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MINUTE N° 443/2023
Copie exécutoire à
– Me Joseph WETZEL
– la SELARL ACVF ASSOCIES
– la SELARL LEXAVOUE
COLMAR
Le 29 septembre 2023
Le Greffier
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE COLMAR
DEUXIEME CHAMBRE CIVILE
ARRÊT DU 29 Septembre 2023
Numéro d’inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/02652 – N° Portalis DBVW-V-B7F-HTDA
Décision déférée à la cour : 25 Mars 2021 par le tribunal judiciaire de STRASBOURG
APPELANTS et intimés sur appel incident :
Monsieur [G] [A]
Madame [R] [E] épouse [A]
demeurant ensemble [Adresse 3] à [Localité 7]
La S.À.R.L. LIGHTING COMPONENTS INTERNATIONAL (LCI), représentée par son représentant légal
ayant son siège social [Adresse 3] à [Localité 7]
représentés par Me Joseph WETZEL, avocat à la cour.
avocat plaidant : Me AZEVEDO, avocat à Strasbourg
INTIMÉS :
Maître [Y] [T]
exerçant son activirté [Adresse 6] à [Localité 9]
représenté par la SELARL ACVF ASSOCIES, société d’avocats à la cour.
INTIMÉE et appelante sur incident :
La S.A.S. IN EXTENSO prise en la personne de son représentant légal
ayant son siège social [Adresse 4] à [Localité 8]
représentée par la SELARL LEXAVOUE COLMAR, société d’avocats à Colmar.
avocat plaidant : Me BOUZOUITA, avocat à Paris.
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du Code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 14 Avril 2023, en audience publique, les parties ne s’y étant pas opposées, devant Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente de chambre, chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Isabelle DIEPENBROEK, Présidente de chambre
Madame Myriam DENORT, Conseiller
Madame Nathalie HERY, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Madame Sylvie SCHIRMANN
ARRÊT contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile.
– signé par Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente et Madame Sylvie SCHIRMANN, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCÉDURE
Selon acte de vente reçu par M. [Y] [T], notaire, avec la participation de M. [V] [O], en date du 20 décembre 2006, M. [G] [A] a acquis une maison à usage d’habitation sise à [Localité 7], [Adresse 3], édifiée sur une parcelle section 99 n°[Cadastre 10], au prix de 1 700 000 euros.
Cet ensemble immobilier a été divisé en deux parcelles, selon procès-verbal d’arpentage du 2 avril 2007, une première parcelle cadastrée section 99 n°[Cadastre 1] d’une contenance de 4,68 ares comportant la maison, une seconde parcelle cadastrée section 99 n°[Cadastre 2] d’une contenance de 4,99 ares correspondant au terrain annexe.
M. [A] souhaitant optimiser son patrimoine, alors que par ailleurs la SARL Lighting components international dont il était le dirigeant avait des projets d’extension, a pris contact avec son expert-comptable la SAS In extenso [Localité 7], en la personne de MM. [C] et [Z] qui, lors d’une réunion du 6 décembre 2007, lui ont présenté différentes solutions d’optimisation fiscale rappelées dans une note non signée du 21 décembre 2007, suivie d’un avis daté du 6 février 2008 signé par les deux experts comptables.
La proposition finalement retenue consistait en une vente de l’usufruit temporaire de l’immeuble à la SARL Lighting components international (la société LCI), détenue par M. [A] et son épouse, Mme [R] [E], afin que la société y domicilie son siège social.
Le bien immobilier a été évalué, à la demande de M. [A], par Mme [I] [D], expert immobilier, qui a retenu dans son rapport d’expertise daté du 11 mars 2008 une valeur vénale de la propriété, terrain intégré, se situant entre 1 300 000 euros et 1 400 000 euros.
L’acte de cession de l’usufruit de la parcelle section 99 n°[Cadastre 1] pour une durée de 21 ans par M. [A] à la société LCI, moyennant le prix de 986 000 euros a été reçu par Me [T], notaire, le 31 mai 2008.
La société LCI a fait l’objet d’une vérification de comptabilité par les services fiscaux, portant sur la période du 1er janvier 2007 jusqu’au 31 décembre 2009, s’agissant de l’impôt sur les sociétés et jusqu’au 30 avril 2010 s’agissant de la TVA, qui a donné lieu à une première proposition de rectification datée du 16 décembre 2010, puis à une seconde du 22 août 2011 portant sur les exercices 2007, 2008 et 2009.
L’administration fiscale a considéré que la comptabilité de la société LCI était irrégulière et non probante sur lesdits exercices, retenant une minoration des stocks, des remboursements de frais professionnels dont le caractère privé a été dissimulé, et la comptabilisation de factures de prestations sans contrepartie, et a considéré que le rachat de l’usufruit par la société avait été fait sur la base d’une valeur de rendement délibérément surévaluée, et qu’il aurait dû être évalué à 658 360 euros, ce qui constituait un acte anormal de gestion au profit du dirigeant.
Les époux [A] ont corrélativement fait l’objet d’un redressement fiscal au titre de l’impôt sur le revenu en raison de l’avantage perçu du fait de la surestimation de l’usufruit, et de l’intégration dans la comptabilité de la société LCI de nombreuses dépenses personnelles.
Ces redressements fiscaux ont été contestés par la société LCI et par les époux [A] qui ont saisi le tribunal administratif de Strasbourg le 9 septembre 2013.
Parallèlement, la société LCI et les époux [A] ont, par assignation délivrée le 22 juillet 2015, fait citer la SA In extenso et Me [T] devant le tribunal de grande instance de Strasbourg aux fins de voir engager leur responsabilité contractuelle et délictuelle, et obtenir réparation du préjudice découlant de différents manquements dans l’exécution de leurs obligations professionnelles, notamment de conseil, imputés à ces professionnels.
Le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté les recours par deux jugements du 6 décembre 2016, réduisant toutefois à 40 % la majoration appliquée à la société LCI pour manquement délibéré du contribuable.
Ces jugements ont été confirmés par la cour administrative d’appel de Nancy par deux arrêts en date du 12 avril 2018, et le pourvoi formé par les époux [A] et la société LCI a été rejeté par un arrêt du Conseil d’Etat en date du 13 mars 2019.
Par jugement contradictoire du 25 mars 2021, assorti de l’exécution provisoire, le tribunal judiciaire de Strasbourg a :
– rejeté l’exception d’irrecevabilité formée par la société In extenso contre la demande de la société LCI ;
– déclaré irrecevables les demandes formées par la société LCI contre Me [T] ;
– rejeté les demandes des époux [A] formées contre Me [T] ;
– rejeté les demandes formulées par la société LCI et les époux [A] contre la société In extenso portant sur le redressement fiscal dont ils avaient fait l’objet suite à des rectifications par l’administration fiscale portant sur des questions de TVA déductible, de stock irrégulier, de charges non engagées dans l’intérêt de l’entreprise, de prestations facturées par une société taïwanaise Omnitronix et par M. [U] [J], ou encore de remboursements de frais injustifiées ;
– condamné la société In extenso à payer à la société LCI la somme de 15 934,39 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement au titre de ‘leur’ préjudice matériel ;
– condamné la société In extenso à payer aux époux [A] la somme de 117 815 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement au titre de leur préjudice matériel ;
– condamné la société In extenso à produire ses attestations et contrats d’assurance à la société LCI et aux époux [A] ;
– rejeté les demandes reconventionnelles de la société In extenso ;
– partagé la charge des dépens, en condamnant la société In extenso à en régler la moitié, et la société LCI et les époux [A], l’autre moitié ;
– dit n’y avoir lieu à faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
– rejeté les autres demandes.
Pour déclarer recevable la demande dirigée par la société LCI contre la société In extenso, le tribunal a considéré que les « conditions générales d’intervention » de la société d’expertise comptable, avaient été acceptées implicitement par la société ; que la clause impartissant au client un délai pour agir de trois mois à compter de la date à laquelle il aura eu connaissance du sinistre, tout en faisant référence à la prescription légale, était sujette à interprétation ; qu’à défaut d’articulation logique entre ces délais, il convenait d’interpréter cette clause de la manière la plus favorable pour le non-professionnel et de dire que le seul délai de prescription applicable était celui de 5 ans. Le tribunal a considéré que ce délai avait commencé à courir au moment où la société LCI avait été destinataire de la proposition de rectification par l’administration fiscale du 16 décembre 2010, de sorte que la prescription n’était pas acquise lors de l’introduction de l’instance.
Le tribunal a, en revanche, déclaré irrecevable la demande de condamnation du notaire formulée par la société LCI sur le fondement de la responsabilité contractuelle, dans la mesure où les manquements allégués concernant les obligations légales de celui-ci, la demande ne pouvait avoir qu’un fondement délictuel.
Au fond, le tribunal a écarté la responsabilité du notaire sur la demande formulée par les époux [A], en retenant qu’il n’avait pas participé à la fixation de la valeur de l’usufruit dans l’opération de démembrement, et qu’il n’avait pas d’obligation particulière de conseil ou de mise en garde dès lors qu’il s’agissait d’une opération de défiscalisation et que les époux [A], avaient été accompagnés pendant de longs mois par un spécialiste de la défiscalisation en la personne de la société In extenso, et qu’ils connaissaient le risque fiscal inhérent à ce type d’opération.
S’agissant de la demande formée par la société LCI contre la société In extenso, le tribunal a considéré, en substance, qu’aucune faute ne pouvait être reprochée à l’expert-comptable relative au redressement sur la TVA déductible concernant les stocks, les actes anormaux de gestion et les prestations d’Omnitronix et de M. [J], l’expert-comptable ayant manifestement été trompé par les pièces falsifiées transmises par son client qui faisait systématiquement passer en comptabilité des dépenses personnelles ; qu’en revanche, la société In extenso avait manqué à son devoir de conseil et de mise en garde à l’égard de son client dans le cadre de la fixation de la valeur de l’usufruit qui avait été arrêtée suivant ses conseils, sans qu’elle ait mené de vérifications préalables sur des ventes antérieures de même nature susceptibles d’être retenues à titre de comparaison par l’administration fiscale, ni conseillé à son client de demander à l’expert immobilier un avis chiffré de l’évaluation de l’usufruit, alors qu’elle avait conscience qu’il fallait étayer la valeur élevée de l’usufruit retenue par de telles pièces face à l’administration fiscale.
En ce qui concerne le préjudice, le tribunal a retenu que le paiement d’un impôt auquel le contribuable est légalement tenu ne constituait pas un préjudice indemnisable ; que l’assiette du préjudice indemnisable de la société LCI correspondait à la part représentée par l’opération de défiscalisation dans les impôts dus par la société au titre des années 2008 et 2009 ; que cette part en lien avec l’opération de démembrement de propriété s’élevait à 7,4% de l’imposition supplémentaire et des majorations, intérêts, frais de défense supportés par la société LCI, soit une somme totale de 26 557,32 euros, à laquelle en considération du risque fiscal, il a appliqué un taux de perte de chance de 60 %, condamnant ainsi la société In extenso à verser à la société LCI la somme de 15 934,39 euros.
Le tribunal a évalué de la même manière le préjudice des époux [A] en prenant en considération l’incidence de l’opération de défiscalisation sur leur situation, qui représentait 76% de l’imposition supplémentaire, et a condamné la société In extenso à leur verser la somme de 117 815 euros, après application du même taux de perte de chance.
M. [G] [A], Mme [R] [E] épouse [A] et la SARL LCI ont interjeté appel de ce jugement le 12 mai 2021, en toutes ses dispositions, sauf en ce qu’il a rejeté l’exception d’irrecevabilité formée par la société In extenso contre la demande de la société LCI, a condamné la société In extenso à produire ses attestations et contrats d’assurance à la société LCI et aux époux [A], a rejeté les demandes reconventionnelles de la société In extenso.
La procédure a été clôturée par ordonnance du 7 mars 2023.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Aux termes de leurs dernières conclusions transmises par voie électronique le 13 février 2023, les époux [A] et la société LCI demandent à la cour :
– de dire et juger l’appel recevable et bien fondé ;
– de rejeter la fin de non-recevoir soulevées par la société In extenso tirée du défaut de qualité à défendre de cette dernière ;
– de condamner la société In extenso au paiement de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour fin de non-recevoir invoquée dans une intention dilatoire ;
– de rejeter la fin de non-recevoir tirée du non-respect de la clause de forclusion ;
– de débouter les intimés de toutes leurs demandes et prétentions ;
– d’infirmer le jugement entrepris en ses dispositions, autres que la condamnation de la société In extenso à produire ses attestations et contrats d’assurance et celles par lesquelles les demandes de la société In extenso ont été rejetées ;
– statuant à nouveau, de déclarer la société In Extenso et M. [T] responsables des différents manquements relevés dans l’exécution de leurs obligations professionnelles à l’égard de la société LCI et des époux [A] ;
– de dire que la société In Extenso et M. [T] doivent réparer l’intégralité du préjudice subi par la société LCI et les époux [A] ;
– de constater l’existence d’un préjudice certain et immédiat découlant de la mise en recouvrement de suppléments d’impôts et charges sociales par l’administration fiscale à leur encontre ;
– de constater que le préjudice composé des impositions, pénalités et intérêts de retard s’établit à l’encontre des époux [A] à un montant global de 353 008,51 euros et à l’encontre de la société LCI à un montant de 534 416,92 euros ;
– de constater que le préjudice composé des frais et honoraires engagés par la société LCI pour les différentes missions d’assistance et de conseil s’élève à un montant global de 122 495,82 euros ;
– en conséquence, de :
– condamner in solidum la société In Extenso et M. [T] à payer à la société LCI la somme de 534 416,92 euros, en réparation du préjudice résultant des redressements fiscaux ; et la somme de 122 495,82 euros, en réparation des frais et honoraires de conseils exposés au cours de la procédure de vérification, et à exposer dans le cadre d’un recours contentieux, sommes majorées des intérêts au taux légal à compter de la signification de l’arrêt à intervenir ;
– condamner in solidum la société In Extenso et M. [T] à payer aux époux [A] la somme de 353 008,51 euros, en réparation du préjudice résultant des redressements fiscaux et la somme de 27 602,10 euros, en réparation du préjudice matériel personnellement subi par les époux [A] à l’occasion de la défense de leurs intérêts ainsi que de ceux de la société LCI, sommes majorées des intérêts au taux légal à compter de la signification de l’arrêt à intervenir ;
– sur l’appel incident, de déclarer l’appel incident formé par la société In Extenso mal fondé, et conséquemment le rejeter ;
– de débouter la société In Extenso de ses demandes ;
– en toute hypothèse, de condamner in solidum la société In Extenso et M. [T] à payer à la société LCI et aux époux [A], à chacun, la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens de la procédure incluant l’ensemble des frais d’huissiers afférents.
En réponse à la fin de non-recevoir soulevée par l’intimée tirée de son défaut de qualité à défendre, au motif qu’ils auraient attrait en justice la société In extenso Alsace participations, au vu du numéro du registre du commerce et des sociétés (RCS) indiqué dans l’assignation, et non la société In extenso [Localité 7], les appelants opposent que les articles 54 et 648 du code de procédure civile ne prescrivent pas de mentionner le numéro d’immatriculation au RCS dans l’assignation ; qu’il s’agit d’une exception de nullité qui doit être rejetée dans la mesure où l’identification de la personne morale est possible grâce aux autres mentions de l’assignation telles que la dénomination et le siège social, outre que ces sociétés appartiennent dans tous les cas au même groupe « In extenso », qu’elles ont leur siège à la même adresse, et que cette erreur n’a pas empêché la société In extenso de se défendre depuis le début de la procédure, ni d’exécuter le jugement de première instance, la condamnation ayant en effet été prise en charge par son assureur, la SA Axa, qui assure toutes les sociétés du groupe.
Les appelants invoquent également le principe de l’estoppel, et un comportement déloyal de l’intimée, et estiment au visa de l’article 123 du code de procédure civile, que le fait pour la société In extenso d’invoquer une telle fin de non-recevoir, sept ans après le début de la procédure, témoigne d’une intention dilatoire et d’une mauvaise foi ouvrant droit à l’allocation de dommages et intérêts.
S’agissant de la clause de forclusion, les appelants estiment que les conditions générales ne leur sont pas opposables, faute d’avoir été signées par eux, et qu’en tout état de cause, la cession de l’usufruit ne relève pas des missions dévolues à la société In Extenso par la lettre de mission.
Au surplus, si la cour devait admettre la validité d’une telle clause qui est sujette à interprétation, le délai de prescription de l’action en responsabilité qui court à compter de la date de réalisation du dommage ou de la date à laquelle la victime a été en mesure d’agir, a en l’espèce commencé à courir à compter des décisions rendues par le tribunal administratif ayant rejeté leur recours, la dette fiscale ayant été contestée.
Au fond, les appelants considèrent que la société In Extenso a engagé sa responsabilité pour manquement à son devoir de conseil et de mise en garde de son client tant au titre de la comptabilisation des charges, l’administration fiscale ayant en effet relevé de graves anomalies révélant une carence de l’expert-comptable, qu’au titre de la valorisation de l’usufruit inscrite à l’actif de la société, l’administration fiscale ayant estimé que l’acquisition par la société LCI de l’usufruit de l’immeuble appartenant à M. [A] était dépourvue d’intérêt pour elle et constituait un acte anormal de gestion, en se fondant sur une valorisation excessive. Les appelants relèvent à cet égard, qu’ils ont retenu la valorisation conseillée par la société In Extenso dans son courrier du 6 février 2008, dont la proposition ne contenait aucune mise en garde concernant le risque fiscal attaché à un tel choix concernant notamment l’éventualité d’un acte anormal de gestion. Ils ajoutent qu’il appartenait à l’expert-comptable de s’assurer de la réalité et de la justification des valeurs et des montants retenus pour la valorisation de l’usufruit inscrit à l’actif de la société LCI.
S’agissant de la responsabilité de Me [T], les appelants soutiennent que la jurisprudence de la Cour de cassation tend à considérer que la responsabilité du notaire peut être engagée tant sur le fondement délictuel, que contractuel par les clients victimes de la carence ou de la faute de celui-ci.
Ils lui reprochent d’avoir confirmé que le taux de rendement de 7% pour l’évaluation économique de l’usufruit temporaire se situait dans la moyenne du marché, et de ne pas les avoir informés ou conseillés sur les conséquences et risques liés à l’opération, alors qu’étant habitué des opérations de démembrement de propriété, il disposait des moyens permettant de vérifier les valeurs locatives et le montant des dernières ventes dans le même périmètre géographique, l’écart de 33% relevé par l’administration fiscale entre la valeur retenue et la valeur du marché constituant une anomalie qui aurait dû attirer son attention.
Les appelants soutiennent qu’ils sont ainsi fondés, pour la société LCI, à rechercher la responsabilité contractuelle de la société In Extenso et de Me [T], et pour les époux [A], à rechercher la responsabilité de ces derniers sur le fondement délictuel, à raison de manquements aux règles professionnelles et à leur devoir de conseil et d’information.
En ce qui concerne leur préjudice, les appelants soutiennent avoir dû supporter des frais importants pour contester les redressements dont ils ont fait l’objet, du fait de la négligence des professionnels investis d’une mission de conseil, et que les différents éléments du redressement fiscal constituent leur préjudice car découlant directement des fautes imputées aux intimés, dans la mesure où ils ont été privés de la possibilité de renoncer à l’opération et de rechercher une autre solution avec un régime fiscal plus avantageux. Les époux [A] observent que l’imposition à laquelle ils auraient normalement été tenus au titre de la cession de l’usufruit ne résulte pas de l’article 111c du code général des impôts – taxation des revenus réputés distribués – comme l’a retenu à tort le tribunal, mais de l’article 150 U du même code – imposition sur la plus-value immobilière -.
Les appelants font valoir enfin que le risque fiscal auquel ils étaient exposés étant bien supérieur aux bénéfices attendus de l’opération, ils n’auraient jamais réalisé ladite opération s’ils avaient été correctement informés des risques inhérents, de sorte que la perte de chance subie est de 100 %.
*
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 2 mars 2023, la SAS In extenso Alsace participations demande à la cour :
– à titre principal, de déclarer irrecevable l’action dirigée à l’encontre de la société In extenso Alsace participations, pour défaut de qualité à défendre ;
– de débouter en conséquence les appelants de l’ensemble de leurs demandes et prétentions à son encontre ;
– de débouter les appelants de leurs demandes de dommages et intérêts fondée sur l’article 123 du code de procédure civile ;
– à titre subsidiaire, d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a rejeté l’exception tirée de l’irrecevabilité de l’action de la société LCI en raison de sa forclusion ;
– de juger que l’action de la société LCI est irrecevable en raison de sa forclusion ;
– de débouter en conséquence la société LCI de l’ensemble de ses demandes et prétentions à son encontre ;
– à titre très subsidiaire, de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a rejeté les demandes formulées par les appelants portant sur le redressement fiscal dont ils ont fait l’objet à la suite à des rectifications et observations portant sur les questions de la TVA déductible, du stock irrégulier, de charges non engagées dans l’intérêt de l’entreprise et des prestations facturées par Omnitronix et M. [J], ou encore de remboursements de frais injustifiés ;
– d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a condamné la société In extenso alsace Participations à payer à la société LCI et aux époux [A] respectivement les sommes de 15 934,39 euros et de 117 815 euros de dommages et intérêts, au titre de leur préjudice matériel ;
– statuant à nouveau, de débouter les appelants de l’ensemble de leurs demandes à l’encontre de l’intimée ;
– en tout état de cause, d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a rejeté la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formulée par la société In extenso Alsace participations ;
– de condamner les appelants à payer à l’intimée la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts,
– de condamner in solidum les appelants à payer à la société In extenso Alsace participations la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de première instance et d’appel.
Elle fait valoir tout d’abord, au visa des articles 122, 30, 31 et 32 du code de procédure civile, qu’elle n’a pas qualité à défendre puisque la société LCI et les époux [A] ont attrait en justice la société In extenso Alsace participations, société anonyme immatriculée au RCS de Strasbourg sous le numéro 618 501 993, qui n’a jamais eu aucun lien avec les appelants, la lettre de mission du 20 septembre 2010 faisant apparaître le numéro RCS 450 882 634 qui est celui de la SAS In extenso [Localité 7], personne morale distincte de l’intimée à laquelle il ne peut être reproché aucun manquement aux obligations dévolues aux experts-comptables.
Elle ajoute que dès lors que les deux personnes morales ont la même dénomination sociale et le même siège, seul le numéro RCS permettait d’identifier la personne attraite en justice, l’appartenance des deux sociétés à un même groupe ne permettant pas de confondre leurs personnalités juridiques ou leurs patrimoines et donc de transposer la qualité à défendre de l’une à l’autre.
Enfin, le fait qu’elle se soit défendue en première instance n’a aucune influence sur sa qualité à défendre, pas plus que l’exécution de la condamnation par erreur, ni la société, ni l’assureur, qui couvre toutes les entités du groupe, ne s’étant aperçus de l’erreur commise, de sorte qu’invoquer cette fin de non-recevoir en cause d’appel ne témoigne pas d’une volonté dilatoire de sa part, mais procède de la négligence initiale des appelants qui n’ont pas vérifié le numéro de RCS de la société défenderesse.
L’intimée soutient ensuite que l’action de la société LCI se heurte à la fin de non-recevoir tirée du non-respect par cette dernière du délai de forclusion prévu à l’article 5 des conditions générales attachées à la lettre de mission du 1er septembre 2010 signée sans réserve par la société LCI, lequel article enferme dans un délai de trois mois les actions en responsabilité contre l’expert-comptable à compter du jour où le client a connu les faits lui permettant d’agir, la validité de telles clauses étant admise en jurisprudence. Elle soutient en outre que les conditions générales ont vocation à s’appliquer à tout type de mission, que la clause n’est pas sujette à interprétation, et que le sinistre se traduit en l’espèce par la proposition de rectification de l’administration fiscale du 16 décembre 2010, de sorte que les appelants auraient dû agir avant le 17 mars 2011, ou au plus tard avant le 21 décembre 2011 si l’envoi par la société LCI à In Extenso d’une lettre de mise en cause de sa responsabilité, le 20 septembre 2011, devait être retenu, de sorte que dans un cas comme dans l’autre, l’action était forclose à la date de l’assignation.
Subsidiairement, l’intimée rappelle qu’elle n’a pas de lien contractuel avec les appelants, et fait valoir que, dans l’exécution de sa mission dont les contours sont contractuellement circonscrits par la lettre de mission, l’expert-comptable est seulement tenu d’une obligation de moyens, qu’il n’a à répondre que des manquements relevant d’une telle mission ; or en l’espèce, elle n’a commis aucune faute.
La société In extenso Alsace participations soutient ainsi que l’expert-comptable n’est pas responsable du calcul de la valeur des stocks enregistrés dans les comptes de la société, qu’aucune faute ne peut lui être reprochée relativement à l’appréciation de la régularité formelle de la comptabilité, alors qu’il effectue des contrôles par sondages sur les comptes de bilan et de résultat les plus significatifs, et que les montants mis en cause par l’administration fiscale ne présentent « aucun caractère significatif » à cet égard que s’agissant des charges que l’administration a refusé de considérer comme déductibles, il n’appartient pas à l’expert-comptable de vérifier la réalité des prestations enregistrées en comptabilité, mais seulement de vérifier, par sondages, que les enregistrements sont justifiées par une pièce comptable, telle une facture.
S’agissant de la valorisation de l’usufruit, l’intimée affirme que le courrier du 6 février 2008 a précisément attiré l’attention de la société LCI quant à la difficulté de déterminer la valeur de l’usufruit temporaire, en indiquant que devant l’administration fiscale, il fallait être en mesure d’étayer au moyen de justificatifs les variables retenues qui avaient conduit à la valorisation, et en évoquant notamment l’opportunité de recourir à un expert immobilier chargé d’établir un rapport de valorisation, ce qui constitue une mise en garde explicite sur la valorisation de l’usufruit et sur l’existence d’un risque fiscal. Elle critique à cet égard les motifs du jugement qui a mis à la charge de l’expert-comptable la réalisation des diligences qu’il préconise à son client.
En ce qui concerne le préjudice, l’intimée rappelle que le dommage résultant d’un manquement à un devoir de conseil comporte un certain aléa et que dans l’hypothèse où la juridiction caractérise une faute commise par un professionnel, il ne peut se voir imputer la totalité du dommage, mais seulement une perte de chance. Elle soutient en outre que les appelants ne peuvent lui réclamer le montant des droits qu’ils doivent régler à l’administration fiscale dès lors que l’impôt redressé ne constitue pas un préjudice indemnisable, qu’il en est de même des intérêts de retard qui sont la contrepartie de l’économie réalisée au niveau de la trésorerie par les contribuables, ainsi que des pénalités mises à la charge du contribuable en raison de man’uvres frauduleuses destinées à éluder l’impôt, qui n’ont pas pour origine la faute du professionnel du chiffre, mais le comportement du contribuable lui-même.
Sur les honoraires engagés, l’intimée estime que les pièces adverses censées justifier les demandes ne démontrent pas que les factures produites ont été engagées dans le cadre des redressements fiscaux objet du présent litige, ni que les paiements ont été effectivement réalisés.
Enfin, sur le lien de causalité, il est inexistant en l’absence de tout lien contractuel de la société In extenso Alsace participations avec les appelants, soulignant en outre que l’opération de démembrement d’usufruit a été réalisée sans que l’intervention de l’expert immobilier, pourtant recommandée par l’expert-comptable, ne porte sur le calcul de l’usufruit, et que le montage proposé par la société In extenso [Localité 7] n’a pas en lui-même été remis en cause par l’administration fiscale.
Elle sollicite enfin la condamnation des appelants au paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive, au motif qu’ils ont fait preuve d’une légèreté blâmable en assignant une société sans avoir vérifié sa dénomination sociale complète, ce qui a induit l’intimée en erreur, ainsi qu’en ayant sciemment commis des fraudes fiscales et omis de faire évaluer l’usufruit par un expert immobilier.
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Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 10 janvier 2023, Me [Y] [T] conclut au rejet de l’appel principal et à la confirmation du jugement entrepris. Il demande à la cour :
– de rejeter l’appel ;
– de confirmer le jugement entrepris ;
– à titre subsidiaire, de dire et juger que la part et portion de responsabilité M. [T] ne peut être supérieure à 30 % de l’intégralité du préjudice ;
– de condamner toute partie succombante aux dépens ainsi qu’à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Il fait valoir en premier lieu que les appelants ne peuvent invoquer alternativement les dispositions combinées de la responsabilité civile contractuelle et délictuelle, alors que le choix du fondement est dit indisponible, et que la responsabilité du notaire ne peut être recherchée, quasi-exclusivement, que sur le fondement de la responsabilité délictuelle qui résulte de ce que les notaires sont investis d’une mission définie par un statut d’ordre public et que leurs interventions ne s’inscrivent pas dans un relation contractuelle, sauf mission spécifique.
Au fond, Me [T] fait valoir qu’il n’a pas participé aux débats sur la fixation du prix de l’usufruit litigieux, qui a été déterminé par la société In extenso et l’expert immobilier, en dehors de la connaissance du notaire qui n’avait aucune raison de mettre en doute la fixation de l’usufruit par des professionnels compétents, ce qui l’exonère de toute responsabilité.
Il fait sienne l’analyse du tribunal quant la connaissance par les appelants du risque fiscal inhérent à l’opération d’optimisation, soulignant qu’il n’avait pas d’obligation particulière de conseil ou de mise en garde à cet égard, d’autant plus que les appelants étaient conseillés par la société In extenso. L’intimé affirme qu’il n’était pas non plus tenu d’une obligation d’éclairer de son client alors que celui-ci avait connaissance des données de faits.
Concernant le préjudice, l’intimé soutient que le préjudice dont se prévalent les appelants n’est pas en lien causal direct avec la faute reprochée au notaire. Ainsi, les irrégularités relevées dans les comptes de la société LCI sont dépourvues de lien direct avec le défaut de conseil allégué quant à l’opération de cession d’usufruit temporaire reproché à M. [T]. Il en est de même, des honoraires de défense au redressement fiscal, lequel est principalement lié à des erreurs de comptabilisation.
Il partage l’analyse de la société In extenso Alsace participations s’agissant du fait que l’impôt éludé ne constitue pas un préjudice indemnisable, et souligne qu’au regard du seul point sur lequel sa responsabilité est recherchée seul l’exercice 2008 serait concerné.
Si la cour devait néanmoins retenir sa responsabilité, il sollicite qu’une part de responsabilité prépondérante soit laissée à la société d’expert-comptable In extenso, et ainsi de limiter sa responsabilité à hauteur de 30 % de la condamnation globale.
Pour l’exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions notifiées et transmises par voie électronique aux dates susvisées.
MOTIFS
1- Sur l’action dirigée contre la société d’expertise comptable
1-1 sur le défaut de qualité à défendre de la société In extenso Alsace participations
Il convient de constater que :
– les époux [A] et la société LCI ont assigné devant le tribunal de grande instance de Strasbourg : ‘la société d’expertise comptable In extenso, société anonyme à conseil d’administration au capital social de 164 800 euros, sise [Adresse 4], immatriculée au Registre du commerce et des sociétés de Strasbourg sous le numéro 618 501 993″,
– c’est la SA In extenso immatriculée sous ce numéro qui a constitué avocat le 24 juillet 2015,
– la déclaration d’appel vise comme indiqué dans le rubrum du jugement, la SAS In extenso et l’indication du numéro d’immatriculation au RCS 618 501 993.
Par ailleurs, la lettre de mission du 20 septembre 2010 est établie à l’en-tête, en caractères gras, ‘ In Extenso , suivi de la mention en caractères beaucoup plus petits de la mention ‘ In extenso [Localité 7] ayant son siège [Adresse 5] , et comporte en bas de page la mention suivante : ‘ SAS au capital de 1 740 550 € RCS Strasbourg TI 450 882 634 , les mêmes mentions figurant sur le courrier 6 février 2008 comportant les différentes propositions d’optimisation fiscale adressées à la société LCI et à M. [A].
L’examen des extraits Kbis produits par l’intimée fait apparaître que le numéro RCS 450 882 634 et le capital de 1 740 550 euros se rapportent à la SAS In extenso [Localité 7] – Fiduciaire de [Localité 7] – société d’expertise comptable, alors que le numéro RCS 618 501 993 se rapporte à la SA In extenso Alsace participations, le capital social indiqué dans l’assignation ne correspondant par ailleurs à celui d’aucune de ces deux sociétés, qui sont toutes deux domiciliées [Adresse 4].
Selon l’article 122 du code de procédure civile ‘constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée’, et selon l’article 123 du même code, ‘les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, à moins qu’il en soit disposé autrement et sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt.’
En l’espèce, la société In extenso Alsace participations ne se prévaut pas d’une cause de nullité de l’assignation mais d’une fin de non-recevoir tirée de son défaut de qualité à défendre à l’action dès lors qu’elle n’a aucun lien de droit avec la société LCI, respectivement les époux [A], à qui elle n’a pas fourni de prestations d’expertise comptables, ces prestations ayant été fournies par la société In extenso [Localité 7].
Dans la mesure où les deux sociétés, qui sont des entités juridiques distinctes, ont le même siège social, seule l’indication de leur forme sociale et de leur numéro d’immatriculation au RCS sont susceptibles de les différencier, la circonstance que les deux sociétés appartiennent au même groupe ne permettant nullement de substituer l’une à l’autre en vertu du principe d’autonomie de la personnalité juridique des personnes morales.
Au regard, des mentions figurant dans l’assignation il apparaît que c’est manifestement la SA In extenso Alsace participations qui a été assignée, et non pas la SAS In extenso [Localité 7], qui est la signataire de la lettre de mission et du courrier du 6 février 2008.
La cour ne peut enfin que constater que nonobstant l’indication erronée de la forme sociale ‘SAS’ qui apparaît pour une raison inexpliquée dans le rubrum du jugement, c’est bien la SA In extenso Alsace participations dont le numéro RCS figure dans la déclaration d’appel qui a été intimée et qui a constitué avocat et qui a conclu à hauteur de cour, société distincte de la SAS In extenso [Localité 7].
Les époux [A] et la société LCI évoquent, dans les motifs de leurs conclusions le principe de l’estoppel, mais ne concluent toutefois pas, dans le dispositif desdites conclusions, à l’irrecevabilité de la fin de non-recevoir soulevée par l’intimée.
Bien que soulignant que l’intimée a constitué avocat et conclu en première instance, et qu’elle a exécuté le jugement par l’intermédiaire de son assureur, les appelants ne soutiennent pas pour autant qu’elle aurait renoncé à se prévaloir de cette fin de non-recevoir, ce que celle-ci au demeurant conteste puisqu’elle invoque une erreur commune qui ne lui est apparue que tardivement et le fait que le jugement a été exécuté par la société Axa France IARD qui est l’assureur de toutes les sociétés du groupe.
Par voie de conséquence, la cour ne peut que constater que la société In extenso Alsace participations est dépourvue de qualité à défendre, cette qualité ne pouvant être déduite du fait que le jugement ait été exécuté par l’assureur qui garantit toutes les sociétés du groupe, et que l’action dirigée contre elle est irrecevable. En conséquence, le jugement doit être infirmé en ce qu’il a prononcé des condamnations contre la société In extenso au bénéfice de la société LCI et des époux [A].
En l’état des conclusions de l’intimée, le jugement ne peut qu’être confirmé en ce qu’il a rejeté certaines demandes de la société LCI et des époux [A], aucun manquement ne pouvant en effet être reproché à la société In extenso Alsace participations qui n’était pas en charge de la comptabilité de la société, et n’est pas intervenue dans la détermination de la valeur de l’usufruit temporaire.
1-2 sur les demandes de dommages et intérêts respectives
Les appelants soutiennent à bon droit que l’attitude procédurale de l’intimée qui a tardé à soulever cette fin de non-recevoir, alors que dès l’introduction de l’instance elle aurait dû se rendre compte, au vu des mentions de l’assignation relatives à la forme sociale et au numéro RCS, qu’elle n’avait aucun lien de droit avec les demandeurs, et qui a entretenu la confusion en constituant avocat et en concluant au fond au nom de ‘la société In Extenso’ sans autre précision, a commis une faute justifiant l’allocation de dommages et intérêts. L’intimée ne peut en effet arguer de la négligence des appelants qui ont omis de solliciter la délivrance d’un extrait Kbis de la société qu’ils assignaient, alors que c’est sa propre négligence et son attitude manifestement dilatoire qui leur à faire perdre un recours contre la société In extenso [Localité 7].
Au regard des montants alloués par les premiers juges, ce préjudice sera justement réparé par l’octroi d’une somme de 10 000 euros.
Au vu de ce qui précède, le fait d’avoir assigné à tort la société In extenso Alsace participations ne peut être considéré comme abusif, celle-ci ayant contribué à la confusion opérée. En outre, la demande des appelants qui a été partiellement accueillie en première instance ne peut être considérée comme abusive. Le jugement entrepris sera donc confirmé en tant qu’il a rejeté la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive de la société In extenso Alsace participations.
2- Sur l’action dirigée contre Me [T]
2-1 sur les demandes de la société LCI
La société LCI reproche au tribunal d’avoir déclaré sa demande irrecevable au motif qu’elle était fondée sur la responsabilité contractuelle, alors que selon l’appelante, les clients victimes de carence ou de faute du notaire ont le choix du fondement légal pour engager sa responsabilité aux fins d’indemnisation du préjudice subi.
Le notaire qui est tenu d’assurer l’efficacité et la sécurité des actes juridiques qu’il dresse est corrélativement tenu d’informer et d’éclairer les parties, de manière complète et circonstanciée, sur la portée et les effets, notamment quant aux incidences fiscales, des actes auxquels il prête son concours.
Comme l’a retenu le tribunal, les manquements qui relèvent des obligations du notaire qui tendent à assurer l’efficacité d’un acte instrumenté par lui, et qui constituent le prolongement de sa mission de rédacteur d’acte relèvent de sa responsabilité délictuelle, il n’en va différemment que lorsque celui-ci a souscrit une obligation contractuelle à l’égard de son client.
Les appelants qui indiquent expressément agir contre Me [T] sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour la société LCI, et sur celui de la responsabilité délictuelle pour les époux [A] invoquent des manquements de Me [T] à son devoir d’information et de conseil lequel découle de sa mission d’officier public, ce devoir étant le corollaire de son obligation d’assurer l’efficacité de l’acte auquel il prête son concours.
Par voie de conséquence, le tribunal doit être approuvé en tant qu’il a considéré que la demande formée par la société LCI contre Me [T] sur le fondement de la responsabilité contractuelle ne pouvait aboutir, et le jugement sera confirmé en ce qu’en conséquence de ce constat, il a déclaré cette demande ‘irrecevable’, aucune des parties ne remettant en cause la nature de cette sanction.
2-1 sur la demande des époux [A]
2-1-1 sur la responsabilité du notaire
Les époux [A] qui agissent quant à eux contre Me [T] sur le fondement de la responsabilité délictuelle lui reprochent de ne pas les avoir informés des conséquences et risques, notamment fiscaux, de l’opération, et de ne pas avoir vérifié la valeur de rendement retenue pour l’évaluation de l’usufruit temporaire.
Comme indiqué précédemment le notaire est tenu d’informer et d’éclairer les parties, de manière complète et circonstanciée, sur la portée et les effets, notamment quant aux incidences fiscales, de l’acte auquel il prête son concours.
En l’espèce, contrairement à ce qu’a retenu le tribunal et à ce que soutient l’intimé, les pièces produites démontrent qu’il a été associé, à tout le moins consulté, pour la détermination de la valeur de l’usufruit.
Il ressort en effet d’une part de la note de la société In extenso [Localité 7] du 6 décembre 2007 et de son courrier du 6 février 2008 que le notaire devait être consulté pour confirmer la valeur de l’usufruit, d’autre part d’un courrier électronique du 15 mars 2008, que M. [A] lui a transmis le rapport d’expertise de Mme [D], expert immobilier, en précisant : ‘la valeur est supérieure à ce que nous avions escompté…’, et ‘cela est conforme à nos prévisions qui sont toujours établies avec une certaine marge de sécurité’, et enfin d’un échange de courriels des 28 et 29 mars 2008 qu’il a été convié à une réunion devant se tenir le 2 avril 2008 ayant pour objet de ‘déterminer et affiner le montage d’un point de vue juridique et fiscal’ à laquelle il reconnaît avoir participé, en suite de laquelle il a établi un projet d’acte de cession d’usufruit temporaire.
Me [T] a par ailleurs adressé à la société LCI, à la demande de M. [A], le 2 novembre 2010, dans le cadre de la procédure de contrôle fiscal, un courrier attestant de ce que lors de la cession, un taux de rendement de 7% avait été retenu pour l’évolution économique de l’usufruit temporaire, ce taux se situant dans la moyenne du marché.
Au vu de ce qui précède, et notamment de sa participation non contestée à la réunion du 2 avril 2008, à l’issue de laquelle il a rédigé le projet d’acte, Me [T] ne peut sérieusement prétendre ne n’avoir pas participé aux débats sur la fixation du prix de l’usufruit qui aurait été déterminé par la société In extenso [Localité 7] et l’expert immobilier en dehors de sa connaissance.
Il ne saurait non plus s’exonérer de sa responsabilité au motif de l’intervention d’un expert-comptable et d’un expert immobilier, une telle intervention ne le dispensant pas du devoir d’information et de conseil qui lui incombe en sa qualité de notaire instrumentaire quant aux effets et conséquences fiscales de l’acte qu’il reçoit, le fait que les parties aient poursuivi un objectif de défiscalisation étant indifférent à cet égard dès lors qu’il a été étroitement lié au montage juridique et fiscal de l’opération comme indiqué ci-dessus.
En outre, ayant été destinataire du rapport établi le 11 mars 2008 par Mme [D], l’intimé n’ignorait pas que cet expert ne s’était nullement prononcé sur la valeur économique de l’usufruit temporaire, ni sur la valeur de rendement du bien, ayant seulement procédé à un estimation de sa valeur vénale au regard des prix du marché, et s’est abstenu d’attirer l’attention de ses clients sur ce point.
Me [T] n’a pas davantage relevé l’incohérence existant entre la surface pondérée de 416 m² retenue dans la note du 6 février 2008 pour déterminer la valeur de rendement de l’immeuble, et la surface pondérée totale de 371 m² retenue par l’expert immobilier, divergence relevée par le vérificateur qui a demandé des précisions sur ce point.
L’administration a en outre remis en cause d’une part la surface pondérée retenue par l’expert immobilier relevant que le changement d’usage du bien destiné à devenir un immeuble de bureaux n’avait pas été pris en considération, et en définitive a retenu une surface utile brute de 314,70 m², d’autre part le loyer au mètre carré retenu dont elle a estimé qu’il était totalement hors marché, ce que le notaire qui connaît parfaitement le marché immobilier ne pouvait ignorer au regard des valeurs de comparaison relevées par l’administration.
L’incohérence des surfaces pondérées indiquées dans les documents dont il disposait, l’absence d’estimation de la valeur locative de l’immeuble par l’expert et la valeur excessive du loyer retenu ne pouvaient manifestement pas échapper à la vigilance du notaire, et auraient dû le conduire à mettre en garde les époux [A] contre un risque de remise en cause de l’évaluation retenue par l’administration fiscale, et à tout le moins, à leur conseiller de solliciter un complément d’expertise afin d’étayer la valeur retenue, ce qu’il ne démontre pas avoir fait.
Il ne démontre pas non plus avoir spécifiquement informé les époux [A] sur les conséquences d’une contestation de la valeur retenue par l’administration, et d’un risque de requalification de l’écart de valeur en produits distribués impliquant leur réintégration dans l’assiette de l’impôt sur le revenu des associés avec application de majorations.
Me [T] ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant les fautes éventuellement commises par d’autres professionnels.
Il ne peut pas davantage arguer de la prétendue connaissance du risque fiscal qu’auraient eu les époux [A], qui n’est pas démontrée, ni de la prétendue compétence de M. [A] dont il n’est pas établi, fût-il un hommes d’affaires avisé, qu’il soit un professionnel éclairé en matière d’évaluation immobilière.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu’il a débouté les époux [A] de leur demande dirigée contre Me [T] dont la responsabilité est engagée.
2-1-2 sur le préjudice
Le préjudice résultant d’un manquement à un devoir d’information et de conseil ne peut s’analyser qu’en une perte de chance, dès lors qu’il n’est pas certain au regard de l’objectif d’optimisation fiscale poursuivi par les époux [A] et de l’intérêt incontestable que présentait pour eux l’opération qui se révélait particulièrement avantageuse ainsi que l’a constaté l’administration fiscale dans sa notification de redressement, que, mieux informés des risques encourus, ils auraient effectivement renoncé à la cession projetée aux conditions envisagées, ce qui leur aurait ainsi permis d’échapper à la requalification de la différence de valeur en revenus distribués en application de l’article 111-c du code général des impôts, avec application d’une majoration de 25 %.
Comme l’a retenu le tribunal cette perte de chance peut être évaluée à 60 %, ce taux étant admis par l’intimé.
Le calcul opéré par les appelants en page 34 de leurs conclusions quant à l’incidence fiscale du rehaussement opéré au titre de l’impôt sur leurs revenus de l’année 2008 du fait de la seule rectification de la valeur de l’usufruit n’est pas discutée par l’intimé, qui fait seulement valoir qu’un préjudice ne peut résulter du paiement d’un impôt.
À cet égard, les appelants soutiennent à bon droit que ce supplément d’impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux, à hauteur d’un montant total de 213 375,55 euros, n’aurait pas été dû si ils avaient été dûment et précisément informés sur le risque fiscal encouru, et avaient pu renoncer à l’opération ou la conclure à d’autres conditions, la cession de l’usufruit temporaire n’étant en elle-même assujettie qu’à l’impôt sur les plus-values.
Cette imposition supplémentaire est donc en relation causale directe avec la faute reprochée à Me [T]. Il sera donc alloué aux époux [A] une somme de 128 025,33 euros ( = 213 375,55 x 60%) à ce titre après application du partage de responsabilité.
En revanche, la réclamation formée par les époux [A] au titre de la majoration de 40 % pour manquement délibéré du contribuable à ses obligations, des intérêts et des majorations de retard ne constituent pas un préjudice indemnisable, en ce qu’une part les majorations sanctionnent un comportement du contribuable indépendant de la faute du notaire, et d’autre part les appelants, qui ont conservé la jouissance des sommes correspondant aux montants des redressements jusqu’à la date du paiement, ne démontrent pas que les intérêts mis en compte par l’administration fiscale auraient excédé cet avantage financier
S’agissant des frais et honoraires exposés dans le cadre de la procédure de redressement fiscal, si le contrôle fiscal a également porté sur des imputations de charges irrégulières au passif de la société LCI, correspondant notamment à des dépenses personnelles des époux [A], ce contrôle trouvait toutefois essentiellement son origine, en ce qui les concerne, dans l’évaluation contestée de l’usufruit temporaire, de sorte que les frais exposés par les appelants du fait de la nécessité de défendre à un contrôle fiscal, sous réserve qu’ils soient justifiés, sont au moins en partie, en relation causale directe avec les manquements reprochés à l’intimé.
Force est toutefois de constater que la quasi-totalité des factures versées aux débats sont libellées à l’ordre de la société LCI de sorte qu’il n’est pas établi que ces frais auraient, même pour une part, été supportés par les époux [A], seule la facture d’honoraires de l’avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation du 13 juin 2018 figurant en annexe 28 d’un montant de 2 400 euros leur ayant été adressée.
Il sera donc alloué à ce titre aux époux [A] une somme de 1 440 euros après application du taux de perte de chance ci-dessus fixé.
3 – sur les autres demandes
En considération de la solution du litige, il convient d’infirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et de condamner les époux [A] et la société LCI in solidum à supporter les dépens de première instance et d’appel afférents à l’action dirigée contre la société In extenso Alsace participations, et à supporter les 3/4 des dépens de première instance et d’appel de l’action dirigée contre Me [T], ce dernier en supportant 1/4.
Il n’est par ailleurs pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les frais irrépétibles qu’elle a exposés tant en première instance qu’en cause d’appel, le jugement étant confirmé de ce chef.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l’article 450, alinéa 2 du code de procédure civile,
INFIRME le jugement du tribunal judiciaire de Strasbourg en date du ce qu’il a :
– rejeté les demandes des époux [A] formées contre Me [T] ;
– condamné la société In extenso à payer à la société LCI la somme de 15 934,39 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement au titre de ‘leur’ préjudice matériel ;
– condamné la société In extenso à payer aux époux [A] la somme de 117 815 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement au titre de leur préjudice matériel ;
– partagé la charge des dépens, en condamnant la société In extenso à en régler la moitié, et la société LCI et les époux [A], l’autre moitié ;
CONFIRME le jugement entrepris pour le surplus dans les limites de l’appel principal et de l’appel incident ;
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et ajoutant audit jugement,
DECLARE irrecevables les demandes formées par M. [N] [A] et son épouse, Mme [R] [E] et par la société LCI contre la SA In extenso Alsace participations ;
DECLARE Me [Y] [T] responsable du préjudice subi par M. [N] [A] et son épouse, Mme [R] [E] ;
CONDAMNE Me [Y] [T] à payer à M. [N] [A] et à son épouse, Mme [R] [E], ensemble, la somme de 128 025,33 € (cent vingt-huit mille vingt-cinq euros trente-trois centimes) au titre de leur préjudice matériel, ainsi que la somme de 1 440 € (mille quatre cent quarante euros) au titre des frais e
xposés .
DEBOUTE M. [N] [A] et son épouse, Mme [R] [E] du surplus de leur demande indemnitaire dirigée contre Me [Y] [T] ;
CONDAMNE la SA In extenso Alsace participations à payer à M. [N] [A] et son épouse, Mme [R] [E], et la SARL Lighting Components international, ensemble, la somme de 10 000 € (dix mille euros) à titre de dommages et intérêts ;
REJETTE toutes les demandes formées en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE M. [N] [A] et son épouse, Mme [R] [E], et la SARL Lighting Components international aux entiers dépens de première instance et d’appel de leur action dirigée contre la SA In extenso Alsace participations, ainsi qu’à supporter les trois quarts des dépens de première instance et d’appel afférents à leur action dirigée contre Me [Y] [T] ;
CONDAMNE Me [Y] [T] à supporter un quart des dépens de première instance et d’appel afférents à l’action dirigée à son encontre.
Le greffier, La présidente,