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COUR D’APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Jeudi 14 Décembre 2023
N° RG 22/00233 – N° Portalis DBVY-V-B7G-G5FZ
Décision déférée à la Cour : Jugement du Commission d’indemnisation des victimes de dommages résultant d’une infraction de BONNEVILLE en date du 11 Janvier 2022, RG 20/00488
Appelant
FONDS DE GARANTIE DES VICTIMES D’ACTES DE TERRORISME ET D’AUTRES INFRACTIONS dont le siège social est sis [Adresse 4] et pour sa délégation sise à [Adresse 2], agissant par ses représentants légaux en exercice domiciliés en ces qualités audit siège
Représenté par la SCP MILLIAND THILL PEREIRA, avocat postulant au barreau D’ALBERTVILLE et la SELAS GTA, avocat plaidant au barreau de PARIS
Intimé
M. [S], [P] [L]
né le [Date naissance 3] 1991 à[Localité 5]), demeurant [Adresse 1]
Représenté par la SELARL LEXAVOUE GRENOBLE – CHAMBERY, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SCP PREZIOSI & CECCALDI, avocat plaidant au barreau de MARSEILLE
Partie Jointe :
Madame La Procureure Générale COUR D’APPEL – Place du Palais de Justice – 73018 CHAMBERY CEDEX
Dossier communiqué
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COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l’audience publique des débats, tenue le 10 octobre 2023 avec l’assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière,
Et lors du délibéré, par :
– Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente
– Monsieur Edouard THEROLLE, Conseiller,
– Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
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EXPOSÉ DU LITIGE
Le 31 juillet 2017, vers 13h15, un avion de type Piper PA28, avec quatre personnes à bord dont deux pilotes, venant d’Italie (aérodrome de [Localité 9]) et à destination de l’aérodrome de [8], traversant le col du Mont Cenis sous la ligne des nuages, s’est retrouvé devant le barrage du lac du Mont Cenis, à une altitude insuffisante pour le passer. Le pilote aux commandes, M. [K] [G], âgé de 57 ans, moins expérimenté, a alors passé les commandes au deuxième pilote, M. [S] [L], âgé de 26 ans, lequel a commencé un virage vers la gauche pour faire demi-tour, mais l’avion a décroché, heurté des arbres et s’est écrasé au sol.
Les deux passagères, légèrement blessées, ont réussi à s’extraire de l’épave avant qu’un incendie ne se déclare. M. [L] et M. [G], beaucoup plus sérieusement blessés et brûlés, n’ont pu être dégagés que par les secours après que l’incendie ait été maîtrisé.
M. [L] a été très gravement blessé, son pronostic vital étant resté engagé plusieurs semaines après l’accident. Les séquelles de cet accident sont extrêmement importantes (amputation d’une main et d’une jambe, brûlures sur 50 % du corps avec nombreuses greffes notamment). Le déficit fonctionnel permanent a été provisoirement évalué à 80 % au moins, l’incapacité totale de travail a duré plus de 18 mois, selon le Dr [Y], désigné par ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Lyon en date du 5 novembre 2019.
Une enquête a été réalisée par le Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA) afin de déterminer les circonstances exactes du déroulement du vol et de l’accident.
Une enquête pénale a été diligentée, laquelle a fait l’objet d’un classement sans suite par le parquet d’Albertville (infraction insuffisamment caractérisée), avec une note manuscrite indiquant l’existence d’une faute conjointe de M. [G] et de M. [L].
Ce classement sans suite a été contesté par M. [L] devant Mme la procureure générale près la cour d’appel de Chambéry, laquelle l’a toutefois confirmé le 6 mars 2020, en retenant une co-responsabilité de MM. [G] et [L], ceux-ci ayant pris conjointement la décision inappropriée de passer sous les nuages.
M. [L] n’a pas obtenu la prise en charge de ses dommages par l’assurance de l’appareil, propriété de l’aéro-club du [6], la compagnie d’assurance ayant dénié sa garantie en raison du non respect par la société Avnir aviation (organisatrice du voyage) d’une clause de la convention de prêt lui imposant la présence de l’un de ses instructeurs à bord (M. [L] n’étant pas instructeur rattaché à la société Avnir aviation, mais pilote professionnel).
Une action civile devant le tribunal judiciaire de Lyon a d’ailleurs été engagée:
– d’une part par l’aéro-club contre la société Avnir Aviation en réparation du préjudice matériel subi (perte de l’appareil),
– d’autre part par M. [L] contre l’ensemble des intervenants en réparation de ses propres préjudices.
L’ensemble des affaires civiles ont été jointes et l’instance est en cours.
Parallèlement, M. [L] a saisi la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) du tribunal judiciaire de Bonneville le 11 juin 2020 aux fins d’expertise médicale et paiement d’une provision de 100 000 euros à valoir sur ses préjudices.
Le fonds de garantie des victimes d’infraction (FGTI) s’est opposé aux demandes en faisant valoir que les faits dont M. [L] a été victime ne présentent pas les caractères matériels d’une infraction pénale, de sorte que son indemnisation ne relève pas de la solidarité nationale, et qu’en outre, la faute qu’il a lui-même commise est de nature à le priver de tout droit à indemnisation.
Par décision contradictoire rendue le 11 janvier 2022, la commission d’indemnisation des victimes du tribunal judiciaire de Bonneville a :
déclaré recevable la demande de M. [L] devant la commission,
dit que le droit à réparation de M. [L] est fixé à la moitié de son préjudice,
alloué à M. [L] la somme de 50 000 euros à titre provisionnel,
dit que cette somme lui sera versée par le Fonds de garantie,
ordonné une expertise médicale de M. [L], confiée au Dr [Z] [Y], médecin expert près la cour d’appel de Lyon, aux frais avancés du demandeur,
réservé les dépens.
Par déclaration du 10 février 2022, le fonds de garantie a interjeté appel de ce jugement.
Par conclusions notifiées le 8 septembre 2023, auxquelles il est expressément renvoyé pour l’exposé des moyens, le Fonds de garantie des victimes d’infractions demande en dernier lieu à la cour de :
Vu l’article 706-3 du code de procédure pénale,
Vu la jurisprudence citée,
recevant le fonds de garantie en ses écritures d’appel et l’y déclarant bien fondé,
considérant d’une part que la CIVI ne pouvait pas, sans dénaturer les faits, juger que M. [G], par une décision de voler sous la couche nuageuse, prise à l’instigation de M. [L], pilote professionnel, et a minima de manière collégiale, aurait commis une faute d’imprudence à l’origine du crash de l’aéronef à bord duquel ils volaient avec deux autres passagères,
considérant d’autre part que la CIVI ne pouvait pas davantage juger que M. [G], par cette décision qualifiée d’imprudente, a causé de manière directe le crash de l’avion alors que M. [L] avait repris les commandes pour effectuer une man’uvre d’évitement avant que l’avion ne s’écrase,
considérant en tout état de cause que M. [L] ne rapporte pas la preuve que M. [G], les instructeurs ou la dirigeante de l’aéroclub, par leurs agissements ou carences allégués, auraient, en tant qu’auteurs indirects ayant créé la situation qui a permis la constitution du dommage, commis soit une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le réglement, soit une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité qui ne pouvait être ignoré,
jugeant également qu’aucune mise en danger de la vie d’autrui ne peut être reprochée à l’association Avnir aviation ou ses dirigeants dans le fait d’avoir organisé une excursion qui n’était pas un vol d’instruction, l’absence d’un instructeur à bord du Piper PA 28 n’étant pas une violation réglementaire d’autant qu’il y avait un pilote professionnel, pas plus que l’absence de garantie assurancielle, la cour infirmera le jugement déféré en ce qu’il a :
– déclaré recevable la demande de M. [L] devant la commission,
– alloué à M. [L] la somme de 50 000 euros à titre provisionnel,
– dit que cette somme lui sera versée par le fonds de garantie,
– ordonné une expertise médicale de M. [L] confiée au Dr [Z] [Y], médecin expert près la cour d’appel de Lyon,
– renvoyé la cause et les parties à l’audience de la commission qui se tiendra le mardi 05 juillet 2022,
– réservé les dépens,
statuant à nouveau, la cour dira que les faits exposés ne présentent pas le caractère matériel d’une infraction pénale et déboutera par conséquent le requérant de l’ensemble de ses demandes, les jugeant irrecevables,
à titre subsidiaire et en tout état de cause, jugeant que M. [L] :
– en participant à la planification du vol,
– en décidant, seul ou en concertation avec M. [G], de contrevenir à ce plan de vol en passant sous les nuages,
– en ne tenant pas compte des alertes des passagères qui constataient que l’avion volait trop bas et qu’il était encore temps de remonter, alors qu’il était le seul pilote professionnel à bord de celui-ci, a commis des erreurs qui ont conduit à la situation dans laquelle il s’est trouvé de ne pas pouvoir redresser l’avion,
la cour infirmera la décision de la CIVI en ce qu’elle a dit que le droit à réparation de M. [L] est fixé à la moitié de son préjudice et, statuant à nouveau, décidera qu’il a commis des fautes de nature à le priver de tout droit à indemnisation, déboutant M. [L] de l’ensemble de ses demandes,
en tout état de cause, la cour déboutera M. [L] de son appel incident et, rejetant l’intégralité de ses demandes, condamnera donc M. [L] à rembourser au fonds de garantie la provision de 50 000 euros perçue,
à titre infiniment subsidiaire, relevant qu’une procédure civile est actuellement pendante à l’initiative de M. [L] devant le tribunal judiciaire de Lyon contre M. [G], l’association Avnir et leurs assureurs respectifs, la cour ordonnerait un sursis à statuer dans l’attente de la décision du tribunal, invitant pour l’heure M. [L] à communiquer les éléments et les avancées de la procédure qu’il mène devant cette juridiction.
Par conclusions notifiées le 4 septembre 2023, auxquelles il est expressément renvoyé pour l’exposé des moyens, M. [S] [L] demande en dernier lieu à la cour de:
Vu les articles 706-3 et suivants du code de procédure civile,
Vu les articles 222-19 et suivants du code pénal,
Vu les articles 223-1 et suivants du code pénal,
Vu les pièces versées aux débats,
débouter le FGTI de son appel,
débouter le FGTI de l’ensemble de ses demandes,
recevoir M. [L] en son appel incident,
l’y déclarer bien fondé,
infirmer la décision déférée en ce qu’elle a fixé le droit à réparation de M. [L] à la moitié de son préjudice, et lui a alloué la somme de 50 000 euros à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice,
Statuant à nouveau
accorder à M. [L] un entier droit à réparation,
allouer à M. [L] la somme de 100 000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice,
confirmer la décision pour le surplus,
accorder à M. [L] une somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
mettre les dépens à la charge du trésor public.
Le ministère public a conclu le 21 juillet 2023 à la confirmation du jugement déféré.
L’affaire a été clôturée à la date du 25 septembre 2023 et renvoyée à l’audience du 10 octobre 2023, à laquelle elle a été retenue et mise en délibéré à la date du 7 décembre 2023, prorogé à ce jour.
MOTIFS ET DÉCISION
En application de l’article 706-3 du code de procédure pénale, toute personne, y compris tout agent public ou tout militaire, ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d’une infraction peut obtenir la réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne, lorsque sont réunies les conditions suivantes :
1° Ces atteintes n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 53 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 (n° 2000-1257 du 23 décembre 2000) ni de l’article L. 126-1 du code des assurances ni du chapitre Ier de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation et n’ont pas pour origine un acte de chasse ou de destruction des animaux susceptibles d’occasionner des dégâts ;
2° Ces faits :
– soit ont entraîné la mort, une incapacité permanente ou une incapacité totale de travail personnel égale ou supérieure à un mois ;
– soit sont prévus et réprimés par les articles 222-22 à 222-30, 224-1 A à 224-1 C, 225-4-1 à 225-4-5, 225-5 à 225-10, 225-14-1 et 225-14-2 et 227-25 à 227-27 du code pénal ;
– soit ont été commis sur un mineur ou par le conjoint ou le concubin de la victime, par le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, par un ancien conjoint ou concubin de la victime ou par un ancien partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité et sont prévus et réprimés par l’article 222-12 du code pénal ou par le 3° et l’avant-dernier alinéa de l’article 222-14 du même code, y compris lorsque ces faits ont été commis avec d’autres circonstances aggravantes. Par exception au premier alinéa du présent article, le montant maximal de la réparation des dommages subis en raison de ces faits, lorsqu’ils ont entraîné une incapacité totale de travail inférieure à un mois, est défini par voie réglementaire.
3° La personne lésée est de nationalité française ou les faits ont été commis sur le territoire national.
La réparation peut être refusée ou son montant réduit à raison de la faute de la victime.
Sur la recevabilité de la demande
Le fonds de garantie fait grief au jugement d’avoir déclaré M. [L] recevable en sa demande, alors, selon lui, que le requérant ne démontre pas être victime de faits présentant le caractère matériel d’une infraction au sens de l’article 706-3 du code de procédure pénale, les faits ayant fait l’objet d’un classement sans suite compte tenu de la co-responsabilité de M. [G] et de M. [L]. A cet effet, le fonds de garantie soutient que le seul auteur direct de l’infraction serait M. [L] lui-même, puisqu’il était aux commandes de l’appareil au moment de l’accident, qu’il a activement participé à l’élaboration du plan de vol et que c’est sur ses propres conseils que le pilote n’a pas respecté ce plan de vol en restant sous la couche de nuages, cette faute étant la cause exclusive de l’accident. Le fonds de garantie soutient encore que les autres personnes que M. [L] tente d’incriminer ne pourraient qu’être des auteurs indirects contre lesquels il n’est pas démontré de faute caractérisée au sens du troisième alinéa de l’article 121-3 du code pénal.
Subsidiairement le fonds de garantie sollicite un sursis à statuer dans l’attente de la décision civile à intervenir.
M. [L] soutient pour sa part que l’absence de poursuites pénales ne lui interdit pas de se prévaloir de l’existence de faits dommageables présentant le caractère matériel d’une infraction. Il soutient que M. [G], pilote breveté, en sa qualité de commandant de bord, a seul commis la faute de maladresse et d’imprudence consistant à s’engager dans la vallée à basse altitude sans avoir de visuel, en cédant au dernier moment les commandes à son passager qui a tenté une dernière et vaine manoeuvre de sauvetage pour éviter le crash. M. [L] soutient également que les deux instructeurs de la société Avnir aviation, MM. [I] et [O], ainsi que la gérante de la société, Mme [V], ont commis des fautes dans la préparation du vol constitutives de l’infraction prévue par l’article 222-19 du code pénal.
Sur ce,
La cour entend rappeler que l’absence de poursuites pénales n’a aucune incidence sur la recevabilité de la demande d’indemnisation de M. [L], seuls les critères de l’article 706-3 du code de procédure pénale devant être pris en compte.
En l’espèce, il n’est pas contesté que M. [L] a subi, ensuite de l’accident du 31 juillet 2017, une incapacité totale de travail supérieure à un mois et que la condition posée par le paragraphe 3° de l’article 706-3 du code de procédure pénale est remplie.
La discussion porte sur la qualité de victime d’une infraction au sens de ce texte.
Il convient d’emblée de rejeter la demande de sursis à statuer présentée par le fonds de garantie. En effet, l’instance civile en cours, dont la cour ignore d’ailleurs l’essentiel, n’est pas de nature à avoir une incidence quelconque sur le droit à indemnisation de M. [L] sur le fondement de l’article 706-3 du code de procédure pénale, la décision rendue sur ce fondement étant complètement autonome.
L’article 121-3 du code pénal dispose qu’il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. Toutefois, (alinéa 3), il y a délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.
Selon l’alinéa 4 de ce même article, dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.
En application de l’article 222-19 du code pénal, le fait de causer à autrui, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou par manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, une incapacité totale de travail pendant plus de trois mois est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.
L’article 4.1.1.2. de l’annexe à l’arrêté du 24 juillet 1991 relatif aux conditions d’utilisation des aéronefs civils en aviation générale dispose que la fonction de commandant de bord doit être tenue par un pilote membre de l’équipage de conduite. Le commandant de bord est responsable de la conduite et de la sécurité du vol.
L’article 4.1.1.3. de la même annexe précise que, le commandant de bord peut déroger dans les limites du code de l’aviation civile à tout ou à une partie des règles de cette annexe chaque fois qu’il l’estime indispensable à la sécurité du vol.
Ces dispositions sont à rapprocher de celles figurant à l’article L. 6522-2 du code des transports selon lequel :
«Le commandant de bord assure le commandement de l’aéronef pendant toute la durée de la mission et est responsable de l’exécution de cette dernière.
Dans les limites définies par les règlements et par les instructions de l’autorité administrative et de l’exploitant, il choisit l’itinéraire, l’altitude de vol et détermine la répartition du chargement de l’aéronef.
Il peut différer ou suspendre le départ et, en cours de vol, changer éventuellement de destination chaque fois qu’il l’estime indispensable à la sécurité et sous réserve d’en rendre compte en fournissant les motifs de sa décision».
En l’espèce, il résulte de l’enquête réalisée par les policiers de la CRS Alpes et les gendarmes de la brigade de Gendarmerie des transports aériens que M. [G], titulaire du brevet de pilote privé, était le commandant de bord lors du vol entre [Localité 9] et [Localité 7]. En l’absence d’audition de M. [G] lui-même, cela ressort en effet du rapport du BEA (point 2.4.2), mais également des auditions des divers témoins et particulièrement de celle de Mme [B] [V], gérante de la société Avnir aviation, qui a déclaré (audition du 25 mars 2019) : «M. [G] [K], pilote privé, place AVG, est nécessairement commandant de bord car la sélection réservoir est à gauche».
Il est d’ailleurs constant que, jusqu’aux instants ayant précédé l’accident, c’est M. [G] qui a constamment tenu les commandes de l’avion dès le départ de [Localité 9].
Or il résulte de l’enquête que le plan de vol établi la veille, et dont M. [G] avait pris connaissance pour se l’approprier et établir son propre «log de navigation», n’a pas été respecté, puisque l’avion n’est pas monté à l’altitude de sécurité pré-déterminée pour passer les Alpes, en restant en dessous de la base des nuages, et ce dès les environs de la ville de Susa.
Cette décision est nécessairement de la responsabilité du commandant de bord, peu important qu’il ait, ou non, sollicité ou écouté l’avis de M. [L] sur ce point. Or il ressort des éléments de l’enquête que M. [G] ne disposait pas des informations nécessaires pour voler en sécurité à basse altitude en zone de montagne. En effet, le rapport d’enquête du BEA indique que (point 3.1) «les cartes VFR utilisées n’offrent pas un niveau de détail suffisant dans le secteur du massif du Mont Cenis pour cheminer dans les vallées sous les lignes de crêtes. Les altitudes du barrage et du col du Mont Cenis n’y sont pas indiquées, seuls les sommets environnants sont cotés. Le pilote n’a donc aucun moyen de connaître la topographie de la vallée, d’identifier les obstacles et de déterminer les altitudes minimales de survol en fonction de sa position».
Le rapport du BEA précise également que, lorsque les pilotes ont décidé de rester sous la base des nuages en poursuivant le vol, ils sont sortis du cadre prévu par la préparation de la navigation, sans envisager, à ce moment là, de faire demi-tour. Ainsi, lorsque l’avion a viré à droite vers le Nord pour s’engager dans la vallée en direction du col du Mont Cenis, ils sont entrés dans une zone qui n’avait fait l’objet d’aucune préparation, dont ils ignoraient le profil altimétrique, les obstacles susceptibles d’être rencontrés et les performances de montée nécessaires au franchissement des obstacles (point 3.2).
La suite des événements permet de retenir que la décision de rester sous la base des nuages est la cause directe de l’accident. En effet, lorsque M. [G] a passé les commandes à M. [L], l’accident n’était plus évitable ainsi que le révèle le profil altimétrique figurant dans le rapport du BEA (point 2.4.6), mais également les auditions des deux passagères Mme [D] et Mme [E].
Ce point est encore confirmé par la conclusion du rapport du BEA selon laquelle :
«Les règles de l’art du vol montagne veulent qu’un pilote ne s’engage dans une vallée montante que s’il est sûr de pouvoir réaliser un demi-tour en sécurité. Etant donnée l’étroitesse de la vallée, le demi-tour était impossible. Le demi-tour à l’entrée de la vallée n’a pas été considéré comme une option car le franchissement des obstacles (dont la hauteur n’était pas connue) n’a pas été évoqué. Les performances de montée n’ont pas été recalculées pour être confrontées à la nouvelle trajectoire.
L’accident résulte de la décision de poursuivre le vol et de s’engager dans une zone montagneuse sous les lignes de crête. Cette situation qui n’avait été ni préparée, ni anticipée, a conduit les pilotes à exécuter en urgence un demi-tour dans une vallée étroite afin d’éviter une collision frontale avec le relief.»
La manoeuvre d’urgence tentée par M. [L] pour faire demi-tour afin d’éviter le crash n’est en elle-même aucunement fautive, puisqu’elle a en définitive évité une collision frontale avec le barrage ou le relief.
Il résulte donc de ce qui précède que la faute d’imprudence de M. [G], qui avait le rôle de commandant de bord et donc la responsabilité du vol, caractérise l’élément matériel de l’infraction non-volontaire telle que prévue par les articles 121-3 et 222-19 du code pénal, dont M. [L] a été victime.
La faute éventuelle de la victime n’a ici aucune incidence sur la recevabilité de la requête.
En effet, les textes en matière pénale sont d’interprétation stricte. Selon l’article 706-3 du code de procédure pénale il faut et il suffit d’être victime pour pouvoir prétendre à une indemnisation, la faute de la victime n’intervenant, le cas échéant, que pour déterminer l’ampleur de son droit à indemnisation.
Ainsi, la prétendue qualité de co-auteur de l’infraction de M. [L], comme soutenu par le fonds de garantie, n’a pas pour effet de lui interdire de se prévaloir de sa qualité de victime dès lors que la faute d’imprudence de M. [G] est la cause directe de l’accident.
La décision de la commission d’indemnisation sera en conséquence confirmée en ce qu’elle a retenu que le caractère matériel de l’infraction est établi et que M. [L] est recevable en sa requête, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la faute éventuelle des autres intervenants mis en cause par la victime, lesquels ne pourraient, en tout état de cause, être qu’auteurs indirects de l’infraction.
Sur la faute de la victime
Le fonds de garantie soutient que la faute commise par M. [L], cause directe de l’accident, est exclusive de tout droit à réparation. Il estime que M. [L] était en position d’autorité par rapport à M. [G] en raison de ses qualifications de pilote professionnel et de son expérience, et que c’est sur son injonction que l’avion est resté sous la ligne des nuages, en contradiction avec le plan de vol que la victime avait elle-même préparé. Ainsi, au lieu de rectifier l’erreur commise par M. [G], M. [L] l’aurait au contraire confirmé dans une décision qui s’est avérée désastreuse, et sans tenir compte des avertissements émis par l’une des deux passagères sur l’altitude trop basse de l’avion. Le fonds de garantie estime que la responsabilité de M. [L] est d’autant plus engagée qu’il participait au vol justement en considération de ses compétences, un instructeur ayant fait défaut juste avant le départ de [Localité 7].
M. [L] soutient pour sa part qu’il n’a commis aucune faute à l’origine de l’accident, puisqu’il n’était que passager du vol, sans autre responsabilité que les communications par radio en langue anglaise sur le territoire italien. Il rappelle qu’il n’a accepté de participer au vol que pour cette fonction, en raison de la défaillance d’un des trois instructeurs prévus pour le voyage, alors qu’il n’a pas lui-même la qualification d’instructeur, et qu’il n’a pas participé à la préparation du voyage avant le départ de [Localité 7]. Il soutient que son action de reprise des commandes avant le crash n’est pas fautive mais a permis au contraire d’éviter un accident encore plus grave. Il conteste les considérations sur son rôle figurant dans le rapport du BEA, selon lequel il aurait confirmé les choix de M. [G], alors qu’il n’avait aucun rôle décisionnaire.
Sur ce,
Il résulte des auditions des deux instructeurs de la société Avnir aviation, MM. [I] et [O], ainsi que de celle de la gérante de la société, Mme [V], que le voyage était initialement convenu avec la participation de trois instructeurs, soit un par appareil, lesquels devaient ainsi accompagner les pilotes brevetés ou élèves-pilotes participants, afin de permettre à ces derniers d’assurer chacun une branche de navigation pour compléter sa progression. Toutefois, au dernier moment le troisième instructeur a fait défaut, à tel point que Mme [V] a même envisagé l’annulation du voyage ainsi qu’elle l’a déclaré dans son audition du 25 mars 2019.
C’est à l’initiative de M. [I] qu’il a été fait appel à M. [L], en raison de sa qualification de pilote professionnel, ayant en outre la compétence en langue anglaise requise pour un vol international tel que prévu.
Mme [V] précise, quant au rôle assigné à M. [L], que :
«Il était prévu que les instructeurs ou pilote professionnel soient chacun des trois, à bord d’un des trois aéronefs. Ainsi, la compétence anglaise était assurée par un pilote dont c’était inscrit sur sa licence. La sécurité du vol l’était également de par leur compétence. Cette configuration a été approuvée par les pilotes participants qui étaient parfaitement informés que M. [L] n’était pas instructeur […]
Je laissais les participants organiser la composition des avions, en fonction de leur besoin ou envie. La seule contrainte que j’avais souhaitée est la présence d’un instructeur, ou pilote professionnel, dans chaque avion en place droite[…]
M. [G] [K], pilote privé, place AVG, est nécessairement commandant de bord car la sélection réservoir est à gauche. M. [L], pilote professionnel, place AVD, assure les fonctions de langue anglaise à la radio puisque le vol débute à l’étranger, et s’il est sollicité par le commandant de bord, il peut apporter sa connaissance et mettre en confiance […]
(M. [L]) étant pilote professionnel, il était présent pour assurer la sérénité et la sécurité des vols comme l’aurait été un pilote privé très expérimenté.»
Selon M. [O], entendu le 18 février 2020 :
«M. [L] a accompagné deux pilotes déjà brevetés afin d’apporter une aide technique complémentaire sur la navigation, et surtout de s’occuper de la radio lors du passage en Italie qui nécessite la qualification de radiotéléphonie anglais dont ne disposait pas ces deux pilotes.»
M. [I], entendu le même jour, indique :
«[…] nous voulions dans l’idéal pour remplacer M. [X] (instructeur défaillant [C]) un instructeur ou un pilote suffisamment qualifié et de confiance. Toute le monde s’est renseigné et le premier à avoir répondu était M. [L] [S], une personne de confiance, qualifié pilote professionnel […]»
M. [L] lui-même dans son audition en date du 21 juin 2018, précise, concernant le pilotage de M. [G] lors d’un précédent vol au cours du même voyage, «lui avoir donner quelques indication sur le déroulé du vol, sur des questions qu’il me posait, mais je ne me rappelle plus du contenu de ses questions et de mes réponses».
Concernant les qualifications de M. [G], les éléments de l’enquête établissent que celui-ci disposait d’un brevet de pilote privé, avec une expérience de vol assez faible, le voyage étant destiné à lui faire acquérir une expérience complémentaire comme précisé par MM. [I] et [O].
Ces éléments confirment donc que la participation de M. [L] au voyage était destinée non seulement à pouvoir bénéficier de ses compétences en langue anglaise, mais également pour contribuer à la sécurité des différents vols de ce voyage. Ce point est encore confirmé par le fait que la participation de M. [L] au voyage ne lui a pas été facturée, contre le service qu’il rendait au groupe constitué. M. [L] était donc parfaitement au fait de son rôle qui ne se cantonnait pas à la communication radio, et qu’il était également là en raison de ses compétences techniques en matière de navigation pour assurer partie de la sécurité du vol, en pourvoyant au remplacement d’un instructeur.
Il est par ailleurs établi, par les déclarations de M. [L] lui-même, qu’il a participé, avec les deux instructeurs, à la préparation du plan de vol de retour, depuis [Localité 10] à [Localité 9] puis jusqu’à [Localité 7]. Il indique ainsi :
«[…] on a commencé à préparer la navigation retour avec moi et les deux instructeurs […] On a donc dégrossi, le cap, l’altitude, les étapes de navigation, les fréquences radio, les plans de vol. Ensuite, on a réuni les pilotes qui ont établi leur propre navigation en s’inspirant de nos conseils.»
Cette préparation commune aux deux instructeurs et au pilote professionnel est confirmée par les auditions des passagères de l’avion accidenté.
M. [L] ne peut donc sérieusement soutenir n’avoir tenu aucun rôle dans la préparation du vol retour, ni n’avoir eu qu’un simple rôle de radio dans l’avion alors qu’il était bien présent pour assurer une partie de la sécurité du vol, laquelle comprend évidemment la navigation pendant le vol. Il n’était donc pas un simple passager et savait qu’il pouvait être amené à avoir un rôle actif durant le vol en fonction des circonstances, et surtout, que ses conseils seraient probablement suivis par le pilote peu expérimenté qu’il accompagnait.
Or M. [L] n’a pas conseillé à M. [G] de respecter le plan de vol tel qu’il avait été préparé, c’est-à-dire avec une montée continue en altitude dès la sortie de l’espace aérien contrôlé de [Localité 9] afin d’atteindre celle de 9000 ft convenue pour franchir les Alpes (cf. audition de M. [I]). En effet, Mme [E], passagère de l’avion accidenté, indique dans son audition le 2 août 2017 :
«J’ai entendu à la radio grâce à mon casque que [W] ([I] [C]) sur un autre avion signalait que la couche nuageuse était haute et qu’il était préférable de passer sous cette couche. [S] a décidé de ne pas essayer de passer cette couche nuageuse.»
De la même manière, Mme [D], entendue le même jour, précise :
«L’axe de la trajectoire était bon mais j’ai été surprise de voir que nous rentrions dans la vallée sous les nuages. [K] a continué à monter et quand il a commencé à toucher les nuages [S] lui a dit ‘redescends et évite de passer dans les nuages’. Nous étions à ce moment-là sur la droite de la vallée en rive gauche. Je leur ai dit que nous étions bien près de la montagne et bien bas. Je voyais le relief du fond de la vallée arriver, grossir. Pour la deuxième fois je leur ai dit que le relief grossissait».
Ni le pilote, ni M. [L], n’ont tenu compte des avertissements de la passagère.
En procédant de la sorte, sans intimer à M. [G] de faire demi-tour au début de la vallée, ou tout simplement de respecter le plan de vol, alors qu’il était à bord pour assurer un déroulement serein et sécurisé du vol, en sa qualité de pilote particulièrement qualifié aux côtés d’un pilote privé breveté mais peu expérimenté, M. [L] a commis des fautes à l’origine directe de ses préjudices et de nature à réduire le montant de son droit à indemnisation.
Il sera enfin ajouté qu’aucune erreur de pilotage commise par M. [L] lui-même n’est établie, la manoeuvre d’urgence qu’il a tentée ayant évité un accident encore plus dramatique qu’il ne l’a été. Les fautes retenues à son encontre ne sont pas la cause exclusive de ses dommages, de sorte que son droit à indemnisation doit être réduit à hauteur de moitié, comme l’a justement retenu la commission d’indemnisation.
La décision déférée sera donc confirmée de ce chef.
Sur la provision
M. [L] sollicite l’allocation d’une provision globale de 100 000 euros à valoir sur l’indemnisation de ses préjudices, lesquels sont d’ores et déjà très importants au regard du rapport d’étape de l’expert désigné.
Le fonds de garantie a simplement conclu au débouté de la demande de provision.
Sur ce,
Les conclusions du Dr [Y], désigné par ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Lyon le 5 novembre 2019, en date du 28 août 2021 (pièce n° 36 de M. [L]), révèlent que le préjudice subi par la victime est majeur, le préjudice esthétique étant évalué à 7/7 et les souffrances endurées au moins à 6,5/7, le déficit fonctionnel permanent ne sera pas inférieur à 80 %, avec une incidence professionnelle pour un homme jeune (26 ans à la date de l’accident), outre des préjudices d’agrément, sexuel et d’établissement.
Ces éléments justifient que la provision allouée à M. [L] soit portée à la somme de 100 000 euros réclamée, et ce nonobstant la réduction de moitié de son droit à indemnisation compte tenu de l’importance exceptionnelle des préjudices subis.
La décision déférée sera réformée en ce sens.
Sur les autres demandes
L’expertise médicale ordonnée sera également confirmée, le Dr [Y] ayant à nouveau été désigné par la commission d’indemnisation des victimes, précision étant faite que M. [L] n’était pas consolidé à la date du rapport précité du 28 août 2021.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de M. [L] la totalité des frais exposés en appel, et non compris dans les dépens. Il convient en conséquence de lui allouer la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Les dépens de l’appel seront mis à la charge du Trésor public.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Dit n’y avoir lieu à sursis à statuer,
Confirme la décision de la commission d’indemnisation des victimes du tribunal judiciaire de Bonneville en date du 11 janvier 2022, sauf en ce qu’elle a alloué à M. [S] [L] la somme de 50 000 euros à titre provisionnel,
Réformant et statuant à nouveau de ce seul chef,
Alloue à M. [S] [L] une provision de 100 000 euros à valoir sur ses préjudices,
Y ajoutant,
Alloue à M. [S] [L] une indemnité de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel,
Rappelle que les sommes allouées ci-dessus seront versées à M. [S] [L] par le fonds de garantie dans les conditions prévues par l’article R. 50-24 du code de procédure pénale,
Laisse les dépens à la charge du Trésor public.
Ainsi prononcé publiquement le 14 décembre 2023 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La Greffière La Présidente