Secret des affaires : décision du 23 février 2024 Cour d’appel de Paris RG n° 23/15398

·

·

Secret des affaires : décision du 23 février 2024 Cour d’appel de Paris RG n° 23/15398
Ce point juridique est utile ?

23 février 2024
Cour d’appel de Paris
RG n°
23/15398

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 1 – Chambre 8

ARRÊT DU 23 FEVRIER 2024

(n° , 9 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 23/15398 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CIICF

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 04 Août 2023 -Président du TJ d’AUXERRE – RG n° 23/00042

APPELANTE

S.A.S. YONNE MANUTENTION, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Evelyne PERSENOT-LOUIS de la SCP P.BAZIN – E.PERSENOT-LOUIS – C.SIGNORET, avocat au barreau d’AUXERRE, présente à l’audience

INTIMÉE

S.A.S. ALGAN SIREC, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Carole SPORTES LEIBOVICI de la SELARL HAUSSMANN ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0443

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 25 janvier 2024, en audience publique, les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Rachel LE COTTY, Conseiller, et Patrick BIROLLEAU, Magistrat honoraire.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Florence LAGEMI, Président,

Rachel LE COTTY, Conseiller,

Patrick BIROLLEAU, Magistrat honoraire

Greffier, lors des débats : Jeanne BELCOUR

ARRÊT :

– CONTRADICTOIRE

– rendu publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Florence LAGEMI, Présidente de chambre et par Jeanne BELCOUR, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

La société Algan-Sirec est une société spécialisée dans la vente, la location et la maintenance de matériels de manutention et d’outillages professionnels neufs ou d’occasion.

Par acte en date du 30 mai 2022, les actions de la société Algan-Sirec ont été cédées par la société Livdac représentée par son gérant, M. [U], et M. [W] à la société Cauvalex Manutention au prix de 1.200.000 euros. Il a été stipulé dans l’acte de cession une clause de non concurrence aux termes de laquelle le cédant s’est expressément ‘interdit de créer ou de faire valoir, directement ou indirectement, aucun fonds de commerce similaire en tout ou partie à celui vendu comme aussi d’être intéressé, même à titre de simple commanditaire, employé salarié ou à titre gracieux dans un commerce de même nature, dans un rayon de 150 km à vol d’oiseau de [Localité 4] et pendant cinq années à compter du jour de l’entrée en jouissance (…)’.

M. [B], salarié de la société Algan-Sirec depuis le 3 septembre 2018, a exercé ses fonctions sous la direction de M. [U], lesquelles l’ont conduit à avoir un contact direct et privilégié avec la clientèle de la société.

Par lettre du 30 novembre 2022, M. [B] a donné sa démission laquelle a pris effet le 1er mars 2023. La société Algan-Sirec a pris acte de cette démission tout en précisant, dans une lettre du 5 décembre 2022, qu’elle n’entendait pas lever la clause de non concurrence stipulée dans le contrat de travail.

Le 2 mars 2023, M. [B] a constitué la société Yonne Manutention ayant pour objet ‘la vente et location de chariots élévateurs et de tous appareils de levage et manutention, vente de fournitures industrielles et de tout matériel industriel neuf ou d’occasion’, dont le siège a été fixé à [Adresse 5], dans les anciens locaux exploités par la société Algan-Sirec que la société Livdac lui avait loués.

Soutenant que M. [B] a créé, en violation de la clause de non concurrence insérée dans son contrat de travail, une société concurrente, installée dans ses anciens locaux, qu’il a débauché deux de ses salariés et démarché ses fournisseurs et clients en entretenant une confusion entre les deux entités, et suspectant de la part de ce dernier et de la société Yonne Manutention des actes de concurrence déloyale, la société Algan-Sirec a présenté, le 6 avril 2023, une requête auprès du président du tribunal judiciaire d’Auxerre aux fins d’obtenir, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, la désignation d’un commissaire de justice pour procéder à des mesures de saisies au sein de la société Yonne Manutention, destinées à permettre d’une part, d’établir la nature et l’étendue des actes de concurrence déloyale et les actes de complicité de concurrence déloyale de M. [U] en violation des clauses de non concurrence.

Par ordonnance du 7 avril 2023, cette requête a été accueillie et la société Qualijuris 89 a été désignée pour procéder à la mesure d’instruction ordonnée. Celle-ci a été exécutée le 11 avril 2023.

Par acte du 10 mai 2023 la société Yonne Manutention a fait assigner la société Algan-Sirec devant le juge des référés du tribunal judiciaire d’Auxerre en rétractation de l’ordonnance rendue sur requête le 7 avril 2023.

Par ordonnance du 4 août 2023, le premier juge a :

débouté la société Yonne Manutention de sa demande de rétractation de l’ordonnance rendue sur requête en date du 7 avril 2023 ;

condamné la société Yonne Manutention à payer à la société Algan-Sirec la somme de 1.500 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamné la société Yonne Manutention aux dépens de l’instance ;

débouté les parties de leurs plus amples demandes.

Par déclaration du 18 septembre 2023, la société Yonne Manutention a relevé appel de cette décision en critiquant l’ensemble de ses chefs de dispositif.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 9 janvier 2024, la société Yonne Manutention demande à la cour de :

à titre principal,

infirmer l’ordonnance entreprise en toutes ses dispositions visées dans la déclaration d’appel ;

statuant à nouveau,

rétracter l’ordonnance du 7 avril 2023 en toutes ses dispositions ;

débouter la société Algan-Sirec de toutes ses demandes ;

à titre subsidiaire,

inviter la société Algan-Sirec à porter ses demandes contradictoirement par voie d’assignation au fond devant le tribunal de commerce ;

à titre plus subsidiaire,

juger que les mesures entreprises dans le cadre des opérations de saisie mises en oeuvre par la société Algan-Sirec sur la base de l’ordonnance rendue le 7 avril 2023 ne pourront porter que sur la période prenant effet le 18 octobre 2022 ;

en toutes hypothèses,

condamner la société Algan-Sirec à lui payer la somme de 3.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens avec faculté de recouvrement direct conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 10 janvier 2024, avant le prononcé de l’ordonnance de clôture, la société Algan-Sirec demande à la cour de :

la déclarer recevable et bien fondée en ses écritures ;

débouter la société Yonne Manutention de son appel et de l’intégralité de ses demandes ;

confirmer dans son intégralité l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a :

débouté la société Yonne Manutention de sa demande de rétractation de l’ordonnance rendue le 7 avril 2023 ;

condamné la société Yonne Manutention à lui payer la somme de 1.500 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

débouté la société Yonne Manutention de l’intégralité de ses autres demandes ;

condamné la société Yonne Manutention aux entiers dépens de l’instance ;

déclarer la société Yonne Manutention irrecevable en sa demande subsidiaire, nouvellement formulée en cause d’appel, tendant à voir limiter les mesures entreprises dans le cadre des opérations de saisie qu’elle a mises en oeuvre en exécution de l’ordonnance du 7 avril 2023 à l’encontre de la société Yonne Manutention, à une période prenant effet le 18 octobre 2022 et l’en débouter ;

condamner la société Yonne Manutention à lui payer la somme de 5.000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

condamner la société Yonne Manutention aux entiers dépens.

La clôture de la procédure a été prononcée le 10 janvier 2024.

Pour un exposé plus détaillé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties, la cour renvoie expressément à la décision déférée ainsi qu’aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

Sur la demande de rétractation de l’ordonnance rendue sur requête le 7 avril 2023

Aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

L’article 493 prévoit que l’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse.

Il résulte des articles 497 et 561 du code de procédure civile que la cour d’appel, saisie de l’appel d’une ordonnance de référé statuant sur une demande en rétractation d’une ordonnance sur requête rendue sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, est investie des attributions du juge qui l’a rendue devant lequel la contradiction est rétablie.

Cette voie de contestation n’étant que le prolongement de la procédure antérieure, le juge doit statuer en tenant compte de tous les faits s’y rapportant, ceux qui existaient au jour de la requête mais aussi ceux intervenus postérieurement à celle-ci. Il doit ainsi apprécier l’existence du motif légitime au jour du dépôt de la requête initiale, à la lumière des éléments de preuve produits à l’appui de la requête et de ceux produits ultérieurement devant lui.

Le juge doit également rechercher si la mesure sollicitée exigeait une dérogation au principe de la contradiction. Les circonstances justifiant cette dérogation doivent être caractérisées dans la requête ou l’ordonnance qui y fait droit.

Enfin, il doit s’assurer que la mesure d’investigation ordonnée est proportionnée au regard des objectifs annoncés par le requérant.

Au soutien de sa demande en rétractation de l’ordonnance du 7 avril 2023, la société Yonne Manutention soutient, en premier lieu, que le président saisi sur requête ne peut statuer que dans les limites d’attribution de sa juridiction et ne peut ordonner une mesure d’instruction dès lors que celle-ci n’est pas compétente pour connaître du procès au fond.

Elle indique que la requête vise des litiges potentiels qui pourraient opposer la société Algan-Sirec à, d’une part, la société Livdac et M. [U], cédants de ses actions, ou elle-même, qui relèvent de la seule compétence du tribunal de commerce et, d’autre part, à son ancien salarié, M. [B], tenu par une clause de non concurrence stipulée dans son contrat de travail, qui ressort de la compétence exclusive du conseil des prud’hommes.

S’il est exact que le juge devant connaître d’une procédure sur requête est le président de la juridiction qui serait compétente pour statuer sur le fond du litige, il sera relevé qu’en l’absence de disposition sur la procédure sur requête en matière prud’homale, il appartient au président du tribunal judiciaire, juridiction de droit commun, de statuer.

Au surplus, la requête présentée vise une pluralité de défendeurs potentiels dont M. [U], gérant de la société Livdac, contre lequel est invoqué une complicité de concurrence déloyale, et M. [B], en sa qualité de dirigeant de la société appelante, lesquels pourraient, en ces qualités, voir leur responsabilité délictuelle recherchée devant le tribunal judiciaire d’Auxerre de sorte que son président disposait du pouvoir juridictionnel d’ordonner la mesure d’instruction critiquée.

Le moyen invoqué par la société appelante est donc dépourvu de pertinence.

En second lieu, la société Yonne Manutention fait valoir qu’aucun élément produit à l’appui de la requête ne permet d’établir les actes de concurrence déloyale invoqués, que la dérogation au principe de la contradiction n’est pas justifiée et que la mesure ordonnée viole les dispositions applicables en matière de protection des données, de secret des affaires et de secret des correspondances.

Sur le motif légitime

L’application de l’article 145 du code de procédure civile suppose que soit constatée l’existence d’un procès en germe possible et non manifestement voué à l’échec au regard des moyens soulevés, sans qu’il revienne au juge statuant en référé ou sur requête de se prononcer sur le fond.

A l’appui de sa requête la société Algan-Sirec soutient qu’elle soupçonne la société Yonne Manutention de se livrer à des actes de concurrence déloyale à son encontre, résultant des circonstances de sa constitution, de son activité et de son lieu d’exercice, du démarchage massif et mensonger entrepris auprès de ses clients et fournisseurs et du débauchage de deux de ses salariés.

Il résulte des pièces produites, que le 2 mars 2023, soit deux jours après son départ de la société Algan-Sirec, M. [B], pourtant tenu par une clause de non concurrence stipulée dans son contrat de travail, a constitué la société Yonne Manutention dont il est l’associé unique et le président, laquelle a été immatriculée au registre du commerce et des sociétés le lendemain.

Cette société exerce une activité similaire à celle de la société Algan-Sirec ainsi que l’établit leur objet social respectif défini dans les extraits Kbis produits, au lieu de son siège social qui correspond à l’ancienne adresse des locaux exploités par l’intimée jusqu’au 31 décembre 2022, date de la résiliation du bail que lui avait consenti la société Livdac.

La cour observe que le bail conclu avec la société Yonne Manutention le 23 mars 2023, avec prise d’effet au 2 mars, porte en effet sur les mêmes locaux que ceux précédemment occupés par la société Algan-Sirect mais qu’un transfert de propriété est intervenu postérieurement au départ de cette société, dans des circonstances non établies.

Par procès-verbal dressé par commissaire de justice le 15 mars 2023, il a été constaté qu’à cette date, une activité était effective dans les anciens locaux de la société intimée et qu’a été maintenu, à l’extérieur du site, un totem avec une pancarte signalétique, visible des deux côtés de la voie publique comportant la mention ‘Algan-Sirec’.

La société Algan-Sirec produit en outre une lettre en date du 15 mars 2023, adressée à un de ses clients, la société Décapage 89, par la société Yonne Manutention, dans laquelle celle-ci écrit ‘Nous avons le plaisir de vous informer qu’afin de mieux répondre à vos attentes, une nouvelle succursale ouvre ses portes, [N] [B], [C] [F] et [S] [P] vous propose : Yonne Manutention’ suivie de l’adresse de la société et de son activité ainsi que d’une invitation à renvoyer les coordonnées du client sur les adresses électroniques de M. [B] ou de Mme [F].

Il est encore relevé que par mail du 8 mars 2022, adressé à un fournisseur de la société Algan-Sirec par ‘[C]’ de la société Yonne Manutention, celle-ci a indiqué ‘Nous avons créé la société Yonne Manutention en lieu et place de Algan-Sirec [Localité 4] ci-joint Kbis et RIB’.

Enfin, il est établi que Mme [F], qui était salariée de la société Algan-Sirec depuis le 11 mars 2019, a quitté cette société le 30 décembre 2022 après la rupture conventionnelle de son contrat de travail intervenue le 17 novembre 2022 et que M. [P] a démissionné le 25 novembre 2022 de ses fonctions de responsable technique atelier, exercées chez Algan-Sirec depuis 2006 ; tous deux ayant rejoint la société Yonne Manutention.

Si des difficultés ont pu exister entre les salariés de la société Algan-Sirec et la direction de la société Cauvalex Manutention, postérieurement à la cession des titres de la société intimée et à la fermeture du site de [Localité 4], ayant pu justifier les démissions survenues ainsi que le soutient l’appelante, elles n’expliquent cependant pas les raisons pour lesquelles la société Yonne Manutention a été présentée, dans les jours ayant suivi sa constitution et son installation dans l’ancien site de la société Algan-Sirec, comme ‘une nouvelle succursale’ ou comme ayant été créée en ses lieu et place.

Pour justifier sa création, la société Yonne Manutention invoque l’action engagée par M. [B] pour contester la validité de la clause de non concurrence qui lui est opposée et le principe de la liberté du commerce et de l’industrie.

Cependant, la procédure prud’homale en cours introduite par M. [B] n’a aucune incidence sur le bien fondé de l’action de la société Algan-Sirec fondée sur l’article 145 du code de procédure civile.

En outre, si les entreprises sont libres de rivaliser entre elles pour conquérir et retenir une clientèle, les comportements déloyaux peuvent être sanctionnés sur le fondement de l’article 1240 du code civil dès lors qu’ils causent un trouble commercial.

C’est précisément pour pouvoir établir les comportements déloyaux de la société Yonne Manutention et de son dirigeant, leur nature et étendue ainsi que l’ampleur du trouble subi et en obtenir réparation que la société Algan-Seric sollicite une mesure d’instruction.

Il est rappelé qu’à ce stade de la procédure, il est sans pertinence d’invoquer les dispositions de l’article 146 du code de procédure civile ou de reprocher à la société Algan-Sirec de ne pas démontrer les actes de concurrence déloyale suspectés dès lors que la mesure d’instruction sollicitée est destinée à les établir.

Au regard des motifs qui précèdent, la société Algan-Sirec démontre la concomitance entre la démission de M. [B] et la constitution de la société Yonne Manutention dont l’objet est semblable au sien, l’installation de cette société dans ses anciens locaux avec la conservation de son enseigne à l’origine d’une confusion certaine pour le public, renforcée par la présentation de la société appelante auprès de ses clients et fournisseurs comme sa ‘nouvelle succursale’ ou sa remplaçante.

Ces éléments constituent des indices sérieux permettant de considérer vraisemblable la concurrence déloyale suspectée par la société Algan-Sirec et suffisent à caractériser l’existence d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile et ce, sans qu’il y ait lieu de se référer aux mentions portées par le commissaire de justice dans le procès-verbal établi le 11 avril 2023, lors de l’exécution de l’ordonnance sur requête, quant à une reconnaissance, aujourd’hui contestée, par M. [B] et Mme [F] des actes de concurrence déloyale.

La société Agan-Sirec est donc fondée à solliciter une mesure d’instruction afin d’améliorer sa situation probatoire pour le futur procès qu’elle pourrait engager à l’encontre, notamment, de la société Yonne Manutention, lequel n’apparaît pas manifestement voué à l’échec.

Enfin, le fait que la mesure de saisie diligentée au domicile de M. [B] en exécution d’une ordonnance rendue sur la même requête, le 30 mars 2023, n’ait permis la saisie d’aucun document et que la procédure de levée de séquestre ait fait l’objet d’un désistement de la part de la société Algan-Sirec est sans effet sur l’existence du motif légitime établi par les éléments susvisés.

Sur la dérogation au principe de la contradiction

Le juge, saisi sur requête, doit rechercher si la mesure sollicitée exige une dérogation au principe de la contradiction. L’éviction de ce principe directeur du procès nécessite que la requérante justifie de manière concrète les motifs pour lesquels, dans le cas d’espèce, il est impossible de procéder autrement que par surprise.

Pour contester la voie procédurale choisie par la société Algan-Sirec, la société Yonne Manutention fait valoir qu’elle porte atteinte à ses droits et que les circonstances la justifiant ne sont caractérisées ni dans la requête ni dans l’ordonnance.

Aux termes de la requête, la société Algan-Sirec a justifié la nécessité de déroger au principe de la contradiction par la fragilité intrinsèque des éléments de preuve recherchés pouvant définitivement être détruits. Elle a rappelé que les faits rapportés témoignaient d’une situation permettant de soupçonner l’existence d’une concurrence déloyale de la part de M. [B] et de sa société et d’une complicité de concurrence déloyale de la part de M. [U], effectuée en fraude de ses droits et lui causant préjudice. Elle a encore précisé qu’avant son départ de la société, M. [B] a supprimé le contenu de son ordinateur et de son téléphone professionnel.

L’ordonnance qui y fait droit, tenant compte des pièces présentées, a retenu l’existence de circonstances susceptibles de menacer la conservation d’éléments de preuve nécessaires à l’engagement d’une procédure au fond et exigeant qu’une mesure soit prise non contradictoirement.

La motivation de la requête, replacée dans le contexte de celle-ci dont il n’est pas interdit au juge de tenir compte pour apprécier les circonstances justifiant une dérogation au principe de la contradiction, doit être considérée comme suffisante dès lors qu’il est constant qu’une confusion a été créée entre la société Algan-Sirec et la société Yonne Manutention et qu’il est établi par le procès-verbal de constat en date des 1er et 8 mars 2023, joint à la requête, qu’avant de restituer son ordinateur professionnel et ses deux téléphones portables, M. [B] a supprimé l’intégralité de leur contenu, de sorte qu’il convenait de découvrir de manière effective les agissements susceptibles d’établir la concurrence déloyale suspectée.

Ainsi, tant l’ordonnance rendue sur requête que la requête elle-même caractérisent la nécessité pour l’intimée de recourir à une procédure non contradictoire afin de prévenir le risque de suppression ou d’altération des données informatiques, par essence furtives, et de garantir l’efficacité de la mesure d’instruction sollicitée.

Sur le caractère légalement admissible de la mesure d’instruction

Il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que constituent des mesures légalement admissibles des mesures d’instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi. Il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la requérante et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

La société Yonne Manutention indique que ‘le procédé non contradictoire utilisé vise à violer l’intégralité des dispositions en matière de protection des données et de secret des affaires (ainsi que) le principe du droit à un procès équitable’ et encore que la saisie des boîtes mails de Mme [F], de M. [P] et de l’épouse de ce dernier se heurte au secret des correspondances protégé par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Cependant, il sera relevé que la société Yonne Manutention ne démontre pas en quoi la mesure ordonnée porterait atteinte aux dispositions applicables en matière de protection des données.

Elle ne démontre pas davantage l’atteinte qui aurait été portée au secret des affaires ou à celui des correspondances, étant rappelé que ces derniers ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile, et, donc, à la saisie de documents pouvant s’avérer utiles pour préserver le droit à la preuve de la société Algan-Sirec, la seule réserve à l’appréhension et à la communication de documents sur le fondement de ces dispositions tenant au respect du secret des correspondances entre avocats ou entre un avocat et son client, tel qu’édicté par l’article 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971.

Il ressort des termes de l’ordonnance rendue sur requête que la mesure d’instruction a été circonscrite dans le temps (du 1er juin 2022 jusqu’à la date d’exécution de la mesure) et dans l’objet des recherches par l’indication de mots clé consistant dans le nom des principaux clients et fournisseurs de la société Algan-Sirec d’une part, le nom de salariés ayant quitté la société intimée d’autre part, à combiner avec les mots ’embauche’ ou ‘contrat’ et le nom ‘Algan-Sirec’ ou ‘Algan Sirec’ et ce, afin de rechercher les démarchages voire détournements de clientèle et fournisseurs et le débauchage suspectés.

Le début de la période de recherches fixé au 1er juin 2022, qui correspond au lendemain de la cession des titres de la société Algan-Sirec au profit de la société Cauvalex Manutention, est justifié d’autant qu’il résulte des écritures de la société Yonne Manutention que la cession de la société Algan-Sirec et ses nouveaux dirigeants ne seraient pas étrangers au départ de salariés dont M. [B].

En effet, la restriction temporelle sollicitée par la société Yonne Manutention, qui demande que la période débute au 18 octobre 2022, date de la demande de rupture conventionnelle formulée par M. [B], recevable en appel dès lors qu’elle ne s’analyse pas en une demande nouvelle, est cependant infondée en ce qu’elle est de nature à priver d’effet la mesure d’instruction ordonnée alors que l’intimée peut légitimement rechercher les échanges intervenus postérieurement à sa prise de contrôle par la société Cauvalex Manutention.

En outre, il apparaît que la mesure d’instruction telle que définie dans l’ordonnance critiquée a vocation à permettre d’appréhender les seuls documents en lien avec les actes de concurrence suspectés et, donc avec l’objet du futur litige, étant en tout état de cause relevé que les documents saisis ne peuvent, au regard des mots-clés précisés et de la période limitée de recherches, que concerner les clients, fournisseurs et anciens salariés de la société Algan-Sirec.

Il convient encore de rappeler qu’une mesure de séquestre des éléments recueillis a été prévue afin de préserver, le cas échéant, le secret des affaires.

Ainsi, la mesure ordonnée, utile et proportionnée à la solution du litige, ne porte pas une atteinte illégitime aux droits de la société Yonne Manutention et, tenant compte de l’objectif poursuivi, concilie le droit à la preuve de l’intimée et le droit au secret des affaires de l’appelante.

En tout état de cause, aucune atteinte n’a été portée au droit résultant de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la société Yonne Manutention ayant, par la présente action, exercé son droit à un procès équitable.

Au regard des motifs qui précèdent, il convient, confirmant l’ordonnance entreprise de ce chef, de débouter la société Yonne Manutention de sa demande de rétractation de l’ordonnance rendue sur requête le 7 avril 2023.

Sur les dépens et frais irrépétibles

La partie défenderesse à une mesure ordonnée sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ne peut être considérée comme une partie perdante au sens de l’article 696 du code de procédure civile. En effet, les mesures d’instruction sollicitées avant tout procès le sont au seul bénéfice de celui qui les sollicite, en vue d’un éventuel procès au fond, et sont donc en principe à la charge de ce dernier.

En revanche, il est possible de laisser à chacune des parties la charge de ses propres dépens et, dès lors, de faire application de l’article 700 du code de procédure civile au profit de l’une d’elles.

Au regard de l’issue du litige, chacune des parties conservera la charge de ses dépens exposés tant en première instance qu’en appel, l’ordonnance entreprise étant réformée de ce seul chef.

L’application de l’article 700 du code de procédure civile a été exactement appréciée par le premier juge. La société Yonne Manutention sera condamnée à payer à la société Algan-Sirec, contrainte d’exposer des frais irrépétibles pour assurer sa défense en appel, la somme de 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Confirme l’ordonnance entreprise sauf en ses dispositions relatives aux dépens ;

Statuant à nouveau de ce seul chef et y ajoutant,

Laisse à chacune des parties la charge des dépens qu’elle a exposés tant en première instance qu’en appel ;

Condamne la société Yonne Manutention à payer à la société Algan-Sirec la somme de 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

 


0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x