La compétence territoriale en matière d’expertise judiciaire : principes et enjeux

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La compétence territoriale en matière d’expertise judiciaire : principes et enjeux

La SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION a été engagée pour réaliser le lot « gros œuvre » d’un projet immobilier à [Localité 7] par un contrat signé le 2 décembre 2021. La réception des travaux, initialement prévue pour le 4 septembre 2023, a été reportée au 10 mars 2024 en raison de travaux supplémentaires. Le 9 avril 2024, la société a reçu une mise en demeure pour terminer les travaux et corriger les malfaçons. Le 29 avril 2024, la SNC SAINT GERMAIN HENNEMONT a résilié le contrat, considérant que la société avait manqué à ses obligations. En réponse, la SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION a contesté cette résiliation, la jugeant abusive, et a assigné les deux sociétés devant le tribunal judiciaire de Paris pour obtenir une expertise et des dommages-intérêts. Lors de l’audience du 25 juin 2024, des questions de compétence territoriale ont été soulevées, et les défenderesses ont formulé des demandes concernant l’expertise et la remise de documents. La décision est attendue pour le 10 septembre 2024.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

10 septembre 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
24/54003
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

N° RG 24/54003 –
N° Portalis 352J-W-B7I-C44DC

N° : 2-CB

Assignation du :
29 mai 2024

[1]

[1] 2 Copies exécutoires
délivrées le:

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 10 septembre 2024

par Emmanuelle DELERIS, Vice-présidente au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,

Assistée de Clémence BREUIL, Greffier.
DEMANDERESSE

La SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION (SPC)
[Adresse 3]
[Localité 4]

représentée par Maître Claude VAILLANT de la SCP VAILLANT ET ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS – #P0257

DEFENDERESSES

La société SAINT GERMAIN HENNEMONT
[Adresse 1]
[Localité 6]

La société COVIVIO DEVELOPPEMENT
[Adresse 1]
[Localité 6]

représentées par Maître Philippe JOLY, avocat au barreau de PARIS – #C1753

DÉBATS

A l’audience du 25 Juin 2024, tenue publiquement, présidée par Emmanuelle DELERIS, Vice-présidente, assistée de Clémence BREUIL, Greffier,

Nous, Président,

Après avoir entendu les conseils des parties,

La SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION est une société de bâtiment spécialisée dans les travaux de gros œuvre.

Elle s’est vue attribuer, par contrat du 2 décembre 2021, le lot  » gros œuvre  » du projet de construction d’un immeuble de logements situé [Adresse 2] à [Localité 7] (78), dont le maître de l’ouvrage est la SNC SAINT GERMAIN HENNEMONT, et le maitre d’ouvrage délégué la société COVIVIO DELEVLOPPEMENT.

La réception des travaux, initialement prévue pour le 4 septembre 2023, a été reportée au 10 mars 2024 compte-tenu des commandes de travaux supplémentaires intervenues entre le 19 mai 2022 et le 21 juin 2023.

D’autres difficultés ont entravé la bonne réalisation des travaux confiés à la SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION.

Par courrier du 9 avril 2024 visant la clause résolutoire prévue au contrat, la SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION a été mise en demeure de terminer les travaux suivant son planning du 26 mars 2024, corriger toutes les malfaçons et non-conformités listées, et lever les avis défavorables ou suspendus du contrôleur technique, sous quinze jours.

Par courrier du 29 avril 2024, la SNC SAINT GERMAIN HENNEMONT a notifié à la SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION la résiliation du marché à ses torts et un constat contradictoire d’état des lieux a été dressé sur place le lendemain.

Se prévalant du caractère abusif de cette résiliation et sur l’absence de caractère fautif des retards de chantier constatés, la SOCIETE PARISIENNE DE CONSTRUCTION a, par exploits délivrés le 29 mai 2024, fait assigner les sociétés SAINT GERMAIN HENNEMONT et COVIVIO DEVELOPPEMENT devant le président du tribunal judiciaire de Paris, statuant en référé, aux fins d’expertise et de condamnation des défenderesses à lui verser la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens.

A l’audience du 25 juin 2024, la question de la compétence territoriale de la présente juridiction a été soulevée d’office et débattue.

La demanderesse, représentée, dépose des conclusions qu’elle soutient oralement et par lesquelles elle maintient les demandes de son assignation et porte sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile à la somme de 4.000 euros. Elle se prévaut, pour fonder la compétence de la présente juridiction, de la clause attributive de compétence matérielle et territoriale prévue au contrat, du fait que la présente action n’est pas une action réelle, et de la domiciliation des deux défenderesses à [Localité 5]. Elle formule oralement ses observations sur les modifications de la mission de l’expert sollicitées en défense.

Aux termes de leurs conclusions déposées et oralement soutenues, les sociétés SAINT GERMAIN HENNEMONT et COVIVIO DEVELOPPEMENT demandent au juge des référés de :
– leur donner acte de leurs plus expresses protestations et réserves sur la mesure d’instruction sollicitée,
– rejeter les chefs de mission de l’expert sollicités par la demanderesse suivants :
o donner son avis sur le caractère abusif de la résiliation,
o dresser un état des travaux exécutés par la société SPC sur le chantier au jour de la résiliation sur la base du constat extrajudiciaire de Me [B] du 30 avril 2024,
– compléter la mission de l’expert qui sera désigné des chefs suivants :
o donner son avis sur les préjudices de tous ordres subis par les sociétés SAINT GERMAIN HENNEMONT et COVIVIO DEVELOPPEMENT,
o donner son avis sur l’état des travaux exécutés par la société SPC sur le chantier au jour de la résiliation sur la base du constat extrajudiciaire de Me [B] du 30 avril 2024,
– condamner, sous astreinte de 500 euros par jour à compter de la signification de l’ordonnance à intervenir, la société SPC à remettre à la SNC SAINT GERMAIN HENNEMONT les documents visés au tableau récapitulatif de QUALICONSULT en pièce n°9,
– débouter la société SPC de toutes ses autres demandes, notamment au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– réserver les dépens.

Conformément aux dispositions de l’article 446-1 du code de procédure civile, il convient de se référer à l’acte introductif d’instance, aux écritures déposées par les parties et aux notes d’audience pour un plus ample exposé des faits et des moyens qui y sont contenus.

La décision a été mise en délibéré au 10 septembre 2024.

MOTIFS

En application de l’article 76 du code de procédure civile, sauf application de l’article 82-1, l’incompétence peut être prononcée d’office en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution lorsque cette règle est d’ordre public ou lorsque le défendeur ne comparaît pas. Elle ne peut l’être qu’en ces cas.

Aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

Les mesures d’instruction in futurum sont régies par le seul article 145 du code de procédure civile et se caractérisent par une grande autonomie, leur régime étant une création purement prétorienne.

Cette autonomie englobe également la question de la compétence territoriale, aucun texte ne posant de règle de compétence pour les mesures d’instruction in futurum et les règles posées par l’article 42 du code de procédure civile n’ayant pas vocation à s’appliquer. C’est ainsi, en se référant au principe d’une bonne administration de la justice, objectif à valeur constitutionnelle, qu’il convient de déterminer le juge des référés territorialement compétent pour connaître d’une telle mesure, étant relevé qu’il entre dans l’office du juge d’adapter l’interprétation des textes sur la compétence territoriale aux enjeux du référé, mais aussi aux enjeux modernes du principe de proportionnalité.

La notion de proximité avec le juge est une des composantes essentielles d’une bonne administration de la justice, en particulier dans le cadre d’une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier.

Il sera en effet relevé, en premier lieu, que c’est le juge chargé du contrôle des expertises appartenant à la juridiction des référés qui a ordonné l’expertise, qui sera chargé de son contrôle, l’efficience, l’efficacité et la célérité de ce contrôle étant étroitement liées à la proximité du juge du contrôle avec le lieu où se situe l’immeuble.

En deuxième lieu, le choix d’un expert local sera souvent le plus pertinent notamment au regard de la nécessité de limiter le coût de l’expertise, le juge le plus éclairé pour effectuer le choix d’un expert local étant celui du ressort dans lequel se trouve l’immeuble (de par les informations détenues par ce juge sur la compétence et la disponibilité des experts judiciaires de son ressort).

En troisième lieu, si en application du principe de proportionnalité qui impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté, le juge des référés envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable avec un éventuel transport sur les lieux, ou le juge chargé du contrôle de la mesure en cas de difficultés rencontrées dans l’exécution de la mesure, la proximité sera un critère décisif, étant rappelé qu’en application de l’article 147 du code de procédure civile, le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant, en s’attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux.

Il s’infère de ces éléments que lorsque la mesure d’instruction in futurum sollicitée est une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier, le principe d’une bonne administration de la justice impose de retenir la compétence exclusive du président du tribunal statuant en référé dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, à l’exclusion de toute autre compétence et notamment celle de la juridiction des référés du ressort du domicile d’un des défendeurs, souvent nombreux dans ces procédures (promoteurs, intervenants à l’acte de construire, assureurs), qui peut se situer à une distance très éloignée du lieu de situation de l’immeuble et du domicile de l’ensemble des autres parties.

Au cas présent, la requérante se prévaut de la clause attributive de compétence prévue à l’article 16 du cahier des clauses générales, laquelle stipule que  » toutes les contestations se rapportant au présent marché et qui ne pourraient être réglées amiablement, seront de la compétence exclusive du Tribunal de grande instance du lieu du siège ou du domicile du Maître d’Ouvrage, nonobstant toutes éventuelles clauses attributives de compétence qui pourraient figurer dans les lettres et autres pièces émanant des entreprises « .

Elle se prévaut également de l’article 10 du cahier des clauses particulières, aux termes duquel  » Pour l’application des dispositions de l’article 17 du CCG, les parties conviennent que tout litige relatif au présent cahier des clauses particulières et à ses suites et notamment à sa validité, son interprétation ou son exécution, de même que tout litige pouvant survenir entre les parties dans le cadre de la réalisation de l’opération de construction objet des présentes sera soumis aux juridictions compétentes du ressort de la Cour d’appel de Paris, à qui les parties attribuent expressément compétence.  »

Il est exact que le siège social de la SNC SAINT GERMAIN HENNEMONT est situé à [Localité 6].

Cependant, les clauses précitées qui désignent tantôt le tribunal judiciaire du Paris, tantôt les juridictions du ressort de la Cour d’appel de Paris, sans plus de précisions, doivent être regardées comme réputées non écrites et comme n’ayant pas à s’appliquer à la présente instance, le caractère d’ordre public du principe ci-dessus, et de son autonomie, devant prévaloir sur les dispositions plus libérales de l’article 48 du code de procédure civile.

Il y a donc lieu de se déclarer territorialement incompétent au profit du président du tribunal judiciaire de Versailles statuant en référé.

La décision de renvoi ne mettant pas fin au litige, il n’y a pas lieu de statuer sur les frais irrépétibles et les dépens.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement en premier ressort, par ordonnance contradictoire mise à disposition au greffe,

Nous déclarons incompétent au profit du président du tribunal judiciaire de Versailles, statuant en référé,

Ordonnons que la présente décision soit notifiée aux parties par lettre recommandée en application de l’article 84 du code de procédure civile,

Disons qu’à défaut d’appel dans un délai de quinze jours à compter de cette notification, le dossier de l’affaire sera transmis par le secrétariat avec une copie de la décision de renvoi à la juridiction désignée, en application de l’article 82 du code de procédure civile ;

Réservons les dépens de l’instance et les demandes fondées sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait à Paris le 10 septembre 2024.

Le Greffier, Le Président,

Clémence BREUIL Emmanuelle DELERIS


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