Gratuité de Canal + pendant le Covid : une violation de la chronologie des médias
Gratuité de Canal + pendant le Covid : une violation de la chronologie des médias

La mise en gratuité d’une oeuvre audiovisuelle présente des risques, si ce n’est vis à vis des ayants-droits, au moins sur le terrain de la concurrence déloyale.

Mise en clair des chaînes Canal+

Le 16 mars 2020, premier jour du confinement décidé par les pouvoirs publics en raison de la pandémie de Covid-19, le président de la société Groupe Canal+ a annoncé le lancement de la mise en clair des chaînes Canal+ pour tous les détenteurs de box internet jusqu’au 31 mars 2020.


Face aux contestations de certaines chaînes gratuites dont le groupe TF1 et de certains producteurs, la société Groupe Canal+ a décidé de circonscrire l’opération, à compter du 21 mars 2020, aux seules chaînes Canal+ et Canal+ Séries, maintenues en clair jusqu’à la date prévue du 31 mars 2020.

Action en concurrence déloyale de TF1

Estimant que cette mise à disposition en clair des chaînes Canal+ avait porté atteinte aux droits qu’il détenait sur certains des films diffusés et concurrencé de façon déloyale les programmes diffusés parallèlement sur les antennes du groupe TF1, ce dernier a mis en demeure la société Groupe Canal+ d’avoir à réparer le préjudice que lui avait causé cette opération, par courrier du 28 avril 2020.

Reprochant la violation de leurs droits de diffusion exclusifs en diffusant en clair, du 16 au 31 mars 2020, six films cinématographiques sur lesquels elles étaient titulaires de droits, soit deux films français  » All inclusive  » et  » Jusqu’ici tout va bien  » et quatre films américains  » Avengers : Endgame « ,  » Godzilla 2 « ,  » Pokémon Detective Pikachu  » et  » Crazy Rich asians « , ainsi que la diffusion en clair des programmes alors qu’ils doivent être uniquement disponibles aux abonnés Canal +, les sociétés TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films, LCI, TF1 Films Productions et GIE TF1 ont, par acte d’huissier du 22 avril 2021, assigné devant le tribunal judiciaire de Paris la société Canal plus et la société Groupe Canal+ en contrefaçon et en concurrence déloyale.

Responsabilité de Canal + engagée

Aux termes de l’article 1240, du code civil, tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Sur le fondement de ce texte, les actes contraires à la loyauté commerciale, qu’ils interviennent entre concurrents ou entre non-concurrents, sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, laquelle exige seulement l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice et peut être intentée même par celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif. Il est généralement distingué quatre cas d’agissements constitutifs de concurrence déloyale : la création d’un risque de confusion avec l’entreprise ou les produits d’un concurrent, le dénigrement du concurrent, la désorganisation d’une entreprise ou de son marché, le parasitisme.

Constitue également un acte de concurrence déloyale le non-respect d’une réglementation dans l’exercice d’une activité commerciale, qui induit nécessairement un avantage concurrentiel indu pour son auteur.

Il résulte suffisamment de ces éléments que tout en n’hésitant pas, par ailleurs, à fustiger  » les comportements opportunistes  » dans un courriel du 28 juin 2023 adressé notamment au CNC dans le cadre des discussions sur l’aménagement de l’accord en vigueur sur la chronologie des médias et à soutenir le projet de lettre interprétative issu de ces discussions qui soulignait que  » c’est la connaissance, par un diffuseur, de son positionnement exact dans la chronologie des médias par rapport aux autres diffuseurs qui détermine le montant qu’il est prêt à consentir pour acquérir les droits d’exploitation d’une œuvre donnée « , la société Canal plus ainsi que la société Groupe Canal + ont violé de manière délibérée la règlementation qui leur est applicable, issue du décret du 17 janvier 1990 et de l’arrêté du 25 janvier 2019 portant extension de l’accord pour le réaménagement de la chronologie des médias qui leur font obligation de diffuser auprès de leurs seuls abonnés aux services spécifiques de cinéma payant, et qui s’inscrit dans un écosystème commun à l’ensemble des services télévisuels dont les droits et obligations sont déclinés en fonction des particularités de chacun d’entre eux, l’absence de procédure disciplinaire engagée par l’ARCOM ne permettant pas d’en déduire, comme le font pourtant les défenderesses, l’absence de violation de ladite réglementation, sauf à priver les diffuseurs victimes de leur droit à obtenir réparation de leur préjudice.

Plus largement, le contexte sanitaire du Covid-19, l’indulgence dont aurait fait preuve le CSA en ne sanctionnant pas l’opération de  » mise en clair « , ou encore l’absence de griefs des ayants droit à leur encontre, comme la collaboration des fournisseurs d’accès à internet à cette opération sont autant de raisons vainement invoquées par les sociétés du groupe Canal +, en ce qu’elles sont dépourvues d’incidence sur la caractérisation de la faute qui leur est reprochée. Le contexte sanitaire n’est en effet nullement exonératoire de toute faute, pas plus que la collaboration des FAI à la violation de la réglementation ne saurait retirer son caractère fautif à la violation commise par les défenderesses.

De surcroît, le fait que le groupe Canal + soit une source de financement majeur du cinéma français, à hauteur de 45,4% des films d’initiative française comme en justifient les demanderesses, est de nature à dissuader les producteurs de se plaindre des agissements des défenderesses. Elles sont donc mal fondées à prétendre qu’elles auraient pris en compte leurs griefs et celui des chaînes en clair en circonscrivant leurs opérations de  » mise en clair  » à compter du 21 mars 2020 sur les seules chaînes Canal + et Canal + séries puisque, d’une part, celles-ci sont les chaînes phares du groupe Canal + jouissant de la plus forte audience, ce qui n’est pas contesté par les défenderesses, d’autre part, et en tout état de cause, les sociétés du groupe Canal + ont choisi de poursuivre une exploitation qu’elles savaient de nature à porter atteinte aux droits des tiers, nonobstant les griefs formulés, en diffusant en clair pendant dix jours supplémentaires.

Plus de 1.5 millions d’euros de préjudice

La juridiction a retenu, entre autres, une dépréciation de 20 % du prix d’achat des droits de diffusion sur une première fenêtre, et de seulement 5 % du prix d’achat des droits de diffusions ultérieures dans la mesure où la dégradation du rang de diffusion programmée à l’origine comme une deuxième diffusion a un effet nécessairement plus limité dès lors que les droits achetés pour une deuxième diffusion l’ont été pour un film qui n’était d’ores et déjà plus inédit et qui le demeure quels que soient les rangs de diffusion ultérieurs. Au total, TF1 a obtenu plus de 1.5 millions d’euros à titre de dommages et intérêts.


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