Interviews filmées : quel statut juridique ?
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L’auteur d’interviews filmées bénéficie d’une présomption de titularité des droits. L’exploitation de ses interviews sans autorisation, même avec l’accord de la personne interviewée, porte atteinte à ses droits.

Le critère de la contribution

S’agissant des interviews, qu’elles soient ou non filmées, la qualité d’auteur conférée soit à l’intervieweur, soit à l’interviewé, soit encore aux deux doit faire l’objet d’une qualification in concreto liée à la contribution de chacun à l’oeuvre.

La qualification d’une interview

La qualification d’une interview va dépendre des circonstances de fait qui ont présidé à son élaboration. Une telle oeuvre sera en effet souvent considérée comme une oeuvre ayant pour seul auteur l’intervieweur, en raison des thèmes qu’il aura choisi d’aborder et des questions qu’il a décidé de poser. Dans certains cas toutefois, il s’agira d’une ‘uvre de collaboration si la personne ayant fait l’objet de l’interview a participé activement à sa version finale.

Autorisation d’exploitation des interviews

En revanche, il appartient à celui qui exploite les interviews filmées d’apporter la preuve que celui qui l’a autorisé à exploiter lesdites interviews a participé à la conception, à la préparation, à la direction et à la réalisation des entretiens filmés ou qu’il a contribué, d’une façon ou d’une autre, à une forme spécifique et originale de l’interview.

Preuve de la qualité d’auteur et cédant

En l’occurrence, il ressort des éléments versés au débat que la personne ayant autorisé la société de production à exploiter les interviews n’est jamais intervenue dans la conception des entretiens, qu’elle n’a jamais donné de directive et s’est contentée de répondre aux questions posées dans l’ordre décidé par le véritable auteur, sans contribuer à la rédaction, au choix ou à l’ordonnancement de ces questions.

Il ressort des éléments du débat que la véritable auteur a pris l’initiative de ces entretiens filmés, a conçu et élaboré seule le plan et la progression des entretiens, a choisi seule les thèmes spécifiques abordés et les questions précises qu’elle a posées.

C’est elle qui a mené selon ses propres choix et ses connaissances de l’œuvre, les entretiens donnant à ceux-ci une tournure, une conception et une impression d’ensemble empreintes de sa personnalité.

Elle a en sa qualité d’intervieweuse été considérée comme auteur des entretiens filmés litigieux.


Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D’APPEL DE PARIS







Pôle 5 – Chambre 2









ARRÊT DU 10 NOVEMBRE 2023



(n°156, 12 pages)







Numéro d’inscription au répertoire général : n° RG 22/00433 – n° Portalis 35L7-V-B7G-CE5ZS



Décision déférée à la Cour : jugement du 02 décembre 2021 – Tribunal judiciaire de PARIS 3ème chambre 1ère section – RG n°19/15097







APPELANTE AU PRINCIPAL et INTIMEE INCIDENTE





Madame [R] [Y]

Née le 17 avril 1980 à [Localité 4]

De nationalité française

Demeurant [Adresse 1]



Représentée par Me Patricia MOYERSOEN, avocate au barreau de PARIS, toque B 609 Assistée de Me Olivier LEDRU, avocat au barreau de PARIS, toque B 609







INTIMEE AU PRINCIPAL et APPELANTE INCIDENTE





S.A.R.L. LES PRODUCTIONS CINEMATOGRAPHIQUES DE LA BUTTE MONTMARTRE, prise en la personne de son gérant en exercice, M. [U] [C], domicilié en cette qualité au siège social situé

[Adresse 2]

[Localité 3]

Immatriculée au rcs de Paris sous le numéro 490 703 386



Représentée par Me Frédéric LALLEMENT de la SELARL BDL AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque P 480

Assistée de Me François POUGET plaidant pour la SELARL FACTORI, avocat au barreau de PARIS, toque P 300

















COMPOSITION DE LA COUR :





En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 07 septembre 2023, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Véronique RENARD, Présidente et en présence de Madame Laurence LEHMANN, Conseillère, chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport.



Mesdames Véronique RENARD et Laurence LEHMANN ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :



Madame Véronique RENARD, Présidente

Madame Laurence LEHMANN, Conseillère

Madame Agnès MARCADE, Conseillère





Greffier, lors des débats : Madame Sylvie MOLLÉ







ARRÊT :



– contradictoire

– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signée par Véronique RENARD, Présidente, et par Carole TREJAUT, Greffier, présente lors de la mise à disposition.









 

Vu le jugement contradictoire rendu le 2 décembre 2021 par le tribunal judiciaire de Paris,

 

Vu l’appel interjeté le 29 décembre 2021 par Mme [R] [Y],

Moyens


 

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 23 mai 2023 par Mme [R] [Y], appelante principale et intimée incidente,

 

Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 12 juin 2023 par la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre, intimée principale et appelante incidente,

 

Vu l’ordonnance de clôture rendue le 22 juin 2023.

Motivation






SUR CE, LA COUR,





Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.



Mme [Y] est maîtresse de conférences en cinéma à l’Université [5] depuis 2012.



Elle expose s’être intéressée dans le cadre de ses études à la vidéaste et documentariste féministe [M] [A] née en 1945 et décédée en 2009 avec laquelle elle soutient avoir noué une relation de travail et d’amitié dès 2002 lors de la préparation de son mémoire de DEA.



Elle a soutenu en décembre 2011 à l’Université [6] 3 une thèse de doctorat sur « le cinéma et la vidéo saisis par le féminisme en France de 1968 à 1981 » consacrée à l’histoire du groupe « Insoumuses » composé notamment de [M] [A].



Dans le cadre de la préparation de cette thèse, elle a demandé à [M] [A] de se prêter à la réalisation d’une série d’entretiens filmés qui ont été réalisés sur quatre séances, la première le 23 avril 2007 et les trois autres les 6, 7 et 8 août 2007 à son domicile en Suisse.



Elle précise que [M] [A] n’a pas participé à la préparation ou à la conception en amont, ni donné d’instruction pendant la réalisation des entretiens. Elle indique que [M] [A] découvre, au moment du tournage, les questions qui lui sont posées et qu’elle se laisse guider dans un climat de confiance manifeste et qualifie son rôle d’accoucheuse de la parole de [M] [A] en réveillant sa mémoire.



Mme [Y] se présente en définitive comme la spécialiste de l”uvre de [M] [A], et ce pour avoir, entre autre, écrit ou dirigé la réalisation de plusieurs ouvrages qui lui ont été consacrés, conçu et/ou animé de nombreuses programmations autour de son travail, contribuant à la reconnaissance nationale et internationale de son ‘uvre, et établi, la première, sa filmographie de référence, publiée en 2010 dans La Revue Documentaires.

 

Après le décès de [M] [A], Mme [Y] a eu l’occasion de collaborer avec Mme [G] [T], petite-fille de [M] [A], dans le cadre d’un projet d’édition autour de la bande vidéo restaurée par la Bibliothèque Nationale de France (BNF) du film, sorti en 1976, « SCUM Manifesto » de [M] [A] et [V] [O].



A cette occasion, Mme [T] a appris l’existence des entretiens réalisés en 2007 par Mme [Y] et lui a demandé si elle acceptait de lui en communiquer une copie, ce qui fut fait par la remise sous forme de fichiers numériques pour simple consultation.



La société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre, ayant pour nom commercial Les films de la Butte, est une société de production indépendante produisant à la fois des fictions et des documentaires pour la télévision et le cinéma.



En 2018, elle a produit un film « [V] et [M], insoumuses », relatant la relation d’amitié entre la comédienne [V] [O] et la vidéaste [M] [A]. Ce film a été conçu et réalisé par Madame [F] [T] et co-écrit avec [I] et [E] [A], les enfants de [M] [A]. Il est constitué exclusivement d’images d’archives dont plusieurs extraits des enregistrements audiovisuels réalisés par Mme [Y].







Plusieurs échanges de courriels sont intervenus entre Mme [Y], Mme [T] et la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre en 2018 et début 2019, ainsi qu’une rencontre dans les locaux de la société de production le 4 avril 2019. La société Les Productions Cinématographiques de la Butte, reconnaissant la qualité d’auteur de Mme [Y], lui avait adressé le 4 avril 2019 un projet de contrat de cession de droits pour 6 minutes d’images et 3 minutes de son off, jamais signé, pour un montant total de 5 650 euros.



Le 12 avril 2019, l’avocat de Mme [Y] a pris attache avec les avocats de Mme [T] et de la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre, en rappelant que sa cliente n’avait jamais autorisé l’exploitation de ces entretiens filmés dans le cadre du film « [V] et [M], insoumuses » et qu’elle s’y était opposée de manière répétée et considérait en outre le film comme dénaturant son ‘uvre.



Elle demandait à la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre de renoncer à toute exploitation du film et précisait se réserver le droit de rechercher l’entière réparation de son préjudice résultant des exploitations passées et à venir de ‘l”uvre contrefaisante’. Enfin, elle les avisait qu’elle informerait la société Arte France, dont il était prévu qu’elle diffuse le documentaire de Mme [T] le 17 avril 2019, de ses revendications.



Elle indique que si la diffusion du film prévue le 17 avril 2019 sur ARTE a été déprogrammée, elle a par la suite constaté que le film était massivement dans divers festivals, salles de cinéma, à la télévision sur Arte et qu’il a bénéficié d’une très large diffusion sur les plateformes de streaming et VOD.



Par acte d’huissier de justice du 4 décembre 2019, Mme [Y] a fait assigner la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire de Paris, en violation de ses droits d’auteur.

 

Le jugement du tribunal dont appel a :

– déclaré Mme [Y] irrecevable en ses demandes (faute d’avoir mis en cause les héritiers de [M] [A] jugée co-autrice),

– débouté la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre de sa demande indemnitaire formée à l’encontre de Mme [Y],

– condamné Mme [Y] au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens avec distraction en application de l’article 699 du code de procédure civile,

– ordonné l’exécution provisoire.

 

Mme [Y], par ses dernières conclusions, demande à la cour de :

Vu notamment les articles L. 121-1, L. 121-2, L. 122-1, L. 122-4, L. 215-1 et L. 113-7 du code de la propriété intellectuelle, 1240 du Code civil,

– infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a déclaré Mme [Y] irrecevable en ses demandes et en sa qualité d’autrice-réalisatrice des entretiens litigieux ;

– dire et juger Mme [Y] seule autrice des entretiens litigieux à l’exclusion de [M] [A] ;

– déclarer Mme [Y] recevable en son action ;

– confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a débouté la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre de sa demande indemnitaire formée à l’encontre de Mme [Y] ;





– infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a condamné Mme [Y] à payer à la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre la somme de 5 000 euros en exécution des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens de l’instance.

Statuant à nouveau

– faire injonction à la société Les films de la butte d’avoir à cesser toute exploitation du film « [V] et [M] insoumuses » ou d’avoir à en supprimer les extraits des entretiens filmés réalisés par Mme [Y] et ce sous astreinte de 500 euros par infraction constatée à compter de la signification de la décision à intervenir ;

– condamner la société Les films de la butte à payer à Mme [Y] la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de l’atteinte à ses droits patrimoniaux ;

– condamner la société Les films de la butte à payer à Mme [Y] la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de l’atteinte à ses droits moraux ;

– condamner la société Les films de la butte :

* à faire publier, à ses frais, dans trois publications nationales, le dispositif du jugement à intervenir et ce dans un délai de 10 jours suivant la signification du jugement et sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

* à diffuser sur la page d’accueil de son site Internet https://filmsdelabutte.com/ le dispositif du jugement à intervenir et à maintenir cette publication de façon visible pendant une période de 3 mois à compter de la signification du jugement et sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;

– débouter la société Les films de la butte de l’ensemble de ses demandes ;

– Condamner la société Les films de la butte à payer à Mme [Y] la somme de 20 000 euros au titre de l’article 700 du code civil (sic) ;

– condamner la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre aux entiers dépens.



La société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre, par ses dernières conclusions, demande à la cour de :

Vu les articles L.113 et suivants, L.331-1-3 et l’article L.215-1 du code de la propriété intellectuelle, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, les dispositions de l’article 564 et subsidiairement de l’article 910-4 du code de procédure civile,

A titre liminaire

– déclarer Mme [Y] irrecevable en sa demande fondée sur les droits voisins du producteur de vidéogrammes.  

En ce qui concerne les demandes Mme [Y]

A titre principal  

– confirmer le jugement en date du 2 décembre 2021 en ce qu’il a déclaré irrecevable Mme [Y] en ses demandes et l’a condamné à payer la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;  

A titre subsidiaire  

– dire et juger irrecevable et en tout cas mal fondée l’action de Mme [Y] et la débouter, en conséquence, de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

En ce qui concerne les demandes reconventionnelles des Films de la Butte

– infirmer le jugement déféré en ce qu’il a débouté la société Les Productions Cinématographiques de la Butte de sa demande indemnitaire à l’encontre de Mme [Y] ;

Et jugeant à nouveau :





– condamner Mme [Y] à payer à la société Les Productions Cinématographiques de la Butte la somme de 100 000 euros en réparation du préjudice subi du fait de l’immixtion fautive de la demanderesse dans les relations des Films de la Butte avec Arte et le CNC ;

En tout état de cause

– condamner Mme [Y] à payer à la société Les Productions Cinématographiques de la Butte la somme supplémentaire de 30 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;  

– condamner Mme [Y] aux entiers dépens de la présente procédure dont distraction au profit de la Sellarl factori avocats, avocats aux offres de droit. 





Sur l’irrecevabilité des demandes fondées sur le droits voisins du producteur de vidéogramme



Mme [Y] dans ses dernières conclusions se prévaut de l’article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle relatif aux droits voisins du producteur de vidéogramme.



Pour autant, elle n’avait formé en première instance aucune prétention à ce titre se prévalant des seules dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au droit d’auteur.



Dès lors ces nouvelles prétentions qui tendent à faire reconnaître non un droit d’auteur mais un droit voisin de producteur de vidéogramme qui a un fondement différent et qui ne sont ni l’accessoire, ni la conséquence ou le complément nécessaire des prétentions soumises aux premiers juges doivent être, en application des dispositions des articles 564, 565 et 566 du code de procédure civile, déclarées irrecevables.



Il sera en outre constaté que ces demandes ne figuraient pas non plus ni dans les motifs ni au dispositif des premières conclusions de l’appelante notifiées et remises au greffe le 25 mars 2022, de sorte qu’elles sont également irrecevables en application de l’article 910-4 du code de procédure civile.





Sur la recevabilité de l’action de Mme [Y] fondée sur le droit d’auteur



Les premiers juges ont dit irrecevable l’action de Mme [Y] fondée sur le droit d’auteur faute de mise en cause des ayants droits de [M] [A].



Pour ce faire, ils ont retenu que tant Mme [Y] que [M] [A] avaient la qualité d’auteur des entretiens filmés litigieux qui devaient être qualifiés d”uvre de collaboration et ont fait apllication de l’article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle lequel selon l”uvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs qui doivent exercer leurs droits d’un commun accord.



La société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre demande à titre principal la confirmation du chef du jugement ayant déclaré irrecevable Mme [Y].



Mme [Y] en demande l’infirmation faisant valoir qu’elle seule peut être qualifiée d’auteur des entretiens filmés alors que [M] [A] n’a pas eu d’autre rôle que celui de l’interviewée, qu’elle n’a fait aucun apport quant à la conception ou la réalisation des entretiens, n’a jamais pris d’initiative dans le déroulé des entretiens, ni eu de rôle quant aux questions posées préparées et choisies par elle seule.

S’agissant des interviews, qu’elles soient ou non filmées, la qualité d’auteur conférée soit à l’intervieweur, soit à l’interviewé, soit encore aux deux doit faire l’objet d’une qualification in concreto liée à la contribution de chacun à l”uvre.



La qualification d’une interview va dépendre des circonstances de fait qui ont présidé à son élaboration. Une telle ‘uvre sera en effet souvent considérée comme une ‘uvre ayant pour seul auteur l’intervieweur, en raison des thèmes qu’il aura choisi d’aborder et des questions qu’il a décidé de poser. Dans certains cas toutefois, il s’agira d’une ‘uvre de collaboration si la personne ayant fait l’objet de l’interview a participé activement à sa version finale.



Pour justifier de la qualité d’auteur de [M] [A], la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre soutient que celle-ci ne s’est pas contentée de répondre succinctement aux questions posées par Mme [Y] mais a longuement développé ses réponses avec une grande liberté livrant un récit autobiographique et une réflexion sur l’éthique de son métier de vidéaste et sur son activisme en faveur de la cause féministe.



Pour autant, c’est à juste titre que Mme [Y] fait valoir que le contenu des propos de l’interviewée, aussi personnel soit-il, ne saurait lui conférer la qualité d’auteur puisque c’est le propre de l’interview que de permettre à la personne interrogée de donner des réponses personnelles aux questions posées. La qualité et l’intérêt des réponses données ne sont pas ici en cause.



En revanche, il appartient à la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre d’apporter la preuve que [M] [A] avait participé à la conception, à la préparation, à la direction et à la réalisation des entretiens filmés ou qu’elle avait contribué, d’une façon ou d’une autre, à une forme spécifique et originale de l’interview.



Or, il ressort des éléments versés au débat que [M] [A] n’est jamais intervenue dans la conception des entretiens, qu’elle n’a jamais donné de directive et s’est contentée de répondre aux questions posées dans l’ordre décidé par Mme [Y] sans contribuer à la rédaction, au choix ou à l’ordonnancement de ces questions.



La cour relève également que les enfants et petits enfants de [M] [A] et notamment Mme [T] n’ont pas fait le choix d’intervenir à l’instance et qu’ils n’ont jamais lors des courriers pré-contentieux échangés revendiqué un droit d’auteur au profit de leur mère et grand-mère.



[M] [A] a quant à elle signé le 8 août 2017, soit le dernier jour des entretiens, un document remis à Mme [Y] rédigé en ces termes :

« Je soussignée, [M] [A], autorise [R] [Y] à faire tout usage qu’elle souhaite des entretiens filmés qu’elle a entrepris de mener avec moi en avril et août 2007 à mon domicile, que ce soit pour sa thèse de doctorat, ses recherches ou des projets personnels (publications, films, expositions ‘), et donc à reproduire et à exploiter mes images et mes paroles sur tous les supports matériels et immatériels, en tous formats connus et inconnus à ce jour. Cette cession de droits est accordée à titre gracieux ».



Ainsi, non seulement [M] [A] ne revendiquait pas de droits sur les entretiens filmés mais elle confirmait son acceptation à une utilisation très large de son image et de ses propos par Mme [Y].



Au vu de l’ensemble de ces éléments, la qualité d’auteur de [M] [A] des entretiens filmés n’est pas établie et le jugement qui a déclaré irrecevable l’action en droit d’auteur de Mme [Y] est dès lors infirmé de ce chef.





Sur la qualité d’auteur de Mme [Y]



A titre subsidiaire, la société Les Productions Cinématographiques de la Butte demande à la cour de dire que Mme [Y] ne justifierait pas d’une contribution originale aux entretiens filmés ni en tant que réalisatrice de la captation audiovisuelle, ni dans la formulation des questions et la structure de l’entretien.



Mme [Y] revendique la qualité d’auteur unique des entretiens filmés litigieux.



Elle se prévaut en premier lieu de la présomption du droit d’auteur relative à la qualité d’auteur d”uvre audiovisuelle prévue par l’article L.113-7 du code de la propriété intellectuelle s’estimant tout à la fois autrice du scénario pour avoir « conçu le plan des entretiens devant être ici assimilé à un scénario » et réalisatrice d’une ‘uvre audiovisuelle.



Pour autant, il n’est établi l’existence d’aucun scénario. Le seul fait d’avoir préparé et posé à l’interviwée des questions même si celles-ci ont été, préparées en amont selon un déroulé prévu à l’avance, ne peut pas être assimilé à un scénario et l’intervieweur n’est pas un scénariste.



Par ailleurs, Mme [Y] ne donne aucune indication sur son rôle de réalisatrice sauf à dire qu’elle avait une expérience de photographe professionnelle et que par la suite elle a réalisé des films documentaires.



Elle ne justifie pas avoir préparé le tournage, ne donne aucune précision sur les conditions de réalisation dudit tournage, ni sur le rôle qui aurait été le sien dans la captation de l’image.

De plus, il est constant que les entretiens filmés litigieux n’ont fait l’objet d’aucun montage, ni mixage ou synchronisation. La réalisation qui semble revendiquée par l’appelante, à savoir la captation des entretiens, à la supposer établie, ne diffère pas d’une simple captation technique, sans apport original personnel.



Dès lors, c’est à tort que Mme [Y] revendique à son profit la présomption prévue à l’article L.113-7 du code de la propriété intellectuelle comme auteure du scénario ou comme réalisatrice.



En revanche et comme il a déjà été indiqué ci-dessus, il ressort des éléments du débat que Mme [Y] a pris l’initiative de ces entretiens filmés, a conçu et élaboré seule le plan et la progression des entretiens, a choisi seule les thèmes spécifiques abordés et les questions précises qu’elle a posées.



C’est elle qui a mené selon ses propres choix et ses connaissances de l”uvre de [M] [A] les entretiens donnant à ceux-ci une tournure, une conception et une impression d’ensemble empreintes de sa personnalité.



Elle doit en sa qualité d’intervieweuse être considérée comme auteur des entretiens filmés litigieux.

Mme [Y] a donc qualité à agir au titre de l’atteinte qui aurait été portée au droit moral et au droit patrimonial d’auteur en raison de la reprise sans son consentement des extraits de son oeuvre dans le film « [V] et [M], insoumuses ».



La fin de non-recevoir opposée par la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre sera en conséquence rejetée et le jugement infirmé de ce chef.





Sur l’atteinte au droit patrimonial de Mme [Y]



L’article L.122-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que :

«Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants droit est illicite».



Il n’est pas contesté par la société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre que des extraits des entretiens filmés dont Mme [Y] est l’auteur ont été reproduits dans le film « [V] et [M], insoumuses » qui reconnaît avoir repris un total de 9 minutes 26 secondes se décomposant en 5 minutes 56 secondes d’extraits images et son et 3 minutes 30 secondes en voix off.



Pour autant, il ressort de nombreux courriers versés aux débats que Mme [Y] qui n’avait confié les entretiens filmés à Mme [T] que pour un usage personnel s’est toujours et fermement opposée à l’utilisation d’extraits de ces entretiens dans le film réalisé par celle-ci.



Ces reprises constituent une atteinte au droit patrimonial de Mme [Y].



L’article L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que :

« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :

1° Les conséquences économiques négatives de l’atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;

2° Le préjudice moral causé à cette dernière ;

3° Et les bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte aux droits, y compris les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l’atteinte aux droits.

Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si l’auteur de l’atteinte avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n’est pas exclusive de l’indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée ».



Le film « [V] et [M], insoumuses » a été très largement diffusé dans de nombreux festivals internationaux, à la télévision Suisse et en France sur la chaîne ARTE et en replay pendant 4 mois puis en VOD payante de la chaîne ARTE et sur d’autres VOD. Il a remporté de nombreux prix et récompenses dans divers festivals réputés.



Le préjudice moral de Mme [Y] résulte de la reprise par extraits de ses entretiens filmés diffusés à un large public malgré l’opposition sans équivoque qu’elle avait fait connaître.



Au vu des éléments communiqués au débat, et notamment l’utilisation à divers moments du film de ces extraits sur une durée totale de neuf minutes qui constituent une part non négligeable du film d’une durée de 1 heure 8 minutes « [V] et [M], insoumuses », il sera alloué la somme de 25 000 euros en réparation de l’entier préjudice résultant de l’atteinte au droit patrimonial d’auteur subi par Mme [Y].





Sur l’atteinte au droit moral de Mme [Y]



Le premier alinéa de l’article L.121-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que :

« L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son ‘uvre ».



Et le premier alinéa de l’article L.121-2 du même code que :

« L’auteur a seul le droit de divulguer son ‘uvre. Sous réserve des dispositions de l’article L.132-24 ».



Le générique de fin du film mentionne sous le titre « archives » « entretiens de [M] [A] menés par [R] [Y] » et fait mention du nom de Mme [Y] dans la liste des remerciements et il n’est formé aucune demande au titre du droit de paternité de l’auteur.



Les atteintes au droit moral de l’auteur reprochées concernent son droit de divulgation et le respect dû à l”uvre.



Les entretiens filmés litigieux n’avaient jamais fait l’objet d’une divulgation au public ; leur utilisation dans le cadre de la thèse universitaire de Mme [Y] dont il n’est pas indiqué qu’ils ont été annexés à la thèse mais seulement qu’ils ont servi de base de travail, ou leur transmission à usage personnel à Mme [T] ne pouvant être assimilée à une telle divulgation.



La divulgation par le film « [V] et [M], insoumuses » de 9 minutes de ces entretiens constitue ainsi une divulgation illicite portant atteinte au droit moral de l’auteur.



En revanche, Mme [Y] ne peut être suivie lorsqu’elle prétend qu’il existe une violation du respect dû à son ‘uvre du fait de son désaccord avec la philosophie qui approprie la signature « Les insoumuses » à deux femmes alors qu’elle émanait de quatre femmes et omettant le rôle d’un autre groupe « Les Muses s’amusent », association fondée en 1974 par [V] [O] et quatre autres femmes.



Ces divergences de vues sont sans lien avec le respect dû à l”uvre première dès lors que les extraits litigieux n’ont pas été déformés ou utilisés dans des conditions dénaturantes.



De même le fait que le générique attribue à Mme [Y] les entretiens menés avec [M] [A] ne peut être reproché à la société intimée à laquelle il aurait au contraire pu être reproché de ne pas mentionner le nom de l’auteur.



Ainsi, la violation du droit de divulgation de Mme [Y] est caractérisée. La société Les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre est condamnée à payer à Mme [Y] la somme de 5 000 euros en réparation de l’entier préjudice qu’elle a subi de ce chef.







Sur les autres demandes de Mme [Y]



La demande d’interdiction d’exploitation du film « [V] et [M] insoumuses » ou d’avoir à en supprimer les extraits des entretiens filmés litigieux formulées par Mme [Y] ne peut être reçue alors qu’elle s’adresse au seul producteur du film sans mise en cause des auteurs du film.



Les demandes de publication et diffusion de l’arrêt dans trois publications nationales et sur la page d’accueil du site internet https://filmsdelabutte.com sont rejetées comme non justifiées par les faits de l’espèce, les condamnations pécuniaires étant suffisantes à réparer l’entier préjudice de Mme [Y].





Sur le demande incidente de la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre



La société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre demande incidemment à la cour de condamner Mme [Y] à lui verser une somme de 100 000 euros en réparation du préjudice subi du fait d’immixtions fautives dans ses relations avec la chaîne de télévision Arte et le CNC.



Or, comme il a été ci-dessus jugé, Mme [Y] qui a fait connaître son refus de reprise partielle de ses entretiens filmés pour le film « [V] et [M] insoumuses » était en droit de s’interroger sur cette reprise non autorisée. Par ailleurs, comme justement relevé par les premiers juges, l’échange de courriels des 6 et 9 mars 2020, entre Mme [W] et Mme [H] de la chaîne Arte, est insuffisant à démontrer que les relations avec la société Arte ont été rompues du fait de l’intervention de Mme [Y], le courriel de Mme [H] évoquant plusieurs ‘écueils’ dans le cadre du suivi de ce projet, sans davantage de précision.



Le jugement qui a débouté la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre est confirmé de ce chef.





Sur les frais et dépens



Le sens de l’arrêt conduit à infirmer le jugement quant aux condamnations prononcées au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.



La société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre qui succombe sera condamnée aux dépens de première instance et d’appel et, en équité, à payer à Mme [Y] la somme de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.




Dispositif

PAR CES MOTIFS





La cour,



Déclare irrecevables les demandes de Mme [Y] sur le droit voisin du producteur de vidéogramme,



Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu’il a débouté la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre de sa demande indemnitaire formée à l’encontre de Mme [Y],



Statuant à nouveau,



Déclare recevables les demandes de Mme [Y] sur le droit d’auteur,



Dit que le film « [V] et [M], insoumuses » produit par la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre porte atteinte aux droits patrimonial et moral de Mme [Y],



Condamne la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre à payer à Mme [Y] la somme de 25 000 euros en réparation de son préjudice au titre de l’atteinte à son droit patrimonial d’auteur,



Condamne la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre à payer à Mme [Y] la somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice au titre de l’atteinte à son droit moral d’auteur,



Rejette le surplus des demandes de Mme [Y],



Condamne la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre à payer à Mme [Y] la somme de 10 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,



Condamne la société les Productions Cinématographiques de la Butte Montmartre aux entiers dépens de première instance et d’appel.





La Greffière La présidente


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