Responsabilité de l’avocat: faute et préjudice

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Responsabilité de l’avocat: faute et préjudice

Résumé de l’affaire

L’affaire concerne un litige entre la société T&G Food et la société d’avocats [O] [V]. La société T&G Food a acquis un fonds de commerce appartenant à la société Bio’Délices, mais a découvert par la suite que l’activité de restauration était interdite par le règlement de copropriété de l’immeuble. La société T&G Food a assigné la société [O] [V] en responsabilité pour ne pas avoir vérifié la conformité de l’activité de restauration avec le règlement de copropriété et pour avoir validé le projet de bail. La société T&G Food réclame des dommages et intérêts pour compenser la perte du prix d’acquisition du fonds de commerce, ainsi que d’autres frais. La société [O] [V], quant à elle, conteste toute faute et soutient que la société T&G Food a contribué à son propre préjudice en interjetant appel de jugements favorables. L’affaire a été mise en délibéré pour un jugement ultérieur.

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

10 janvier 2024
Tribunal judiciaire de Paris
RG
21/06491
TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]

[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :

1/1/2 resp profess du drt

N° RG 21/06491 –
N° Portalis 352J-W-B7F-CUMVE

N° MINUTE :

Assignation du :
07 Mai 2021

JUGEMENT
rendu le 10 Janvier 2024
DEMANDERESSE

S.A.S. T&G FOOD
[Adresse 2]
[Localité 3]

représentée par Maître Jérémy MARUANI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1555

DÉFENDERESSE

S.E.L.A.R.L. [O] [V]
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Jérôme HOCQUARD, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0087

Décision du 10 Janvier 2024
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 21/06491 – N° Portalis 352J-W-B7F-CUMVE

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier Vice-Président adjoint,
Président de formation,

Monsieur Eric MADRE, Juge
Monsieur Rémi FERREIRA, Juge
Assesseurs,

assistés de Samir NESRI, Greffier

DEBATS

A l’audience du 08 Novembre 2023, tenue en audience publique devant Monsieur Benoît CHAMOUARD, et Monsieur Eric MADRE magistrats rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties en ont rendu compte au tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

JUGEMENT

– Contradictoire
– En premier ressort
– Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile ;
– Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Samir NESRI, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

Le 25 février 2016, la société Bio’Délices et les dirigeants de la société T&G Food, Monsieur [B] et Madame [F], ont conclu une promesse de cession de fonds de commerce, exploitant un local situé dans le [Localité 3] et appartenant à la SCI Chanzy.

Le bailleur acceptait de modifier la destination des locaux, afin de permettre une activité de restauration.

La SELARL [O] [V], avocats à Paris, a été consultée sur le projet de bail.

Le 11 mai 2016, la société par actions simplifiées T&G Food a fait l’acquisition d’un fonds de commerce appartenant à la société Bio’Délices. Le même jour, la SCI Chanzy consentait un contrat de bail à la société T&G Food prévoyant une destination de “restauration à l’exclusion de toute autre activité”. Un avenant attestait de la conformité de l’extraction naturelle pour la cuisine destinée à la restauration.

Après l’acquisition du fonds de commerce, la société T&G Food était informée que le règlement de copropriété de l’immeuble interdisait expressément l’activité de restauration.

Par jugement du 9 juillet 2018, le tribunal de commerce de Paris a prononcé la résolution de l’acte de cession du fonds de commerce pour défaut d’objet certain.

La cour d’appel de Paris a infirmé ce jugement le 24 février 2021 et annulé la cession pour erreur. Elle a estimé que la responsabilité du bailleur devait être retenue, à hauteur de 50% du préjudice occasionné à la société T&G Food, soit 27 700€.

Par jugement du 19 décembre 2019, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé la résolution judiciaire du bail aux torts de la SCI Chanzy. L’affaire est pendante devant la cour d’appel de Paris.

Par acte du 7 mai 2021, la société T&G Food a fait assigner la société [O] [V] devant ce tribunal en responsabilité.

La clôture de l’instruction a été ordonnée le 22 septembre 2022. A l’audience du 22 mars 2023, le tribunal a invité les parties à régulariser la procédure et à prendre position sur la recevabilité de la fin de non-recevoir soulevée en défense sur le fondement de l’article 789 du code de procédure civile. L’examen de l’affaire a été renvoyé à l’audience de plaidoiries du 8 novembre 2023.

Par dernières conclusions du 6 novembre 2023, la société T&G Food demande au tribunal de condamner la société [O] [V] au paiement de 27 500€ de dommages et intérêts en indemnisation de la perte du prix d’acquisition du fonds de commerce, ainsi que 5 210€ de dommages et intérêts représentant les frais d’actes, frais de constitution de société, droits de mutation et intérêts du prêt contracté pour financer l’acquisition.

Elle sollicite également la condamnation in solidum de la société [O] [V] et de Maître [O] à 5 000€ de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ainsi que 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

La société T&G Food expose que la société [O] [V] est intervenue en qualité de rédacteur commun de l’acte de cession du fonds de commerce et à titre de conseil à son égard pour la relecture et validation du contrat de bail. Ils font valoir que préalablement à la régularisation de la cession, le règlement de copropriété a été communiqué aux parties à l’acte mais n’a pas fait l’objet de vérification de la part de la société défenderesse.

La société T&G Food expose que la défenderesse n’a pas assuré la validité et l’efficacité de l’action de cession du fonds de commerce, en ne vérifiant pas le règlement de copropriété, et en ne s’assurant pas que l’extraction d’air était conforme au règlement sanitaire du département de [Localité 3]. Elle lui reproche également d’avoir validé le projet de bail. Elle souligne qu’il appartenait à l’avocat d’excéder les déclarations du cédant et du bailleur et de vérifier que l’exercice de l’activité de restauration était possible au sein de l’immeuble. Elle souligne qu’une éventuelle autorisation du syndic était sans incidence, le syndic n’ayant pas les pouvoirs pour autoriser l’activité de restauration.

La société T&G Food expose avoir subi les préjudices suivants :
– le solde de la somme exposée pour acquérir le fonds de commerce, la société Bio’Délices étant insolvable et le bailleur n’ayant été condamné qu’à hauteur de 50% du prix de cession ; elle précise que ce préjudice est en lien de causalité directe avec la faute, puisqu’elle a été dans l’impossibilité d’exploiter les locaux ;
– les intérêts du prêt souscrit pour l’acquisition du fonds de commerce;
– les honoraires de rédaction des actes ;
– les droits de mutation et autres frais ;
– un préjudice moral.

Par dernières conclusions du 7 novembre 2023, la société [O] [V] demande au tribunal de déclarer irrecevable la demande formulée au titre du préjudice moral et à défaut conclut au rejet des prétentions adverses et à la condamnation de la société T&G Food aux dépens, ainsi qu’au paiement de 7 500€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La société [O] [V] expose que la société T&G Food demande la réparation d’un préjudice moral qui ne lui est pas personnel, mais celui de ses dirigeants, et est dépourvue de qualité à agir pour ce faire.

La société [O] [V] conteste toute faute. Elle soutient qu’elle a attiré l’attention des bénéficiaires sur la nécessité de s’assurer de la présence d’une extraction suffisante pour l’activité envisagée et que l’activité de restauration soit autorisée dans l’immeuble. Elle précise que le syndic avait autorisé cette activité et confirmé la conformité de l’extraction, ce qui avait fait l’objet d’un avenant. Il ne peut donc lui être reproché de ne pas avoir recherché au sein du règlement de copropriété si cette activité était autorisée.

A titre subsidiaire, la société [O] [V] conteste l’existence d’un lien de causalité, en indiquant que la société demanderesse a renoncé à l’indemnisation du prix de cession en interjetant appel du jugement du tribunal de commerce.

Elle souligne que le préjudice de la société demanderesse résulte de ses actions judiciaires inappropriées. Elle souligne que la société T&G Food a été indemnisée de l’essentiel de ses préjudices par le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 19 décembre 2019. Elle précise que la société demanderesse a interjeté appel du jugement du 9 juillet 2018 du tribunal de commerce de Paris, qui lui était partiellement favorable, en sollicitant son infirmation sans solliciter de condamnation et a ainsi contribué à son préjudice.
Elle ajoute que le préjudice est incertain ou hypothétique, la société demanderesse ne justifie d’aucune démarche de la copropriété objectant de l’interdiction d’exercer l’activité litigieuse et qu’il n’est donc pas justifié de l’impossibilité réelle d’exercer cette activité, compte tenu de l’existence d’une tolérance antérieure pour ce type d’activité.
Elle poursuit en indiquant que les demandes au titre des intérêts du prêt et des divers achats ne sont pas justifiées.

A l’audience du 8 novembre 2023, l’affaire a été mise en délibéré au 10 janvier 2024, date de ce jugement.

MOTIFS DE LA DECISION

1. Sur la révocation de l’ordonnance de clôture

Les parties ont conclu postérieurement à la clôture, à la demande du tribunal et afin de régulariser la procédure. Ces circonstances justifient que l’ordonnance de clôture soit révoquée et la clôture ordonnée à nouveau.

2. Sur la faute

Engage sa responsabilité civile à l’égard de son client, sur le fondement de l’article 1231-1 du code civil, l’avocat qui commet un manquement dans sa mission de conseil juridique, notamment du fait des conseils erronés et de ceux omis, ainsi que du défaut de validité ou d’efficacité des actes à la rédaction desquels il a participé, sans possibilité de s’exonérer en invoquant les compétences personnelles de son client ou l’intervention d’un autre professionnel.

Aux termes de l’arrêt rendu le 24 février 2021, la cour d’appel de Paris a annulé pour erreur la cession de fonds de commerce consentie par la société Bio’Délices à la société T&G Food, dont l’acte a été rédigé par la société [O] [V].
Cette annulation résulte à la fois de l’absence de conformité de l’activité de restauration mentionnée à l’acte avec le règlement de copropriété de l’immeuble, ainsi que de « l’absence de système d’extraction répondant aux exigences du règlement sanitaire de la ville de [Localité 3] ».

En sa qualité de rédacteur d’acte, il appartenait à la société [O] [V] de vérifier la conformité de l’activité du fonds de commerce au règlement de copropriété, dont il est établi qu’il avait été communiqué à la société demanderesse avant la conclusion de l’acte.
La société [O] [V] ne peut se retrancher derrière une autorisation du syndic de l’immeuble pour exercer cette activité, le syndic ne pouvant délivrer une autorisation contraire au règlement de copropriété.

Par ailleurs, il appartenait à la société [O] [V] de vérifier la conformité du système d’extraction au règlement sanitaire de la ville de [Localité 3]. Son attention n’avait en effet que pu être attirée par la présence, dans la promesse de cession du fonds de commerce, d’une condition suspensive portant précisément sur « la justification de ce que les procédés d’extraction mis en place dans l’établissement sont conformes et propres à répondre à l’activité de restaurant ».

La société [O] [V] a ainsi commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

3. Sur le préjudice

La société [O] [V] soutient que la société T&G Food a commis une faute à l’origine de son préjudice en interjetant appel de l’intégralité du jugement du tribunal de commerce, en en demandant l’infirmation sans solliciter la condamnation de la société Bio’Délices par la cour d’appel.

Il ressort effectivement de l’arrêt d’appel que ce comportement procédural a conduit la cour d’appel à ne pas examiner une éventuelle demande de condamnation de la société Bio’Délices.

La société [O] [V] ne conteste pas toutefois l’impécuniosité de la société Bio’Délices avancée par la société demanderesse. Il ressort par ailleurs du Kbis de cette société qu’elle a fait l’objet d’une dissolution le 22 juin 2016, puis d’une liquidation amiable et d’une radiation le 29 juin 2016. La société [O] [V] ne justifie donc pas que l’erreur procédurale de la société T&G Food ait été en lien avec le préjudice dont elle demande l’indemnisation.

La société [O] [V] ne peut par ailleurs utilement arguer de l’absence de démarches justifiées de la part de la copropriété ou de l’un des copropriétaires pour mettre fin à l’exploitation de l’activité de restauration de la société demanderesse pour estimer que le préjudice n’est pas établi. Ni la cour d’appel de Paris, ni le tribunal de grande instance de la même ville n’ont en effet pris en considération ces éléments pour annuler la cession du fonds de commerce et ordonner la résolution du bail commercial, la seule interdiction des activités de restauration dans le règlement de copropriété et l’absence de conformité de l’extraction de l’air s’avérant suffisantes.

La société T&G Food ne produit pas le contrat de prêt qu’elle expose avoir souscrit pour financer son acquisition. L’acte de cession de fonds de commerce évoque pour sa part un paiement au comptant, financé sur les économies de l’acheteur. Elle ne justifie donc pas des intérêts dont elle sollicite le remboursement.

Enfin, le préjudice moral dont elle sollicite l’indemnisation correspond non au sien, mais à celui de ses dirigeants, qui ne sont pas parties à la présente procédure. Ce chef de préjudice ne sera pas retenu.

La société demanderesse justifie en revanche des préjudices suivants :
– 27 500€, correspondant à la moitié du prix de vente, mentionné dans l’acte de cession du fonds de commerce, la seconde moitié étant indemnisée par la SCI Chanzy en application du jugement du tribunal de grande instance de Paris ;
– les honoraires de rédaction des actes, à hauteur de 3 000€, ces honoraires ayant été exposés en pure perte ;
– les droits de mutation, à hauteur de 960€ ;
– des frais non contestés, pour 1 250€,
soit une somme totale de 32 710€.

La société [O] [V] sera donc condamnée au paiement de 32 710€ de dommages et intérêts à la société T&G Food en réparation de son préjudice.

4. Sur les autres demandes

La société [O] [V], partie perdante, sera condamnée aux dépens, ainsi qu’au paiement de 3 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

L’exécution provisoire de ce jugement est de droit en application de l’article 514 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et par jugement susceptible d’appel,

Ordonne la révocation de l’ordonnance de clôture du 22 septembre 2022, accueille les conclusions postérieures et ordonne à nouveau la clôture de l’instruction,

Condamne la Selarl [O] [V] à payer 32 170€ de dommages et intérêts à la société par actions simplifiée T&G Food en réparation de son préjudice,

Condamne la Selarl [O] [V] aux dépens,

Condamne la Selarl [O] [V] à payer 3 000€ de dommages et intérêts à la société par actions simplifiée T&G Food sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties de leurs autres ou plus amples demandes,

Rappelle que l’exécution provisoire de ce jugement est de droit.

Fait et jugé à Paris le 10 Janvier 2024

Le GreffierLe Président

S. NESRIB. CHAMOUARD


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