Your cart is currently empty!
COUR D’APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 39H
14e chambre
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 25 MAI 2023
N° RG 22/05384 – N° Portalis DBV3-V-B7G-VMFX
AFFAIRE :
Société FORTAFY GAMES DMCC
C/
Société COLOR SWITCH LLC
…
Décision déférée à la cour : Ordonnance rendue le 03 Août 2022 par le Président du TC de VERSAILLES
N° RG : 2022R00117
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le : 25.05.2023
à :
Me Kazim KAYA, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE
Me Martine DUPUIS, avocat au barreau de VERSAILLES,
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT CINQ MAI DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d’appel de Versailles, a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :
Société FORTAFY GAMES DMCC
Prise en la personne de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au Dubaï Multi Commodities Center le 13/04/2013 sous le n° 142509 – DMCC 186846
3141 DMCC [Adresse 3] – [Localité 4] – EMIRATS ARABES UNIS
Représentant : Me Kazim KAYA, Postulant, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE, vestiaire : 574 – N° du dossier FORTAFY
Ayant pour avocat plaidant Me Deniz CEYHAN, du barreau de Lyon
APPELANTE
****************
Société COLOR SWITCH LLC
société de droit de l’état de Californie, agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 2] – Californie – ETATS-UNIS
Société COLOR SWITCH PRODUCTIONS INC
[Adresse 1], [Localité 2]
CALIFORNIE ETATS UNIS
Représentant : Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625
Ayant pour avocats plaidants Me Thomas ROUHETTE et Ela BARDA du barreau de Paris
INTIMÉES
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 22 Mars 2023 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, conseiller, et Madame Marina IGELMAN, conseiller, ayant été entendue en son rapport.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de président,
Madame Marina IGELMAN, Conseiller,
Madame Lucile GRASSET, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Jeannette BELROSE,
EXPOSE DU LITIGE
M. [Y] [O] et M. [H] [A] ont conçu et développé en 2015 un jeu électronique dénommé « Color Switch » destiné à être téléchargé et utilisé à partir d’un téléphone portable.
Les sociétés de droit américain Color Switch Productions Inc. et Color Switch LLC ont été fondées en 2016, la première étant titulaire des droits d’exploitation du jeu électronique Color Switch et la seconde assurant le développement commercial de ce jeu.
La société EyeBox Games FZE est spécialisée dans le conseil en technologie de l’information et en gestion, et intervient dans le secteur des logiciels informatiques. Elle est intégralement détenue par M. [I] [U].
La société Fortafy Games DMCC, qui intervient notamment dans le secteur des logiciels informatiques, a été immatriculée au registre de Dubaï, aux Emirats Arabes Unis, le 13 avril 2016 et a pour associés MM. [I] [U], [Z] [T] et [M] [X].
La société AppCraft est quant à elle, une société de droit français à associé unique, la société Teita Conseil, qui intervient notamment dans le secteur de l’édition de logiciels et de jeux informatiques.
Par contrat d’édition du 21 novembre 2015 il a été confié à la société EyeBox Games une licence pour publier le jeu Color Switch sur toute plateforme et par avenant du 12 janvier 2016, il était convenu que la société EyeBox Games serait responsable du codage des mises à jour et améliorations du jeu.
Le 16 juin 2016, à la suite de la création de la société Fortafy, celle-ci s’est vu conférer le droit de publier le jeu sur toute plateforme ainsi que la responsabilité du code de toutes mises à jour.
Les deux contrats d’édition de 2015 et 2016 contiennent une clause de confidentialité.
En mai 2017, la société Color Switch LLC a mis fin au contrat conclu avec la société Fortafy Games DMCC à effet du 22 décembre 2017.
A la suite de cette résiliation, un conflit a émergé entre les société Fortafy et Color Switch LLC.
En 2018, la société Fortafy Games DMCC a attrait la société Color Switch LLC devant le tribunal de première instance de Dubaï pour revendiquer ses droits de propriété intellectuelle relatifs aux développements et mises à jour du jeu Color Switch. Ce tribunal, par jugement du 13 octobre 2020, a partiellement fait droit aux demandes de la société Fortafy. Les deux sociétés ont chacune fait appel de la décision, la société Color Switch LLC sur le principe de sa condamnation et la société Fortafy sur le quantum des dommages et intérêts octroyés, cet appel étant en cours.
Prétendant que les éléments produits dans le cadre de la procédure dubaïote auraient révélé une violation par les sociétés EyeBox Games et Fortafy Games de leur engagement de confidentialité au profit de la société française AppCraft qui aurait apporté une assistance technique en lien avec le codage de certaines améliorations et perfectionnements du jeu Color Switch, les sociétés Color Switch Productions Inc. et Color Switch LLC, ont saisi par requête le président du tribunal de commerce de Versailles d’une demande de mesure d’instruction in futurum.
Par ordonnance en date du 15 février 2022, une mesure d’instruction à l’encontre de la société AppCraft sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile a été autorisée.
Les mesures ont été exécutées au sein des locaux de la société AppCraft le 9 mars 2022.
Par acte d’huissier de justice délivré le 26 avril 2022, la société Fortafy Games DMCC a fait assigner en référé rétractation les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc..
Par ordonnance contradictoire rendue le 3 août 2022, le juge des référés du tribunal de commerce de Versailles a :
– renvoyé les parties à se pourvoir ;
– cependant, et par provision,
– dit la requête des sociétés Color Switch Productions Inc. et Color Switch LLC du 2 février 2022 recevable ;
– débouté la société Fortafy Games DMCC de sa demande de rétractation de l’ordonnance du 15 février 2022 ;
– débouté la société Fortafy Games DMCC de ses autres demandes ;
– condamné la société Fortafy Games DMCC à verser aux sociétés Color Switch Productions Inc. et Color Switch LLC, ensemble, la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens de l’instance dont les frais de greffe s’élèvent à la somme de 57,65 euros.
Par déclaration reçue au greffe le 18 août 2022, la société Fortafy Games DMCC a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition.
Dans ses dernières conclusions déposées le 13 février 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Fortafy Games DMCC demande à la cour, au visa des articles 56, 57, 143, 144, 145, 146, 496, 497 et 700 du code de procédure civile, et 1240 du code civil, de :
– déclarer l’appel recevable et déclarer la société Fortafy Games DMCC fondée à demander la rétractation l’ordonnance rendue le 15 février 2022 ;
– infirmer l’ordonnance de référé rendue le 3 août 2022 par le tribunal de commerce de Versailles ;
statuant à nouveau
– déclarer que la requête du 2 février 2022 est non motivée ;
– rétracter l’ordonnance rendue le 15 février 2022 par le tribunal de commerce de Versailles ;
– dire et juger que la procédure engagée est abusive et que le principe du contradictoire a été violé par la société Color Switch LLC et la société Color Switch Productions Inc. ;
– dire et juger que les interventions abusives et disproportionnées ont porté atteinte à la relation contractuelle entre la société Fortafy Games DMCC et la société AppCraft ;
– condamner la société Color Switch LLC et la société Color Switch Productions Inc. à payer la somme de 30 000 euros au profit de la société Fortafy Games DMCC ;
– condamner les mêmes sociétés à payer la somme de 8 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner les mêmes sociétés également aux entiers dépens de l’instance.
Dans leurs dernières conclusions déposées le 16 janvier 2023 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. demandent à la cour, au visa des articles 145 et 496 du code de procédure civile, de :
– confirmer l’ordonnance du président du tribunal de commerce de Versailles du 3 août 2022 en ce qu’elle a :
– débouté la société Fortafy Games DMCC de sa demande de rétractation de l’ordonnance du 15 février 2022, prise sur requête des sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc.. du 2 février 2022, et ayant ordonné la réalisation de mesures d’instruction au sein du siège et des locaux de la société AppCraft, situés à [Localité 5] et à [Localité 6],
– débouté la société Fortafy Games DMCC de sa demande de versement d’une somme provisionnelle de 13 000 euros pour procédure abusive,
– débouté la société Fortafy Games DMCC de l’ensemble de ses autres demandes,
– déclarer irrecevable la demande de paiement de la somme de 30 000 euros à défaut d’avoir été sollicitée à titre de provision,
– débouter la société Fortafy Games DMCC de toutes ses demandes, y compris de sa demande de versement de la somme de 30 000 euros, dans l’hypothèse où la cour la déclarerait recevable,
– condamner la société Fortafy Games DMCC à payer aux sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc.., ensemble, une indemnité de 7 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 7 mars 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
La société Fortafy conclut en premier lieu sur le fait que la requête présentée par les sociétés américaines au président du tribunal de commerce de Versailles n’a pour finalité que de l’intimider et d’alimenter abusivement une procédure contentieuse en cours aux Emirats.
Elle relate que le jour même de l’audience de première instance, soit le 15 juin 2022, les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. ont conclu un accord transactionnel avec la société AppCraft, dont elle a pris connaissance lors d’une réunion tenue à [Localité 4] le 30 août suivant, ce qui vient confirmer selon elle que la procédure litigieuse n’est qu’un écran et donc abusive.
Elle répète à plusieurs reprises dans le corps de ses conclusions que l’appréciation du président du tribunal de commerce de Versailles a été trompée par les man’uvres des sociétés américaines.
Elle souligne que celles-ci avouent dans leurs écritures ne pas être préoccupées par le prétendu préjudice qui avait pourtant motivé leur requête, écrivant que l’examen des documents que la société AppCraft a accepté de leur remettre spontanément n’est pas terminé.
La société Fortafy fait valoir en deuxième lieu que l’ordonnance attaquée devra être rétractée en raison du litige déjà en cours aux Emirats Arabes Unis, rétorquant à cet égard aux arguments adverses que le rejet de l’intervention forcée à l’encontre de la société AppCraft par le juge dubaïote n’est pas de nature à justifier l’absence de procédure en cours, alors que si cette intervention forcée n’avait pas échoué, une « procédure serait en cours selon la définition erronée des sociétés américaines », précisant que la décision de rejet de l’intervention forcée n’a pas fait l’objet d’un recours.
L’appelante conclut en troisième lieu à l’absence de démonstration de l’existence d’un motif légitime alors que la procédure a été engagée pour obtenir des preuves et pièces afférentes aux relations contractuelles et aux prétendues violations de l’obligation de confidentialité, que les sociétés américaines ont déjà en leur possession (à savoir des attestations démontrant la relation contractuelle entre la société AppCraft, la société Teita Conseil et les sociétés émiraties ainsi que les relevés de compte bancaire établissant la relation financière entre elles).
Elle soutient que la mesure d’investigation litigieuse est une procédure d’intimidation qui fait suite aux échecs judiciaires des sociétés américaines à l’encontre des sociétés émiraties (échec de la procédure engagée aux Etats-Unis, échec en première instance dans la procédure engagée aux Emirats, échec de la demande d’intervention forcée de la société AppCraft dans la procédure émiratie, rapports d’expertise en défaveur de Color Switch), celles-ci ayant également pris soin de cacher au juge des requêtes que le rapport du 28 septembre 2021 est partiellement contesté et miné d’incohérences et qu’il comprend un rapport d’un expert technique qui confirme que la société Fortafy est la propriétaire des mises à jour du jeu Color Switch.
Elle précise que le rapport du 29 septembre 2021 est un rapport supplémentaire qui vient compléter les 2 premiers et n’a nullement vocation à le remplacer.
Selon elle, les experts n’ont en outre pas été récusés, mais « font seulement l’objet d’un nouvel avis ».
Elle ajoute que les intimées ne produisent pas le moindre commencement de preuve sur des actes qui tendraient à retenir la violation de sa part et de la part de la société AppCraft d’une obligation de confidentialité.
Elle souligne qu’il ne peut y avoir eu aucune complicité d’une violation d’une obligation de confidentialité puisque tant la société AppCraft que la société Teita Conseil sont des sociétés partenaires et non des sociétés tierces concurrentes. Ainsi il ne peut y avoir selon elle de complicité en l’absence d’infraction civile principale.
La société Fortafy développe en quatrième lieu, au visa de l’article 146 du code de procédure civile, sur la mauvaise foi et la résistance des intimées qui ont tardé à lui transmettre les pièces produites à l’appui de la requête.
En cinquième lieu l’appelante argue d’une absence de motifs de dérogation au principe du contradictoire, alors que les sociétés américaines, comme il a déjà été dit, avaient auparavant en leur possession les pièces afférentes aux relations contractuelles entre la société AppCraft et les sociétés émiraties.
Enfin, la société Fortafy écrit : « le procédé utilisé est abusif et les sociétés américaines poursuivre ne font que confirmer leurs man’uvres et s’étonnent des demandes pécuniaires de la société Fortafy à hauteur de 30 000 euros alors qu’elles savent que leur procédé cause nécessairement préjudice. » (sic)
Les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc., intimées, exposent quant à elles, à l’appui de leur demande de confirmation de l’ordonnance ayant dit n’y avoir lieu à rétractation, que dans le cadre de la procédure dubaïote, la société Fortafy a produit certaines pièces démontrant que la société AppCraft avait apporté une mission d’assistance technique à la société EyeBox Games, en lien avec le codage de certaines améliorations, mises à jour techniques, modifications et/ou perfectionnements du jeu Color Switch (attestations de M. [C] [L] et de M. [S] [B], factures à l’entête d’AppCraft et relevé bancaire).
Elles soutiennent que cette mission d’assistance technique, dont elles n’ont jamais été informées, a nécessairement permis à la société AppCraft d’avoir accès à des informations confidentielles concernant le jeu Color Switch, protégées par les contrats d’édition des 21 novembre 2015 et 16 juin 2016, laissant supposer l’existence d’une violation caractérisée par les sociétés EyeBox Games et Fortafy de leur engagement de confidentialité, avec une possible complicité de la société AppCraft.
Ainsi, elles font valoir que la mesure obtenue était nécessaire pour :
– conforter les indices déjà recueillis sur l’existence d’une relation contractuelle entre EyeBox Games et/ou Fortafy et/ou M. [U] d’une part, et AppCraft d’autre part, en lien avec le codage des mises à jour et améliorations du jeu Color Switch, et, partant,
– démontrer la complicité d’AppCraft dans le cadre de la violation par EyeBox Games et/ou Fortafy de leur engagement de confidentialité.
Elles précisent également que la société AppCraft ayant fait savoir qu’elle ignorait tout des faits dénoncés, elle a consenti à leur communiquer les éléments saisis dans le cadre des mesures d’instruction, et qu’aux termes d’un protocole transactionnel du 15 juin 2022, elle a autorisé la libération des éléments saisis et leur communication par les huissiers.
Elles indiquent que l’analyse des documents est toujours en cours et entendent préciser que si à l’issue de leur examen la bonne foi de la société AppCraft est établie, ceci ne serait pas de nature à remettre en cause la validité des saisies réalisées le 9 mars 2022, rappelant que le motif légitime justifiant leur a réalisation s’apprécie au jour du dépôt de la requête initiale.
Se référant aux éléments communiqués par la société Fortafy dans le cadre de la procédure dubaïote, elles concluent qu’il en résultait des indices permettant de supposer que la société AppCraft s’était rendue complice des agissements de violation de leur engagement de confidentialité par les sociétés émiraties, de nature à fonder une action en responsabilité délictuelle à l’encontre de la société AppCraft.
Elles répondent ensuite que certaines informations leur manquaient pour nourrir une action au fond, à savoir le contenu précis et l’étendue de la relation contractuelle suspectée entre la société AppCraft et la société EyeBox Games et/ou Fortafy, et donc l’étendue de la violation suspectée de l’engagement de confidentialité.
Au regard de ce motif légitime, elles avancent que l’argument relatif à une volonté d’intimidation est donc hors de propos et ne pourra aboutir.
S’agissant des rapports d’expertise qu’elles auraient prétendument cachés au juge des requêtes, elles objectent qu’elles n’avaient aucune raison de les produire puisqu’ils sont relatifs à la seule détermination de la titularité des droits de propriété intellectuelle sur le jeu Color Switch et ajoutent que les experts ayant été récusés, ces rapports sont privés de tout effet.
Les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. contestent ensuite l’existence d’un procès au fond déjà engagé dans le même litige et précisent que si la société Color Switch LLC avait sollicité l’intervention forcée de la société AppCraft dans la procédure dubaïote pour obtenir la communication des documents contractuels, aucune demande au fond n’a été formée contre elle, alors qu’en outre la juridiction dubaïote a rejeté cette demande d’intervention.
Elles soulignent également que les société Color Switch Productions Inc. et EyeBox Games n’ont jamais été parties à la procédure dubaïote.
Sur les circonstances nécessitant de déroger au principe du contradictoire, elles relèvent que le risque de dépérissement des preuves était d’autant plus important compte tenu du caractère volatile des éléments à saisir et de la gravité des manquements reprochés à la société AppCraft, permettant légitimement de supposer que cette dernière tenterait de supprimer les éléments en amont des saisies.
Enfin, elles demandent la confirmation de l’ordonnance du 3 août 2022 en ce qu’elle a débouté la société Fortafy de sa demande au titre de la procédure abusive.
Sur ce,
Selon l’article 145 du code de procédure civile, ‘s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé’.
Le juge, saisi d’une demande de rétractation d’une ordonnance sur requête ayant ordonné une mesure sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile et tenu d’apprécier au jour où il statue les mérites de la requête, doit s’assurer de l’existence d’un motif légitime, au jour du dépôt de la requête initiale et à la lumière des éléments de preuve produits à l’appui de la requête et de ceux produits ultérieurement devant lui, à ordonner la mesure probatoire et des circonstances justifiant de ne pas y procéder contradictoirement.
Il sera rappelé à titre liminaire que le juge est tenu d’apprécier les mérites de la requête au regard des seules conditions de l’article 145 et que le respect d’un devoir de loyauté à l’égard du juge et des autres parties n’apparaît pas au nombre de ces conditions.
Ainsi, pour apprécier la légalité et les mérites de la mesure d’instruction ordonnée, les développements de la société Fortafy sur l’objectif d’intimidation et d’instrumentalisation de la mesure sont inopérants.
Il sera aussi dès à présent indiqué qu’il est de jurisprudence constante que les dispositions de l’article 146 du code de procédure civile relatives aux mesures d’instruction ordonnées au cours d’un procès ne s’appliquent pas lorsque le juge est saisi d’une demande fondée sur l’article 145.
La recevabilité de la saisine du juge des requêtes étant une condition préalable à l’examen de la régularité et du bien fondé de la mesure probatoire sollicitée, il convient d’abord d’examiner la question de l’existence ou non d’une instance en cours.
Enfin, il sera relevé que l’appelante ne critique pas le caractère légalement admissible et proportionné des mesures ordonnées qu’il n’y a dès lors pas lieu d’examiner.
Sur l’existence d’une instance en cours :
L’appelante soutient qu’un litige est déjà en cours aux Emirats Arabes Unis, ce qui prive les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc., sociétés américaines, de leur droit de saisir une juridiction française.
Il découle des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile que l’existence d’une instance en cours ne constitue un obstacle à la mesure d’instruction in futurum que si une instance au fond est ouverte concernant le même litige à la date de la requête.
Il est constant qu’au jour de la présentation de la requête en date du 2 février 2022 par les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. devant le président du tribunal de commerce de Versailles, un litige était en cours aux Emirats Arabes Unis.
Toutefois, il ressort de la traduction du jugement en date du 13 octobre 2020 émanant du tribunal de première instance de Dubaï que cette procédure, introduite à la demande de la société Fortafy, visait seulement la société Color Switch LLC.
Par ce jugement, le tribunal dubaïote a en outre rejeté la demande « d’intégration » à la procédure de la société AppCraft, considérant que cette requête aux fins de l’intégrer comme nouvelle partie au litige ne constituait pas une véritable procédure contentieuse et que sa motivation principale était de l’obliger à fournir des pièces détenues par elle.
Ainsi, il est établi que le litige en cours ne concernait pas les mêmes parties que celles de la présente procédure.
Surtout, il résulte de ce même jugement du 13 octobre 2020 que le procès en cours concernait exclusivement la revendication par la société Fortafy de droits de propriété intellectuelle résultant des développements et mises à jour apportés au jeu Color Switch, et que la question d’une éventuelle violation par cette demanderesse de son devoir de confidentialité à l’égard des sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. n’y était pas abordée.
Dès lors, en l’absence d’identité de parties et d’objet, il ne peut être retenu qu’une instance au fond était ouverte à la date de la requête concernant le même litige.
Ce moyen soulevé par l’appelante sera écarté.
Sur la motivation de la dérogation au principe de la contradiction :
En application des articles 493 et 495 du code de procédure civile, l’ordonnance sur requête rendue non contradictoirement doit être motivée de façon précise, le cas échéant par l’adoption des motifs de la requête, s’agissant des circonstances qui exigent que la mesure d’instruction sollicitée ne soit pas prise contradictoirement.
En l’espèce, l’ordonnance rendue sur requête le 15 février 2022, après avoir exposé les faits laissant présumer la violation par les sociétés EyeBox et/ou Fortafy, avec la complicité de la société AppCraft, justifie la nécessité de déroger au principe de la contradiction par la recherche d’un effet de surprise, pour contrer le risque que les saisis, avisés à l’avance des mesures sollicitées, en annulent les effets par le déplacement ou la destruction des éléments de preuve recherchés, et plus particulièrement tous documents transcrits sur des supports informatiques qui constituent des données intrinsèquement fragiles et aisément dissimulables.
Dans ces conditions, il sera retenu que l’ordonnance sur requête contient une motivation suffisante pour caractériser la nécessité de recourir à une mesure non contradictoire.
Sur le motif légitime :
Il est constant que l’auteur de la demande à une mesure d’instruction in futurum à l’origine non contradictoire n’a pas à rapporter la preuve, ni même un commencement de preuve, du grief invoqué, mais qu’il doit toutefois démontrer l’existence d’éléments précis constituants des indices de violation possible d’une règle de droit permettant d’établir la vraisemblance des faits dont la preuve pourrait s’avérer nécessaire dans le cadre d’un éventuel procès au fond.
Il sera également rappelé qu’il appartient au requérant de justifier de ce que sa requête était fondée, et non au demandeur à la rétractation de rapporter la preuve qu’elle ne l’est pas.
Les sociétés américaines requérantes à la mesure font valoir rechercher des éléments qui viendraient conforter les indices déjà recueillis sur l’existence d’une relation contractuelle entre la société EyeBox Games et/ou Fortafy au profit de la société française AppCraft, qui aurait apporté une assistance technique en lien avec le code de certaines améliorations et perfectionnements du jeu Color Switch.
L’appelante ne conteste pas la présence dans le contrat d’édition qu’elle a conclu avec la société Color Switch LLC le 16 juin 2016 d’une clause de confidentialité ainsi rédigée :
« 11. Confidentialité et non-divulgation
11.1 Chaque Partie s’engage à respecter le caractère confidentiel des Informations Confidentielles et à ne pas les divulguer à des tiers ni à utiliser les Informations Confidentielles à des fins non-autorisées ou sans l’accord préalable exprès écrit de l’autre Partie.
Tout secret industriel ou information qui n’est pas mise à la disposition du public sera considéré comme une information confidentielle.
11.2 Les Informations Confidentielles resteront la propriété de la Partie à l’origine de la divulgation ».
La société Fortafy ne conteste pas davantage le contenu des éléments qu’elle a produits dans le cadre de la procédure menée à [Localité 4], à savoir une attestation de M. [C] [L], signataire autorisé de la société AppCraft, en date du 8 octobre 2020, une attestation de M. [S] [B], associé et président de la société Teita Conseil, associée unique de la société AppCraft, en date du 8 octobre 2020, plusieurs factures à l’entête de la société AppCraft, libellées au nom de la société EyeBox Games et adressées à l’attention de M. [U], le relevé bancaire de la société EyeBox, desquels il ressort l’existence d’une relation contractuelle entre M. [U] au travers de la société Fortafy (dont il est l’un des associés) et de la société EyeBox d’une part, et de la société AppCraft d’autre part, en vertu de laquelle cette dernière leur a apporté une assistance technique en lien avec le codage des mises à jour et améliorations du jeu Color Switch, impliquant qu’elle ait pris connaissance d’informations pourtant interdites de divulgation à des tiers.
Or ces éléments caractérisent l’existence d’indices laissant supposer l’existence d’une violation, notamment par la société Fortafy, de son obligation de confidentialité stipulée au contrat d’édition du 16 juin 2016, justifiant le motif légitime pour les sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. de rechercher des preuves venant conforter les indices déjà en leur possession, établir une possible complicité de la société AppCraft, et pouvoir ainsi déterminer l’étendue de la violation suspectée et l’ampleur des préjudices en découlant.
Le motif légitime devant s’apprécier à la date de la présentation de la requête, la circonstance que les sociétés intimées et la société AppCraft aient conclu le 15 juin 2022 un protocole transactionnel par lequel la dernière a consenti la remise des éléments saisis aux premières, est sans incidence, et il sera retenu que ce motif est bien caractérisé en l’espèce.
Il découle de tout ce qui précède que c’est à juste titre que le premier juge a débouté la société Fortafy de sa demande de rétractation de l’ordonnance du 15 février 2022.
Dans ces conditions, le recours des sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. à cette procédure ne saurait être qualifié d’abusif et l’ordonnance querellée sera en conséquence confirmée en ce qu’elle a débouté la société Fortafy de sa demande à ce titre, étant en outre relevé, comme le font valoir les intimées, que cette demande n’est pas formée à titre provisionnel et serait en tout état de cause irrecevable.
Sur les demandes accessoires :
Compte tenu de ce qui précède, l’ordonnance sera confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, la société Fortafy ne saurait prétendre à l’allocation de frais irrépétibles. Elle devra en outre supporter les dépens d’appel.
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser aux sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc. la charge des frais irrépétibles exposés en cause d’appel. L’appelante sera en conséquence condamnée à leur verser une somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour statuant par arrêt contradictoire,
Confirme l’ordonnance du 3 août 2022 en toutes ses dispositions,
Condamne la société Fortafy Games DMCC à verser aux sociétés Color Switch LLC et Color Switch Productions Inc., ensemble, la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Dit que la société Fortafy Games DMCC supportera les dépens d’appel.
Arrêt prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile, signé par Madame Pauline DE ROCQUIGNY DU FAYEL, Conseiller faisant fonction de président, et par Madame Elisabeth TODINI, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire
Le greffier, Le président,