Diffamation : décision du 1 décembre 2022 Cour d’appel d’Amiens RG n° 22/00625

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Diffamation : décision du 1 décembre 2022 Cour d’appel d’Amiens RG n° 22/00625
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ARRET

[F]

C/

S.A.R.L. EUROFLACO [Localité 3]

copie exécutoire

le 01 décembre 2022

à

Me Daimé

Me Cottinet

CPW/MR

COUR D’APPEL D’AMIENS

5EME CHAMBRE PRUD’HOMALE

ARRET DU 01 DECEMBRE 2022

*************************************************************

N° RG 22/00625 – N° Portalis DBV4-V-B7G-IK7S

JUGEMENT DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES – FORMATION PARITAIRE DE COMPIEGNE DU 20 JANVIER 2022 (référence dossier N° RG 21/00052)

PARTIES EN CAUSE :

APPELANT

Monsieur [W] [F]

[Adresse 2]

[Localité 1]

Concluant par Me Aurelien DAIME, avocat au barreau de COMPIEGNE

ET :

INTIMEE

S.A.R.L. EUROFLACO [Localité 3] agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège :

[Adresse 4]

[Localité 3]

représentée et concluant par Me Samuel COTTINET, avocat au barreau D’AMIENS

DEBATS :

A l’audience publique du 13 octobre 2022, devant Mme Caroline PACHTER-WALD, siégeant en vertu des articles 786 et 945-1 du code de procédure civile et sans opposition des parties, l’affaire a été appelée.

Mme Caroline PACHTER-WALD indique que l’arrêt sera prononcé le 01 décembre 2022 par mise à disposition au greffe de la copie, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

GREFFIERE LORS DES DEBATS : Mme Malika RABHI

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Mme Caroline PACHTER-WALD en a rendu compte à la formation de la 5ème chambre sociale, composée de :

Mme Caroline PACHTER-WALD, présidente de chambre,

Mme Corinne BOULOGNE, présidente de chambre,

Mme Eva GIUDICELLI, conseillère,

qui en a délibéré conformément à la Loi.

PRONONCE PAR MISE A DISPOSITION :

Le 01 décembre 2022, l’arrêt a été rendu par mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Caroline PACHTER-WALD, Présidente de Chambre et Mme Malika RABHI, Greffière.

*

* *

DECISION :

M. [F] [W], né le 22 mars 1983, a été embauché par la société Euroflaco [Localité 3] (ci-après la société), spécialisée dans la production de contenants plastiques, à compter du 26 août 2003 en qualité de régleur catégorie ouvrier, par un contrat à durée déterminée d’adaptation renouvelé par avenant du 1er mars 2004 jusqu’au 31 mai suivant. La relation de travail s’est ensuite poursuivie sous la forme d’un contrat à durée indéterminée.

La relation de travail est régie par la convention collective nationale de la plasturgie.

Le 24 avril 2020, le salarié a été convoqué par son employeur à un entretien préalable fixé au 7 mai 2020, avec mise à pied à titre conservatoire. Son licenciement pour faute grave lui a été notifié par courrier du 13 mai 2020.

Afin de contester la mesure, M. [F] a le 9 avril 2021 saisi le conseil de prud’hommes de Compiègne qui, par jugement 20 janvier 2022 notifié le 25 janvier suivant, a :

validé le licenciement pour faute grave,

débouté M. [F] de l’intégralité de ses demandes,

condamné M. [F] à payer à la société Euroflaco [Localité 3] la somme de 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile outre sa condamnation aux dépens.

Par déclaration électronique du 11 février 2022, le salarié a interjeté appel de ce jugement en toutes ses dispositions.

Par conclusions notifiées par la voie électronique le 13 juillet 2022, M. [F] demande à la cour d’infirmer le jugement déféré et de :

– A TITRE PRINCIPAL, dire et juger que le licenciement est nul et :

‘ à titre principal :

ordonner sa réintégration dans la société Euroflaco [Localité 3] à son poste de régleur sous astreinte de 300 euros par jour de retard ;

condamner la société à lui verser 91 157,09 euros bruts au titre de l’indemnité d’éviction pour licenciement nul ;

‘ à titre subsidiaire condamner la société à lui verser :

58 700 euros nets à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul ;

16 597,03 euros nets à titre d’indemnité de licenciement ;

10 538,76 euros bruts à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 1 053,88 euros bruts au titre des congés payés afférents ;

– A TITRE SUBSIDIAIRE, dire et juger que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse et condamner la société Euroflaco [Localité 3] à lui verser :

46 614,42 euros nets à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

16 597,03 euros nets à titre d’indemnité de licenciement ;

10 538,76 euros bruts à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre 1 053,88 euros bruts au titre de congé payés afférents ;

– DANS TOUS LES CAS :

condamner la société Euroflaco [Localité 3] à lui verser 1 474,08 euros bruts à titre de remboursement de la mise à pied conservatoire, outre 147,41 euros bruts au titre des congés payés afférents ;

condamner la société Euroflaco [Localité 3] à lui verser la somme de 4 000 euros nets au titre de l’article 700 du code de procédure civile pour l’ensemble de la procédure ;

ordonner la remise des documents de fin de contrat de travail ;

condamner la société aux intérêts au taux légal à compter de la saisine et à la capitalisation des intérêts ;

débouter la société Euroflaco [Localité 3] de ses demandes reconventionnelles ;

condamner la société Euroflaco [Localité 3] aux entiers dépens.

Par conclusions notifiées par la voie électronique le 3 juin 2022, la société Euroflaco [Localité 3] demande à la cour de confirmer intégralement le jugement déféré et de :

– dire et juger que le licenciement de M. [F] est fondé sur une faute grave ;

– débouter M. [F] de la totalité de ses demandes, fins et conclusions ;

– dire et juger que le licenciement n’a pas été prononcé pour des motifs discriminatoires liés à son état de santé, à une atteinte au droit d’alerte, à une atteinte à sa liberté d’expression et à une insubordination légitime et en conséquence débouter M. [F] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

– condamner M. [F] à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;

– à titre subsidiaire, réduire substantiellement l’indemnité prévue à l’article L.1235-3 du code du travail si la cour jugeait sans cause réelle et sérieuse le licenciement de M. [F] ;

– condamner M. [F] aux éventuels dépens.

L’ordonnance de clôture est intervenue le 29 septembre 2022.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et moyens des parties, il est renvoyé aux dernières conclusions susvisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Sur la nullité du licenciement tirée de la violation d’une liberté fondamentale

Le conseil de prud’hommes a dit le licenciement bien fondé au motif d’une insubordination avérée du salarié en ce qu’il a volontairement pris son poste de travail le 24 avril 2020 malgré la demande expresse du directeur de rester chez lui du fait de la situation de son épouse suspectée d’avoir été contaminée par le virus du Covid 19, qui aurait pu avoir des conséquences très graves s’il était avéré qu’il avait été contaminé par sa compagne, et a décidé que «les arguments du salarié, que ce soit en matière d’entrave à la liberté d’expression, à la vexation ou à la discrimination ne sont pas prouvés».

A hauteur de cour, M. [F] fait valoir en substance que les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail conformément aux dispositions de l’article L.2281-1 du code du travail, et que le licenciement prononcé à son encontre est nul en ce qu’il porte atteinte à sa liberté d’expression, qui est une liberté fondamentale. Il ajoute que la seule mention d’un grief portant atteinte à une liberté fondamentale emporte la nullité du licenciement quelle que soit la validité des griefs formulés par ailleurs. Il affirme n’avoir jamais fait un usage disproportionné de sa liberté d’expression dans l’entreprise s’agissant des propos qu’il aurait tenu à l’égard de la direction et sur l’insuffisance de mesures sanitaires mises en ‘uvre dans le contexte d’épidémie de covid-19, ce qui est attesté par les témoignages de collègues de travail qu’il verse aux débats.

La société Euroflaco [Localité 3] réplique en synthèse qu’elle n’a jamais porté atteinte à la liberté d’expression du salarié, étant démontré que celui-ci a ostensiblement critiqué son employeur sur sa capacité à gérer la crise sanitaire et remis en cause systématiquement et publiquement les décisions de la direction. Elle soutient que les propos du salarié ne relevaient pas d’un usage normal de la liberté d’expression en ce qu’ils étaient excessifs, disproportionnés et outranciers à l’égard de la direction.

Or, la légitimité du licenciement est subordonnée à l’existence d’une cause réelle et sérieuse. La cause doit ainsi être objective, exacte et les griefs reprochés doivent être suffisamment pertinents pour justifier la rupture du contrat de travail.

La faute grave privative du préavis est par ailleurs celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise. La charge de la preuve de la faute grave repose exclusivement sur l’employeur.

En l’espèce, la lettre de licenciement querellée, qui fixe les limites du litige, lie les parties et le juge qui ne peut examiner d’autres griefs que ceux qu’elle énonce, est ainsi libellée :

« (…) Suite à notre entretien qui s’est tenu le 7 mai 2020, au cours duquel vous étiez assisté de M.[T], membre du C.S.E. et délégué syndical, je vous informe de ma décision de vous licencier pour faute grave pour les motifs suivants:

1. Les 23, 24 et 27 avril 2020 :

Le jeudi 23 avril2020, vous avez informé l’un de vos collègues que votre compagne, travaillant en milieu hospitalier, était suspectée d’être infectée au covid-19. Mme [K], responsable des ressources humaines, ayant été informée, et m’en ayant averti, je vous ai contacté par téléphone vers 16 heures, aux fins de vous rappeler la procédure à suivre, conformément aux recommandations du gouvernement et des autorités de santé dans le cadre de la lutte contre la pandémie du covid-19. II vous a été rappelé que cette procédure est décrite dans le livret des mesures prises par l’entreprise pour se protéger du virus, livret dont vous avez reçu un exemplaire et pris connaissance le 3 avril 2020.

De surcroit, vous n’ignorez pas l’obligation légale qui incombe à chaque salarié de, conformément aux instructions données par son employeur, prendre soin de sa santé et de sa sécurité et de celle des autres personnes concernées du fait de ses actes ou omissions. Cette obligation doit être mise en ‘uvre par le salarié en fonction de ses possibilités (article L 4122-1 du code du travail).

C’est en considération de ce devoir que je vous ai donc demandé, dans le cadre de mon pouvoir de direction et en application de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, de ne pas vous présenter à votre poste de travail le soir à 21h30 et que je vous ai invité à consulter votre médecin traitant. Vous présenter à votre poste de travail, au vu de la possible infection de votre compagne, constituait objectivement un risque identifié au regard des informations connues et délivrées par les autorités sanitaires et gouvernementales selon lesquelles même une personne asymptomatique peut transmettre le virus.

Vous avez refusé de prendre rendez-vous avec votre médecin traitant :

– En indiquant que celui-ci ne vous placerait pas en arrêt de travail car vous étiez asymptomatique. Cependant, vous ne pouviez pas préjuger de l’avis médical de votre médecin, d’autant que dans la situation dans laquelle vous étiez, c’est-à-dire un « cas contact », vous étiez susceptible de bénéficier d’un arrêt de travail de 14 jours compte-tenu des préconisations du gouvernement et des autorités de santé.

– En demandant ce qu’il se passerait si le médecin traitant ne vous plaçait pas en arrêt travail. Dans ce cas, il vous a été expliqué que vous deviez solliciter un certificat médical précisant l’absence de contre-indication à la reprise de votre travail et que vous ne représentiez pas un risque pour les autres salariés.

– Vous avez ensuite demandé, dans le cas où vous ne vous présenteriez pas à votre poste de nuit du 23 au 24 avril 2020 et qu’aucun arrêt travail ne vous était prescrit, comment serait pris en charge le temps de travail non effectué. Je vous ai alors assuré que vous ne seriez pas impacté financièrement et que vous seriez tout de même rémunéré par l’entreprise. Je vous ai confirmé cet engagement par écrit.

– Vous m’avez ensuite interrogé sur le point de savoir « qui allait payer la consultation chez le médecin traitant ». II vous a été rappelé que les consultations sont remboursées par l’assurance-maladie et la mutuelle.

Toutes vos interrogations ont reçu une réponse verbale, puis confirmées par un mail que je vous ai adressé à 18h31. Dès lors, sans aucun motif valable, vous avez refusé de prendre rendez-vous avec votre médecin traitant, et avez sollicité de l’entreprise qu’elle prenne rendez-vous avec la médecine du travail, ce qui a d’ailleurs été fait dès le lendemain matin.

A 19h48, vous avez adressé un mail à la direction en indiquant que vous viendriez travailler ce soir là, ce qui constitue une contestation illégitime de l’autorité hiérarchique.

À 19h58, j’ai réitéré l’interdiction que je vous avais faite de prendre votre poste de travail ce soir là, précisant que votre venue serait considérée comme une volonté délibérée de faire prendre des risques à vos collègues. Cette interdiction était parfaitement proportionnée au regard de l’impératif de santé et de sécurité des salariés du site et de l’absence de conséquence financière pour vous.

À 20h33, vous avez contesté cette décision par mail et imposé votre présence sur le site.

Ce soir-là, à 21 h30, vous vous êtes présenté à votre poste de travail malgré les injonctions contraires que vous aviez reçues, ce qui caractérise un acte d’insubordination.

Je vous ai fait contacter téléphoniquement par Mme [K] le vendredi 24 avril, alors que vous étiez en repos pour le week-end, pour vous donner la date et l’heure du rendez-vous pris par l’entreprise avec la médecine du travail, rendez-vous fixé au lundi 27 avril à 14 heures. Le lundi 27 avril à 05h30, vous êtes de nouveau présenté à votre poste de travail, ce qui constitue un deuxième acte d’insubordination. Averti, je me suis donc transporté avec Mme [K] jusqu’à votre poste de travail: à mon arrivée, j’ai constaté que vous ne portiez pas de masque de protection, alors qu’ils sont à la disposition de l’ensemble des salariés.

Vous auriez dû porter cet équipement de protection à double titre:

– dans le cadre des gestes-barrière destinés à protéger chaque salarié, à commencer par vous-même,

– au regard de votre situation personnelle, ayant vous-même indiqué que votre compagne était suspectée d’être infectée au covid-19. Dans cette situation, même asymptomatique, vous étiez susceptible de contaminer vos collègues.

Vous avez sciemment mis en danger la santé et la sécurité de vos collègues en ne portant pas le masque.

Ces actes d’insubordination et le défaut de port du masque sur le lieu de travail constituent des manquements délibérés à l’obligation qui est faite à chaque salarié de prendre soin de sa santé et de celle de ses collègues.

2. Le 24 mars 2020 :

Alors que je procédais à la visite trimestrielle de l’usine avec la commission santé, sécurité et conditions de travail, vous m’avez interpellé par des propos vifs alors j’entrais dans la salle de pause. Vous avez tenu des propos virulents contre la direction. Vous avez également vivement critiqué l’implication des représentants du personnel qui avaient rédigé un document expliquant les mesures prises par la direction dans le contexte sanitaire et qui appelaient l’ensemble des salariés à respecter ces mesures. Dans vos propos, vous avez également reproché à la direction un manque de sévérité dans la gestion de la crise covid-19.

Non seulement ce comportement relève du dénigrement de votre employeur mais également de vos collègues représentants du personnel, tous animés par l’objectif impératif commun de sécurité des salariés.

Vos positions du 24 mars 2020 sont aux antipodes du comportement que vous avez adopté les 23, 24 et 27 avril 2020, dans une situation où vous étiez particulièrement à risque, vous êtes venu sur votre lieu de travail, contrevenant gravement à vos obligations en matière de santé et de sécurité. Cette volte-face démontre la mauvaise foi dont vous faites preuve depuis le début de la crise covid-19, et le comportement systématiquement contestataire que vous avez adopté qui n’est pas tolérable.

3. Le 18 mars 2020 et les jours suivants:

Par mail du 18 mars 2020 adressé à Mme [K], vous avez expressément mis en cause la communication de la direction, la qualifiant de « totalement impersonnelle et désincarnée », et qui ne représenterait, selon vous, qu’« un simple dédouanement et un manque de responsabilité au moment où il faudrait un tribun capable d’unifier les pratiques de chacun étant donné le laxisme ambiant », procédant par là-même à une critique acerbe de votre employeur et plus particulièrement des compétences de la direction.

Par la suite, vous êtes revenu à plusieurs reprises auprès de Mme [K] pour critiquer les actes de la direction dans le cadre de la pandémie, arguant que vous ou votre épouse pouvait expliquer ce qu’il convenait de faire.

Cette critique systématique à l’égard de votre employeur relève du dénigrement et de l’insubordination.

Les éléments recueillis au cours de notre entretien sur les faits qui vous sont reprochés ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation sur la gravité des faits. Ce comportement systématiquement contestataire, ces remarques et critiques infondées écrites ou proférées de manière répétée, ces insubordinations, et cette mise en danger de la santé et la sécurité de vous et de vos collègues constituent des fautes disciplinaires graves.

Compte tenu de la gravité des faits qui vous sont reprochés ci-dessus exposés, votre maintien dans l’entreprise est impossible. Nous sommes donc dans l’obligation de prononcer votre licenciement pour faute grave (…)  ».

La lettre de licenciement articule ainsi trois griefs envers M. [F] en lui reprochant dans un premier temps une insubordination en ce qu’il n’a pas respecté les consignes transmises de ne pas prendre son poste de travail, dans un deuxième temps des propos vifs et virulents tenus publiquement à l’égard de la direction, de collègues et des représentants du personnel le 24 mars 2020 afin de critiquer l’insuffisance des mesures de protection des salariés dans le cadre de la crise sanitaire et le manque de sévérité de la direction, et dans un troisième temps des propos tenus dans un courriel le 18 mars 2020 et les jours suivants destinés à critiquer les mesures mises en oeuvre par la direction pour lutter contre la propagation du covid-19, qualifiés de dénigrants à l’égard de l’employeur, et révélateurs d’une insubordination de par le caractère systématique des critiques.

Le licenciement de M. [F] a ainsi été prononcé notamment en raison de l’abus par le salarié de sa liberté d’expression.

L’exercice de la liberté d’expression des salariés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise ne peut cependant justifier un licenciement que s’il dégénère en abus, et le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice par le salarié de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

Il est établi que le salarié a, les 18 et 24 mars 2020, dénoncé à l’intérieur de l’entreprise Euroflaco [Localité 3] l’insuffisance des mesures mises en oeuvre par la direction dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire.

Toutefois, les propos qualifiés de vifs et virulents contre la direction reprochés au salarié le 24 mars 2020, qu’il aurait proféré en interpellant le directeur de site, M. [J], ne sont pas précisés dans la lettre de licenciement.

Pourtant, la circonstance selon laquelle le salarié a exprimé des critiques, mêmes vives, sur les mesures de protection des salariés ne sauraient être vues, en soi, comme un usage disproportionné de la liberté d’expression dont il jouit au travail, et ce d’autant moins qu’à l’aune de l’argumentation développée par M. [F] et corroborée par le témoignage de M. [S], il existait une forte liberté de parole au sein de la société Euroflaco [Localité 3], les salariés et la direction ayant l’habitude d’entretenir un dialogue franc sur les difficultés rencontrées au quotidien. Sans que l’employeur ne présente devant la cour davantage d’éléments sur les propos qu’il attribue ainsi à M. [F], le salarié verse en outre aux débats deux témoignages de collègues de travail faisant état le 24 mars d’une conversation respectueuse avec le directeur de site, durant laquelle des désaccords ont été exprimés sur la manière de faire appliquer les consignes d’hygiène à l’ensemble des salariés, étant rappelé que la discussion impliquant le salarié est ainsi intervenue dans un contexte sanitaire exceptionnel et nouveau lié l’épidémie de covid-19 ayant justifié des mesures sanitaires extrêmes de confinement généralisé en vigueur à compter du 16 mars 2020.

Dans ces conditions, la seule circonstance que l’intéressé ait tenu ses propos publiquement en salle de pause, en présence de plusieurs salariés de l’entreprise, ne suffit pas à leur conférer un caractère injurieux, diffamatoire ou excessif, et ne saurait par ailleurs caractériser une insubordination.

S’agissant du courriel adressé à Mme [K] le 18 mars 2020, les propos reprochés à M. [F] sont cette fois précisés dans la lettre de licenciement. Néanmoins, la simple lecture du message permet de constater que l’intéressé y a certes là encore exprimé son opinion sur la manière dont il concevait l’application des mesures d’hygiène au sein de l’entreprise en faisant état d’une mauvaise communication et d’un manque de responsabilité dans l’application des mesures d’hygiène compte-tenu des manquements observés de la part de certains salariés sur ce point, mais sans tenir pour autant des propos injurieux, excessifs ou diffamatoires. Dans ces conditions, les propos tenus par le salarié n’ont pas dépassé la simple liberté d’expression dont il bénéficie en vertu des articles 10 et 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de l’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et de l’article L.1121-1 du code du travail.

Enfin, si l’employeur vise également, dans la lettre de licenciement, le fait que M. [F] se serait à nouveau manifesté «à plusieurs reprises» après le 18 mars 2020 auprès de Mme [K] pour formuler de nouvelles critiques des actes de la direction dans le cadre de la pandémie, la cour observe l’absence de toute précision quant aux jours et propos concernés tant dans la lettre de licenciement que dans les conclusions de l’employeur, étant en outre souligné qu’aucune des trois attestations de Mme [K] n’apporte d’éléments précis et circonstanciés sur ce point.

En conséquence, il n’est pas établi que M. [F] ait fait un usage disproportionné de sa liberté d’expression tel que retenu dans la lettre de licenciement.

Dans ce contexte, aucune critique «systématique» à l’égard de l’employeur ne saurait être retenue, et la seule interpellation de la direction par M. [F] à deux reprises, les 18 et 24 mars 2020, ne saurait s’analyser en une volonté de dénigrer la société ou en une insubordination.

En l’absence d’abus caractérisé, le licenciement querellé sanctionne l’exercice non abusif de la liberté d’expression du salarié de sorte qu’il a été prononcé en violation d’une liberté fondamentale. Pour ce motif, sans avoir à examiner les autres griefs invoqués dans la lettre de licenciement, le licenciement de M. [F] doit être déclaré nul.

Le jugement entrepris est infirmé en toutes ses dispositions.

2. Sur les conséquences de la nullité du licenciement

La nullité du licenciement en raison d’une violation d’une liberté fondamentale, confère au salarié un droit à réintégration dans son emploi. La réintégration s’impose à l’employeur, sauf impossibilité matérielle de réintégrer le salarié dans son emploi ou dans un emploi équivalent.

En l’espèce, il est fait droit à la demande formée à titre principal par M. [F], la société n’invoquant aucune impossibilité matérielle à ce titre. Cette condamnation est assortie d’une astreinte telle que prévue au dispositif.

Par ailleurs, M. [F] dont le licenciement a été prononcé en violation d’une liberté fondamentale et qui demande sa réintégration, a droit au paiement d’une indemnité d’éviction correspondant à la réparation de la totalité du préjudice subi entre son licenciement et sa réintégration, dans la limite du montant des salaires (congés payés afférents inclus) dont il a été privé, sans déduction des éventuels revenus de remplacement dont il a pu bénéficier pendant cette période.

Au regard des bulletins de salaire versés aux débats correspondant aux douze derniers mois précédant son éviction de l’entreprise, il se dégage une rémunération moyenne mensuelle brute s’élevant à 3 452,92 euros, non spécifiquement contestée par l’employeur, et les éléments du dossier justifient de condamner l’employeur à lui payer la somme de 91 157 euros correspondant à 24 mois de salaire et de congés payés afférents, conformément à la demande.

Le licenciement prononcé à l’égard de M. [F] étant nul, il convient également de condamner l’employeur à lui payer 1 474,08 euros à titre de rappel de salaires correspondant à la période de mise à pied conservatoire injustifiée, outre 147,41 euros au titre des congés payés afférents, les montants n’étant pas contestés à titre subsidiaire par l’employeur.

M. [F] sera débouté de sa demande, formée «dans tous les cas», portant sur la remise des documents de fin de contrat, qui est sans objet dès lors que le contrat de travail se poursuit.

3. Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts

S’agissant de l’indemnité d’éviction, elle portera intérêts au taux légal à compter de la saisine du conseil de prud’hommes soit le 9 avril 2021.

S’agissant des autres condamnations, il n’y a pas lieu de déroger aux dispositions des articles 1231-6 et 1231-7 du code civil prévoyant que les créances de nature salariale porteront intérêts au taux légal à compter de la réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et les créances à caractère indemnitaire produisent intérêts au taux légal à compter de la décision en fixant tout à la fois le principe et le montant.

Les intérêts échus dus au moins pour une année entière seront capitalisés dans les conditions prévues par l’article 1343-2 du code civil.

4. Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le sens du présent arrêt conduit à infirmer la décision déférée en ses dispositions sur les dépens et les frais irrépétibles.

La société Euroflaco [Localité 3], succombant, sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel, et à payer à M. [F] la somme de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. L’employeur est débouté de sa demande formée sur ce même fondement.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant contradictoirement par décision mise à disposition au greffe,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions soumises à la cour ;

Statuant à nouveau et ajoutant,

Dit que le licenciement de M. [F] est nul ;

Ordonne la réintégration du salarié au sein de la société Euroflaco [Localité 3] sur son poste de travail ;

Dit qu’à défaut d’exécution volontaire dans le mois de la signification du présent arrêt, la société sera contrainte de s’exécuter sous astreinte provisoire de 100 euros par jour de retard, passé ce délai, l’astreinte étant limitée à un délai de six mois passé lequel il appartiendra à la partie la plus diligente de saisir le juge de l’exécution pour qu’il soit de nouveau fait droit ;

Condamne la société Euroflaco [Localité 3] à payer à M. [F] une indemnité de 91 157 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 9 avril 2021 ;

Condamne la société Euroflaco [Localité 3] à payer à M. [F] la somme de 1 474,08 euros à titre de rappel de salaire correspondant à la période de mise à pied disciplinaire injustifiée, outre 147,41 euros au titre des congés payés afférents, avec intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’employeur de la convocation devant le bureau de conciliation du conseil de prud’hommes ;

Dit que les intérêts échus dus au moins pour une année entière seront capitalisés dans les conditions prévues par l’article 1343-2 du code civil ;

Déboute M. [F] de sa demande portant sur la remise des documents de fin de contrat ;

Condamne la société Euroflaco [Localité 3] à payer à M. [F] la somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d’appel ;

Déboute la société Euroflaco [Localité 3] de sa demande au titre l’article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société Euroflaco [Localité 3] aux dépens de première instance et d’appel.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE.

 


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