Violation de clause d’exclusivité : 19 février 2014 Cour d’appel de Paris RG n° 11/08422
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19 février 2014
Cour d’appel de Paris
RG n°
11/08422

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 6 – Chambre 9

ARRÊT DU 19 Février 2014

(n° , 6 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : S 11/08422

Décision déférée à la cour : jugement rendu le 28 Mars 2011 par le conseil de prud’hommes de PARIS – section commerce – RG n° 09/14282

APPELANT

Monsieur [T] [I]

[Adresse 1]

[Localité 2]

comparant en personne, assisté de Me Claire WAROQUIER, avocate au barreau de PARIS, T02

INTIMÉE

S.A.S. JONES LANG LASALLE

[Adresse 2]

[Localité 1]

représentée par Me Gaëlle MERIC, avocate au barreau de PARIS, R191

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 18 Décembre 2013, en audience publique, devant la cour composée de :

Madame Christine ROSTAND, présidente

Monsieur Benoît HOLLEAUX, conseiller

Monsieur Jacques BOUDY, conseiller

qui en ont délibéré

GREFFIÈRE : Madame Corinne de SAINTE MARÉVILLE, lors des débats

ARRÊT :

– contradictoire

– prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

– signé par Madame Christine ROSTAND, présidente et par Madame Corinne de SAINTE MARÉVILLE, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La SAS Jones Lang Lasalle est une société qui exerce une activité d’agent immobilier et de conseil en matière immobilière.

En particulier, elle se voit confier des mandats, soit par des propriétaires ou des promoteurs, soit par des entreprises souhaitant louer ou acheter des locaux pour leurs besoins professionnels, commerciaux ou industriels.

Au sein de l’entreprise, l’un des départements, dénommé « l’Agence » est destiné exclusivement aux activités d’agent immobilier proprement dites, c’est-à-dire l’entremise entre les propriétaires et les promoteurs d’un côté, les locataires en place ou les locataires potentiels de l’autre, en vue de la vente ou de la location de biens immobiliers.

M. [T] [I] a été embauché par la SAS Jones Lang Lasalle, en vertu d’un contrat de travail en date du 14 janvier 2008, en qualité de directeur de département, statut cadre dirigeant.

Il avait la responsabilité au sein du département « Agence » d’une équipe affectée aux grands comptes bureaux, c’est-à-dire aux biens immobiliers à usage de bureaux dont la superficie était égale ou supérieure à 5000 m².

Le contrat de travail prévoyait notamment, une rémunération annuelle brute de 100 000 €, le versement d’un « Welcome pack » de 250 000 € et, à titre de rémunération variable, d’une commission annuelle égale à 4 % du chiffre d’affaires net réalisé par son équipe.

Il était également prévu le versement d’une indemnité contractuelle de licenciement d’un montant de 300 000 € en cas de rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur dans un délai de trois ans à compter de son embauche.

Le contrat prévoyait aussi une obligation de non-concurrence en contrepartie de laquelle le salarié se verrait verser une indemnisation égale à 150 % de sa rémunération fixe.

Après avoir fait l’objet d’une mise à pied à titre conservatoire le 25 septembre 2009, M. [T] [I] s’est vu notifier son licenciement pour faute grave le 23 octobre 2009.

La lettre de licenciement était ainsi motivée :

« Vous n’avez cessé ces dernières semaines de remettre en cause le fonctionnement de l’entreprise, son organisation et les compétences des collaborateurs y compris de votre hiérarchie. À de nombreuses reprises, M. [W], votre responsable hiérarchique et moi-même vous avons reçu et écouté. Nous avons pris soin à chaque fois de vous rappeler quels étaient votre rôle et vos missions. Malgré tout vous n’avez eu de cesse de systématiquement dénigrer l’entreprise auprès de nombreux collaborateurs. Les témoignages ainsi que les e-mails qui vous ont été spontanément transmis sont sans équivoque à ce sujet.

Par ailleurs, force est de constater que vous vous êtes peu à peu coupé de l’ensemble de vos relais au sein de l’entreprise. Seule votre attitude et votre comportement sécessionniste à l’égard du reste de la société sont à l’origine d’une telle dégradation. Le constat fait par votre responsable hiérarchique lors de votre entretien de performance de mi-année 2009 est éloquent à ce sujet. Ceci est d’autant plus grave que vos objectifs commerciaux sont par ailleurs très loin d’être atteints et que leur réalisation repose en grande partie sur votre capacité à collaborer avec d’autres départements en interne.

Enfin, j’ai pris connaissance depuis plusieurs semaines de votre participation active à la création d’une société dont l’activité sera clairement concurrente de notre entreprise. Évidemment vous avez pris soin de ne pas nous en informer et cela en totale violation de la clause d’exclusivité contenue dans votre contrat de travail’ ».

Le 27 octobre 2009, l’employeur a fait connaître à M. [T] [I] qu’il décidait de ne pas le libérer de sa clause de non-concurrence.

Le 25 février 2010, la SAS Jones Lang Lasalle a déposé plainte auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris en reprochant à M. [T] [I] mais aussi à un autre salarié, M. [Q] [U], qui exerçait au sein de l’entreprise les fonctions de directeur adjoint du département « corporate solutions business development », des faits pouvant être qualifiés pénalement d’abus de confiance, de corruption privée, d’escroquerie et de fausse facture.

Après avoir travaillé pour le compte de la société SFR du 4 janvier 2010 au 24 juin 2011, M. [T] [I] est devenu associé, tout comme M. [Q] [U] et deux autre personnes, de la SARL Parella dont les statuts ont été adoptés le 15 novembre 2011 et dont il n’est pas contesté que l’objet social et l’activité se trouvaient en concurrence directe avec celle de la SAS Jones Lang Lasalle.

Faisant valoir que son licenciement ne reposait sur aucune cause réelle ni sérieuse et qu’il lui était donc dû diverses sommes en raison de la rupture de son contrat de travail, outre un rappel de commissions, M. [T] [I] a saisi le conseil de prud’hommes de Paris qui, par jugement en date du 28 mars 2011, a condamné la SAS Jones Lang Lasalle à lui payer les sommes suivantes :

– 7 954 € à titre de rappel de salaire correspondant à la période de mise à pied

– 25 833 € à titre d’indemnité compensatrice de préavis

– 3 078 € au titre des congés payés se rapportant aux sommes susvisées

– 2 499 € à titre d’indemnité de licenciement

– 25 000 € à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse

– 500 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.

Il a débouté M. [T] [I] du surplus de ses demandes.

Par lettre recommandée avec demande d’accusé de réception expédiée le 27 juillet 2011, M. [T] [I] a interjeté appel.

Il conclut à la confirmation du jugement en ce qu’il a estimé que son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse et en ce qu’il lui a alloué les sommes de 7 954 € à titre de rappel de salaire, 25 833 € à titre d’indemnité compensatrice de préavis, 3 078 € à titre d’indemnité compensatrice de congés payés et de 500 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.

Concluant pour le surplus à l’infirmation du jugement, il sollicite la condamnation de la SAS Jones Lang Lasalle à lui verser les sommes suivantes :

– 300 000 € à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement

– 110 028 € au titre de la clause de non-concurrence

– 202 837 € au titre des commissions lui restant dues sur les affaires en cours

– 268 794 € à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse

– 6 000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.

La SAS Jones Lang Lasalle conclut au préalable à ce qu’il soit sursis à statuer sur les demandes présentées par M. [T] [I] dans l’attente de l’issue qui sera donnée à l’information judiciaire actuellement en cours à la suite de la plainte qu’elle a déposée devant le procureur de la République.

Subsidiairement, elle conclut au rejet de l’ensemble des demandes formées contre elle et, à titre reconventionnel, à la condamnation de M. [T] [I] à lui payer les sommes de 52 272,72 € au titre de la répétition de l’indu et de 15 000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.

Pour plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffier et développées lors de l’audience des débats.

MOTIFS DE LA DÉCISION

S’agissant de la demande de sursis à statuer, il résulte de l’article 4 du code de procédure pénale que la mise en mouvement de l’action publique n’impose pas la suspension du jugement des actions autres que l’action civile en réparation du dommage causé par l’infraction, exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu’elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil.

Pour s’opposer à la demande de sursis à statuer, M. [T] [I] expose qu’en réalité, il a été licencié parce qu’il avait refusé de céder à des pressions du directeur général, M. [L] [W], qui, dans un message électronique du 7 août 2009, lui avait demande d’agir contre les intérêts de son client, la société SFR, en ne faisant pas d’appel d’offres auprès de plusieurs promoteurs de manière à ce que ce marché soit confié à un promoteur au sein duquel travaillait son épouse.

Il fait valoir que la demande de sursis à statuer n’a d’autre objet que de retarder l’issue du litige puisqu’en réalité, la SAS Jones Lang Lasalle ne dispose d’aucun élément à l’appui des trois griefs énoncés dans la lettre de licenciement.

Il fait observer que c’est précisément cette absence d’éléments qui a conduit la cour d’appel de Paris à confirmer, le 28 janvier 2011, une ordonnance rendue en référé par le président du tribunal de grande instance de Paris, le 7 avril 2010, rétractant une ordonnance sur requête qui, les 6 et 7 janvier 2010, avait autorisé la saisie par ministère d’huissier de fichiers informatiques contenus dans ses ordinateurs ainsi que dans ceux de M. [Q] [U].

Il n’est cependant pas contesté que la procédure pénale actuellement en cours n’est pas sans rapport avec le troisième grief visé par la lettre de licenciement, c’est-à-dire celui relatif à des faits de concurrence déloyale reprochés à M. [T] [I] au préjudice de son employeur.

M. [T] [I] ne peut prétendre sans contradiction que son licenciement était exclusivement dû à son refus de subir l’attitude déloyale et les pressions de son directeur général, dans le courant du mois d’août 2009, quelques jours seulement avant que soit engagée la procédure de licenciement, alors qu’il affirme dans le même temps qu’il était surveillé par la société depuis de longs mois, par l’intermédiaire d’un détective privé.

Il reconnaît donc que son employeur nourrissait en réalité depuis longtemps des soupçons concernant son attitude et sa loyauté.

Il faut également observer que si la procédure pénale dure effectivement depuis bientôt quatre années, ce n’est pas nécessairement, comme le prétend l’appelant, en raison de la vacuité du dossier et au contraire, cela est de nature à laisser penser que des investigations ont déjà été réalisées et que d’autres restent nécessaires.

Au demeurant, la SAS Jones Lang Lasalle produit aux débats un courrier en date du 9 avril 2013 aux termes duquel, répondant à son avocat, le vice-président chargé de l’instruction du tribunal de grande instance de Paris lui confirmait que l’information suivie des chefs d’abus de confiance, corruption (personnes n’exerçant pas une fonction publique), escroquerie, faux et usage de faux, suite à la plainte de la société Jones Lang Lassale est toujours en cours à (son) cabinet.

Il est également établi que l’un des collaborateurs de la SAS Jones Lang Lasalle, M. [H], a été convoqué, le 3 septembre 2013, dans le cadre de cette information judiciaire, en vue d’une audition, dans les bureaux de la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE), en vertu d’une commission rogatoire qui lui a été confiée par le juge d’instruction.

Il est également possible de considérer que si, saisi d’une plainte simple, le procureur de la République a estimé nécessaire d’ouvrir une information judiciaire c’est précisément parce qu’il disposait d’éléments suffisants pour envisager des investigations plus approfondies et en tout état de cause, qu’il ne lui était pas possible, en l’état de ces éléments, de décider d’un classement sans suite.

Par ailleurs, de façon plus concrète, la SAS Jones Lang Lasalle produit aux débats la copie de nombreux messages électroniques échangés entre M. [T] [I] et M. [Q] [U], à compter du mois de janvier 2009 et dans lesquels ceux-ci utilisaient des noms de codes tels que : « Porsche 997 » ou « 997 », « J5 », « Jackson 5 », ces derniers faisant allusion, selon elle, aux cinq personnes devant devenir les futurs associés de la société Parella, dont il s’avérera en définitive qu’ils ne seront que quatre, et dont elle soutient qu’ils avaient pour objet de préparer la création de cette société, désignée sous le nom de code « 997 », « business 997 » etc.., en utilisant les informations dont ils pouvaient avoir connaissance dans le cadre de leur activité à son service.

Force est de constater que M. [T] [I] ne fournit aucune explication quant à l’utilisation de ces termes codés et quant au sens à donner à ces différents messages électroniques dont certains, en première analyse, semblent effectivement plutôt éclairants tels que :

– message de M. [T] [I] à [Q] [U] le 12 mai 2009 : « notaire rencontre ce soir I’11 recherche 900 m² a l achat sur le qca I ’11 est connecte au pdg de hsbc france…business 997 »

– de M. [T] [I] à [Q] [U] le 4 juin 2009 : « [F] me file une belle recherche

Carrefour donne une mission a AOS non diffisee encore chez jll donc chut!!! » (nota : jll désigne indubitablement la société Jones Lang Lasalle)

– réponse du même jour : « Tu lui parles quand de 997 ‘

je vois [P] courant juin »

Il est certain que le rapprochement qui peut être opéré entre ces nombreux messages électroniques, les personnes qui y sont liées, leur contenu et leur rédaction ambiguë, en partie cryptée, avec la création ultérieure de la société Parella est de nature à rendre plausible le reproche adressé par la SAS Jones Lang Lasalle à l’appelant de s’être livré à des opérations de concurrence déloyale.

La SAS Jones Lang Lasalle expose également que depuis le 23 mars 2009, elle bénéficiait d’un mandat exclusif de recherche de locataires qui lui avait été confié par une société civile immobilière et portant sur un immeuble de bureaux dénommés « le Spallis », situé à [Localité 3] dans le département de la Seine Saint-Denis.

Qu’il s’agissait d’une opération importante de nature à générer un loyer annuel global de 10 976 649 € ce qui représentait donc pour elle des honoraires de l’ordre de 1 600 000 €.

Que par ailleurs, elle avait été chargée par la société Publicis, qui envisageait de déplacer son siège social dans des locaux d’une surface d’environ 10 000 m², d’examiner dans quelle mesure ce projet serait réalisable.

La SAS Jones Lang Lasalle ajoute que le 21 octobre 2009, M. [T] [H], responsable de la logistique et qui n’était donc pas concerné par ce type d’opération, a reçu, manifestement par erreur, la copie d’un courrier électronique émanant de M. [Q] [U], dont il convient de préciser qu’il avait été licencié lui-même pour faute grave le 24 septembre 2009, et qui était en réalité destiné à M. [T] [I], dont il résultait qu’il organisait, le 23 octobre suivant, une visite de l’immeuble « le Spalliss, » pour le groupe Publicis.

Dans cet échange de messages électroniques transféré, était évoquée la présence, lors de cette visite, d’un certain « [T], spécialiste du secteur » dont la SAS Jones Lang Lasalle estime qu’il ne pouvait s’agir que de M. [T] [I], qui était encore salarié à cette date là, puisque son contrat de travail ne prenait fin que le 23 octobre au soir.

Or, ayant chargé un détective privé de procéder à une surveillance, celui-ci a pris des photographies dont il résulte que M. [T] [I] et [Q] [U] se trouvaient bien non pas sur les lieux proprement dits au moment où s’organisait la visite mais dans une rue adjacente, la SAS Jones Lang Lasalle considérant qu’en effet, ceux-ci s’étant rendus compte de l’erreur de destinataire de l’envoi des messages électroniques, avaient préféré rester prudents.

Or M. [T] [I], qui nie avoir participé à cette opération, qualifiée par la SAS Jones Lang Lasalle de détournement de mandat, qui débouchera effectivement sur la conclusion d’un contrat de bail sans qu’elle ait été appelée à intervenir, ne conteste pas l’authenticité des photographies prises par le détective privé et n’explique donc pas sa présence à proximité immédiate du lieu où s’organisait la visite et au moment de celle-ci.

Contrairement à ce que prétend l’appelant, il existe donc des éléments sérieux de nature à accréditer le grief articulé par la SAS Jones Lang Lasalle à l’égard de M. [T] [I] quant à des faits de concurrence déloyale, qui pourrait être corroboré par des éléments dégagés et mis en évidence dans le cadre de l’information judiciaire dont il est possible de penser qu’elle prendra fin dans un délai relativement proche, étant précisé qu’il n’est pas nécessaire d’attendre ensuite l’issue des poursuites qui pourraient être engagées, l’objectif poursuivi étant essentiellement de porter à la connaissance de la juridiction civile les éléments qui auront pu être rassemblés et qui sont, jusqu’ici, couverts par le secret de l’instruction.

Par conséquent, il y a lieu de faire droit à la demande de sursis à statuer.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

DIT qu’il sera sursis à statuer sur le présent litige dans l’attente de l’issue de l’information judiciaire actuellement en cours devant le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris ;

DIT que l’instance sera reprise à l’initiative des parties ou d’office ;

RÉSERVE tous moyens et prétentions des parties ainsi que les dépens.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

 


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