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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 4
ARRET DU 25 OCTOBRE 2023
(n° 175 , 1 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : 20/15542 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CCSJZ
Décision déférée à la Cour : Jugement du 27 Avril 2020 – Tribunal de Commerce de Paris RG n° 2017020533
APPELANT
LE MINISTRE DE L’ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L’INDUSTRIE
[Adresse 6]
[Localité 7]
Représenté par monsieur [R] [O], inspecteur chargé du contentieux civil des pratiques restrictives de concurrence au sein de la direction générale de la concurrence de la consommation et de la représsion des fraudes et madame [X] [L], inspectrice de la concurrence de la consommation et de la représsion des fraudes
INTIMEES
S.A.S. DISTRIBUTION CASINO FRANCE agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Saint-Etienne sous le numéro 428 268 023
[Adresse 1]
[Localité 5]
S.N.C. DISTRIBUTION LEADER PRICE SNC agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Créteil sous le numéro 384 846 432
[Adresse 14]
[Localité 8]
S.A.S. MONOPRIX agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 552 018 020
[Adresse 3]
[Localité 9]
N° SIRET : 552 .01 8.0 20
S.A.S. MONOPRIX EXPLOITATION, PAR ABREVIATION ‘MPX’ agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 552 083 297
[Adresse 3]
[Localité 9]
S.N.C. SEDIFRAIS agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Pontoise sous le numéro 341 500 858
[Adresse 13]
[Adresse 13]
[Localité 12]
S.A.S. DISTRIBUTION FRANPRIX agissant en la personne de ses représentantslégaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Créteil sous le numéro 414 165 165
[Adresse 4]
[Localité 11]
S.A. CASINO, GUICHARD-PERRACHON à Conseil d’Administration, agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Saint-Etienne sous le numéro 554 501 171
[Adresse 1]
[Localité 5]
S.A.S. ACHATS MARCHANDISES CASINO agissant en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Créteil sous le numéro 428 269 104
[Adresse 2]
[Localité 10]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Ayant pour avocat plaidant Me Thibault REYMOND de la SELAS PELTIER JUVIGNY MARPEAU & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 13 Septembre 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Marie-Laure Dallery, présidente de la chambre 5.4
Madame Sophie Depelley, conseillère
Monsieur Julien Richaud, conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Monsieur Julien Richaud, conseiller dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Madame Mianta Andrianasoloniary
ARRET :
– Contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signé par Madame Marie-Laure Dallery,présidente de la chambre 5.4 et par Maxime Martinez, greffier, auquel la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
La SAS Achats Marchandises Casino (ci-après, “la SAS AMC”), anciennement dénommée EMC Distribution, est la centrale de référencement du groupe Casino. Celui-ci est dominé par sa société mère, la SA Casino Guichard Perrachon, qui contrôle directement ou indirectement les sociétés suivantes (ci-après, ensemble, avec la SAS AMC, “les sociétés du groupe Casino”) :
– la SAS Monoprix Exploitation, qui gère l’exploitation des magasins à enseigne Monoprix ;
– la SAS Monoprix, qui supervise la gestion des magasins à enseigne Monoprix ;
– la SAS Distribution Casino France, qui exploite les magasins à enseigne Géant (hypermarchés) et Casino (supermarchés) ;
– la SNC Sédifrais, centrale d’achat pour les produits ultra frais pour les sociétés d’exploitation de magasins notamment sous enseigne Franprix ;
– la SNC Distribution Leader Price, qui gère les magasins à enseigne Leader Price ;
– la SAS Distribution Franprix, qui gère les magasins à enseigne Franprix.
Dans le cadre de sa mission de régulation concurrentielle des marchés, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après, “la DGCCRF”) ainsi que, au niveau régional, les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (ci-après, “la Dirrecte”, devenue le 1er avril 2021 la Drieets), veillent à la préservation de la loyauté dans les relations commerciales. A cette fin, ses fonctionnaires, habilités à cet effet par le ministre chargé de l’économie au sens de l’article L 450-1 du code de commerce, enquêtent chaque année sur les pratiques de la grande distribution.
Ainsi, la DGCCRF a mené en 2016 une enquête destinée à vérifier que la “guerre des prix” menée par les distributeurs français dans un contexte de crise économique et de stagnation du pouvoir d’achat ne s’accompagnait pas de l’imposition de clauses ou de pratiques contrevenant aux dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce et notamment à l’article L 442-6 I 2° du code de commerce, des concessions d’avoirs en fin d’année par différents fournisseurs ayant été constatées lors de précédentes investigations. Pour ce faire, les agents de la DGCCRF ont, en exerçant les pouvoirs que leur confère l’article L 450-3 du code de commerce :
– le 28 janvier 2016, effectué un contrôle comptable concernant les différentes sociétés du groupe Casino pour identifier et chiffrer les avoirs litigieux ainsi que déterminer les fournisseurs concernés sur la période 2012-2014. Une demande complémentaire était adressée à SAS EMC Distribution le 5 février 2016 ;
– au cours du premiers semestre 2016, interrogé 49 fournisseurs sur les 547 identifiés.
Expliquant que les sociétés du groupe Casino avaient obtenu de la part de ces derniers des avoirs non prévus à l’issue de la négociation annuelle et ne correspondant ni à des règlements de litiges ni à des remises contractuelles pour un montant total de 20 735 616,66 euros entre 2012 et 2014 et que cette pratique caractérisait la soumission de chacun de ses fournisseurs à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce, le ministre chargé de l’économie a, par acte d’huissier signifié les 17, 20, 21 et 24 mars 2017, assigné les sociétés du groupe Casino devant le tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 27 avril 2020, le tribunal de commerce de Paris a :
– rejeté l’exception de nullité de la procédure ;
– dit que les sociétés du groupe Casino avaient soumis certains fournisseurs (Cooperl Arc Atlantique, Louis Martin, Saint-Hubert, Altho, Charles Faraud et Roland Monterrat) à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;
– condamné solidairement les sociétés du groupe Casino à verser au Trésor Public, pour le compte de :
* Cooperl Arc Atlantique, 187 003,48 euros,
* Louis Martin, 54 000 euros,
* Saint-Hubert, 82 000 euros,
* Altho, 1 070 000 euros,
* Charles Faraud, 35 570,67 euros,
* Roland Monterrat, 625 038,41 euros,
* Pochat & Fils, 50 000 euros ;
– condamné solidairement les sociétés du groupe Casino au paiement d’une amende civile d’un million d’euros ;
– rejeté la demande de publication judiciaire présentée par le ministre chargé de l’économie ;
– débouté les parties de leurs autres demandes ;
– condamné solidairement les sociétés du groupe Casino à verser au ministre chargé de l’économie, au titre de l’article 700 du code de procédure civile, la somme de 3 000 euros ;
– condamné solidairement les sociétés du groupe Casino aux dépens de l’instance.
Par déclaration reçue au greffe le 29 octobre 2020, le ministre chargé de l’économie a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 7 juin 2023, le ministre chargé de l’économie demande à la cour, au visa de l’article L 442-6 du code de commerce, dans sa version applicable à l’époque des faits et des articles 563 et 565 du code de procédure civile :
– de confirmer dans son principe, le jugement du 27 avril 2020 du tribunal de commerce de Paris en ce qu’il reconnait que les sociétés du groupe Casino ont soumis les fournisseurs suivants à des obligations significativement déséquilibrées et les a condamnées à restituer les sommes indument perçues :
* à Cooperl Arc Atlantique, la somme de 187 003, 48 euros ;
* à Louis Martin, la somme de 54 000 euros,
* à Saint-Hubert, la somme de 82 000 euros ;
* à Altho, la somme de 1 070 000 euros ;
* à Charles Faraud, la somme de 35 570,67 euros ;
* à Roland Monterrat, la somme de 625 038, 41 euros ;
à Pochat & Fils, la somme de 50 000 euros ;
– ;d’infirmer pour le reste le jugement et, statuant à nouveau, de déclarer l’action et les demandes du ministre chargé de l’économie recevables et bien fondées, en ce que :
* la cour est valablement saisie par le ministre du chef du dispositif du jugement lui permettant de demander la répétition de l’indu pour les 34 fournisseurs pour lesquels elle n’avait pas été prononcée en première instance ;
* les fondements relatifs aux articles L 442-6 II a et b, L 442-6 I 1° et 3° du code de commerce sont recevables dans la mesure où ils tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, conformément aux articles 563 et 565 du code de procédure civile ;
* le ministre n’a pas expressément renoncé à d’autres moyens que le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties dans ses conclusions de première instance ;
* le ministre a régulièrement informé les fournisseurs concernés de son action à l’encontre des sociétés du groupe Casino fondée à titre principal sur l’article L 442-6 1 20 du code de commerce ;
– à titre principal, de dire et juger qu’en exigeant de leurs fournisseurs, lors des années 2012 à 2014 des budgets additionnels, sous forme d’avoirs rétroactifs, sans que ces derniers ne soient prévus contractuellement, ni assortis de contreparties licites, ainsi qu’en facturant à des fournisseurs de produits MDD des statistiques de sortie de caisse, dont l’utilité n’est pas reconnue, à un prix 16 à 39 fois plus élevé que celui proposé par des panelistes, les sociétés du groupe Casino ont soumis ou tenté de soumettre leurs partenaires commerciaux à des obligations significativement déséquilibrées et ce, pour l’intégralité des fournisseurs visés par l’assignation ;
– à titre subsidiaire, de :
* dire et juger que les budgets additionnels versés par les fournisseurs sous forme d’avoirs rétroactifs constituent des remises rétroactives et contreviennent manifestement à l’article L 442-6 II a du code de commerce et ce, pour l’intégralité des fournisseurs visés par l’assignation ;
* dire et juger subsidiairement que les budgets sous forme d’avoirs rétroactifs exigés des fournisseurs constituent une condition préalable à la passation de commandes, sans l’assortir d’un engagement écrit licite sur un volume d’achat proportionné et, le cas échéant, d’un service demandé par le fournisseur et ayant fait l’objet d’un accord écrit et sont contraires à l’article L 442-6 I 3° du code de commerce et ce, pour l’intégralité des fournisseurs visés par l’assignation ;
* dire et juger subsidiairement que les budgets additionnels versés par les fournisseurs sous forme d’avoirs rétroactifs constituent l’obtention du paiement d’un droit d’accès au référencement préalablement à la passation de toute commande et contreviennent manifestement à l’article L 442-6 II b du code de commerce et ce, pour l’intégralité des fournisseurs visés par l’assignation ;
* dire et juger à titre subsidiaire que, en facturant à des fournisseurs de produits MDD des statistiques de sortie de caisse, dont l’utilité n’est pas reconnue, à un prix 16 à 39 fois plus élevé que celui proposé par des panelistes, les sociétés du groupe Casino ont obtenu ou tenté d’obtenir de leurs fournisseurs un avantage manifestement disproportionné au regard de la réalité du service prétendument rendu en contrepartie, ce qui contrevient à l’article L 442-6 I 1° et ce, pour les fournisseurs suivants : Aoste, Lactalis Beurre & crèmes, Yoplait France et Novandie ;
– en conséquence, en vertu de l’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable au moment des faits :
* d’enjoindre aux sociétés du groupe Casino de cesser ces pratiques ;
* de condamner in solidum les sociétés du groupe Casino à restituer aux sociétés victimes de ces pratiques, la somme totale de 20 038 051,10 euros via le Trésor Public. Cette somme se décompose de la façon suivante, ces restitutions de sommes indues s’ajoutant à celles auxquelles les sociétés du groupe Casino ont été condamnées en première instance :
SIREN
Avoirs
Stat
Total
AOSTE SNC
388 818 726
213 772,55
355 000,00
667 772,55
BG Bongrain-Gerard
331 339 275
251 650,53
251 650,53
Bigard
776 221 467
891 000,00
891 000,00
Fromarsac
331 260 083
137 000,34
137 000,34
Herta
331 043 194
110 000,00
110 000,00
Jacquet Brossard Distribution
318 947 132
180 000,00
180 000,00
Labeyrie Traiteur Surgelés
521 823 484
150 000,00
150 000,00
Lactalis Beurre & crèmes
402 776 322
1 025 000,88
565 000,00
1 590 000,88
Les Fromagers associés
349 542 415
161 852,00
161 852,00
LNUF Ladhurie Distribution
489 893 115
215 002,09
215 002,09
LNUF MDD
489 823 856
1 756 001,56
1 756 001,85
Madrange
772 500 161
428 270,00
428 270,00
Paul Prédault
319 754 743
587 055,06
587 055,06
Saint Michel Biscuits
421 019 951
224 012,75
224 012,75
SAS AGIS
387 744 493
40 000,11
40 000,11
SAS Aqualande
379 591 597
97 526,60
97 526,60
SAS Arenay bars
394 555 445
31 000,00
31 000,00
SAS Bouvard Biscuits
757 200 100
2 132 000,00
2 132 000,00
SAS Brasserie Licorne
381 077 783
196 400,00
196 400,00
SAS Delpeyrat
646 680 026
235 002,47
235 002,47
SAS Labeyrie
347 902 587
364 099,04
364 099,04
SAS LSDH
855 814 94
1 010 005,72
1 010 005,72
SAS Lubrano et Fils
383 655 834
4 487,56
4 487,56
SAS [T]
327 280 368
334 300,00
334 300,00
SAS Moncigale
327 373 460
198 618,00
198 618,00
SAS Mont Roucous
304 891 419
75 000,00
75 000,00
SAS SILL
487 681 553
3 000,00
3 000,00
SAS Yoplait France
440 767 549
1 202 001,70
324 000,00
1 526 001,70
SASU La toque angevine
323 438 028
1 065 700,00
1 065 700,00
SAS La Boulangère
429 081 565
360 000,00
360 000,00
SAS Novandie
314 603 051
1 420 193,00
162 047,00
1 582 240,00
Socopa
508 513 785
3 129 000,00
3 129 000,00
Tradition Traiteur
345 311 344
81 000,00
81 000,00
Unisource
398 703 967
223 051,85
223 051,85
Total
18 632 004,10
20 038 051,10
– condamner in solidum les sociétés du groupe Casino à une amende civile de deux millions d’euros ;
– condamner les sociétés du groupe Casino à publier à leurs frais, sous huit jours à compter de la signification de l’arrêt à intervenir, le dispositif du jugement dans trois quotidiens nationaux (Le Monde et Les Echos) ainsi que dans deux magazines du monde de la distribution (LSA et Linéaires) ;
– condamner in solidum les sociétés du groupe Casino à payer au Trésor Public la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– condamner in solidum les sociétés du groupe Casino aux entiers dépens.
En réplique, dans leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 31 août 2023 et signifiées le 1er septembre 2023 au ministre chargé de l’économie, les sociétés du groupe Casino demandent à la cour, au visa des articles 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après “la CESDH”) et L 442-6 du code de commerce dans sa version applicable à l’époque des faits, des dispositions de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 ayant notamment abrogé les anciens articles L 442-6 I 3° et L 442-6 II b du code de commerce, de la réserve d’interprétation exprimée au paragraphe 9 de la décision du Conseil constitutionnel n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011 et de l’article 562 du code de procédure civile, de :
– à titre principal :
* déclarer irrecevables les demandes du ministre chargé de l’économie en ce qu’elles visent à majorer les sommes que les sociétés intimées à titre principal ont été condamnées par le tribunal de commerce de Paris à restituer aux fournisseurs via le Trésor Public, car en vertu de l’article 562 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, et vu les termes sélectifs de la déclaration d’appel, et l’absence d’effet dévolutif, la cour n’est saisie par le ministre d’aucun des chefs du dispositif du jugement qui déterminent et limitent les sommes que les intimées ont été condamnées par le tribunal de commerce de Paris à restituer via le Trésor Public, lesquelles ne peuvent dès lors plus être majorées à la demande du ministre, pour quelque fournisseur que ce soit ;
* déclarer irrecevables les demandes du ministre chargé de l’économie nouvellement formulées en cause d’appel et visant à ce qu’il soit jugé que les avoirs contestés contreviennent aux dispositions des articles L 442-6 IIa et b, L 442-6 I 1° et L 442-6 I 3° du code de commerce et ce :
° au regard de l’article 564 du code de procédure civile ;
° par application du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui et des exigences de loyauté procédurale, consacrées par la Cour de cassation, l’appelant à titre principal ayant lui-même conclu en première instance que “l’article L. 442-6 I 2° [du Code de commerce] est le seul fondement de l’action du Ministre en l’espèce ” et expressément renoncé devant les premiers juges à tout moyen et tout débat relatif aux dispositions des articles autres que L 442-6 I 2° de ce code ;
° au motif surabondant tiré du fait que le ministre n’a pas informé les fournisseurs d’avoir introduit une action au titre des articles L 442-6 II a et b, L 442-6 I 1° et L 442-6 I 3° du code de commerce, les courriers versés au débat par la DGCCRF à l’appui de ses conclusions d’appel n° 2 et n° 3 ne visant qu’une action fondée sur l’article L 442-6 I 2° du code de commerce ;
° et enfin au motif également surabondant de l’abrogation des anciens articles L 442-6 I 3° et L 442-6 II b du code de commerce qui résulte de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 ;
* réformer le jugement en ce qu’il a :
° dit que le ministre chargé de l’économie a apporté la démonstration que les sociétés du groupe Casino se sont rendues coupables d’une soumission créant un déséquilibre significatif dans leurs relations avec les sociétés Cooperl Arc Atlantique, Louis Martin, Saint-Hubert, Altho, Charles Faraud et Roland Monterrat et que leur responsabilité est engagée ;
° a condamné solidairement les sociétés du groupe Casino à verser, via le Trésor Public, pour compte de Cooperl Arc Atlantique, 187 003,48 euros, de Louis Martin, 54 000 euros, de Saint-Hubert, 82 000 euros, d’Altho, 1 070 000 euros, de Charles Faraud, 35 570,67 euros, de Roland Monterrat, 625 038,41 euros, et de Pochat & Fils, 50 000 euros ;
° a condamné solidairement les sociétés du groupe Casino à verser au Trésor Public une amende civile d’un montant de 1 000 000 d’euros ;
° a condamné solidairement les sociétés du groupe Casino à verser au ministre chargé de l’économie la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 code de procédure civile ;
° a débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples et contraires mais seulement en ce qu’il est fait grief aux sociétés du groupe Casino ;
° a condamné solidairement les sociétés du groupe Casino aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 312,36 euros dont 51,63 euros de TVA ;
* et, statuant à nouveau :
° dire qu’il n’est pas établi que les sociétés intimées ont enfreint les dispositions de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce applicable à l’époque des faits ;
° en conséquence, débouter le ministre chargé de l’économie de l’intégralité de ses demandes ;
– à titre subsidiaire :
* déclarer mal fondé l’appel du ministre chargé de l’économie ;
* débouter le ministre chargé de l’économie de l’intégralité de ses demandes ;
* par conséquent, confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
– en tout état de cause, condamner le ministre chargé de l’économie à verser aux sociétés du groupe Casino la somme de 30 000 euros chacune au titre l’article 700 du code de procédure civile et le condamner aux entiers dépens et frais, dont distraction au profit de la Selarl Lexavoue Paris-Versailles.
Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 5 septembre 2023. Le ministre chargé de l’économie étant représenté conformément aux articles L 490-8 et R 490-2 du code de commerce, l’arrêt sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1°) Sur le périmètre de l’appel
a) Sur l’effet dévolutif
Moyens des parties
Au soutien de leur argumentation, les sociétés du groupe Casino exposent que le ministre chargé de l’économie n’a pas visé dans sa déclaration d’appel les chefs du jugement qui déterminent et limitent les montants des sommes qu’elles sont condamnées à restituer aux fournisseurs, et s’est contenté de reproduire sa propre demande rejetée à l’exclusion des termes du dispositif de la décision entreprise. Elles en déduisent qu’il s’est ainsi privé de la possibilité de demander le paiement de sommes supplémentaires pour l’ensemble des fournisseurs et que les montant qu’elles ont été condamnées à restituer via le Trésor public ne peuvent plus être majorés.
En réponse, le ministre chargé de l’économie explique qu’il a, dans sa déclaration d’appel, sollicité la confirmation des condamnations prononcées contre les sociétés du groupe Casino au bénéfice de 7 fournisseurs et l’infirmation de la décision en ce qu’elle rejeté sa demande concernant les 34 autres en visant le chef de dispositif rejetant les “demandes autres, plus amples ou contraires des parties”. Il en déduit que la cour est valablement saisie des demandes relatives à ces derniers.
Réponse de la cour
Conformément à l’article 562 du code de procédure civile, l’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s’opère pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible, seul l’acte d’appel opérant la dévolution des chefs critiqués du jugement.
Ainsi, lorsque la déclaration d’appel tend à la réformation du jugement sans mentionner les chefs de jugement qui sont critiqués, l’effet dévolutif n’opère pas, quand bien même la nullité de la déclaration d’appel n’aurait pas été sollicitée (en ce sens, 2ème Civ., 2 juillet 2020, n° 19-16.954, qui précise que la cour d’appel qui constate que la déclaration d’appel se borne à solliciter la réformation et/ou l’annulation de la décision sur les chefs qu’elle énumère et que l’énumération ne comporte que l’énoncé des demandes formulées devant le premier juge, peut en déduire qu’elle n’est saisie d’aucun chef du dispositif du jugement).
Aux termes de sa déclaration d’appel, le ministre chargé de l’économie sollicite la réformation et l’infirmation du jugement du tribunal de commerce du 27 avril 2020 des chefs de dispositif suivants :
– “condamne solidairement [les sociétés du groupe Casino] à verser au Trésor Public un montant de 1.000.000 euros” ;
– “déboute le Ministre de l’économie et des finances de sa demande de publication du jugement” ;
– “déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples et contraires”.
Il précise immédiatement que son “appel [tend] en conséquence, [‘] à obtenir la réformation et l’infirmation partielle du jugement du Tribunal de commerce de Paris en ce qu’il a débouté les demandes du Ministre de l’économie et des finances tendant à voir le Tribunal : dire et juger que la pratique mise en ‘uvre lors des années 2012, 2013 et 2014 consistant à obtenir de la part des fournisseurs des avantages financiers hors contrat crée un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au profit des sociétés du groupe CASINO assignées et contrevient, donc, aux dispositions de l’article L 442-6 du code de commerce (dans sa version et sa numération applicable au litige, en tous cas antérieure à l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019) pour l’intégralité des fournisseurs visés par l’assignation du Ministre”.
Ainsi, le ministre chargé de l’économie, qui rappelle dans ses écritures, fidèles en cela à sa déclaration d’appel, qu’il sollicite la confirmation des chefs de dispositif condamnant les sociétés du groupe Casino à payer individuellement certaines sommes au Trésor Public au bénéfice de 7 fournisseurs, n’avait pas à demander l’infirmation de ces derniers pour poursuivre la réformation de ceux rejetant sa demande concernant les 34 autres fournisseurs. L’infirmation est à ce titre utilement sollicitée en ce qu’elle porte sur le chef de dispositif déboutant les parties de leurs autres demandes, la reprise de la prétention précisément rejetée n’étant faite que pour éclairer l’acte d’appel qui vise expressément tous les chefs à infirmer.
Dès lors, l’effet dévolutif a pleinement joué pour les demandes relatives aux 34 fournisseurs pour lesquels aucune pratique restrictive de concurrence n’a été retenue, la demande de confirmation pure et simple du jugement pour les 7 autres excluant en revanche toute possibilité de majoration des condamnations et restitutions les concernant, ce qui n’est pas demandé par le ministre chargé de l’économie.
Le moyen opposé par les sociétés du groupe Casino est inopérant.
b) Sur les demandes nouvelles
Moyens des parties
Au soutien de leur fin de non-recevoir, les sociétés du groupe Casino exposent que le ministre chargé de l’économie présente à titre subsidiaire dans ses écritures des demandes fondées sur les articles L 442-6 IIa et b, L 442-6 I 1° et L 442-6 I 3° du code de commerce qui n’ont pas été formulées en première instance, le tribunal n’ayant été saisi que de prétentions fondées sur l’article L 442-6 I 2° du code de commerce. Elles précisent que le ministre chargé de l’économie avait lui-même expressément circonscrit le débat à ce dernier texte dans ses écritures de première instance dans lesquelles il renonçait à tout autre moyen, dont ceux désormais invoqués. Elles ajoutent que ces nouveaux fondements modifient l’objet des demandes qui portent sur des pratiques restrictives aux éléments constitutifs distincts, leurs fins étant différentes en ce que l’action initiale était une action en responsabilité civile tandis que les prétentions nouvelles impliquent la nullité des contrats. Surabondamment, elles précisent que cette volte-face caractérise une contradiction du ministre à leur détriment. Elles indiquent par ailleurs que, conformément à la réserve d’interprétation énoncée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011, le ministre chargé de l’économie devait informer les fournisseurs du fondement de son action, ce qu’il n’a fait que pour l’article L 442-6 I 2° du code de commerce alors que la nullité des avoirs modifierait radicalement la situation des fournisseurs concernés.
En réponse, le ministre chargé de l’économie expose que toutes les demandes litigieuses tendent aux mêmes fins que celles présentées aux premiers juges (cessation des pratiques, condamnation à une amende civile et restitution des sommes indument perçues), aucune demande de nullité n’étant formulée. Il en déduit qu’il ne présente pas de demandes nouvelles mais, conformément à l’article 563 du code de procédure civile, des moyens nouveaux. Il ajoute ne pas avoir renoncé à ces derniers en première instance et estime l’information préalable délivrée aux fournisseurs complète.
Réponse de la cour
En application des articles 564 à 566 du code de procédure civile, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait. Néanmoins, les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent, les parties ne pouvant ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.
Devant le tribunal de commerce, le ministre chargé de l’économie sollicitait la condamnation des sociétés du groupe Casino à restituer à 41 fournisseurs une somme globale de 22 141 663,66 euros, à payer une amende civile de 2 millions d’euros ainsi qu’à procéder à des publications judiciaires (pages 3 et 4 du jugement). Si ses conclusions de première instance ne sont pas produites par les parties, l’exposé du litige du jugement en reprend le dispositif qui précise que l’action était exclusivement fondée sur l’article L 442-6 I 2° du code de commerce (mêmes pages).
Les prétentions présentées à la Cour sont strictement identiques, aucune demande de nullité de clause ou contrat ne lui étant soumise. Le dispositif des dernières écritures du ministre chargé de l’économie ne signale les textes litigieux que pour souligner la réunion des éléments matériels de diverses pratiques restrictives de concurrence sans en tirer de conséquences juridiques, celles-ci étant énoncées globalement après la présentation des moyens invoqués à titre principal et subsidiaire à travers les demandes d’injonction à cesser les pratiques en cause et de condamnations. De fait, les phrases concernées sont toutes introduites par le syntagme “dire et juger”. Or, les demandes de “donner acte”, de “dire et juger” ou de “constat”, expressions synonymes, n’ont, en ce qu’elles se réduisent en réalité à une synthèse des moyens développés dans le corps des écritures, aucune portée juridique (en ce sens : 3ème Civ., 16 juin 2016, n° 15-16.469) et, faute de constituer des prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile, ne méritent, sous cette qualification erronée, aucun examen. Aussi, la violation des articles L 442-6 I 1° et 3° et L 442-6 IIa et b du code de commerce n’est invoquée qu’à titre de moyens subsidiaires nouveaux au sens de l’article 563 du code de procédure civile, peu important que les deux derniers textes permettent explicitement d’obtenir la nullité des clauses illicites puisque celle-ci n’est pas sollicitée et que cette faculté vaut pour toutes les pratiques restrictives au sens de l’article L 442-6 III du code de commerce. Ces moyens ne modifient d’ailleurs pas sensiblement l’objet du litige en ce qu’ils correspondent aux différents arguments soulevés par le ministre pour caractériser la soumission à un déséquilibre significatif (rétroactivité des avoirs, conditionnement des nouvelles commandes ou du droit d’accès au référencement par l’acceptation de leur paiement sans engagement de volume et inutilité des services statistiques) : le seul intérêt pour le ministre est de sanctionner en soi et isolément des pratiques qu’il englobait sous la qualification de déséquilibre significatif et qui sont en débat depuis l’assignation.
Aucune demande subsidiaire n’étant présentée, la fin de non-recevoir sera rejetée à ce titre.
Et, s’il est exact que, conformément à la réserve d’interprétation s’imposant au juge judiciaire au sens de l’article 62 de la Constitution énoncée dans la décision n° 2011-126 QPC rendue le 13 mai 2011 par le Conseil constitutionnel (§9 : l’autorité publique peut agir sur le fondement de l’article L 442-6 III du code de commerce ” dès lors que les parties au contrat ont été informées de l’introduction d’une telle action “), le ministre chargé de l’économie qui entend notamment solliciter la restitution des sommes perçues en exécution d’une pratique restrictive prévue à l’article L 442-6 du code de commerce doit préalablement à l’introduction de l’instance informer les personnes qui en sont victimes, ce dernier justifie avoir accompli efficacement cette diligence en leur précisant qu’il assignait les sociétés du groupe Casino au visa de l’article L 442-6 III du code de commerce (ses pièces 53 et suivants). A cet égard, il est indifférent qu’il ait ajouté une référence au seul article L 442-6 I 2° du code de commerce, ce supplément étant surabondant au regard du libellé de la réserve d’interprétation, peu important à cet égard la position qu’ait pu adopter la DGCCRF qui n’est pas un interprète authentique de la loi et ne produit pas de doctrine administrative qui lui serait opposable, et n’interdisant pas de modifier l’objet du litige dans les limites des articles 4 puis 563 et suivants du code de procédure civile.
Cette fin de non-recevoir sera également rejetée.
Par ailleurs, le fait pour une partie de se contredire délibérément ou par négligence fautive au détriment d’autrui constitue effectivement une fin de non-recevoir sanctionnant la violation d’une obligation de loyauté et de cohérence processuelles (Ass. Plén., 27 février 2009, n° 07-19841). Cette qualification commande son application aux seules prétentions des parties qui fixent l’objet du litige au sens de l’article 4 du code de procédure civile et non aux moyens de fait ou de droit qui les soutiennent, la contradiction fautive devant en outre trouver son siège dans une instance unique (2ème Civ., 15 mars 2018, n° 17-21-991, 17-21-992, 17-21-993, 17-21-994, 17-21-997 et 17-21-998).
Outre le fait que sont exclusivement en cause des moyens et non des prétentions, aucune contradiction intrinsèque n’existe entre les textes visés et les prétentions formulées.
Cependant, l’obligation de loyauté et de cohérence procédurales, qui n’est pas épuisée par le principe de l’Estoppel ainsi défini et doit être appréciée en considération de l’existence d’un double degré de juridiction qui doit bénéficier pleinement à chaque partie dès lors qu’il existe, implique que nul ne puisse se prévaloir en appel d’un moyen auquel il a expressément renoncé devant les premiers juges (en ce sens, 2ème Civ., 1er février 2018, n° 16-27.489, consacrant formellement un principe acquis depuis 3ème Civ., 8 juin 1979, Bull III, n° 125).
Or, le ministre chargé de l’économie, dont les conclusions de première instance développées oralement ne sont pas produites mais citées par les intimées (page 36 de leurs écritures), n’a pas exclu tout autre moyen que celui tiré de la violation de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce mais a expressément renoncé à celui fondé sur l’existence d’un avantage sans contrepartie au sens de l’article L 442-6 I 1° du même code et a explicitement limité le débat devant les premiers juges en ces termes :
Le Ministre de l’économie n’a pas fondé son action sur la pratique restrictive visée par l’article L. 442-6 I 1° (l’avantage sans contrepartie), mais sur la seconde (l’article L. 442-6 I 2° : la soumission d’un partenaire commercial à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties) ainsi qu’il ressort clairement du ” par ces motifs ” de l’assignation [‘].
Lorsque dans ses conclusions le groupe CASINO prétend que “le Ministre ne peut au surplus justifier ses demandes au regard de l’article L. 442-6 I 2°”, il cherche à induire le Tribunal en erreur sur le texte applicable. Pourtant, l’article L. 442-6 I 2° est le seul fondement de l’action du Ministre en l’espèce.
En excluant ainsi sans équivoque l’avantage sans contrepartie de la discussion devant les premiers juges, le ministre chargé de l’économie s’est privé de la possibilité de l’invoquer à titre autonome devant la cour d’appel. Cependant, l’absence de contrepartie pouvant, ainsi qu’il sera dit infra, servir, à titre d’indice, à la caractérisation d’une soumission à un déséquilibre significatif, le moyen demeure pertinent et sera examiné dans ce cadre.
2°) Sur la tentative de soumission à un déséquilibre significatif
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, le ministre chargé de l’économie expose que la soumission des fournisseurs des sociétés du groupe Casino est caractérisée par les éléments autosuffisants suivants :
– le principe de l’émission des “budgets” révisant rétroactivement les prix de vente, sollicités sous la forme d’avoirs par les sociétés du groupe Casino hors champ d’application des contrats annuels, n’a donné lieu à aucune négociation effective. Il détaille ” à titre d’illustration ” le cas de quatre fournisseurs (Roland Monterrat, Cooperl Arc Atlantique, Delpeyrat et Lactalis) et explique que la soumission, qui découle principalement de l’impossibilité de refuser le principe d’un avoir et d’une discussion réduite à la détermination de l’ampleur du sacrifice financier à consentir (Louis Martin, Bigard, Altho et Pochat & Fils), est également établie par l’absence de toute contrepartie et d’intérêt d’une révision rétroactive du prix pour les fournisseurs ;
– l’émission des avoirs a été imposée par le groupe Casino à ses partenaires commerciaux dans le but de dissimuler ses demandes de “budgets” dont il connaissait l’illicéité, les avoirs obtenus ayant été enregistrés dans le compte 607 réservé aux achats de marchandises alors que les ristournes et remises doivent figurer en compte 609. Le ministre éclaire son argumentation par les déclarations des fournisseurs suivants : Louis Martin, Delpeyrat, Saint-Michel Biscuits, Brasserie Licorne et Mont-Roucous ;
– les fournisseurs ne pouvaient s’opposer à ces demandes sans subir de conséquences négatives. Il précise ainsi que Lactalis, La Toque Angevine, Saint-Hubert, Aoste, Biscuits Bouvard et Roland Monterrat ont été menacés de déréférencements totaux ou partiels, d’autres fournisseurs évoquant à leur tour de telles mesures de représailles (Brasserie Licorne, Labeyrie, Louis Martin, La Boulangère et Saint-Michel Biscuits). Il ajoute que le déséquilibre structurel du marché au profit des distributeurs, peu important le contexte de “guerre des prix” et les stratégies librement déterminées par le groupe Casino, induit l’impossibilité de toute opposition des fournisseurs qui ne peuvent se passer d’un référencement par les enseignes qu’il exploite. Il précise que ce déséquilibre est encore plus manifeste pour les fournisseurs sous marque de distributeur (ci-après, “MDD”), tels Louis Martin.
Le ministre chargé de l’économie soutient que la caractérisation du déséquilibre significatif dans les droits et obligations résulte des éléments suivants :
– les sollicitations d’avoirs, qui ne sont causés ni par une défaillance du fabricant ni par l’existence d’une dette antérieure, sont des demandes de révision rétroactive des prix de prestations déjà réalisées hors tout cadre contractuel, toute modification du contrat cadre en cours d’année supposant, pour les fournisseurs sous marque propre comme sous marque distributeur, la rédaction d’un avenant et toute hausse de tarif ne pouvant affecter les commandes passées. Ces propos sont illustrés par les cas de La Toque Angevine, d’Altho et de Louis Martin ;
– les données statistiques proposées à Lactalis, Novandie, Aoste et Yoplait ont donné lieu à une rémunération, calculée en fonction du montant de l’avoir à consentir, significativement disproportionnée au regard de leur utilité, particulièrement maigre pour les fournisseurs MDD ;
– les contreparties négociées en échange des budgets additionnels ne sont pas de nature à rééquilibrer la convention, les prestations de service proposées étant en réalité inhérentes à la fonction de distributeur (Aqualande, Labeyrie et Cooperl) et le maintien de la relation offert à 17 autres fournisseurs, comme la promesse d’une absence de mise en concurrence, n’étant pas une contrepartie licite. Il explique que ce raisonnement vaut pour les 20 fournisseurs à qui un maintien ou une extension du périmètre du référencement a été accordé, la rétroactivité de l’avantage rendant la pratique illicite même en présence d’un engagement de volume.
Subsidiairement, le ministre chargé de l’économie soutient que :
– le bénéfice de remises rétroactives est en soi illicite (article L 442-6 IIa du code de commerce), la qualification d’avoir étant erronée faute de dette antécédente ;
– le fait de conditionner le référencement au versement d’un avoir caractérise la pratique visée par l’article L 442-6 IIb du code de commerce ;
– l’obtention d’un avoir conditionnant la passation de commande sans engagement de volume préalable est fautif au sens de l’article L 442-6 I 3° du code de commerce.
Sur les sanctions, le ministre chargé de l’économie expose que les demandes de budget du groupe Casino visent à transférer sur les fournisseurs une partie des coûts d’une politique agressive en matière de prix qui doit peser exclusivement sur le distributeur, les sommes ainsi captées (20,7 millions d’euros) ayant privé les fournisseurs de la possibilité de les réinvestir dans leurs outils de production, pour des embauches de personnel ou dans leur politique salariale. Il en déduit que ces pratiques produisent des conséquences importantes sur la santé financière de ces derniers et affectent leurs capacités à innover, les exigences des sociétés du groupe Casino générant de ce fait un trouble certain pour l’ordre public économique. Il ajoute que la gravité des pratiques est à mesurer à l’aune du nombre important de fournisseurs concernés (547 identifiés lors du contrôle) et du montant perçu entre 2012 et 2014 (62 854 110,75 euros). Le ministre chargé de l’économie reproche en outre au jugement entrepris de ne pas avoir, du fait de ” son analyse au cas par cas et séquencée “, pris en compte l’effet cumulatif et la répétition des pratiques. Il précise enfin que, l’intégralité du trouble à l’ordre public économique ne pouvant être réparé par la répétition de l’indu demandée, le prononcé d’une amende civile de 2 millions d’euros et d’une mesure de publication judiciaire s’impose.
En réponse, les sociétés du groupe Casino exposent que le ministre chargé de l’économie n’a pas pris en compte le contexte économique propre à chaque relation qu’il n’a pas analysée concrètement alors que leurs demandes s’inscrivaient dans un contexte d’adaptation du prix à l’évolution du cours des matières premières, la rentabilité des fournisseurs n’étant de ce fait pas affectée, et s’accompagnaient d’une baisse de leurs marges, le tout dans l’intérêt du consommateur et malgré la déflation qui constituait la toile de fond de la ” guerre des prix ” menée par les grands distributeurs qui a particulièrement miné leur activité. Elles précisent que le prix est librement négociable, y compris en cours d’exécution des contrats cadres, et que les révisions critiquées ne sont ni rétroactives, les contreparties leur étant par hypothèse postérieures, ni imposées, le ministre ne démontrant pas l’absence de négociation effective au cas par cas et reconnaissant même la réalité des discussions menées avec les fournisseurs en précisant que 23 d’entre eux ont bénéficié du maintien de leur référencement, ou d’une extension de son périmètre, pour l’année suivante et/ou d’une engagement de volume, et que 14 autres ont obtenu l’assurance de ne pas être mis en concurrence pour leurs produits. Elles soutiennent que, pour les 4 fournisseurs restants (Mont Roucous, LNUF MMD et LNUF Ladhuie, Delpeyrat et Labeyrie), aucune entrave à la négociation n’est démontrée. Elles ajoutent que le déséquilibre structurel allégué abstraitement n’est pas établi in concreto, la concentration décriée étant inexistante et la quasi-totalité des fournisseurs concernés disposant d’un fort pouvoir compensateur face au groupe Casino qui ne représentait que 11,6 % du marché français et qu’une part très limitée de leurs chiffres d’affaires global.
Les sociétés du groupe Casino soutiennent en outre que les contreparties accordées, qui n’étaient pas des prestations inhérentes à leur fonction de distributeur, étaient licites, réelles et proportionnées aux avoirs de faible montant consentis, le maintien ou l’extension du périmètre du référencement, comme les engagements de volume, n’étant pas interdits par l’article L 442-6 I 3° et IIb du code de commerce. Elles précisent que la fourniture de données statistiques présentait un intérêt pour les fournisseurs qui l’ont d’ailleurs admis et que leur prix était légitime, les références opposées par le ministre n’étant pas comparables en ce qu’elles ne permettent pas une analyse comparative magasin par magasin nécessaire à un ciblage publicitaire.
Elles exposent que les articles L 442-6 I 3° et L 442-6 IIb du code de commerce ne peuvent, conformément aux règles applicables à la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH, aux principes posés par le Conseil constitutionnel issus de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (ci-après, ” la DDHC “) et au principe de légalité des délits et des peines, fonder leur condamnation, ces textes, dont les conditions d’application ne sont par ailleurs pas réunies, ayant été abrogés par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.
Sur les sanctions, elles indiquent que les restitutions sollicitées enrichiraient indument les fournisseurs, qui ont bénéficié de contreparties effectives et ont maintenu leur niveau de marge, et fausserait la concurrence, les avoirs ayant permis une baisse effective des prix au profit du consommateur. Elles ajoutent que le prononcé d’une amende civile serait contraire au principe de sécurité juridique, les pratiques en cause n’étant pas définies comme infractionnelles à la date de leur commission et certains avoirs ayant été contrôlés sans susciter de réserve en 2014, et serait disproportionné au regard de l’absence de trouble à l’ordre public économique et de la capacité contributive du groupe qui s’est significativement dégradée. Elles précisent que la publication judiciaire est inutile au regard de la médiatisation donnée à l’affaire par le ministre d’alors au mépris de la présomption d’innocence.
Au soutien de leur appel incident, les sociétés du groupe Casino expliquent que le ministre reconnaît pour 6 fournisseurs l’existence d’une négociation effective (Louis Martin, Saint-Hubert, Altho, Roland Monterrat, Pochat et Fils et Charles Faraud). Elles ajoutent que Cooperl ne mentionne aucun déréférencement ou menace susceptible d’avoir entravé sa liberté de négocier et reconnaît l’existence d’une contrepartie effective consistant en un engagement de volume.
Réponse de la cour
En application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
La caractérisation de cette pratique restrictive suppose ainsi la réunion de deux éléments : d’une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d’autre part l’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
a) Sur la caractérisation de la tentative de soumission à des obligations
La soumission, ou sa tentative, implique la démonstration par tous moyens par le ministre chargé de l’économie, conformément à l’article 9 du code de procédure civile, de l’absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations incriminées. Celle-ci, qui peut notamment être caractérisée par l’usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l’acceptation, ne peut se déduire de la seule structure d’ensemble du marché de la grande distribution, qui peut néanmoins constituer un indice de l’existence d’un rapport de forces déséquilibré se prêtant difficilement à des négociations véritables entre distributeurs et fournisseurs (en ce sens, Com. 20 novembre 2019, n° 18-12.823). L’appréciation de cette première condition est ainsi réalisée en considération du contexte matériel et économique de la conclusion proposée ou effective, l’insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d’adhésion ou les conditions concrètes de souscription (en ce sens, Com. 6 avril 2022, n° 20-20.887) pouvant constituer des critères pertinents de la soumission ou de sa tentative.
Par ailleurs, la soumission, ou sa tentative, doit être appréciée, pour les fournisseurs concernés, en lien avec le dispositif de négociation annuelle prévu par l’article L 441-7 du code de commerce dans sa version applicable qui a été créé et modifié pour réduire les marges arrières et favoriser une véritable coopération commerciale à travers la globalisation de la négociation, dans un document ou un ensemble unique assurant sa traçabilité et permettant un contrôle effectif par l’administration, et sa concentration sur une période réduite ainsi que le précisent les travaux parlementaires de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, de la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 et de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014. Si le texte de la loi n’exclut pas la possibilité d’une renégociation intercalaire conformément au droit commun des contrats et au principe de la liberté contractuelle, encore faut-il que celle-ci repose sur un motif concret, vérifiable et licite.
Enfin, si l’analyse de la contrepartie participe prioritairement de l’appréciation du déséquilibre significatif, celle de son existence, plutôt que de sa suffisance, demeure utile pour caractériser une éventuelle soumission ou tentative de soumission en ce que l’absence d’avantage attendu par le cocontractant ou de réciprocité des obligations est de nature à éclairer subjectivement, à raison de la dimension purement unilatérale de la démarche, une volonté d’assujettissement. Cette logique n’est pas étrangère à la définition de la négociation, et de ses prérequis, retenue par la CEPC dans son avis 16-5 du 14 janvier 2016 :
La négociation est la recherche par les parties d’un accord sur la prestation à rendre. Cette négociation doit débuter par la remise par le batelier de ses CGV au client afin d’avoir un point de départ à cette opération. Cette négociation doit également s’appuyer sur l’expression des besoins du client en matière de prestations de services.
A partir de ces préalables, les parties peuvent débuter la négociation afin d’arriver à un accord qui sera formalisé par un contrat.
De fait, l’idée même d’une négociation présuppose d’emblée la prise en compte des besoins de l’interlocuteur et ainsi la détermination, même provisoire et sommaire, de contreparties identifiables et quantifiables dès l’entrée en pourparlers. En ce sens, l’absence de ces dernières est un indice pertinent de la soumission ou de sa tentative.
– Sur la structure du marché et le rapport de forces entre fournisseurs et distributeur
Quoique le dispositif de lutte contre le déséquilibre significatif ait été spécifiquement pensé en considération d’un déséquilibre structurel en faveur de la grande de distribution et au détriment des fournisseurs, l’esprit et le texte de la loi ne fondent aucune présomption de fait en ce sens, les travaux préparatoires successifs précisant d’ailleurs que le rapport de forces est parfois inversé selon la qualité des fournisseurs et la nature de leurs produits.
Le ministre chargé de l’économie fournit peu d’éléments pour déterminer la structuration du marché et apprécier concrètement son impact sur les relations avec les fournisseurs concernés. Il précise sans être contredit, que, ” fin d’année 2015, les six principaux groupes, tous d’origine française (Auchan, Carrefour, Casino, E. Leclerc, ITM Entreprises et Système U), détenaient près de 85 % de parts de marché, [‘] Casino [occupant] la quatrième place hexagonale en termes de puissance d’achat avec 11,5% de parts de marché ” (page 45 de ses écritures).
Aux termes de l’avis 15-A-06 de l’Autorité de la concurrence du 31 mars 2015 (pièce 46 de l’appelant), qui confirme la part
de marché du groupe Casino en 2014 :
– c’est grâce aux distributeurs, qui sont en relation directe avec les consommateurs, que les fournisseurs accèdent au marché aval. Le rôle de la distribution est donc déterminant, et toute mesure affectant son fonctionnement est susceptible d’avoir une incidence sur d’autres activités tout au long de la chaîne économique (§26), ce pouvoir étant d’autant plus grand que le marché de la distribution est caractérisé par des barrières à l’entrée significatives qui résultent principalement de la difficulté persistante à l’établissement de nouveaux points de vente, que ce soit en raison de la réglementation entourant l’exercice de l’activité de commerce alimentaire ou des difficultés liées à l’acquisition du foncier commercial (§131) ;
– en France, les grandes surfaces alimentaires (hypermarchés et supermarchés) constituent le modèle de distribution dominant (plus de 60 % des ventes totales du commerce alimentaire en magasin en 2012). Ce marché a également connu une concentration importante et compte en 2015 neuf acteurs actifs au stade aval de la vente (§30).
L’étude Tera Consulting de 2015 produite par le ministre chargé de l’économie (sa pièce 47) confirme en toute généralité l’existence d’un déséquilibre structurel à la faveur des distributeurs notamment à travers l’asymétrie des options de sortie et l’importance de l’accès aux linéaires pour toucher massivement le consommateur.
Si cette structuration du marché induit prima facie un déséquilibre à la faveur des sociétés du groupe Casino, particulièrement pour les fournisseurs MDD, ces données sont trop générales pour apprécier in concreto le rapport de forces avec les 41 fournisseurs concernés pour lesquels le ministre chargé de l’économie se dispense de toute analyse individuelle. Il se contente abstraitement de préciser que “les fournisseurs de la grande distribution ont des caractéristiques hétérogènes” et que “même si 3 % des fournisseurs représentent 56 % des références et 59 % du chiffre d’affaires de la grande distribution, leur poids n’est pas suffisant face à la grande distribution pour imposer leurs conditions de vente”, la nécessité d’assurer un volume de commandes minimal pour “utiliser la capacité de leur outil industriel de production et amortir ainsi leurs coûts fixes” rendant indispensable le maintien de leur relation commerciale avec les sociétés du groupe Casino (page 46 de ses écritures). Pourtant, dans son avis 15-A-06, l’Autorité de la concurrence relevait que “l’analyse de la puissance d’achat des distributeurs impliqu[ait] également de tenir compte de l’existence d’un éventuel pouvoir compensateur de certains fournisseurs et de vérifier”dans quelle mesure l’offre n’est pas concentrée au point de contrebalancer le poids de la centrale d’achats, compte-tenu de l’inégalité de dépendance mutuelle” ” (§128). Ainsi, elle précisait que, dans le secteur du commerce alimentaire de détail en Europe, la Commission européenne avait observé une concentration des fournisseurs entre 2004 et 2012 qui avait touché la plupart des catégories de produits. L’indice de concentration moyen des fournisseurs relevé pour la France suivait cette tendance, se situant en 2012 à 2 130, soit au niveau médian de l’échantillon analysé, les situations étant de surcroît variables d’une catégorie de produits à une autre (§28).
Or, ainsi que le soulignent les sociétés du groupe Casino, de nombreux fournisseurs concernés par l’enquête du ministre, parfois leaders sur leurs marchés respectifs, appartiennent à de grands groupes industriels (Lactalis, General Mills, Alfa, Nestlé, Bigard, Limagrain’) et disposent de marques dites incontournables et difficilement substituables qui leur confèrent un important pouvoir compensateur. Celui-ci est d’autant plus manifeste que les sociétés du groupe Casino précisent sans être contredites que 38 des 41 fournisseurs en cause réalisaient avec elles une part de leur chiffre d’affaires inférieur à 22 %.
A cet égard, l’état de dépendance économique est un critère pertinent pour évaluer le rapport de forces et l’existence d’une soumission : une entreprise réalisant un faible chiffre d’affaires dans le cadre de son partenariat commercial, même quand elle peut avoir besoin de son cocontractant pour pénétrer un marché, et disposant de nombreux débouchés alternatifs équivalents ne sera en principe pas contrainte de contracter ou d’accepter des obligations qui lui seraient défavorables. Si cette notion est pour l’essentiel définie pour les besoins de l’application de l’article L 420-2 du code de commerce qui n’est pas en débat, elle doit, en tant qu’elle renvoie à une situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d’indice constitutif avec d’autres d’un faisceau caractérisant une présomption de fait au sens de l’article 1382 du code civil, être appréciée de manière uniforme. Dans ce cadre, l’état de dépendance économique s’entend de l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s’apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l’importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d’affaires du revendeur, ainsi que de l’impossibilité pour ce dernier d’obtenir d’autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d’une solution équivalente s’entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l’entreprise de développer des relations contractuelles avec d’autres partenaires, de substituer à son donneur d’ordre un ou plusieurs autres donneurs d’ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).
Ainsi, dans sa décision n° 19-DCC-180 du 27 septembre 2019, l’Autorité de la concurrence précisait, dans le cadre d’une relation fournisseur/fabricant, qu’il existait un “seuil de menace” au-delà duquel la survie du second pouvait être remise en cause, la disparition d’un débouché le plaçant, à plus ou moins brève échéance, dans une situation financière difficile, pouvant parfois conduire à une faillite, et que le niveau de ce seuil n’était toutefois pas fixe et dépendait d’un grand nombre de paramètres spécifiques selon les secteurs concernés, la structure et la situation financière des entreprises, l’existence et le coût d’éventuelles solutions alternatives (§37, le seuil retenu pour le marché de l’approvisionnement dans le secteur de la distribution de détail à dominante alimentaire en Guyane qui comprenait cinq principaux acheteurs était de 22 %, taux identique à celui retenu par la Commission européenne dans sa décision du 25 janvier 2000, n° COM/M. 1684, Carrefour/Promodes). Quoique les situations soient différentes, ce seuil demeure un élément utile pour apprécier globalement le degré de dépendance économique des 38 fournisseurs évoqués, qui apparaît réel mais nettement moindre que celui retenu par le ministre.
En outre, le contexte de “guerre des prix” et de baisse du coût des matières premières des fournisseurs, s’il n’est pas décisif en soi et ne peut constituer le fait justificatif d’une pratique restrictive de concurrence, y compris au nom d’une compression de marge délibérément mise en ‘uvre pour réduire le prix à la consommation, est objectivement de nature à modifier le rapport de forces entre les partenaires commerciaux ainsi que le met en évidence le rapport Sorgem (pièce 8 des intimées), constat justement opéré par le tribunal de commerce pour les fournisseurs Bigard et Jacquet Brossard Distribution.
Aussi, en l’absence d’analyse concrète de la situation de chaque fournisseur à l’égard des sociétés du groupe Casino et en l’état des éléments fournis à la Cour, aucun déséquilibre du rapport de forces entre celles-ci et chacun des fournisseurs concernés n’est établi, l’examen des difficultés économiques alléguées par les sociétés du groupe Casino étant de ce fait inutile.
Néanmoins, si l’asymétrie dans les relations économiques est un critère pertinent quoiqu’insuffisant pour caractériser la soumission dont elle favorisera la réalisation, elle n’est pas la condition préalable nécessaire à sa démonstration, la moindre probabilité de son succès n’excluant pas sa possibilité, y compris dans un partenariat commercial entre égaux, l’un d’eux pouvant, selon la période et les produits, espérer imposer à l’autre des obligations générant un déséquilibre significatif : aux termes de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce et au regard de son objectif réaffirmé de moralisation de la vie des affaires, spécialement dans le secteur de la grande distribution, une soumission, ou sa tentative, à un déséquilibre significatif demeure fautive même si elle ne profite pas d’un déséquilibre structurel du rapport de forces.
– Sur les conditions de la négociation alléguée appréciées in concreto
Le ministre chargé de l’économie se dispense d’une analyse concrète, fournisseur par fournisseur, des conditions dans lesquelles les avoirs ont été sollicités et acceptés ou imposés. Il déduit de considérations générales l’illicéité de la pratique considérée globalement et illustre son propos par des exemples choisis.
Sur la forme, ce procédé n’est conforme ni aux règles qui gouvernent l’administration de la preuve, le ministre chargé de l’économie, qui en supporte la charge, devant caractériser la réunion des éléments constitutifs de la pratique restrictive de concurrence alléguée pour chaque fournisseur, y compris dans l’hypothèse de la mise en ‘uvre effective d’une pratique illicite per se, ni au principe de la contradiction prescrit par l’article 16 du code de procédure civile, les sociétés du groupe Casino devant pouvoir, pour se défendre utilement, connaître précisément tous les éléments de fait et de droit de nature à fonder leur condamnation. Le renvoi opéré par le ministre à sa pièce 54 intitulée ” Tableau d’analyse du jugement au cas par cas ” n’est pas de nature à combler cette carence : une pièce, élément de preuve, n’est par nature pas destinée à compléter une argumentation qui, au sens de l’article 954 du code de procédure civile, doit être exclusivement intégrée dans les conclusions qui saisissent la Cour et délimitent l’objet du litige. Et, ce tableau, comme les écritures, ne contient aucun examen concret et individuel de la réunion des deux conditions d’application du texte.
Aussi, seuls les cas des fournisseurs explicitement visés dans les conclusions du ministre seront analysés.
Concernant les autres, à l’exclusion toutefois de ceux concernés par l’appel incident, le jugement, dont les motifs seront adoptés, sera d’ores et déjà confirmé faute de critique utile de son appréciation.
Sur le fond, cette présentation globale repose sur le postulat que les pratiques litigieuses seraient illicites en elles-mêmes. Ainsi posé abstraitement, ce postulat est erroné :
– le fait que les sociétés du groupe Casino, qui ne s’en cachent pas et précisent en toute transparence avoir agi pour profiter de la baisse des prix des matières premières pour réduire le prix à la consommation des produits distribués, soient à l’origine des demandes d’avoirs sans sollicitation préalable de chacun des fournisseurs n’est pas en soi de nature à caractériser la soumission, une négociation pouvant être librement initiée par chacun des partenaires. L’unilatéralité de la démarche sans preuve de l’impossibilité de s’opposer aux demandes dans leur principe et leur mesure et de mettre un terme librement et sans sanction à la négociation n’est pas décisive ;
– conformément au principe de la liberté contractuelle posé par l’article 1134 du code civil applicable à l’époque des faits, les tarifs sont librement négociables par les parties, y compris en cours d’exécution des contrats les liant, qu’il s’agisse des contrats annuels visés par l’article L 441-7 du code de commerce ou des contrats d’entreprise pour les fournisseurs fabriquant des produits alimentaires MDD ne relevant pas de cette disposition (en ce sens, avis 15-09 de la CEPC). La révision du prix n’est limitée que par l’abus, ici caractérisé par le forçage du consentement d’une partie (la soumission ou sa tentative) et par un bouleversement grave de l’économie du contrat (le déséquilibre significatif). C’est le sens de l’avis 09-09 de la CEPC déjà cité ;
– le choix de la forme de l’avantage sollicité par les sociétés du groupe Casino ne traduit pas à lui seul la dissimulation d’une pratique illicite et la réalité de la soumission. Si une révision du prix qui n’est pas causée par une défaillance contractuelle quelconque ou une erreur de facturation ne correspond pas techniquement à un avoir, le support de l’avantage accordé est indifférent pour l’application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce : seuls comptent les conditions de son obtention et ses effets sur l’équilibre contractuel, l’irrégularité formelle tenant à la mention d’une cause distincte de celle qui fonde réellement l’avoir ne traduisant pas en soi une soumission. La licéité de principe de cette pratique a d’ailleurs été admise par la CEPC dans son avis 17-3 du 19 janvier 2017 cité par les sociétés du groupe Casino. Par ailleurs, sauf à proscrire toute adaptation du prix en cours d’exécution dont la possibilité de principe découle de la liberté contractuelle, une remise accordée sur l’exercice écoulé n’est pas en soi illicite : si elle est rétroactive en ce qu’elle modifie un élément antérieurement fixé et s’applique par compensation à des factures déjà émises, elle s’accompagne de contreparties librement négociées servies sur l’exercice suivant. Ce raisonnement est conforté par analogie par l’avis 17-10 de la CEPC qui a précisé que si la remise de fin d’année conditionnée à l’atteinte d’objectifs n’était pas exigible si ceux-ci n’étaient pas remplis, le fournisseur pouvait valablement considérer qu’au regard des efforts fournis par le distributeur, ou qu’en raison de conditions de marché défavorables constituant des éléments exogènes, et accorder la remise en tout ou partie, sous réserve qu’il le fasse librement, en l’absence de toute contrainte et de toute pression ou menaces qui résulteraient du distributeur et que cette remise ne tombe pas sous le coup des dispositions de l’article L442-6 I 1° (avantage disproportionné ou sans contrepartie) et 2° (déséquilibre significatif) du code de commerce.
Aussi, le ministre n’analysant pas l’illicéité de la pratique visée par l’article L 442-6 IIa du code de commerce fournisseur par fournisseur et déduisant exclusivement celle-ci du fait que la modification du prix n’intervient pas seulement pour l’avenir sans égard pour les contreparties effectivement négociées, ce moyen, à raison de sa généralité, sera rejeté.
En outre, le ministre ne conteste pas que les articles L 442-6 I 3° et L 442-6 IIb du code de commerce ont été supprimés par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 et que son action, qui poursuit le prononcé d’une amende civile, relève de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH (en ce sens, Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après, “la CEDH”, Carrefour c. France, 1er octobre 2019, 37858/14, §40 à 42). Ainsi que le rappelle systématiquement la CEDH, la notion “d’accusation en matière pénale”, qui est entendue dans une conception matérielle et non formelle (CEDH, 27 février 1980, Deweer c. Belgique, n° 6903/75, §44), est autonome (CEDH, 26 mars 1982, Adolf c. Autriche, n° 8269/78, §30). Dès lors, l’appartenance à la ” matière pénale ” ne vaut que pour l’application de la Convention : l’examen du litige sous le volet pénal de l’article 6 de la CESDH, qui est toujours global et opéré à l’aune de l’équité (” principe clé ” selon CEDH, 10 juillet 2012, Gregacevic c. Croatie, n° 58331/09, §49), n’implique pas l’application des règles nationales de droit pénal et de procédure pénale. Les moyens des sociétés du groupe Casino tirés de l’application de l’article 8 de la DDHC, que la Cour, qui n’est pas juge de la constitutionnalité des lois, même à travers leur mise en ‘uvre concrète, ne peut mobiliser juridiquement, et du principe de droit interne de légalité des délits et des peines ne sont pas pertinents.
Mais, en considération des liens évidents entre le volet pénal de l’article 6, que les sociétés du groupe Casino invoquent, la notion d’accusation en matière pénale et la qualification de peine au sens de l’article 7 de la CESDH (en ce sens, CEDH, Göktan c. France, 2 juillet 2002, n° 33402/96, §48, qui souligne que “la notion de peine ne saurait avoir des acceptions différentes selon les dispositions conventionnelles”), ce dernier texte régit le litige. Or, si l’article 7§1 ne mentionne pas expressément le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce, la CEDH considère que cette disposition ne garantit pas seulement le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, mais aussi, implicitement, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce (en ce sens, CEDH, Scoppola c. Italie -n° 2-, 17 septembre 2009, §103 à 109). Et, ce dernier vaut non seulement pour la peine encourue mais aussi dans le contexte d’une réforme concernant la définition de l’infraction (CEDH, Parmak et Bakir c. Turquie, 3 décembre 2019, 22429/07 et 25195/07, §64 ; avis consultatif du 29 mars 2020, §82 et 83 : “la Cour s’attache avant tout à déterminer s’il y a continuité de l’incrimination en tenant compte du moment de la commission de l’infraction et du moment de la condamnation”).
Dès lors, au sens de l’article 7 de la CESDH, le prononcé d’une amende civile ne peut être recherché sur le fondement de textes abrogés au jour de la condamnation.
Pour ces raisons, les autres moyens subsidiaires du ministre seront d’ores et déjà écartés, mais seulement en ce qu’ils sont soulevés à titre autonome. En effet, ainsi que le précise le Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, la suppression des articles L 442-6 I 3° et L 442-6 IIb du code de commerce participe d’un “recentr[age] de la liste des pratiques commerciales restrictives autour de trois pratiques générales ” (L 442-6 I 1°, 2° et 5°) et de sa simplification par élimination des ” pratiques qui peuvent être appréhendées par un autre fondement juridique ou qui ne sont pas utilisées par les opérateurs économiques” (pièce 56 du ministre, pages 6 à 8). Il ajoute :
les comportements illicites qu’elles visent à réprimer pourront être poursuivis sur le fondement du déséquilibre significatif (1° du nouvel article L 442-1) ou de l’avantage sans contrepartie (2° du nouvel article L 442-1) dont le champ d’application a été élargi dans cette optique. Ainsi, cette simplification n’a pas pour objet de rendre les pratiques et clauses actuellement prohibées licites. Il s’agit de recentrer les pratiques restrictives de concurrence sur des notions générales qui permettent d’englober les nombreuses clauses et pratiques énumérées dans l’actuel L 442-6 du code de commerce.
Aussi, ces deux moyens subsidiaires demeurent pertinents non en ce qu’ils visent des pratiques qui pourraient être sanctionnées en elles-mêmes, mais dès lors que les cas qu’ils définissent peuvent être concrètement subsumés sous l’unique qualification en débat posée par l’article L 442-6 I 2° du code de commerce.
Demeure la question de la caractérisation concrète des éléments constitutifs de la soumission pour chaque fournisseur explicitement évoqué par le ministre chargé de l’économie et pour les sept fournisseurs visés par l’appel incident.
Roland Monterrat
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 28 avril 2016 (pièce 13.34 du ministre), ce fournisseur MDD explique la SAS AMC (alors EMC Distribution) a sollicité chaque année, à compter de 2012, des sommes d’argent sans aucune contrepartie associée hors “préservation de son chiffre d’affaires”, la négociation étant limitée à la détermination du montant de chaque avoir, en croissance régulière, et l’acceptation des demandes conditionnant la poursuite des accords de référencement en fin de validité. Il précise ainsi avoir reçu en décembre 2014 (pièce 16.6 du ministre) un courrier lui annonçant le déréférencement de certains produits mais avoir obtenu leur maintien en acceptant une nouvelle demande d’avoir. Sur la période considérée, Roland Monterrat a consenti à des réductions de prix d’un montant total de 625 038,41 euros (pièce 14.33 du ministre).
Si l’annonce d’un déréférencement prenant effet à la date de fin des engagements respectifs n’est pas illicite en soi quand elle précède un appel d’offres et participe d’une logique d’adaptation tarifaire pour favoriser ou garantir l’attribution du marché, le nombre des avoirs sollicités (cinq en 2012, six en 2013 et deux en 2014) révèle qu’ils sont décorrélés de toute mise en concurrence et participent exclusivement d’une remise en cause rétrospective des accords des parties sur le prix. Or, les termes employés par ce fournisseur (“Nous essayons d’en discuter les montants. Chaque année les montants demandés augmentent”) ainsi que l’absence de toute contrepartie réelle associée, le maintien de la relation pour l’avenir ne pouvant expliquer la récurrence et l’importance des avoirs, traduisent sans équivoque un forçage de son consentement, la discussion étant circonscrite au montant du sacrifice financier accordé et non à son principe, circonstances qui révèlent l’impossibilité pour le fournisseur de s’opposer aux réclamations fréquentes du distributeur et de négocier librement. La soumission est ainsi caractérisée.
Cooperl Arc Atlantique
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 11 avril 2016 (pièce 13.5 du ministre), ce fournisseur explique que la SNC Sédifrais a sollicité :
– en 2013 “un effort commercial”. Sur proposition du fournisseur, la ristourne a été consentie sous condition de franchissement de paliers en volume, soit en considération d’un engagement clairement quantifié ;
– en 2014, une nouvelle remise consentie sans contrepartie.
Ainsi que l’indique ce fournisseur, des négociations réelles et effectives ont pu être menées en 2013, la SNC Sédifrais acceptant sur sa proposition, qui a ainsi été entendue, un engagement de volume. Aucune soumission ne peut être retenue pour cette année.
En revanche, ce pouvoir de négociation n’a pu être exercé en 2014, le fournisseur expliquant clairement avoir été contraint (” nous avons dû octroyer 2 % de ristourne inconditionnelle sur le chiffre d’affaires “), propos confortés par l’absence de toute contrepartie accordée, à la différence notable de l’année précédente. Ces éléments combinés suffisent à caractériser une soumission pour l’année 2014, pour un montant total de 187 003,48 euros (pièces 14.5 du ministre).
Delpeyrat
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 2 mai 2016 (pièce 13.25 du ministre), ce fournisseur, qui évoque des avoirs causés par des défaillances logistiques et l’exécution d’un contrat de mandat conclu avec la société EMC Distribution pour un produit spécifique, confirme des demandes de ” participation financière ” formées par les sociétés du groupe Casino et traduites par l’émission d’avoirs, l’annulation de factures ou la fourniture de produits gratuits. Il précise immédiatement que ces procédés sont pour lui avantageux et qu’une négociation effective a systématiquement été menée, ni menace de représailles ni déréférencements sanction n’étant allégués. La soumission n’est pas caractérisée.
Lactalis
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 4 avril 2016 (pièce 13.10 du ministre), ce fournisseur confirme que la société EMC Distribution a sollicité en 2013 et 2014 des avoirs pour les produits MDD et les marques nationales pour un montant total de 1 590 000,88 euros sur toute la période (pièce 14.10 du ministre). Il décrit un schéma identique en chaque cas consistant en une demande de la centrale suivie de l’envoi de lettres de déférencements auxquelles il était renoncé une fois l’avoir accepté et les contreparties déterminées. Ses déclarations sont confirmées par les lettres de déréférencements (pièce 16.1 du ministre), parallèles au processus de discussion entre partenaires commerciaux et finalement demeurées sans effet, ainsi que par ses comptes-rendus internes qui évoquent des “représailles avec de nombreux déréférencements” et des menaces de “croisades contre Lactalis” dès lors que les contre-propositions étaient estimées insuffisantes par la société EMC Distribution (pièce 17 du ministre).
La concomitance entre la notification des déréférencements et chaque demande d’avoir ainsi que, à rebours des annonces faites, le maintien du périmètre du référencement sans autre raison que l’acceptation d’une participation financière discutée en son montant, signe que l’absence de rentabilité des produits évoquée est un motif artificiel, révèlent la réalité des menaces dénoncées par le ministre et le fournisseur. La soumission est ainsi caractérisée.
En revanche, outre le fait que le ministre chargé de l’économie n’évoque les services statistiques que sous l’angle de la disproportion manifeste de leur prix sans égard pour leurs conditions de négociation (pages 65 et suivantes de ses écritures), rien dans les déclarations du fournisseur Lactalis ou dans ses comptes-rendus internes, qui ne révèlent pas l’intégration de cette contrepartie dans les discussions relatives aux avoirs précédents, ne permet de déceler une impossibilité de négocier. La soumission n’est ainsi pas caractérisée pour la fourniture de données statistiques.
Louis Martin
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 5 avril 2016 (pièce 13.15 du ministre), ce fournisseur explique que la société EMC Distribution a sollicité des avoirs en 2012, 2014 et 2015, les échanges se déroulant selon le même processus que celui décrit par Lactalis : chaque refus ou contre-proposition était accompagné de la notification d’une lettre de déférencements (pièce 16.6 du ministre, lettre du 10 décembre 2014) qui n’était pas mise à exécution en cas d’accord sur le principe et la mesure du sacrifice financier mis à la charge du fournisseur qui bénéficiait de contreparties dont il ne voulait pas (“les avoirs établis n’étaient pas prévus au contrat, ils correspondent à la contrepartie que nous avons négocié malgré nous”).
Ce procédé, particulièrement pour un fournisseur MDD réalisant 21,12 % de son chiffre d’affaires avec le groupe Casino ne pouvant se permettre de subir les déréférencements annoncés, caractérise, pour les raisons évoquées pour Rolant Monterrat, la soumission à des obligations d’un montant total déclaré de 254 000 euros mais justifié à hauteur de 54 000 euros (pièce 14.16 du ministre), somme retenue par le ministre chargé de l’économie et le tribunal.
Bigard
Aux termes de ses procès-verbaux d’audition des 19 avril et 11 mai 2016 (pièces 13.3 et 13.4 du ministre), ce fournisseur explique avoir, dans un contexte de baisse des prix des matières premières (horsegate, chute de la consommation et augmentation des stocks), négocié avec la société EMC Distribution le montant des avoirs sollicités ainsi que les contreparties accordées, consistant notamment en une diffusion dans les nouveaux réseaux de distribution Le Mutant, Norma, Monop, Casino Drive et Leader Express ainsi que l’intégration de nouvelles références. Il conçoit ainsi spontanément cette renégociation tarifaire comme une adaptation normale aux évolutions des marchés et de la filière qui n’avaient pu être anticipées lors des négociations semestrielles.
Ces éléments traduisant l’existence d’une négociation réelle et équilibrée, aucune soumission n’est caractérisée.
Altho
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 3 mai 2016 (pièce 13.19 du ministre), ce fournisseur MDD explique que les contrats conclus avec les sociétés du groupe Casino sont renégociés chaque année au mois d’octobre à l’issue d’un nouvel appel d’offres, le fournisseur étant invité à s’aligner sur les prix de ses concurrents par le biais d’avoirs dont le montant est déterminé en décembre ou en juin et bénéficiant en contrepartie de l’assurance du maintien de la relation.
Ces déclarations ne disent rien du processus concret de discussion et le fournisseur, dont la sécurisation de la relation pour l’avenir malgré les appels d’offres constitue une contrepartie réelle, ne dénonce ni menace ni pression. Elles sont insuffisantes pour caractériser une soumission. Le jugement sera de ce fait infirmé en ce qu’il l’a retenue le concernant et condamné les sociétés du groupe Casino à ce titre.
Pochat & Fils
Aux termes de ses procès-verbaux d’audition des 10 et 18 mai 2016 (pièces 13.32 et 13.33 du ministre), ce fournisseur, qui ne dénonce aucune mesure de contrainte ou menace quoiqu’il estime sa rentabilité affectée par cette pratique, explique que la société EMC Distribution a présenté des demandes d’avoirs à compter de 2014. Si son directeur administratif et financier soutient ne pas avoir eu connaissance de négociations à ce titre, son directeur commercial précise “[s’être] mis d’accord” sur leur montant (“le montant de l’avoir est négocié conjointement pour arriver au prix convenu”) en contrepartie de la garantie de la poursuite de la relation pour les produits MDD, contrepartie réelle en ce qu’elle sécurise une relation intrinsèquement précaire naissant d’appels d’offres, et de “la mise en avant” d’une trentaine de produits.
Ces éléments, lacunaires et pour partie contradictoires, sont insuffisants pour caractériser une soumission du fournisseur.
Saint-Michel Biscuits
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 1er mars 2016 (pièce 13.17 du ministre), ce fournisseur explique que de nombreux avois ont été émis à la suite d’annulation de factures rééditées et que “si certains avoirs correspondent à des demandes d’EMC formulées après la signature de la convention annuelle, ces derniers ont toujours fait l’objet de contreparties”.
Ces éléments sont très insuffisants pour caractériser une soumission.
Brasserie Licorne
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 9 mai 2016 (pièce 13.23 du ministre), ce fournisseur explique que deux avoirs ont été consentis au bénéfice de la SNC Distribution Leader Price en contrepartie du maintien de son activité en volume et références pour les enseignes Casino et Leader Price. Rien ne permet dans ses brèves déclarations d’identifier des indices de soumission, la seule importance du chiffre d’affaires réalisé avec les sociétés du groupe Casino (28 % du volume produit) étant sur ce point insuffisant. Et, aucun lien, que ne fait d’ailleurs pas le fournisseur et qui ne ressort pas de leurs échanges (pièce 14.24 du ministre), ne peut être établi entre les deux courriers de déréférencements de décembre 2015 produits par le ministre (sa pièce 16.8) et les deux avoirs accordés en 2013 et 2014 (pièce 14.24 déjà citée).
Mont-Roucous
C’est par de justes motifs que la Cour adopte au regard des termes lacunaires du procès-verbal d’audition du 24 mai 2016 de ce fournisseur (pièce 13.31 du ministre), que le tribunal a écarté toute soumission le concernant, les avoirs étant librement acceptés avec des contreparties précises ou à l’occasion de la négociation annuelle dans un contexte de nette augmentation du volume d’affaires avec les différentes enseignes du groupe Casino.
La Toque Angevine
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 28 avril 2016 (pièce 13.18 du ministre), ce fournisseur explique avoir, à la demande de la société EMC Distribution, consenti des avoirs entre 2013 et 2015 pour “maintenir [son] courant d’affaires” et obtenir l’annulation des déréférencements notifiés quand elle s’opposait au paiement sollicité. Ces propos sont confirmés par la production des lettres de déréférencement adressées parallèlement aux négociations prétendues (pièce 16.2 du ministre). Le montant total de ces avoirs est justifié à hauteur de 1 065 700 euros sur la période (pièce 14.19 et suivantes du ministre).
Pour les raisons déjà livrées pour Lactalis et Louis Martin, ce procédé, exclusif de toute libre négociation, caractérise une soumission, le déférencement, détourné de son objet et décorrélé de la rentabilité des produits, étant érigé en sanction pour forcer le consentement du partenaire commercial qui exprime d’ailleurs sa crainte des représailles en sollicitant lors de son audition que ses déclarations demeurent confidentielles.
Saint-Hubert
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 26 avril 2016 (pièce 13.16 du ministre), ce fournisseur explique que la société EMC Distribution a sollicité :
– une renégociation en juin 2013 et que, face à son refus, elle lui a notifié le 26 juillet 2013 une alerte de sous-performance de certains produits (pièce 16.3 du ministre), selon lui injustifiée. Un accord était trouvé le 8 août 2013 et un premier avoir était émis le 7 novembre 2013 pour un montant de 70 650 euros HT (pièce 17 du ministre) correspondant au solde du budget non intégralement consommé d’une opération commerciale (23 000 euros), à l’extension du périmètre du référencement à un nouveau produit (20 000 euros) et au règlement d’une publicité (31 000 euros) ;
– un second avoir courant 2014 qui était consenti le 20 juin 2014 pour un montant de 39 000 euros (pièce 17.1 du ministre) correspondant “à l’avoir accordé en 2013 [après déduction du] solde de 31 K euros de l’opération de 2012”, ces éléments ayant été intégrés dans la négociation annuelle sans toutefois être mentionnés dans l’accord cadre.
Il ajoute, sans livrer de détails, avoir accordé une remise de 39 000 euros en 2015 dans le cadre des négociations annuelles, avantage ne figurant pas dans l’accord cadre.
Contrairement à ce que soutient le ministre, partiellement suivi par le tribunal de commerce, les avoirs consentis ont fait l’objet, pour une part non négligeable, de contreparties réelles (extension du périmètre du référencement, opérations commerciales) qui ont été débattues et intégrées, en 2014 et 2015, dans la négociation annuelle. L’indice tiré du défaut manifeste de contrepartie n’est ainsi pas caractérisé, l’absence éventuelle de fourniture des services promis dénoncée par le fournisseur étant, par hypothèse, sans incidence sur la caractérisation de la soumission appréciée au jour de la formation de l’accord et non de son exécution.
Par ailleurs, si l’alerte à la sous-performance a été lancée peu après le refus opposé à la demande de remise, elle n’annonce pas, à la différence des courriers de déréférencements déjà analysés, une modification certaine des conditions du distribution des produits concernés. Alors que des contreparties ont été effectivement négociées, cet unique élément, qui ne traduit pas nécessairement, contrairement aux cas des fournisseurs Lactalis, Louis Martin et La Toque Angevine, l’emploi d’un moyen de pression, est insuffisant pour caractériser, de surcroît sur une période de trois années, la soumission d’un fournisseur qui dispose d’un pouvoir compensateur réel puisqu’il est un acteur majeur dans le secteur des matières grasses végétales en France et que le chiffre d’affaires qu’il réalise avec le groupe Casino (7 % de son chiffre d’affaires global en 2015) ne fait pas de lui un partenaire incontournable.
Aussi, ces éléments sont insuffisants pour caractériser une soumission.
Aoste
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 25 avril 2016 (pièce 13.1 du ministre), ce fournisseur précise que la société EMC Distribution a présenté :
– en 2013, une “demande additionnelle” de 400 000 euros concernant le “dossier libre-service” et lui a notifié, face à son refus, deux courriers des 27 et 29 novembre 2013 de déréférencement partiel puis total (pièce 16.4 du ministre). Un accord était finalement trouvé pour un avoir de 220 000 euros répartis entre les enseignes du groupe (pièce 14.1 du ministre), Aoste bénéficiant de contreparties non prévues dans l’accord cadre de 2013 (extension des enseignes distributrices) ;
– en 2014, une nouvelle demande d’avoir pour les produits MDD, un accord étant trouvé, après envoi d’une lettre de déréférencement (pièce 20 du ministre) suivant une consultation par appel d’offres, sur un avoir de 335 000 euros permettant à Aoste de conserver l’ensemble de son périmètre au même tarif et l’entrée de nouvelles références.
Ce fournisseur évoquait également un troisième volet concernant les produits frais emballés en soulignant que les avoirs consentis les concernant s’inscrivaient dans une pratique “historique” et faisaient “partie intégrante de la vision de [leurs] accords” dans ce secteur, éléments révélant la réalité et la liberté des négociations menées annuellement.
Si l’utilisation de l’annonce d’un déréférencement total prenant effet au terme des accords ponctuels liant les parties pour les produits MDD comme levier de négociation n’est pas illicite, chaque partie étant, ainsi que le précise Aoste, libre de se désengager à tout moment et le partenariat étant systématiquement reconduit après une mise en concurrence, elle caractérise une soumission quand elle est employée comme moyen de pression pour obtenir une révision tarifaire de la convention annuelle. Or, à nouveau, la concomitance entre les courriers de novembre 2013 et la discussion entreprise sur les avoirs ainsi que l’absence de mise à exécution des déréférencements annoncés après obtention de l’accord du fournisseur, suffisent à établir le lien direct entre les premiers, détournés de leur fonction pour se muer en menaces, et le second, formé sous la contrainte.
Aussi, la soumission est caractérisée pour les avoirs de 2013, mais non pour les dossiers “MDD” et “produits frais”.
En revanche, aux termes de son procès-verbal d’audition du 4 octobre 2016 (pièce 13.1.1 du ministre), Aoste explique avoir consenti à d’autres avoirs en paiement de la fourniture de données statistiques. Rien dans ses déclarations ne permet de retenir une soumission, le fournisseur précisant systématiquement avoir négocié le montant de l’avoir et les contreparties associées, en soulignant l’intérêt des statistiques produites. Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu’il a écarté toute soumission concernant les données statistiques, ce raisonnement, et cette solution, valant pour Yoplait et Novandie.
Biscuits Bouvard
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 27 avril 2016 (pièce 13.22 du ministre), ce fournisseur MDD explique que les avoirs consentis en 2013 et 2014 à la demande de la société EMC Distribution l’ont systématiquement été à la suite de négociations effectives, notamment sur les contreparties obtenues (assurance du maintien des gammes pour l’année suivantes, extension du référencement, hausses tarifaires, adaptation à l’évolution du coût des matières premières). Le seul déréférencement évoqué en lien avec une demande d’avoirs a été notifié concomitamment à un appel d’offres : pour les raisons évoquées propres aux fournisseurs MDD, la pratique n’apparaît pas fautive en ce qu’elle accompagne une mise en concurrence organisée à l’expiration des accords conclus entre les parties.
Aucune soumission n’est caractérisée.
Labeyrie Traiteur
Aux termes de ses procès-verbaux d’audition des 25 mars, 12 avril et 10 mai 2016 (pièces 13.9, 13.26 et 13.27 du ministre), ce fournisseur, après avoir évoqué en termes dubitatifs un lien entre la concession d’avoirs en 2013 et des déréférencements (“Je ne peux pas vous répondre sur la nature exacte de ces avoirs [‘]. Je vous précise qu’en 2013, nous avons fait l’objet d’un déréférencement de la part du groupe Casino pendant plusieurs mois. Ces avoirs doivent être liés à la négociation pour être à nouveau référencés dans l’enseigne”), précise, sans évoquer la moindre menace, avoir accordé les remises sollicitées par le groupe Casino en contrepartie d’avantages le satisfaisant ou à titre de “geste commercial” pour favoriser l’écoulement de ses stocks, notamment en 2013 dans un “contexte [économique] complexe”.
Ces éléments, évocateurs d’une libre négociation, ne permettent pas de caractériser une soumission de ce fournisseur.
La Boulangère Services
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 2 mai 2016 (pièce 13.37 du ministre), ce fournisseur MDD évoque une pratique ancienne, propre aux sociétés du groupe Casino, consistant à lancer un appel d’offres suivi de l’envoi d’une lettre de déréférencement puis d’une entrée en négociation portant sur le montant de l’avoir consenti et sur ses contreparties (reconduction de la relation, extension du référencement). Pour les raisons déjà exposées, les lettres de déréférencement n’étant par ailleurs pas produites, ces éléments ne caractérisent pas une soumission du fournisseur.
Charles Faraud
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 11 mars 2016 (pièce 13.24 du ministre), ce fournisseur MDD évoque en termes très généraux des menaces qu’il ne définit pas pour entraver l’accès aux appels d’offres et l’existence de demandes d’avoirs présentées par la société EMC Distribution pour garantir l’octroi des marchés. Ces déclarations sont trop imprécises pour caractériser une soumission. Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu’il a retenu un déséquilibre significatif et condamné les sociétés du groupe Casino à ce titre.
Novandie, Yoplait et Aqualande
Outre le fait que la condition tenant à l’existence d’une soumission n’est pas abordée par le ministre les concernant, les procès-verbaux de ces fournisseurs (pièces 1.20, 1.36 et 1.38 du ministre) révèlent que les négociations ont été effectives. Tandis que Novandie explique que les avoirs sont intégrés dans la négociation de fin d’année pour l’exercice suivant et que des contreparties réelles ont été obtenues (extension du référencement), les rapides déclarations d’Aqualande, qui souligne l’existence de ces dernières, au moins promises au jour de l’avoir, ne révèlent aucune soumission. Plus explicite, Yoplait, qui indique que les négociations MDD et marque nationale sont cloisonnées, précise, soulignant spontanément l’absence de pleine rétroactivité de la remise au sens de l’article L 442-6 IIa du code de commerce : “Cette négociation de fin d’année, concernant les avoirs [pour les produits MDD], fait le lien avec l’année à venir en permettant la continuité de la relation commerciale [‘]. Cette négociation des avoirs fait partie d’une négociation globale. La négociation est globale, classique, annuelle et habituelle”. Il ajoute : “Yoplait bénéficie d’une contrepartie qui tient à un volume d’affaires à venir supplémentaire où Yoplait trouve son intérêt. [‘] La notion de contrepartie est donc évidente : en son absence, Yoplait ne reconduirait pas le marché [malgré le poids du groupe Casino dans son chiffre d’affaires]”.
Le ministre chargé de l’économie ne motivant pas l’existence d’une soumission pour les autres fournisseurs, le jugement entrepris, dont les motifs seront adoptés ainsi qu’il a été dit, sera confirmé les concernant.
Surabondamment, la Cour constate que les autres fournisseurs, qui n’évoquent ni pression ou menace pour les contraindre à accepter le principe de la remise (la question ne leur étant d’ailleurs pas posée) ni impossibilité de s’opposer aux demandes des sociétés du groupe Casino, confirment l’existence d’une négociation effective portant tant sur son montant que sur la nature et l’étendue des contreparties associées qui consistent dans :
– le maintien ou l’accroissement du périmètre du référencement des produits MDD (Formarsac en pièce 13.6, Herta en pièces 13.7 et 13.8, Les Fromagers Associés LFA en pièce 13.11, LNUF en pièce 13.14, Artenay Bars en pièce 13.21, Laiterie Saint-Denis Hôtel qui précise en pièce 13.28 que de nombreux avoirs trouvent leur cause dans un retour de marchandise ou dans l’exécution d’un partenariat relatif aux gains de change pour les achats en dollars américains, Moncigale en pièce 13.30, Sill en pièce 13.35, Unisource en pièce 13.39, Jacquet Brossard Distribution en pièce 13.40) ;
– l’extension du réseau de diffusion, notamment dans le réseau de proximité (Les Fromagers Associés LFA qui souligne en pièce 13.11 l’intérêt réel de cette contrepartie) ;
– des engagements en volume (LNPF en pièces 13.12 et 13.13, Financière Turenne Lafayette qui souligne en pièce 13.41 la sous-estimation importante des engagements de tonnage par les agents de la DGCCRF) ;
– des causes plus spécifiques, Lubrano & Fils y voyant un geste commercial pour compenser des problèmes de qualité sur les productions (pièce 13.29).
Pour le fournisseur Bongrain-Gerard, non-entendu par les services de la DGCCRF, des échanges de courriels d’avril, juin et décembre 2013 (pièce 13.2 du ministre) prouvent que les avoirs ont été librement consentis en contrepartie d’un maintien du référencement pour l’année suivante, ni procès-verbal ni correspondance n’étant produite concernant Madrange, Paul Prédault (pour lesquels le ministre reconnaît un engagement de volume, un référencement de nouveaux produits et une absence de remise en concurrence), Agis (pour lequel le ministre admet une absence de mise en concurrence), ainsi que Socopa et Tradition Traiteur (dont il est constant qu’ils ont bénéficié du référencement de nouveaux produits sans être soumis à un appel d’offres).
En résumé, une soumission est caractérisée pour les fournisseurs suivants :
– Roland Monterrat, pour des avoirs d’un montant total de 625 038,41 euros ;
– Cooperl Arc Atlantique, pour des avoirs d’un montant total de 187 003,48 euros ;
– Lactalis, pour des avoirs d’un montant total de 1 590 000,88 euros ;
– Louis Martin, pour des avoirs d’un montant total de 54 000 euros ;
– La Toque Angevine, pour des avoirs d’un montant total de 1 065 700 euros ;
– Aoste, pour des avoirs d’un montant total de 335 000 euros.
Le jugement entrepris sera d’ores et déjà infirmé en ce qu’il a retenu l’existence d’une soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif concernant Saint-Hubert, Altho, Charles Faraud et Pochat & Fils.
b) Sur le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties
L’appréciation du déséquilibre significatif, qui peut être économique comme juridique, est globale, au regard de l’économie du contrat, et concrète. Elle s’opère, pour les fournisseurs concernés, en considération de la convention écrite prévue par l’article L 441-7 I du code de commerce qui précise les obligations auxquelles se sont engagées les parties et fixe, notamment, les conditions de l’opération de vente ou des prestations de services. Ainsi, l’article L 442-6 I 2° du code de commerce autorise, non une fixation, mais un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d’une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (en ce sens, Com., 25 janvier 2017, n° 15-23.547, et Cconst. 30 novembre 2018, n° 2018-749 QPC).
L’existence d’obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d’une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d’une disproportion importante entre les obligations respectives des parties. A cet égard, si la preuve du déséquilibre significatif incombe au ministre chargé de l’économie, celle d’un éventuel rééquilibrage du contrat par une autre clause incombe aux appelantes. Enfin, les effets des pratiques n’ayant pas à être pris en compte ou recherchés (en ce sens, Com., 3 mars 2015, n° 14-10.907), l’argument des sociétés du groupe Casino sur les résultats positifs des fournisseurs et sur l’accroissement de ses achats auprès d’eux est sans pertinence.
Au regard des éléments déjà analysés, les fournisseurs peuvent être classés en deux catégories selon qu’ils sont pu négocier (Lactalis et Aoste) ou non (Roland Monterrat, Cooperl Arc Atlantique, La Toque Angevine et Louis Marin) des contreparties réelles.
Roland Monterrat
Les sociétés du groupe Casino expliquent que la contrepartie des avoirs résidait dans le maintien de la relation, pour l’année suivante, sans appel d’offres en opposant au ministre un aveu sur ce point dans ses écritures. Cependant, ainsi qu’il a été dit, cette seule garantie, qui en d’autres circonstances peut s’avérer sérieuse, ne peut expliquer le nombre, la récurrence et l’importance des avoirs sollicités à hauteur de 625 038,41 euros qui ne tendent qu’à remettre en cause le prix antérieurement négocié, élément central du partenariat commercial. Aussi, mise en relation avec le sacrifice obtenu sous la contrainte, la contrepartie invoquée, par ailleurs non quantifiée, est dérisoire. En outre, le procédé mis en ‘uvre induit, en l’absence de sanction judiciaire, la possibilité pour les sociétés du groupe Casino de modifier les accords unilatéralement, à leur gré, sans autre raison que la recherche d’un avantage financier, faculté discrétionnaire qui précarise l’ensemble de la relation commerciale et est elle-même caractéristique d’un déséquilibre significatif.
La Toque Angevine
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 28 avril 2016 (pièce 13.18 du ministre), ce fournisseur MDD, contraint d’accepter le principe d’une négociation tarifaire, précise avoir obtenu, en contrepartie des avoirs consentis, le maintien des relations aux mêmes conditions en 2014 et en 2015. Sa situation étant ainsi très voisine de celle du précédent, l’analyse livrée est transposable : cette seule garantie, qui mériterait en pareilles circonstances une quantification claire, ne peut expliquer le nombre et l’importance des remises accordées à hauteur de 1 065 700 euros, montant à l’évidence décorrélé de l’absence de mise en concurrence promise. Alors que la contrepartie est de ce fait fictive ou dérisoire, marque d’un déséquilibre significatif économique, le procédé mis en ‘uvre caractérise celui-ci sur le plan juridique.
Louis Martin
Ce fournisseur MDD précise dans son procès-verbal d’audition du 5 avril 2016 (pièce 13.15 du ministre), qu’il a été contraint d’entrer en négociation et qu’il a dû accepter des contreparties dont il ne voulait pas et qui ne peuvent dans ces conditions être considérées comme réelles et sérieuses et librement débattues. Aussi, les mêmes raisons que pour Roland Monterrat et Cooperl, le déséquilibre significatif est caractérisé.
Cooperl Arc Atlantique
Si la négociation a été libre en 2013 et si des contreparties réelles ont alors été consenties, il en va différemment en 2014. L’absence totale de contrepartie relevée par le fournisseur aux avoirs de 2014 pour un montant total de 187 003,48 euros (pièce 14.5 du ministre) n’est pas utilement contredite par les sociétés du groupe Casino qui se contentent d’opposer la baisse du prix de revient de sa matière première, argument étranger à l’appréciation du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. L’absence totale de contrepartie et la faculté de modification unilatérale du prix qu’induit l’imposition d’avoirs d’un tel montant suffisent à caractériser ce dernier.
Lactalis
Ce fournisseur, qui a consenti en 2013 et 2014 des avoirs pour les produits MDD et les marques nationales pour un montant total de 1 590 000,88 euros, précise dans son procès-verbal d’audition du 4 avril 2016 (pièce 13.10 du ministre), qu’il a bénéficié de contreparties réelles consistant, pour les produits MDD, en une hausse de ses tarifs de 3 % sur des références maintenues en 2013 et en l’assurance d’une reconduction des relations commerciales avec un maintien des tarifs pour l’année suivante ainsi que, pour les produits sous marque nationale, en une hausse des tarifs de 1,5 % et en un accroissement du périmètre du référencement en 2013 et, pour l’année 2014, dans l’admission de références supplémentaires et dans des ” services divers (renforts sur tract, etc.) “, contreparties qui ont stabilisé le chiffre d’affaires pour les produits MDD malgré l’augmentation du coût des matières premières et permis son accroissement pour les produits sous marque nationale. Ces contreparties étant sérieuses et effectives, le ministre échoue à démontrer l’existence d’un déséquilibre significatif.
Aoste
Aux termes de son procès-verbal d’audition du 25 avril 2016 (pièce 13.1 du ministre), ce fournisseur précise avoir bénéficié, en contrepartie des avoirs de 2013, seuls concernés par la soumission, des prestations non prévues dans l’accord cadre (extension des enseignes distributrices). Faute pour le ministre d’analyser cette contrepartie et d’établir son caractère dérisoire ou fictif ou son insuffisance manifeste ou d’apprécier son impact sur l’économie générale de la relation, aucun déséquilibre significatif n’est caractérisé.
Ainsi, les conditions d’application de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce sont réunies pour Roland Monterrat, Cooperl Arc Atlantique, Louis Martin et La Toque Angevine, pour des avoirs atteignant respectivement 625 038,41 euros, 187 003,48 euros, 54 000 euros et 1 065 700 euros.
c) Sur les sanctions
En application de l’article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président de l’Autorité de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article. Lors de cette action, le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la répétition de l’indu. Ils peuvent également demander le prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d’euros. Toutefois, cette amende peut être portée au triple du montant des sommes indûment versées. La réparation des préjudices subis peut également être demandée. Dans tous les cas, il appartient au prestataire de services, au producteur, au commerçant, à l’industriel ou à la personne immatriculée au répertoire des métiers qui se prétend libéré de justifier du fait qui a produit l’extinction de son obligation. La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci selon les modalités qu’elle précise. Elle peut également ordonner l’insertion de la décision ou de l’extrait de celle-ci dans le rapport établi sur les opérations de l’exercice par les gérants, le conseil d’administration ou le directoire de l’entreprise. Les frais sont supportés par la personne condamnée. La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte.
– Sur les restitutions
Roland Monterrat, Cooperl Arc Atlantique, Louis Martin et La Toque Angevine n’ayant bénéficié d’aucune contrepartie au paiement des remises sollicitées, le caractère dérisoire d’une contrepartie équivalant à son absence, l’argument des sociétés du groupe Casino tiré du respect des engagements pris est sans pertinence. Il en est de même de ceux fondés sur leurs difficultés économiques, la bonne santé financière des fournisseurs et la sauvegarde de l’intérêt du consommateur par une baisse effective des prix de vente, ce raisonnement étant étranger à la caractérisation du bienfondé de la répétition sollicitée qui ne suppose qu’un indu, objectivement caractérisé pour ces quatre fournisseurs.
En conséquence, en l’absence de débat sur la solidarité prononcée, le jugement sera confirmé en ce qu’il a condamné in solidum les sociétés du groupe Casino à verser au Trésor Public la somme de 625 038,41 euros pour le compte de la société Roland Monterrat, celle de 187 003,48 euros pour le compte de la société Cooperl Arc Atlantique et celle de 54 000 euros pour le compte de Louis Martin, et infirmé en ce qu’il les a condamnées à restituer des sommes aux sociétés Saint-Hubert, Altho, Charles Faraud et Pochat & Fils tout en rejetant la demande concernant la société La Toque Angevine. Statuant à nouveau, la Cour rejettera les demandes pour ces derniers et condamnera in solidum les sociétés du groupe Casino à restituer au Trésor Public, pour le compte de cette dernière, la somme de 1 065 700 euros.
– Sur l’amende civile et la publication judiciaire
La cour rappelle qu’elle n’est pas juge de la constitutionnalité des lois, même à travers leur mise en ‘uvre concrète, et qu’elle ne peut mobiliser juridiquement les principes issus de la DDHC qui font partie intégrante du bloc de constitutionnalité (CConst., 27 décembre 1973, n° 73-51 DC). Le juge judiciaire ne peut appliquer directement ces principes généraux aux litiges qui lui sont soumis, son habilitation légale en la matière étant circonscrite par les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile qui ne sont pas en débat. Les moyens des sociétés du groupe Casino, qui n’invoque aucune réserve d’interprétation exploitable, sont ainsi inopérants sous cette qualification.
Par ailleurs, ainsi qu’il a été dit, l’intégration du litige dans la “matière pénale” au sens de l’article 6 de la CESDH n’implique, à raison de la double autonomie de la notion, aucune application des règles édictées dans le code pénal et le code de procédure pénale. Et, l’article L 464-2 du code de commerce, s’il peut constituer une source d’inspiration pour déterminer le montant de l’amende civile sanctionnant une pratique restrictive, n’est applicable qu’aux sanctions pécuniaires infligées par l’Autorité de la concurrence ainsi que le révèlent sa lettre et sa place dans le code.
En revanche, pour les raisons déjà exposées au titre de la définition de la matière pénale au sens de l’article 6 de la CESDH et au regard des liens évidents entre le volet pénal de cette disposition, la notion d’accusation en matière pénale et la qualification de peine au sens de l’article 7 de la CESDH, ce dernier texte régit le litige (en ce sens, CEDH, Göktan c. France, 2 juillet 2002, n° 33402/96, §48, qui souligne que “la notion de peine ne saurait avoir des acceptions différentes selon les dispositions conventionnelles”).
Le principe de légalité des délits et des peines au sens de cette disposition, qui peut matériellement recouvrir des exigences identiques à celles impliquées par le droit interne mais n’en demeure pas moins d’application autonome, implique en particulier l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine, la CEDH s’assurant que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition (CEDH, Coëme et autres c. Belgique, 22 juin 2000, n° 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, §145). La notion de “droit” (“law”) utilisée à l’article 7 correspond à celle de ” loi ” qui figure dans d’autres articles de la Convention : elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité, cette double condition, qui régit tant la définition de l’infraction que celle de la peine ou de sa portée (en ce sens, CEDH, Kafkaris c. Chypre, §140,12 février 2008, n° 21906/04), se trouvant remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et les éventuels conseils d’un avocat ou d’un juriste, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (CEDH, Coëme et autres c. Belgique précité).
Au titre de la prévisibilité, la CEDH retient que, en raison même du caractère général des lois, leur libellé ne peut pas présenter une précision absolue, beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servant par la force des choses de formules plus ou moins floues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (CEDH, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, n° 14307/88, §40). Ainsi, l’interprétation judiciaire est compatible avec le principe de légalité si elle est :
– compatible avec la substance de l’infraction, soit si elle est conforme au libellé de la disposition de la loi pénale en cause lue dans son contexte et si elle n’est pas déraisonnable (CEDH, Jorgic c. Allemagne, 12 juillet 2007, n° 74613/01, §104 à 108) ;
– raisonnablement prévisible au sens de l’arrêt Coëme et autres c. Belgique précité. Cette condition sera remplie si l’interprétation judiciaire se borne à poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la jurisprudence des tribunaux (CEDH, S.W. c. Royaume-Uni, n° 20166/92, §43), une importance déterminante ne devant néanmoins pas être accordée à l’absence de précédents jurisprudentiels comparables si la première condition, de ce fait essentielle, est remplie (CEDH, K.A. et A.D. c. Blegique, 17 février 2005, n° 42758/8 et 45558/99, §55). En revanche, est imprévisible une interprétation extensive de la loi pénale au détriment de l’accusé, qu’elle résulte d’un revirement de jurisprudence ou d’une analogie incompatible avec la substance de l’infraction (CEDH, Parmak et Bakir c. Turquie, n° 22429/07 et 25195/07, §76).
Sur le plan de l’accessibilité, la Cour contrôle si la “loi” pénale ayant fondé la condamnation litigieuse était suffisamment accessible au requérant, soit si elle était publiée (en ce sens, pour la jurisprudence interne, CEDH, G. c. France, 27 septembre 1995, §25).
Les pratiques dont se sont rendues coupables les sociétés du groupe Casino à l’égard de quatre de leur fournisseurs consistent à les avoir contraints à leur payer une somme d’argent sans contrepartie. Il est certain que la seule lecture de l’article L 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable à l’époque des faits suffit à comprendre qu’un tel comportement caractérise la soumission à des obligations créant juridiquement et économiquement un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. A ce seul titre, leur condamnation, fondée sur un texte légal d’application aisée à leur cas, était prévisible, peu important l’absence de décision de justice antérieure sanctionnant spécifiquement l’obtention forcée d’une remise tarifaire prenant la forme d’avoirs, support dont la forme est indifférente à la caractérisation de la pratique restrictive qui leur est imputable. Et, outre le fait que l’absence d’action intentée par le passé par le ministre chargé de l’économie pour des faits de même nature est sans incidence sur l’appréciation de la prévisibilité de la sanction prononcée par le juge judiciaire en application de la loi et non des positions de l’administration, les contrôles réalisés par la Dirrecte Ile-de-France en juillet et novembre 2014 portaient sur des avoirs consentis par Aoste, Delpeyrat, Herta, Lactalis et Yoplait, fournisseurs pour lesquels la Cour n’a pas fait droit aux demandes du ministre (pièces 2 à 5, 7 et 10 des sociétés du groupe Casino et page 124 de leurs écritures).
La CEDH a jugé que les questions se rapportant au caractère approprié, juste et proportionné d’une peine sortent du champ d’application de l’article 7 de la Convention, la CEDH n’ayant pas pour rôle de décider quel est le type de peine qui convient pour une infraction donnée, celles relatives à la proportionnalité d’une peine pouvant cependant être examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention qui n’est pas en débat (CEDH, Vinter et autres c. Royaume-Uni, 9 juillet 2013, n° 66069/09, 130/10 et 3896/10, §102 et 105).
A raison de sa nature de sanction, l’amende civile, dont la détermination du montant est souveraine dans le respect des principes de proportionnalité et d’individualisation des peines, est décorrélée du préjudice effectivement subi par la victime, qui bénéficie d’une action en réparation, et s’attache au comportement du fautif à punir et à dissuader, les profits escomptés lors de l’accomplissement des pratiques restrictives ne devant pas excéder les risques encourus. Par ailleurs, au regard de la spécificité de l’action du ministre déjà précisée, le dommage à l’économie, qui n’est pas ici un critère légal, doit être apprécié plus souplement qu’en matière de pratiques anticoncurrentielles pour lesquelles il était pris en compte à l’époque des faits. Ainsi, constituent des critères pertinents, outre ce dernier, la gravité du comportement des sociétés du groupe Casino et des pratiques restrictives caractérisées appréciée à travers, le cas échéant, leur réitération ou leur persistance, ainsi que leur situation individuelle et leur positionnement sur le marché pertinent.
Les pratiques restrictives, commises par un groupe disposant de parts de marché lui conférant une puissance économique importante, concernaient quatre fournisseurs et portaient sur des avantages financiers cumulés avoisinant 2 000 000 euros sur la période de référence.
L’absence d’impact sur le consommateur, qui bénéficie finalement de la baisse tarifaire par une réduction du prix de vente, n’est en rien décisif. Ainsi, le rapporteur du projet de loi de modernisation de l’économie précisait, lors de la séance du jeudi 12 juin 2008 à l’Assemblée nationale sur la question de la négociabilité des prix (pièce 33 du ministre, page 17) :
Les enjeux sont considérables. Il s’agit bien d’abaisser les prix, mais pas à n’importe quel prix si je puis m’exprimer ainsi. Nous sommes attachés à la recherche du juste prix. Celle, systématique, du moindre prix peut coûter fort cher à la société et le consommateur a parfois intérêt à acheter un peu plus cher un produit de meilleure qualité ou qui durera plus longtemps. L’enjeu est de stopper la hausse continue des prix du fait de fausses factures, ou plus exactement de vraies factures de fausses coopérations – que nous avons qualifiées de racket.
Dès lors qu’on va garantir l’exercice d’une concurrence libre et loyale, on redonnera des capacités d’entreprendre et de créer de la valeur ajoutée, dont de nombreuses entreprises sont aujourd’hui privées à cause des pratiques commerciales.
Aussi, la baisse du prix, si elle est parfois souhaitée, n’exclut en rien le dommage. De telles pratiques, qui remettent frontalement en cause la pertinence du dispositif de négociation annuelle, pourtant essentiel à l’équilibre des forces, ou le principe de la force obligatoire des contrats, sont de nature à conférer aux sociétés du groupe Casino un avantage concurrentiel indu sur le marché de la grande distribution, à entraver la capacité de négociation des fournisseurs concernés et, en cas de succès, à les priver d’un gain certain utile au développement de leur outil productif.
Néanmoins, les pratiques restrictives finalement imputables aux sociétés du groupe Casino, désormais anciennes, n’ont pas l’importance et la gravité que leur prête le ministre chargé de l’économie : s’il évoque le cas de 547 fournisseurs, il n’en a lui-même retenu que 41 sans explication claire et n’est en mesure de prouver la réalité de la soumission à un déséquilibre significatif que pour 4 d’entre eux. S’il est nécessaire de conserver à l’amende civile son caractère dissuasif, le montant réclamé par le ministre chargé de l’économie, comme celui fixé par le tribunal de commerce, est excessif en considération des restitutions ordonnées, qui privent la faute de tout caractère lucratif, et de la situation financière délicate du groupe Casino (pièce 52 des intimées).
En conséquence, ces éléments combinés fondent la condamnation in solidum des sociétés du groupe Casino à une amende de 600 000 euros. Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé de ce chef.
En revanche, si les faits sont d’une gravité certaine, ils sont désormais anciens et ne concernent qu’un nombre très réduit de fournisseurs. Aussi, la publication judiciaire sollicitée en première instance, sans avoir été chiffrée quoiqu’elle s’analyse en une sanction complémentaire qui représente un coût à déterminer pour apprécier sa conformité au principe de proportionnalité des peines, a perdu toute pertinence et apparaît, dans ces circonstances, disproportionnée au regard de l’amende civile déjà prononcée. Le moyen tiré de la violation de la présomption d’innocence, ainsi privé d’objet, ne sera pas examiné.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Enfin, au regard de l’ancienneté des faits et la nécessité d’apprécier concrètement la caractérisation des pratiques en cause dans les relations entre chaque fournisseur, la demande de cessation des pratiques, par ailleurs non présentée devant les premiers juges, sera rejetée.
3°) Sur les dépens et les frais irrépétibles
Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.
Au regard de la solution du litige, chaque partie succombant partiellement, les demandes au titre des frais irrépétibles seront rejetées en équité et chacune supportera la charge des dépens qu’elle a engagés.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Dit que l’effet dévolutif a joué pour les demandes du ministre chargé de l’économie relatives aux 34 fournisseurs pour lesquels aucune pratique restrictive de concurrence n’a été retenue par le tribunal de commerce ;
Rejette les fins de non-recevoir opposées par les sociétés du groupe Casino mais dit que le ministre chargé de l’économie ne peut soulever devant la Cour à titre autonome le moyen tiré de la violation de l’article L 442-6 I 1° du code de commerce auquel il a expressément renoncé devant les premiers juges ;
Infirme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris du 27 avril 2020 en ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu’il a :
– dit que le ministre chargé de l’économie avait apporté la démonstration que la SA Casino Guichard Perrachon, la SAS Achats Marchandises Casino, la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Monoprix, la SAS Distribution Casino France, la SNC Sédifrais, la SNC Distribution Leader Price et la SAS Distribution Franprix s’étaient rendues coupables d’une soumission créant un déséquilibre significatif dans leurs relations avec les sociétés Cooperl Arc Atlantique, Roland Monterrat et Louis Martin et que leur responsabilité était engagée à ce titre ;
– condamné in solidum les sociétés du groupe Casino à payer au Trésor Public la somme de 625 038,41 euros pour le compte de la société Roland Monterrat, celle de 187 003,48 euros pour le compte de la société Cooperl Arc Atlantique et celle de 54 000 euros pour le compte de la société Louis Martin ;
– rejeté les demandes du ministre chargé de l’économie pour 34 fournisseurs, exception faite de la société La Toque Angevine ;
– rejeté la demande de publication présentée par le ministre chargé de l’économie ;
– condamné in solidum les sociétés du groupe Casino au titre de l’article 700 du code de procédure civile et des dépens ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Rejette les demandes du ministre chargé de l’économie pour tous les fournisseurs à l’exception des sociétés Roland Monterrat, Cooperl Arc Atlantique, Louis Martin et La Toque Angevine ;
Dit que les sociétés du groupe Casino ont soumis la société La Toque Angevine à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;
Condamne in solidum les sociétés du groupe Casino à payer à titre de restitution au Trésor Public, pour le compte de la société La Toque Angevine, la somme de 1 065 700 euros ;
Condamne in solidum la SA Casino Guichard Perrachon, la SAS Achats Marchandises Casino, la SAS Monoprix Exploitation, la SAS Monoprix, la SAS Distribution Casino France, la SNC Sédifrais, la SNC Distribution Leader Price et la SAS Distribution Franprix à payer au Trésor Public une amende civile de 600 000 euros ;
Y ajoutant,
Rejette la demande du ministre chargé de l’économie au titre de la cessation des pratiques ;
Rejette la demande des parties au titre des frais irrépétibles ;
Dit que chaque partie conservera la charge des dépens qu’elle a engagés.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE