritz Hydro, mais sans lien particulier avec l’explosion de la conduite. Le juge « étend » la mission confiée le 11 décembre 2018 afin que l’expert apprécie les désordres éventuels et leurs causes, précise les travaux nécessaires et chiffre les préjudices. L’ordonnance de référé du 11 janvier 2021 (instance RG2020R381) a été rendue entre la Sarl de Fourvoirie et maître [H], et la compagnie XL Insurance Company SE, assureur de la société Andritz Hydro. Il s’agit d’étendre à l’assureur la mission ordonnée le 6 août 2019.
45. Le rapport « final » déposé dans le cadre de l’instance RG 2018R740 le 11 mars 2020 conclut que l’explosion de la conduite résulte d’une erreur de conception du « T » posé sur la conduite forcée. La société Andritz Hydro n’est pas mise en cause.
46. Il résulte ainsi de ces éléments que l’appelante n’avait aucun intérêt, lors de la désignation initiale de monsieur [D], à récuser ce technicien, puisque l’expertise ne la concernait pas directement, n’ayant joué aucun rôle dans la modification de la conduite forcée, et n’encourant ainsi aucune responsabilité suite à son explosion.
47. La cour note que le mail de maître Da Ponte, adressé au greffe du tribunal de commerce le 30 septembre 2023 concernant la récusation de l’expert, vise les missions ordonnées les 11 décembre 2018, 6 août 2019 et 11 janvier 2021, avec le numéro RG2019R419. La requête ne concerne ainsi pas la mission initiale confiée à l’expert, mais le second volet concernant les doléances concernant le fonctionnement de l’installation de production d’électricité, indépendamment de la rupture de la conduite forcée.
48. Le pré-rapport concernant l’instance RG2019R419 ne concerne que les travaux réalisés par la société Andritz Hydro avant et après l’explosion de la conduite forcée, mais sans que cette explosion soit la cause des désordres retenus. Le rapport final déposé par l’expert le 7 novembre 2023, visant l’instance RG2019R419, retient des retards dans l’exécution de l’installation avant l’explosion de la conduite, et après sa reprise suite à l’explosion, des désordres repris en cours d’expertise, et effectue un calcul des pertes d’exploitation en fonction de divers débits du cours d’eau.
49. La cour retient de ces éléments qu’en réalité, la mission confiée à monsieur [D] en 2019 n’était pas une extension de celle confiée initialement en 2018, qui ne portait que sur les causes et les conséquences de l’explosion de la conduite forcée, fait auquel la société Andritz Hydro était étrangère, puisqu’elle n’est pas intervenue sur la conduite forcée, mais seulement sur la centrale électrique. Comme soutenu par l’appelante, la mission ordonnée en 2019 porte ainsi sur un litige différent. Il ne peut ainsi être opposé à l’appelante la tardiveté de sa requête en récusation pour ce motif.
50. La cour rappelle que selon l’article 234 du code de procédure civile, les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. S’il s’agit d’une personne morale, la récusation peut viser tant la personne morale elle-même que la ou les personnes physiques agréées par le juge. La partie qui entend récuser le technicien doit le faire devant le juge qui l’a commis ou devant le juge chargé du contrôle avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation.
51. En l’espèce, la première ordonnance rendue en 2018 a missionné monsieur [D] en personne, et non la société CERG. L’expert dispose d’une adresse mail propre à sa fonction d’expert judiciaire. Il ne résulte de cette ordonnance aucune mention relative à cette société. Il en est de même concernant l’ordonnance rendue le 6 août 2019 « étendant » la mission de monsieur [D] concernant les désordres imputés à la seule société Andritz Hydro. Les différents rapports déposés par l’expert ne portent pas mention de la société CERG.
52. Monsieur [D] dispose d’intérêts dans la société CERG, laquelle a été représentée par le cabinet Lexway dans une procédure initiée en 2020 et l’opposant à son expert-comptable aboutissant à l’arrêt de la cour d’appel de céans du 6 janvier 2022. En effet, il est le gérant de la société ET Management, laquelle est la présidente de la société CERG.
53. Maître Dollet, avocat de la Sarl de Fourvoirie, a été associé dans le cabinet Lexway jusqu’à la cession de ses parts en 2017. Il résulte de la lettre de convocation adressée par monsieur [D] le 13 septembre 2019 dans le cadre de la première ordonnance de 2018 que la convocation adressée à maître Dollet pour une réunion l’a été sur son adresse mail au sein du cabinet Lexway. Aucune pièce ni émanant des parties, ni du tribunal, ne permet de constater qu’un possible conflit d’intérêt ait été débattu, résultant du fait que l’avocat de l’une des parties a exercé des fonctions au sein du cabinet ayant défendu une société dans laquelle l’expert judiciaire dispose d’intérêts.
54. Il en résulte qu’aucun élément ne permet de retenir que l’appelante a tardivement déposé sa requête en récusation de monsieur [D].
55. Sur le fond, l’article 234 du code de procédure civile renvoie la récusation d’un technicien aux causes concernant la récusation des juges. A ce titre, l’article L111-6 du code de l’organisation judiciaire dispose, à ce titre, que sous réserve de dispositions particulières à certaines juridictions, la récusation d’un juge peut être demandée :
1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation ;
2° Si lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donataire de l’une des parties ;
3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l’une des parties ou de son conjoint jusqu’au quatrième degré inclusivement ;
4° S’il y a eu ou s’il y a procès entre lui ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
5° S’il a précédemment connu de l’affaire comme juge ou comme arbitre ou s’il a conseillé l’une des parties ;
6° Si le juge ou son conjoint est chargé d’administrer les biens de l’une des parties ;
7° S’il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l’une des parties ou son conjoint ;
8° S’il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties ;
9° S’il existe un conflit d’intérêts, au sens de l’article 7-1 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Selon cet article, les magistrats veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d’intérêts. Il précise que constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction.
56. En l’espèce, il n’est fait état d’aucun des motifs de récusation prévus par les paragraphes 1 à 8 de l’article L111-6 du code de l’organisation judiciaire.
57. Concernant le 9° de cet article, et l’article 7-1 de l’ordonnance organique, il résulte de l’arrêt du 6 janvier 2022 que le litige opposant la société CERG à son expert comptable a concerné le paiement de factures, suite à la résiliation de la lettre de mission. Le tribunal de commerce a en conséquence condamné, le 17 janvier 2020, la société CERG à payer les sommes de 5.526,36 euros au titre du solde des honoraires, ainsi que 16.457,780 euros HT au titre de l’indemnité de résiliation conventionnelle. La cour a ramené ces sommes à 2.396,52 euros TTC et 8.837,22 euros HT.
58. Compte tenu des termes et de l’enjeu limité de ce litige, il n’apparaît pas que le fait que la société CERG ait été représentée, dans une procédure totalement étrangère à celle en cause, par le cabinet d’avocat au sein duquel l’avocat de l’une des parties à la procédure d’expertise a exercé ses fonctions, a été de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de sa mission par l’expert judiciaire. Il n’existe pas plus de violation de l’article 6§1 de la convention EDH.
59. Si la société Andritz Hydro invoque en outre les conditions dans lesquelles l’expertise s’est déroulée avant que l’expert ne dépose son rapport définitif, les griefs qu’elle développe devront être appréciés par le juge du fond, puisqu’il s’agit de la contestation des désordres relevés et de l’estimation des préjudices. Le fait que l’expert ait refusé de reporter une réunion ne peut être retenu pour fonder une récusation, puisque c’est le juge chargé du contrôle des expertises qui a indiqué aux parties que cette réunion était maintenue. Le problème concernant le calcul des pertes d’exploitation doit également être apprécié au fond, et ne peut fonder une demande de récusation. La cour relève à ce titre que le tableau en format PDF adressé par l’expert à l’appelante concernant les débits moyens du torrent alimentant la centrale est un document parfaitement lisible et exploitable, alors que rien n’obligeait l’expert à communiquer aux parties un document modifiable.
60. En conséquence, la demande de récusation de l’appelante ne peut qu’être rejetée.
61. Il est enfin équitable d’allouer à monsieur [D] la somme de 3.000 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile, puisqu’il a constitué avocat dans le cadre de l’appel. Succombant en son recours, la société Andritz Hydro sera également condamnée aux dépens.
La Cour statuant publiquement, contradictoirement, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Vu les articles 16, 234 et suivants, 455 du code de procédure civile, l’article L111-6 du code de l’organisation judiciaire, l’article 7-1 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, l’article 6§1 de la convention EDH ;
Annule l’ordonnance rendue le 13 novembre 2023 par le juge du tribunal de commerce de Grenoble chargé du contrôle des expertises ;
statuant à nouveau ;
Déclare la demande de récusation formée par la société Andritz Hydro recevable ;
Déboute la société Andritz Hydro de sa demande de récusation de monsieur [D] ;
Condamne la société Andritz Hydro à payer à monsieur [D] la somme de 3.000 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Andritz Hydro aux dépens ;
Signé par Mme FIGUET, Présidente et par Mme RICHET, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La Greffière La Présidente