ARRÊT DU
10 JANVIER 2023
PF / NC***
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N° RG 20/01029 – N° Portalis DBVO-V-B7E-C25Z
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[EV] [WR]
[F] [WR]
[C] [WR]
[RY] [WR] épouse [D]
[H] [WR]
[W] [WR]
C/
[T] [JN]
SCEA DE LA VALLÉE
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Grosse délivrée
le :
à
ARRÊT n° 1 / 2023
COUR D’APPEL D’AGEN
Chambre Sociale
Prononcé par mise à disposition au greffe de la cour d’appel d’Agen conformément au second alinéa des articles 450 et 453 du code de procédure civile le dix janvier deux mille vingt trois par Pascale FOUQUET, conseiller, assistée de Chloé ORRIERE, greffière
La COUR d’APPEL D’AGEN, CHAMBRE SOCIALE, dans l’affaire
ENTRE :
[EV], [S], [U] [WR]
né le 16 janvier 1933 à [Localité 21]
de nationalité française, retraité
domicilié : [Adresse 2]
[Localité 18]
[F], [EV], [N] [WR]
né le 07 février 1963 à [Localité 21]
de nationalité française, courtier d’assurance
domicilié : [Adresse 17]
[Localité 8]
[C], [EV], [ZI], [CP] [WR]
né le 23 décembre 1963 à [Localité 21]
de nationalité française, chauffeur routier
domicilié : [Adresse 22]
[Localité 18]
[RY], [Y], [OO] [WR] épouse [D]
née le 1er décembre 1964 à [Localité 21]
de nationalité française, caissière
domiciliée : [Adresse 7]
[Localité 18]
[H], [R], [I] [WR]
née le 20 janvier 1966 à [Localité 21]
de nationalité française, sans profession
domiciliée : [Adresse 3]
[Localité 18]
[W], [K], [G] [WR]
né le 29 décembre 1966 à [Localité 21]
de nationalité française, chauffeur routier
domicilié : [Adresse 1]
[Localité 9]
tous non comparants et représentés par Me Christine FAIVRE, membre associé de la SCP NONNON & FAIVRE, avocate au barreau du GERS
APPELANTS d’un jugement du tribunal paritaire des baux ruraux de CONDOM en date du 1er décembre 2020 dans une affaire enregistrée au rôle sous le n° R.G. 51-19-000001
d’une part,
ET :
[T] [JN]
domicilié : [Adresse 13]
[Localité 18]
non comparant, représenté par Me Virginie DANEZAN, SELARL CELIER DANEZAN SOULA, avocate au barreau du GERS
SCEA DE LA VALLÉE pris en la personne de son représentant légal en exercice M. [O] [JW]
[Adresse 20]
[Localité 10]
non comparante, représentée par Me Michel LAGAILLARDE, membre de la SCP LAGAILLARDE AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau du GERS
INTIMÉS
d’autre part,
A rendu l’arrêt contradictoire suivant après que la cause a été débattue et plaidée en audience publique le 15 novembre 2022 sans opposition des parties devant Nelly EMIN, conseiller faisant fonction de présidente de chambre, et Pascale FOUQUET, conseiller, rapporteurs, assistées de Charlotte ROSA, adjointe administrative faisant fonction de greffière. Les magistrats rapporteurs en ont, dans leur délibéré, rendu compte à la Cour composée, outre elles-mêmes, de Benjamin FAURE, conseiller, en application des dispositions des articles 945-1 et 805 du code de procédure civile et il en a été délibéré par les magistrats ci-dessus nommés, les parties ayant été avisées de la date à laquelle l’arrêt serait rendu.
* *
*
FAITS ET PROCÉDURE :
Selon acte sous seing-privé du 17 février 1986, M. [X] et M. [A] [JN] ont constitué le GAEC de la Vallée au fins d’exploitation de terres agricoles.
Par acte notarié du 9 janvier 1999, M. [EV] [WR] et Mme [CL] [J] épouse [WR] ont donné à bail à ferme à M. [T] [JN] les parcelles situées à [Localité 18] (32), [Adresse 19], section BD n°[Cadastre 11]-[Cadastre 12]-[Cadastre 14]-[Cadastre 15]-[Cadastre 16]-[Cadastre 4]-[Cadastre 5] et une partie de la parcelle [Cadastre 6], pour une superficie de 18 ha 90 a 95 ca. Le bail a été renouvelé une fois le 9 janvier 2008.
Aux termes d’une assemblée générale extraordinaire du 2 mars 2000, M. [T] [JN] a intégré ce GAEC familial en qualité d’associé exploitant.
Après le décès de M. [A] [JN], M. [V] [JN] a intégré le GAEC quelques mois plus tard.
Aux termes d’une assemblée générale extraordinaire du 28 février 2007, à la suite du retrait de M. [V] [JN] et du départ en retraite de leur père, M. [X] [JN], le GAEC de la Vallée a été transformé en EARL de la Vallée dans laquelle M. [T] [JN] est devenu l’unique associé exploitant.
L’EARL de la Vallée exploitait 150 ha de terres en fermage auprès d’une dizaine de bailleurs parmi lesquels les époux [WR].
Par acte sous seing privé du 10 juillet 2014, les époux [WR] ont conclu avec l’EARL de la Vallée un nouveau bail à ferme concernant les mêmes parcelles moyennant le loyer annuel de 3 115,99 euros HT.
Par acte sous seing privé du 31 août 2015, M. [T] et M. [V] [JN] ont cédé à M. [O] [JW] et à la société Jaime l’ensemble des parts sociales dont ils disposaient au sein de l’EARL de la Vallée et par acte sous-seing privé du même jour, l’EARL de la Vallée a été transformée en SCEA de la Vallée.
A compter du 1er septembre 2015, M. [JW] a exploité seul les parcelles affermées.
Par requête du 20 décembre 2018, les époux [WR] ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux de Condom d’une action en résiliation, expulsion et versement d’indemnités dirigée contre M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée au visa des articles 1116 ancien du code civil applicable en l’espèce, L. 411-31 et L. 411-35 du code rural et de la pêche maritime.
Les parties ne s’étant pas conciliées à l’audience du 29 mars 2019, l’affaire a été fixée à l’audience au fond du 29 mars 2020 puis renvoyée.
M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] sont venus aux droits de leur mère Mme [CL] [J] épouse [WR], décédée le 3 avril 2019.
Par jugement du 1er décembre 2020, le tribunal paritaire des baux ruraux a débouté M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] (ci-après désignés les consorts [WR]) de l’ensemble de leurs demandes et les a condamnés à payer la somme de 1000 euros à M. [T] [JN] et 1 000 euros à la SCEA de la Vallée ainsi qu’aux entiers dépens.
Par déclaration enregistrée au greffe le 30 décembre 2020, les consorts [WR] ont relevé appel de la décision en toutes ses dispositions en intimant M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée, prise en la personne de son représentant légal M. [O] [JW], et en visant les chefs du jugement critiqué qu’ils citent dans leur déclaration d’appel.
M. [T] [JN] a constitué avocat le 3 décembre 2021 et la SCEA de la Vallée, le 2 décembre 2021.
L’affaire a été fixée à l’audience du 7 décembre 2021 puis renvoyée au 13 septembre 2022 puis au 15 novembre 2022 à la demande des parties.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
I. Moyens et prétentions des consorts [WR] appelants principaux et intimés sur appel incident
Par dernières conclusions enregistrées au greffe le 9 novembre 2022 et reprises à l’audience, les consorts [WR] demandent à la cour de :
– réformer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 1er décembre 2020 par le tribunal paritaire des baux ruraux de Condom,
– prononcer la nullité du bail du 10 juillet 2014 et subsidiairement sa résiliation,
– prononcer la résiliation du bail consenti le 09 janvier 1999 renouvelé le 09 janvier 2008, dont s’agit aux torts exclusifs du preneur,
– condamner M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée à payer une indemnité d’occupation équivalente au fermage pendant toute la durée d’occupation des lieux et jusqu’à leur libération effective,
– ordonner l’expulsion la SCEA de la Vallée, de M. [T] [JN] et de tous occupants
de leur chef des terres louées,
– condamner solidairement M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée à payer au propriétaire une somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts,
– condamner solidairement M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée au paiement d’une
indemnité de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de leur préjudice moral et 15 000 euros au titre du préjudice découlant de l’immobilisation de leur bien,
– condamner solidairement M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée au paiement d’une somme de 9 800 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner solidairement M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée aux entiers dépens
de l’instance.
A l’appui de leurs prétentions, les consorts [WR] font valoir que :
– l’article L411-35 du code rural et la pêche maritime pose le principe d’ordre public de l’incessibilité des baux ruraux hors du cadre familial conclus intuitu personae et les formalités légales sont prévues afin d’éviter ainsi toute opération de spéculation
– les intimés n’ont pas utilisé les moyens légaux pour céder le bail à une société : la mise à disposition de la société dont le fermier est associé prévue par l’article L411-37 ou l’apport en société prévu par l’article L411- 38.
– en 2015, M. [T] [JN] a vendu ses parts sociales et a profité d’un large bénéfice. Le transfert s’est inscrit dans un but de spéculation contraire aux objectifs du statut du fermage
– M. [T] [JN] a trompé le consentement des époux [WR] qui n’auraient pas conclu un nouveau bail s’ils avaient connu ses conséquences et su que le preneur n’exploiterait plus personnellement les parcelles alors que le contrat de mise à disposition en cours était conclu intuitu personae et que le titulaire ne pouvait pas devenir un tiers sans nécessiter leur accord.
– la nullité du bail est encourue du fait du dol car les manoeuvres frauduleuses sont caractérisées et prouvées : elle sont constituées d’une part, par la signature du bail alors que M. [EV] [WR] était particulièrement vulnérable en raison de son âge et de ses pathologies, d’autre part, par une fausse signature apposée sur le bail à la place de celle de Mme [MF] [J] épouse [WR] et ils produisent l’expertise graphologique de Mme [E] réalisée à leur demande.
– elles ressortent aussi du courrier du 10 juillet 2014 de M. [T] [JN] à M. [EV] [WR] affirmant que la signature d’un bail au nom de l’EARL de la Vallée ‘ne modifie rien pour vous’ alors que le nouveau bail du 10 juillet 2014 modifiait leur statut et emportait des conséquences juridiques beaucoup moins favorables pour eux : ainsi, en cas de cession des parts sociales, le changement d’exploitant ne requérait plus leur agrément ; aucun congé pour âge de la retraite du fermier n’était plus possible ; aucune participation aux travaux des associés personnes physiques n’était obligatoire ; les associés n’étaient pas tenus au paiement des fermages ; l’ouverture d’une procédure collective faisait obstacle à la résiliation du bail pour défaut de paiement des fermages et imposait au bailleur les éventuels délais d’un plan de redressement.
Si le nouveau bail n’avait effectivement rien changé pour les bailleurs, M. [T] [JN] n’aurait pas pu se retirer de la SCEA de la Vallée en 2015 et faire une opération de spéculation particulièrement lucrative en revendant ses parts sociales 9 fois leur prix d’achat en 2012, ce que la loi a pour but d’éviter.
En opérant de cette manière, il s’abstenait de toute résiliation du bail consenti à titre personnel pour accréditer la thèse selon laquelle la signature du nouveau bail ne modifiait pas son statut.
Il a ainsi tenu des propos mensongers destinés à tromper son co-contractant caractérisant un dol qui entraîne la nullité du bail.
– contrairement à ce qu’a jugé le tribunal paritaire, le paiement des fermages n’a donné lieu à l’émission d’aucune facture ; seul le contrat a servi de justificatif comptable. Les factures versées aux débats sont inopposables au bailleur auquel il n’est pas justifié qu’elles lui ont été communiquées.
– ils produisent les attestations de Mme [L] [B], M. [A] [UP], M. [P] [Z], bailleurs de M. [T] [JN], auprès desquels ce dernier a agi de la même manière.
– le preneur a ainsi contourné le principe de l’incessibilité du statut du fermage :
Le bail rural soumis au statut du fermage est incessible même avec l’accord du bailleur.
Pour changer de fermier, le bail initial doit être résilié avant la conclusion d’un nouveau bail.
Il a commis une fraude : en réalité, la SCEA lui a succédé en qualité de fermier et il l’a, de facto, perdue, affirmant le contraire à ses bailleurs. Le dol et la fraude sont donc constitués et entraînent la nullité du bail du 10 juillet 2014.
– A titre subsidiaire, sur la résiliation des baux si la nullité du bail pour dol n’était pas prononcée
M. [T] [JN] n’était pas libéré par le nouveau bail et restait fermier aux côtés de la SCEA comme adjonction d’un nouveau preneur alors que les bailleurs n’ont jamais eu la volonté de résilier le bail qu’ils lui ont consenti le 9 janvier 1999. La conclusion d’un nouveau bail avec la SCEA était alors nécessaire et il convenait de faire application des dispositions des articles L411-35 alinéa 3 et 4. A défaut, la résiliation des baux conclus le 9 janvier 1999 et le 10 juillet 2014 doit être prononcée.
– la demande de résiliation du bail du 10 juillet 2014 n’est pas irrecevable comme le soutiennent les intimés. Conformément à l’article 565 du code de procédure civile, elles tendent aux mêmes fins que celles soumises en première instance même si leur fondement juridique est différent. Il s’agit d’obtenir l’anéantissement du bail allégué par le fermier et son expulsion déjà sollicitée en première instance.
– l’expulsion s’impose ainsi que l’allocation de dommages et intérêts
– ils ont subi un préjudice moral dont ils demandent réparation pour 20 000 euros.
En outre, ils n’ont pu vendre leur bien et ont été contraints de le conserver. Ils demandent 15 000 euros à ce titre.
– Sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens :
Ils ont fait réaliser une expertise graphologique pour un coût de 800 euros. Ils demandent la somme de 9 800 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
II. Moyens et prétentions de M. [T] [JN] intimé sur appel principal
Par dernières conclusions enregistrées au greffe le 10 novembre 2022 et reprises à l’audience, M. [T] [JN] demande à la cour de :
– confirmer en tous points le jugement du tribunal paritaire du 1er septembre 2020
A titre subsidiaire,
– déclarer irrecevables les demandes formées tendant à la résiliation du bail du 9 juillet 1999
– déclarer irrecevable la demande indemnitaire formée au titre d’indemnité d’immobilisation
En tout état de cause, rejeter toute demande, fin et prétention formulées à l’encontre de M. [T] [JN]
– condamner les consorts [WR] à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens.
A l’appui de ses prétentions, M. [T] [JN] conteste cette version des faits et soutient que :
– l’état de faiblesse allégué par les appelants ne constitue pas un dol et il n’est pas établi que les facultés cognitives de M. [WR] étaient altérées au jour de l’acte,
– les appelants ne rapportent pas la preuve de l’absence de signature de Mme [MF] [J] épouse [WR] et ils n’ont demandé aucune mesure d’instruction en première instance.
– en vertu d’un mandat apparent, il était fondé à croire que M. [EV] [WR] disposait du pouvoir d’engager son épouse. Cette dernière n’a pas demandé la régularisation de l’acte, a accepté le versement des fermages par la SCEA par la suite et avait connaissance de la présence de M. [O] [JW] sur ses terres
– jusqu’en fin d’année 2018, les époux [WR] n’ont jamais contesté le versement des fermages par l’EARL de la Vallée qu’ils savaient être constituée par lui-même, puis M. [O] [JW]. Les terres ont été mises à disposition du Gaec puis de l’EARL en connaissance de cause des bailleurs
– il demande aux appelants de produire les factures que l’EARL a établies pendant sa gérance de 2007 jusqu’à la cession des parts en 2015 ainsi que les relevés bancaires sur la même période remis aux époux [WR]
– la régularisation du bail n’était destinée qu’à donner la qualité de locataires directement à l’EARL de la Vallée dont il souhaitait se retirer ce que les bailleurs savaient parfaitement
– il n’existe en conséquence aucun mensonge dolosif et les attestations de MM. [L] et [UP] produites par les appelants n’apportent aucun élément probant. Bien au contraire, elles démontrent sa volonté de transparence. Les époux [M] ont d’ailleurs régularisé le bail par devant notaire.
– pendant trois années depuis 2015, les bailleurs ont accepté l’exploitation des terres par M. [O] [JW] sans contestation.
– il n’a pas cédé son bail. Le bail initial de 1999 a été simplement mis à disposition du GAEC puis de l’EARL. Le nouveau bail a été régularisé avec le consentement éclairé des bailleurs au profit de l’EARL.
– la preuve de manoeuvres frauduleuses n’est pas rapportée.
– sur la demande de résiliation du bail du 9 juillet 1999 à titre subsidiaire :
La SCEA est seule liée aux époux [WR] par le bail du 10 juillet 2014. Elle n’est donc pas co-preneuse. La résiliation du bail devra être rejetée.
Les époux [WR] n’ont saisi la cour que d’une demande de résiliation du bail du 9 janvier 1999 et elle n’affecte pas l’existence du bail du 10 juillet 2014. Il s’agit d’une demande nouvelle au sens de l’article 564 du CPC.
– sur les demandes indemnitaires des consorts [WR] : le préjudice moral n’est pas étayé et la demande au titre de l’immobilisation constitue une demande nouvelle irrecevable en appel.
III. Moyens et prétentions de la SCEA de la Vallée intimée sur appel principal et appelante sur appel incident
Par dernières conclusions enregistrées au greffe le 9 septembre 2022 et reprises à l’audience, la SCEA de la Vallée demande à la cour de :
– confirmer le jugement de première instance
– débouter les consorts [WR] de l’ensemble de leurs prétentions
– dire valable le bail de fermage souscrit le 10 juillet 2014
– débouter les consorts [WR] de leur demande subsidiaire de résiliation relative au bail du 9 janvier 1999 et de leur demande indemnitaire subséquente
– condamner M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] in solidum à payer la somme de 4 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens.
A l’appui de ses prétentions, la société fait valoir que :
– il s’agit d’une mise à disposition des terres affermées selon le bail du 9 janvier 1999 au GAEC puis à l’EARL
– un nouveau bail a été régularisé au profit de l’EARL avec le consentement éclairé des bailleurs
– sur la nullité du bail du 10 juillet 2014 :
– il est parfaitement valable car le dol ne se présume pas et doit être prouvé.
* le bail porte la signature de Mme [CL] [J] épouse [WR] et la preuve contraire n’est pas rapportée
* les manoeuvres frauduleuses de M. [T] [JN] à l’égard de M. [EV] [WR] ne sont pas démontrées
* les fermages ont toujours été réglés par le GAEC puis, en 2007 après la transformation du GAEC en EARL, par l’EARL puis par la SCEA de la Vallée en 2015 selon factures établies annuellement remises et notifiées à chaque bailleur. Les bailleurs avaient alors parfaitement connaissance de la provenance des fermages pour les terres qu’ils savaient exploitées par le GAEC puis par l’EARL puis par M. [JW] à compter de septembre 2015.
– comme l’ont jugé les premiers juges, il s’agissait de régulariser une situation préexistante.
– les attestations de M. [L] et M. [UP] n’ont aucun caractère probant et n’apportent aucun élément nouveau.
– l’ensemble des bailleurs a été dûment informé par M. [T] [JN] de son souhait de souscrire les baux au nom de l’EARL ce qui ne peut être considéré comme une manoeuvre dolosive. Les époux [M], propriétaires bailleurs de l’EARL également, ont régularisé le nouveau bail par devant notaire.
– sur la demande subsidiaire en résiliation du bail du 9 juillet 1999 :
– la SCEA ne peut se voir reconnaître la qualité de co-preneur comme le soutiennent les appelants ce qui supposerait que deux fermiers soient liés par un seul et même bail. Or seule la SCEA est liée aux consorts [WR] par le bail du 10 juillet 1994. La résiliation du bail du 9 juillet 1999 ne la concerne pas
– la demande en résiliation du bail du 9 janvier 1999 n’affecte pas l’existence du bail du 10 juillet 2014 qui est valable et continue de produire ses effets. En outre, sa résiliation n’est pas sollicitée et constituerait une demande nouvelle.
MOTIVATION :
Sur la fin de non recevoir tenant à la recevabilité de la demande en résiliation du bail du 10 juillet 2014 :
M. [T] [JN] demande de déclarer irrecevable la demande en résiliation du bail du 10 juillet 2014 sur le fondement de l’article 564 du code de procédure civile en soutenant qu’elle a été présentée pour la première fois en cause d’appel.
Une juridiction d’appel, saisie d’une fin de non-recevoir tirée de l’irrecevabilité de prétentions nouvelles en cause d’appel ou la relevant d’office, est tenue de l’examiner au regard des exceptions prévues aux articles 564 à 567 du code de procédure civile.
En l’espèce, les appelants font valoir que leur demande n’est pas nouvelle et tend aux mêmes fins que celle soumise aux premiers juges même si son fondement juridique est différent en application de l’article 565 du code de procédure civile.
La cour constate que la demande présentement formée a déjà été soumise aux premiers juges et qu’en conséquence, il ne s’agit pas d’une demande nouvelle. Il s’agissait même de la demande principale.
La cour rejette la fin de non recevoir soulevée et déclare la demande recevable.
1. Sur la nullité du bail du 10 juillet 2014 pour dol :
L’article 1116 ancien du code civil applicable en l’espèce dispose que : ‘Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manoeuvres pratiquées par l’une des parties sont telles qu’il est évident que, sans ces manoeuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté.
Il ne se présume pas et doit être prouvé’.
Le dol dans la formation du contrat, visé par les articles 1109 et 1116 anciens du cCode civil, peut être défini comme une tromperie destinée à surprendre le consentement du cocontractant. Il suppose par conséquent un acte ou un engagement à venir et ne doit pas être confondu avec le dol dans l’exécution du contrat. Le dol se présente sous deux aspects.
Vu du côté de son auteur, le dol apparaît en effet comme un délit civil : il s’agit d’un comportement malhonnête intentionnellement dommageable, qui doit être sanctionné.
L’article 1116 ancien du code civil ne vise que les « man’uvres » pratiquées par l’une des parties. Mais ce terme a fait l’objet en jurisprudence d’une interprétation extensive : aux man’uvres proprement dites (machinations, artifices et mises en scène) sont assimilés le mensonge et la réticence. Le dol peut être constitué par le silence d’une partie dissimulant à son cocontractant un fait qui, s’il avait été connu de lui, l’aurait empêché de contracter ; un tel comportement est sanctionné comme étant contraire à l’obligation de loyauté et au devoir de contracter de bonne foi.
En tant que délit civil, le dol repose sur une faute intentionnelle : il faut que l’auteur des man’uvres, mensonge ou réticence ait agi « intentionnellement pour tromper le contractant ».
Du côté de celui qui en est victime, le dol suppose qu’une erreur a été commise. L’objet de cette erreur importe peu (erreur sur la substance, sur la valeur, sur les motifs, erreur de droit ou erreur de fait’), dès lors que cette erreur a été déterminante.
Les juges du fond apprécient souverainement le caractère déterminant de l’erreur commise. Ce caractère s’apprécie par une recherche de l’influence effectivement exercée par l’erreur sur la décision de la victime.
La charge de la preuve pèse sur le demandeur en nullité, c’est-à-dire sur la victime du dol. C’est ce qu’exprime l’article 1116 ancien du code civil lorsqu’il énonce que le dol « ne se présume pas, et doit être prouvé ». Les moyens de preuve sont libres.
En l’espèce, pas plus en appel qu’en première instance, les appelants ne rapportent la preuve qui leur incombe de l’état de vulnérabilité de M. [EV] [WR] ni de l’absence de signature de Mme [MF] [J] épouse [WR]. L’expertise amiable produite qui n’émane que d’une partie, sans caractère contradictoire, ne suffit pas à établir le dol.
Toutefois, le 10 juillet 2014, jour de la conclusion du bail, M. [T] [JN] a écrit à M. [EV] [WR] :
‘Par le présent courrier, je viens vous faire part que, pour des mesures de simplification, nous allons changer l’identité des baux de fermage et les mettre au nom de l’EARL de la Vallée.
Cela ne modifie rien pour vous’.
L’article L411-35 du code rural prohibe toute cession de bail, sans distinction. Par cession, il convient d’entendre tout transfert à un tiers par le preneur de tout ou partie de son droit personnel d’exploiter le fonds, que la cession ait été réalisée à titre gratuit ou onéreux. Ce principe a pour objectif d’éviter toute opération de spéculation.
En l’espèce, le 9 janvier 1999, le bail a été conclu avec M. [T] [JN] qui a intégré le GAEC familial en qualité d’associé exploitant le 2 mars 2000. Puis, le 28 février 2007, le GAEC de la Vallée a été transformé en EARL de la Vallée dans lequel M. [T] [JN] était l’unique associé exploitant.
En admettant que les terres louées aient été régulièrement mises à disposition de l’EARL de la Vallée en respectant les dispositions d’ordre public de l’article L411-37 du code rural, ce qui n’est soulevé par aucune des parties ni contesté, le bail litigieux ne s’inscrit pas dans la continuité de la mise à disposition à l’EARL pour ‘régularisation’ comme le conclut M. [JN] en page 9 et comme il le sous-entendait en indiquant dans son courrier : ‘cela ne modifie rien pour vous’.
D’une part, la transformation d’un GAEC en EARL n’entraînant pas la création d’une personne morale nouvelle (GAEC et EARL sont deux sociétés civiles à régime spécial), aucune formalisation d’un nouveau bail ‘pour régularisation’ ou ‘simplification’ n’était nécessaire.
D’autre part, la mise à disposition des biens loués à la société EARL de la Vallée n’a pas entraîné de changement de preneur, M. [T] [JN] est resté titulaire du bail. L’un des intérêts de la mise à disposition est en effet que le preneur exploite les terres. La société, comme le GAEC, étaient tenus indéfiniment et solidairement avec le preneur des obligations du bail conformément à l’article L411-37 du code rural. Le preneur avait l’obligation de poursuivre la mise en valeur du bien ‘de façon effective et permanente’, il n’en transférait pas l’exploitation à la société sous peine de résiliation du bail.
Or, le changement de statut en raison de la conclusion du bail, nécessité par aucun texte, conclu entre la société EARL de la Vallée et les bailleurs avait des conséquences non négligeables pour ces derniers car si les loyers continuaient à être versés par la société, ce qui était le cas depuis le 28 décembre 2007 et ce qui ‘ne modifiait rien’ pour les bailleurs en 2014, il n’en est pas de même au plan fiscal, économique, financier et social.
En effet, la conclusion d’un nouveau bail entraînait le passage d’un régime légal particulier, dérogatoire voire même privilégié, à un autre régime, moins favorable. Les époux [M] en bailleurs avertis ont pris la sage précaution d’établir un acte notarié.
Ainsi, en cédant un an après la conclusion du bail, soit le 31 juillet 2015, ses parts sociales à la SCEA de la Vallée, M. [O] [JW] devenait l’exploitant et M. [JN] contournait l’agrément nécessaire du bailleur requis conformément aux dispositions d’ordre public de l’article L411-38 du code rural.
La rapidité de l’opération et l’importance de son montant puisque la valeur des parts sociales a été multipliée par neuf démontrent que celle-ci était réfléchie, qu’il s’agit d’un stratagème juridique et financier qui constitue des manoeuvres frauduleuses destinées à tromper le cocontractant en indiquant par courrier du 10 juillet 2014 que la situation restait identique alors que son droit de regard n’était plus requis, que le contrat initial conclu intuitu personae perdait toute sa substance et qu’il dissimulait ainsi intentionnellement les véritables conséquences d’un tel acte pour son bailleur.
Il s’agit d’une réticence dolosive commise par M. [T] [JN] concernant les conséquences juridiques graves du nouveau statut qui, si elles avait été connues des bailleurs, les auraient d’évidence retenus de contracter.
La preuve du dol est ainsi rapportée.
Le paiement des fermages aux bailleurs par l’EARL en 2014 puis par la SCEA depuis 2015 n’est pas de nature à éluder les dispositions d’ordre public du statut du fermage.
En conséquence, la cour infirme le jugement entrepris et prononce la nullité du bail conclu le 10 juillet 2014, condamne la SCEA de la Vallée à payer aux consorts [WR] une indemnité d’occupation équivalente au montant du fermage à compter du prononcé de la décision jusqu’à la libération effective des lieux et ordonne l’expulsion de la SCEA de la Vallée ainsi que de tous occupants de son chef.
Sur les dommages et intérêts :
En l’absence de toute démonstration d’une atteinte à l’honneur, à la considération ou aux sentiments d’affection des appelants, la cour les déboute de leur demande présentée au titre du préjudice moral.
Le dol, qui constitue une faute, peut être sanctionné par des dommages-intérêts, dont la vocation est de réparer intégralement le préjudice subi par la victime.
Les appelants sollicitent la somme de 15 000 euros au titre du préjudice tenant à l’immobilisation de leur bien.
M. [JN] soutient l’irrecevabilité de cette demande comme étant nouvelle.
L’article 446-2 du code de procédure civile prévoit qu’en matière de procédure orale, le tribunal ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des dernières conclusions si toutes les parties ont conclu et sont représentées par un avocat.
L’article 566 du code de procédure civile dispose que : ‘Les parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire’.
En l’espèce, l’immobilisation du bien affermé est la conséquence directe du bail du 10 juillet 2014 à la suite de la vente des parts de la société EARL de la Vallée à la SCEA de la Vallée, sans consentement des bailleurs, ce qui les a privés de disposer de leur bien pendant la durée du bail soit pendant neuf ans.
En conséquence, la cour considère la demande recevable et condamne in solidum M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée à payer aux appelants la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée, parties perdantes en cause d’appel, sont condamnés in solidum aux dépens de première instance et d’appel et à payer in solidum aux consorts [WR] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Les consorts [WR] conserveront à leur charge le coût de l’expertise amiable en écriture qu’ils ont entendu réaliser.
PAR CES MOTIFS :
La Cour statuant par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
DÉCLARE recevable la demande en résiliation du bail du 9 juillet 1999,
DÉCLARE recevable la demande en dommages et intérêts formée au titre de l’immobilisation des parcelles affermées,
INFIRME le jugement du 29 septembre 2020 en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,
PRONONCE la nullité du bail rural du 10 juillet 2014 pour dol,
CONDAMNE la SCEA de la Vallée à payer à M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] une indemnité d’occupation équivalente au montant du fermage à compter du prononcé du présent arrêt jusqu’à la libération effective des lieux,
ORDONNE l’expulsion de la SCEA de la Vallée ainsi que de tous occupants de son chef des parcelles affermées situées à [Localité 18] (32), [Adresse 19], section BD n°[Cadastre 11]-[Cadastre 12]-[Cadastre 14]-[Cadastre 15]-[Cadastre 16]-[Cadastre 4]-[Cadastre 5] et une partie de la parcelle [Cadastre 6], pour une superficie de 18 ha 90 a 95 ca,
CONDAMNE in solidum M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée à payer à M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] la somme de 3 000 euros au titre du préjudice dû à l’immobilisation des parcelles affermées,
DÉBOUTE M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] de leur demande en réparation du préjudice moral,
CONDAMNE in solidum M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée à payer à M. [EV] [WR], M. [F] [WR], M. [C] [WR], Mme [RY] [WR] épouse [D], Mme [H] [WR] et M. [W] [WR] ensemble la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
DÉBOUTE M. [T] [JN] de sa demande présentée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
DÉBOUTE la SCEA de la Vallée de sa demande présentée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE in solidum M. [T] [JN] et la SCEA de la Vallée aux dépens de première instance et d’appel.
Vu l’article 456 du code de procédure civile, le présent arrêt a été signé par Pascale FOUQUET, conseiller ayant participé au délibéré en l’absence de Mme la présidente de chambre empêchée, et par chloé ORRIERE, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LE CONSEILLER