Responsabilité du Notaire : 14 février 2023 Cour d’appel de Paris RG n° 20/14766

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Responsabilité du Notaire : 14 février 2023 Cour d’appel de Paris RG n° 20/14766
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Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 4 – Chambre 13

ARRET DU 14 FEVRIER 2023

(n° , 6 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 20/14766 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CCPQI

Décision déférée à la Cour : Jugement du 30 Septembre 2020 – Tribunal judicaire de PARIS

APPELANTE

Madame [Y] [P]

[Adresse 4]

[Localité 1]

Représentée par Me Alexandra SOKOLOW, avocat au barreau de PARIS, toque : J060, substitué par Me Bruno COUDERC, avocat au barreau de PARIS

INTIME

L’AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me Ali SAIDJI de la SCP SAIDJI & MOREAU, avocat au barreau de PARIS, toque : J076

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 13 Décembre 2022, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Marie-Françoise d’ARDAILHON MIRAMON, Présidente, et devant Mme Estelle MOREAU, Conseillère, chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries à la Cour composée de :

Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre

Mme Marie-Françoise d’ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Mme Estelle MOREAU, Conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Florence GREGORI

MINISTERE PUBLIC : auquel l’affaire a été communiqué le 04 novembre 2020, ayant rendu son avis le 18 octobre 2022 .

ARRET :

– contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour le 14 février 2023, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre et par Victoria RENARD, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

****

Par jugement du 19 juin 1991, le tribunal de grande instance de Toulouse a prononcé la séparation de corps de M. [C] [B] et de Mme [I] [K], mariés le 8 décembre 1984, et a homologué la convention portant règlement complet des effets de la décision de séparation de corps.

Ce jugement a toutefois été mentionné en marge de l’acte de naissance de M. [C] [B] en tant que divorce et non pas de séparation de corps.

Par acte notarié du 10 septembre 2012, M. [C] [B] et Mme [Y] [P] ont conclu un pacte civil de solidarité (pacs).

[C] [B] est décédé le 10 octobre 2015.

Par jugement du 8 décembre 2019, le tribunal de grande instance de La Rochelle a constaté la nullité du pacs précité, rejeté l’existence d’un pacs putatif, exclu la responsabilité du notaire à l’égard de Mme [P] et fixé l’indemnité de réduction due par cette dernière à Mme [K], conjoint survivant, à 5 080,93 euros.

C’est dans ces circonstances que, par acte du 9 juillet 2019, Mme [Y] [P] a fait assigner l’agent judiciaire de l’Etat devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir engager la responsabité de l’Etat pour faute lourde.

Par jugement le 30 septembre 2020, le tribunal judiciaire de Paris a :

– condamné l’agent judiciaire de l’Etat à payer à Mme [Y] [P] la somme de 32 679,50 euros de dommages et intérêts [soit 29 679,50 euros au titre du préjudice matériel et 3 000 euros au titre du préjudice moral],

– débouté Mme [Y] [P] du surplus de ses demandes indemnitaires,

– condamné l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens, avec bénéfice du droit prévu par les dispositions de l’article 699 du code de procédure civile,

– condamné l’agent judiciaire de l’Etat à payer à Mme [Y] [P] la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– ordonné l’exécution provisoire du jugement,

– débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Mme [P] a interjeté appel de cette décision par déclaration du 16 octobre 2020.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 9 novembre 2022, Mme [Y] [P] demande à la cour de :

– la recevoir en son appel et la dire bien fondée,

– débouter l’agent judiciaire de l’Etat de ses demandes incidentes principales et subsidiaires,

– écarter l’avis du ministère public en date du 18 octobre 2022,

– infirmer le jugement en ce qu’il a condamné l’agent judiciaire de l’Etat à lui payer la somme de 32 679,50 euros de dommages et intérêts, correspondant à une perte de chance appréciée à 50%,

– confirmer purement et simplement le jugement en ce qu’il a :

– condamné l’agent judiciaire de l’Etat à lui payer la somme de 3 000 euros au titre du préjudice moral,

et statuant à nouveau :

– dire et juger que sa perte de chance est de 100% et non 50%,

– fixer l’indemnisation de sa perte de chance subie et constituée par la perte de chance (sic) pour elle de bénéficier de l’exonération prévue par l’article 796-0 bis du code général des impôts en présence d’un pacs régulier, au montant correspondant aux droits de mutation dont elle se trouve redevable, soit la somme totale de 60 796,86 euros,

en tout état de cause :

– condamner l’agent judiciaire de l’État aux dépens sur le fondement des articles 696 et 699 du code de procédure civile,

– condamner l’agent judiciaire de l’État à lui payer, en équité, la somme de 6 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 9 avril 2021, l’agent judiciaire de l’Etat demande à la cour de :

à titre principal :

– infirmer le jugement en ce qu’il l’a condamné à indemniser Mme [Y] [P] au titre d’une perte de chance de bénéficier d’un régime fiscal plus avantageux,

– débouter Mme [Y] [P] de sa demande au titre d’une perte de chance de bénéficier d’un régime fiscal plus avantageux,

à titre subsidiaire :

– infirmer le jugement en ce qu’il l’a condamné à indemniser Mme [Y] [P] au titre d’une perte de chance de bénéficier d’un régime fiscal plus avantageux évaluée à 50%,

– réduire la demande indemnitaire de Mme [Y] [P] à 20% de 59 358,93 euros,

en tout état de cause :

– confirmer le jugement en ce qu’il l’a condamnée à payer 3 000 euros à Mme [Y] [P] au titre de son préjudice moral,

– débouter Mme [Y] [P] de sa demande au titre des frais irrépétibles et des dépens.

Selon avis du 18 octobre 2022 notifié le 19 octobre 2022, le ministère public demande à la cour d’infirmer le jugement sur le quantum des dommages-intérêts et de le ramener à de plus justes proportions.

SUR CE :

Sur la demande tendant à voir écarter l’avis du ministère public :

Cette demande formulée dans le dispositif des écritures de l’appelante, qui n’est étayée par aucun moyen de fait et de droit, est rejetée.

Sur la responsabilité du fait de l’Etat :

Sur la faute :

Le tribunal a jugé que l’officier d’état civil a commis une erreur en transcrivant le jugement litigieux de séparation de corps sous forme de jugement de divorce en marge de l’acte de naissance de [C] [B], exposant par cette faute la responsabilité de l’Etat.

Les parties ne discutent pas de la caractérisation de la faute lourde de l’Etat, de nature à engager sa responsabilité en application de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire et font porter le débat sur le lien de causalité et le préjudice.

La faute lourde de l’Etat, consistant en la transcription erronée du jugement de séparation de corps de [C] [B] en marge de son acte de naissance, est établie.

Sur le préjudice et le lien de causalité :

Le tribunal a retenu que du fait de l’erreur de transcription commise par l’officier d’état civil, Mme [P] a subi une perte de chance de conclure un pacs valable et donc précédé du divorce de [C] [B] d’avec Mme [K], le dommage subi ne pouvant consister qu’en une perte de chance au vu de l’aléa quant au comportement qu’aurait adopté [C] [B] et s’agissant de la possibilité d’accomplir les démarches utiles.

Relevant, d’une part, que le fait que [C] [B] ait souscrit un pacs avec Mme [P] et institué cette dernière comme légataire, accrédite l’idée qu’il aurait effectivement souhaité divorcer et, d’autre part, qu’il ne peut être exclu que le divorce n’ait pas été prononcé avant son décès, survenu en octobre 2015, ni que [C] [B] n’ait en réalité pas souhaité divorcer, n’ayant fait aucune demande en ce sens depuis 1991, le tribunal a évalué la perte de chance à 50%.

Il a indemnisé le préjudice matériel de Mme [P] au titre de la perte de bénéfice de l’exonération de droits de mutation applicable au partenaire lié au défunt par un pacs prévue par l’article 796-0 bis du code général des impôts et du paiement d’une indemnité de réduction au profit de l’épouse de [C] [B] en exécution du jugement du tribunal de grande instance de La Rochelle, en appliquant ce coefficient de perte de chance.

Mme [P] fait valoir une perte de chance totale de bénéficier de l’exonération des droits de mutation sur le fondement des dispositions de l’article 796-0 bis du code général des impôts en présence d’un pacs régulièrement contracté avec [C] [B] dès lors que :

– ce dernier a démontré sa volonté avant son décès de la protéger par l’institution d’un acte juridique passé devant notaire ayant pour vocation d’être régulier et de déployer ses effets de droit au moment opportun,

– il ne fait aucun doute que [C] [B], qui n’a pas eu de contact avec Mme [K] pendant près de 20 ans, ce qui fonde la présomption légitime de sa croyance certaine en sa séparation définitive d’avec cette dernière, aurait, s’il avait été informé de la réalité de sa situation maritale, divorcé de Mme [K],

– si l’officier d’état civil n’avait pas commis cette erreur dans la mention apposée sur l’acte d’état civil, présumée exacte, le notaire aurait soulevé la nécessité pour [C] [B] de divorcer de Mme [K] pour pouvoir contracter un pacs valable et il n’en serait résulté aucun dommage,

– la reconnaissance par le ministère public, dans son avis, du principe de l’indemnisation de Mme [P] et par suite de la pleine et entière responsabilité de l’Etat, constitue un aveu judiciaire,

– elle est donc fondée à solliciter la somme de 60 796,86 euros résultant du décompte financier qu’elle produit aux débats (incluant le montant de l’indemnité de réduction dû à Mme [K] en application du jugement du tribunal de grande instance de La Rochelle, retenu par le tribunal).

L’agent judiciaire de l’Etat réplique que Mme [P] échoue à démontrer le lien de causalité entre la mention erronée et le préjudice matériel allégué et qu’elle ne justifie d’aucune perte de chance ou subsidiairement que d’une faible perte de chance de bénéficier d’un régime fiscal plus favorable dès lors que :

– la probabilité que [C] [B] aurait divorcé puis contracté le pacs avec Mme [P] avant de décéder n’est pas connue, l’intéressé n’ayant formé qu’une demande de séparation de corps, dont la convention ne contient aucune renonciation des époux séparés aux droits de succession, et s’étant vu remettre le jugement de séparation de corps d’avec Mme [K] sans jamais rechercher à mettre fin à son mariage,

– Mme [P] s’abstient de proposer tout calcul de la perte de chance de bénéficier d’une exonération de droits de mutation auxquels elle aurait été soumise en cas de pacs valable, et ne produit pas le testament olographe qui ferait d’elle une successible, étant rappelé que le pacs n’entraîne pas en lui-même vocation successorale,

– les frais, honoraires, impôts sur le revenu du de cujus, ne sont pas des droits de succession dont l’appelante aurait été exonérée si son pacs avait été maintenu,

– faute de démonstration de l’existence et du montant de la perte de chance de bénéficier d’un régime fiscal plus avantageux alléguée, la demande d’indemnisation de Mme [P] au titre de son préjudice matériel doit être rejetée,

– à titre subsidiaire, la perte de chance ne saurait dépasser 20%, l’indemnisation de celle-ci devant le cas échéant se faire sur la base de l’assiette retenue par le tribunal.

Le ministère public est d’avis que si le principe de l’indemnisation de Mme [P] est bien acté par le tribunal, son montant doit être mesuré à la chance perdue et ne saurait être équivalent à l’intégralité du montant du dommage qu’elle aurait permis d’éviter, et que l’indemnisation due par l’Etat doit être réduite à de plus justes proportions, en deçà des 50% octroyés en première instance.

Il ne résulte aucunement de cet avis l’aveu que la demande indemnitaire de Mme [P] serait fondée.

En application du principe la réparation intégrale du préjudice, seul un préjudice certain peut être réparé.

Il appartient à celui qui sollicite l’indemnisation d’une perte de chance de rapporter la preuve de son caractère réel et sérieux. Si une perte de chance même faible est indemnisable, la perte de chance doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance. Une perte de chance hypothétique n’ouvre droit à aucune indemnisation.

L’article 299 du code civil énonce que la séparation de corps ne dissout pas le mariage mais met fin au devoir de cohabitation, et l’article 515-2 du même code prévoit, à peine de nullité, qu’il ne peut y avoir de pacte civil de solidarité entre deux personnes dont l’une au moins est engagée dans les liens du mariage.

Pour justifier de la perte de chance de conclure un pacs régulier et bénéficier ainsi d’un régime fiscal plus favorable que celui qui lui a été appliqué, Mme [P] produit aux débats l’attestation de Mme [O] [H] née [P], sa soeur, faisant état d’une ‘vie maritale’ du couple [P]-[B] durant 15 ans, de la conviction par [C] [B] qu’il était divorcé de Mme [K] tant d’années après sa séparation et de sa volonté de préserver Mme [P] ‘s’il lui arrivait malheur avant elle’, et insistant sur le choc psychologique ressenti par Mme [P] et les retentissements importants sur sa vie, notamment en matière financière. Ces derniers éléments ressortent également des attestations de Mme [O] [W], voisine de l’appelante, et de Mme [M] [N] épouse [V], sa cousine par alliance.

Si la transcription du jugement de séparation de corps par l’officier de l’état civil en marge de l’acte de naissance de [C] [B], dont un extrait a été produit pour la constitution du dossier du pacs, avait été exacte, [C] [B] en aurait nécessairement été informé par le notaire.

En revanche, si les actes d’état civil font foi jusqu’à preuve contraire, [C] [B] ne pouvait ignorer qu’aucun jugement de divorce n’avait été prononcé à son endroit, mais un jugement de séparation de corps, dont la convention conclue avec son épouse et homologuée par le juge aux affaires familiales, portant règlement des effets de la séparation de corps, ne comporte aucune renonciation expresse à tous droits futurs dans la succession de chacun des époux séparés de corps comme le leur permettaient les dispositions légales applicables, ainsi que l’a retenu le tribunal de grande instance de La Rochelle. En dépit de l’ancienneté des relations nouées avec Mme [P], [C] [B] n’a engagé aucune démarche aux fins de conversion de la séparation de corps en divorce, manifestant ainsi sa volonté de préserver son épouse.

S’il ressort du jugement du tribunal de grande instance de La Rochelle que [C] [B] a consenti à l’appelante un testament olographe du 10 septembre 2012 portant sur la totalité de l’usufruit sur une maison d’habitation et son mobilier, ce testament, établi le jour du pacs, n’institue pas Mme [P] légataire universelle comme elle le prétend.

Au vu de l’ancienneté de la séparation de corps de [C] [B] d’avec son épouse, mais également de l’importance de la durée de vie commune avec Mme [P] au moment du pacs et dont [C] [B] a également tenu à préserver les intérêts en cas de décès, ainsi que de la nécessité d’obtenir un jugement de divorce et sa transcription à l’état civil pour pouvoir contracter un pacs valable, la perte de chance de Mme [P] de justifier, au moment du décès de [C] [B] survenu le 10 octobre 2015, a justement été appréciée par les premiers juges à 50%. Son préjudice matériel a donc été pertinemment fixé à 29 679,50 euros, outre la somme de 3 000 euros allouée au titre du préjudice moral, non discutée.

Le jugement est donc confirmé.

Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile :

Les dépens d’appel incombent à l’Etat, partie succombante, et pouront être recouvrés selon les modalités de l’article 699 du code de procédure civile, sans qu’aucune considération tirée de l’équité ne justifie sa condamnation au paiement d’une indemnité de procédure en cause d’appel.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Dit n’y avoir lieu à écarter l’avis du ministère public,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions,

Dit n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat aux dépens d’appel qui pourront être recouvrés selon les modalités de l’article 699 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE,

 


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